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Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

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Published by fireant26, 2022-08-29 17:15:40

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

© Perrin, un département de Place des Éditeurs, 2019

12, avenue d’Italie
75013 Paris

Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01

Couverture : Nam Phuong, photo non datée. © Albert
Harlingue/Roger-Viollet

EAN : 978-2-262-08217-8

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est
strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la
Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Sommaire

Titre

Copyright

Lettre-préface
I - Plus qu'une famille, un clan
II - Une jeune Cochinchinoise devenue parisienne
III - Comment marier une catholique à un bouddhiste
IV - Impériale et maternelle
V - Paris et Rome
VI - Parfum du sud, Vent du sud
VII - « Sa Majesté impériale » par la grâce des Nippons
VIII - Une impératrice provietminh ?
IX - « Sauver la situation »
X - Exil doré à Cannes
XI - La fin de l'Indochine française
XII - Chabrignac
XIII - Vestiges d'Empires
Annexes

I. Le mariage de Mariette vu par le gouverneur général Pasquier.
1933 (Archives du ministère des Affaires étrangères)
II. Consécration de l'impératrice au Sacré-Cœur (1936)

III. Chronologie relative à l'impératrice Nam Phuong et sa famille proche
après 1963

Notes
Sources et bibliographie
Index
Remerciements

Lettre-préface

J’ai lu la biographie de l’impératrice Nam Phuong que vous avez
écrite avec un grand plaisir, mais aussi avec bien de la nostalgie et même,
je l’avoue, avec des pincements de cœur. Tout cela me rappelle tellement
mon adolescence à Huế, près de la Cité impériale.

Mon père, le prince Nguyen Phuc Ung Trao, mandarin à la Cour,
détaché à la Résidence supérieure en Annam, était très au fait des affaires
du règne de Bao Daï. Moi-même, je me souviens encore de la visite du
jeune prince héritier Bao Long qui était venu rencontrer les élèves de notre
classe, à La Providence de Huế, durant l’année scolaire 1944-1945.

À la maison, la conversation roulait souvent sur les petits et grands
événements de la vie à la Cour. La personnalité de Nam Phuong était
l’objet de bien des commentaires, le plus souvent très élogieux. En tant
que famille catholique, mes parents entretenaient des relations suivies
avec les personnalités catholiques de la Cour et de la Ville, qu’elles
fussent vietnamiennes ou françaises. Ainsi, durant toute mon adolescence,
j’ai baigné dans ce milieu au sein duquel l’impératrice Nam Phuong
occupait une grande place.

Puis survinrent les événements tragiques que vous avez bien
reconstitués : l’occupation japonaise, le soulèvement du Viêtminh, le
retour des Français et le début d’une guerre qui allait profondément
meurtrir notre pays. En famille, l’abdication de Bao Daï fut longuement
commentée, et plus encore la situation difficile de l’impératrice.

J’avais 15 ans à l’époque. Je me souviens de la noblesse avec laquelle
elle ôta son collier d’or et ses bijoux pour les déposer dans un petit plateau

qu’on lui tendait lors de la « Semaine de l’or » organisée par le Viêtminh à
la Cour de Huế. Quelques semaines après cette abdication, elle était venue
seule, sans garde, à la messe de l’évêché de Huế. Elle dut affronter tous
ces événements tragiques, sans omettre ses difficultés familiales. Je vois
encore son regard droit, tout simple, mais digne devant l’adversité.

Vous avez parfaitement mis en lumière la situation périlleuse dans
laquelle on l’avait placée. C’était une âme qui se voulait pure de toute
atteinte du mal, qui avait songé à se consacrer à Dieu. Et voilà qu’au
crépuscule de la dynastie des Nguyen Phuc, on l’utilisa pour lui faire jouer
une pièce sur les tréteaux de l’histoire. Elle perdit courage et sombra dans
le banal, l’ordinaire. C’est bien triste.

Vous avez su reconstituer ce passé, mettre en valeur les hauts et les
bas de son existence, tirer une philosophie des méandres de cette
douloureuse histoire. Ce livre restera une référence. En tant que
Viêtnamien et catholique, je vous en félicite et vous en remercie.

Prince Nguyen Phuc Buu Sao
En religion, Frère André

C’était un 13 juillet. La journée était ensoleillée, légère, notre humeur
peut-être un peu vagabonde. Mon épouse et moi revenions de quelques
jours passés dans le Sud-Ouest et remontions vers le nord par l’A20. À
hauteur de Brive-la-Gaillarde, l’idée me traversa subitement l’esprit
d’aller voir la tombe de Nam Phuong, dernière impératrice d’Annam. Je ne
savais rien de sa vie, si ce n’est qu’elle avait été l’épouse de l’empereur
Bao Daï et que, très curieusement, elle était enterrée dans le Massif
central, dans un petit village appelé Chabrignac. Pourquoi en un lieu si
isolé ? Je n’en avais aucune idée, mais le fait était troublant. L’occasion
était belle d’aller se recueillir sur sa tombe et peut-être de découvrir les
raisons de cet exil. Bao Daï avait abdiqué en 1945 et achevé sa vie sur la
Côte d’Azur, puis à Paris : c’était le lot de bien des souverains déchus.
Mais le Massif central ? Chabrignac ? C’était étrange.

Nous prenons donc la route d’Objat, puis la direction de Chabrignac.
Trois quarts d’heure plus tard, nous voici devant la tombe de
l’impératrice. Une tombe toute simple, incroyablement simple. Quelques
fleurs fanées jonchent le sol, ainsi que deux ou trois témoignages de
Vietnamiens, probablement nostalgiques de leur souveraine. Une photo
défraîchie ajoute encore à la tristesse de la tombe. Rien d’impérial, si ce

n’est une inscription en caractères chinois. « ⼤ 南 南 芳 皇 后 之 陵 »
« Tombe impériale de Nam Phuong du Dai Nam »

Sortant du cimetière, nous avisons une voisine qui nous observe du pas
de sa porte.

« Nous sommes venus voir la tombe de l’impératrice. Mais savez-vous
où elle habitait dans Chabrignac ?

— C’est tout près, à La Perche, nous répond-elle. Suivez cette route et
à un kilomètre vous verrez une grande propriété fermée. »

La propriété est importante, mais non démesurée, une solide et
confortable maison, dans le style du pays, s’ouvrant sur un petit parc sans
prétention. Je contourne le parc et m’approche de la maison pour en
prendre une photo. Trois hommes discutent. Un peu gêné, je leur demande
si je peux photographier. « Vous pouvez même l’acheter ! », me répond
l’un d’eux, sans hésiter.

La maison de Nam Phuong à vendre ! Le lendemain, 14 juillet, à neuf
heures, nous visitons. L’intérieur est impeccable, mais ce n’est plus celui
de Nam Phuong. Il a été refait par les actuels propriétaires. Vaste maison,
avec un nombre impressionnant de chambres. Le coup de foudre ; la folie
de la veille se confirme. Qu’achetons-nous réellement ? Une propriété en
Corrèze ? La maison de Nam Phuong ? Oui, incontestablement, c’est la
maison de l’impératrice que nous sommes en train d’acquérir et rien
d’autre. Et déjà nous échafaudons un musée Nam Phuong, des objets
d’Annam en sa mémoire, un site internet Nam Phuong, des visites de la
dernière résidence de l’impératrice. À la retraite depuis des années, nous
voici, ma femme et moi, jonglant avec des rêves insensés, comme à
20 ans. Mon épouse étant née à Saigon, comme l’impératrice, moi ayant
enseigné durant trente ans l’histoire de l’Indochine à l’École des langues
orientales, nous ne pouvons pas ne pas acheter cette maison.

Et puis le rêve se heurta bientôt à la réalité. La propriété se composait
non seulement d’une maison, mais aussi de cent cinquante hectares de
terres. Les deux personnes avec lesquelles conversait l’homme d’affaires
étaient des agriculteurs intéressés par les terres. Il fallait que celles-ci
soient préalablement vendues pour que nous puissions acheter la maison.
Or ces deux acquéreurs potentiels, un père et son fils, ne réussirent pas à
trouver le financement nécessaire. Au début, la déception fut grande. Puis
peu à peu, l’enthousiasme initial s’estompa. La Corrèze nous parut plus
retirée et bien lointaine. Nous apprîmes que Chabrignac n’était qu’une
sorte de résidence secondaire de l’impératrice, laquelle continuait à
résider en partie à Neuilly. Pas vraiment sa maison, en somme.

Il n’en demeurait pas moins que l’énigme restait entière. Pourquoi
l’épouse de l’empereur Bao Daï avait-elle acheté ce domaine de La
Perche ? L’historien de l’Extrême-Orient contemporain que j’avais été
durant des décennies ne pouvait rester indifférent à cette question. Il me
fallait percer ce mystère, faire des recherches. On devait bien trouver des
archives concernant une impératrice, on devait bien pouvoir interroger des
descendants, des proches de la famille.

J’ai commencé à écrire cette biographie dès après notre escapade à
Chabrignac. Au début, les ressources documentaires étaient bien maigres.
Les Archives d’outre-mer, pourtant assez riches sur l’Indochine, ne
possèdent aucun dossier sur Nam Phuong, et il en va de même de celles
des Affaires étrangères. Une Vietnamienne francophone, très proche du
régime de Hanoi, avait bien publié une petite biographie de Nam Phuong,
mais j’avais vite compris que ce texte, fort léger, était très éloigné de la
vérité ; il était d’ailleurs qualifié de « roman » par l’auteur. Par chance, je
réussis assez vite à entrer en contact avec quelques membres de la famille,
une fille, une nièce, un neveu, des habitants de Chabrignac qui avaient
connu l’impératrice, ainsi qu’une autre personne, on verra qui, laquelle me
donnera la vraie clef du séjour de Nam Phuong en Limousin.

L’historien Pierre Nora expliquait, il y a quelques décennies, que
l’« ego-histoire » – le terme est de lui – consiste à « expliquer, en
historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait ».
Je suis bien trop classique pour vouloir et pouvoir faire de l’« ego-
histoire ». En revanche, j’admets volontiers que ce livre a été écrit dans un
contexte personnel particulier qui, forcément, a eu une influence sur mon
écriture. Sur un plan général, celui d’un attrait constant pour ce que fut
l’Indochine française, une geste extraordinaire, avec ses énormes défauts
et ses aspects enthousiasmants, ses bassesses et ses grandeurs. Sur un plan
plus précis, celui d’une énigme que je tenais absolument à élucider.
Comment, pourquoi, une si jolie femme – j’y avais été sensible –, devenue
impératrice d’un Annam millénaire, avait-elle échoué à Chabrignac ? Plus
que dans une biographie, c’est dans une enquête policière que je me
lançais. L’historien, en principe, s’en remet aux archives et d’une certaine
façon, c’est la froideur des archives qui explique la froideur des

publications historiques. Ici, rien de tel. Nous n’avons pas d’archives,
mais seulement des témoignages de proches, des témoignages vivants
qu’il faut susciter, disséquer, recouper. Et cela, je le répète, dans le
contexte d’une Indochine que j’aime, a priori.

La vie de Nam Phuong fut extraordinaire. Belle, riche, mariée à
l’empereur, tout lui souriait. Mais que de désillusions, d’embûches, de
tragédies : l’hostilité de la Cour à son égard, les maîtresses de son époux,
la révolution viêtminh, l’effondrement de l’empire, l’exil en France.
Femme de caractère, elle puisera dans ses convictions de chrétienne les
ressources nécessaires pour surmonter les difficultés, jusqu’au jour où,
bien jeune encore, elle baissera les bras.

La vie de Nam Phuong reflète l’histoire de l’Indochine française. Belle
colonie, riche, pleine d’avenir, pensait-on vers 1920-1925. Puis survinrent
les crises les plus graves : agitation nationaliste, création du Parti
communiste indochinois, occupation nippone, révolution viêtminh, autant
de déchirements que dut affronter l’impératrice. Enfin, ce fut Diên Biên
Phu, le découragement de la France, sa défaite.

Nam Phuong, c’est l’Indochine française vue au travers de l’existence
d’une impératrice. Impératrice et femme, peut-être plus femme
qu’impératrice. Une vie, une épopée.

I

Plus qu’une famille, un clan

La future impératrice Nam Phuong, Jeanne-Marie Nguyen Huu thi Lan
de son nom de jeune fille, descendait de l’une des plus anciennes et des
plus importantes familles catholiques de Cochinchine.

Comprendre la Cochinchine, c’est déjà connaître un peu la jeune
Jeanne-Marie, plus familièrement appelée Mariette. Pointe méridionale de
l’actuel Vietnam, mais historiquement cambodgienne, la Cochinchine
avait été fréquentée, depuis des siècles, par les commerçants européens
allant de l’Inde à la Chine. Très tôt, les influences étrangères s’y firent
sentir. Elle avait été ainsi nommée, au XVIe siècle, par les Portugais, du
fait de sa situation entre leur comptoir indien de Cochin et leur comptoir
chinois de Macao. Le vieil Empire d’Annam, dont le berceau se situait au
nord, dans ce qu’on appelait le Tonkin à l’époque française, n’avait cessé,
au fil des siècles, d’avancer vers le sud et avait finalement colonisé cette
région cambodgienne au XVIIIe siècle : pour l’essentiel, cette colonisation
avait été achevée sous le règne de Gia Long (1802-1820), premier
empereur de la nouvelle dynastie des Nguyen, qui demeurera en place
jusqu’en 1945. Terre coloniale. Il ne faut jamais oublier que la
Cochinchine fut, avant même l’arrivée des Français, une terre colonisée
par les Annamites de Huế qui en chassèrent les Cambodgiens. Mariette
naîtra dans une famille de colons : elle en héritera certaines qualités,
notamment l’esprit d’ouverture et de liberté, le goût du progrès et du

moderne, autant de traits qu’on retrouvera dans le caractère de Nam
Phuong.

Puis, pour concurrencer les Anglais présents à Singapour et Hong-
Kong, mais aussi protéger les missions catholiques, la France, à son tour,
s’était installée à Saigon sous le Second Empire, à partir de 1862, et avait
finalement colonisé tout l’arrière-pays entre 1862 et 1874, reprenant
l’antique appellation de Cochinchine, désormais française. Durant le
dernier quart du XIXe siècle, cette riche contrée, irriguée par les bras du
Mékong, avait été progressivement mise en valeur, devenant un véritable
« grenier à riz ». En participant à cette rapide extension de la riziculture
cochinchinoise sur des terres nouvellement défrichées, les grands-parents
et parents de Nam Phuong avaient bâti le socle de leur fortune ; plus tard,
ils l’avaient diversifiée, notamment par des plantations d’hévéas et de
café, l’exploitation du bois et l’investissement immobilier, tant en
Indochine qu’en Europe.

Dans le même temps, les missions catholiques s’étaient, elles aussi,
développées, non sans difficultés. Tout au long du XIXe siècle, elles avaient
été cruellement persécutées, surtout au nord de l’Empire, dans les
années 1830, sous le règne de l’empereur Minh Mang (1820-1841), puis
dans les années 1850-1860 et à nouveau dans les années 1880, sous celui
de l’empereur Tu Duc (1847-1883). La Cochinchine, quant à elle, avait été
très touchée en 1885-1887. Citons la revue Échos missionnaires : « Durant
l’année 1885, la persécution s’étendit à la Cochinchine : dix
missionnaires, douze prêtres indigènes, trois cents religieuses indigènes et
trente mille chrétiens furent mis à mort, et deux cent cinquante églises
furent détruites. » Cette vague de persécutions s’arrêta en 1887 : « Les
chrétientés se reconstituèrent, les demandes de conversions affluèrent,
prouvant une fois de plus la vérité de l’adage Sanguis martyrum semen
christianorum, le sang des martyrs est une semence de chrétiens. En 1889
on enregistrait dix mille conversions au Tonkin, cinq mille en Annam et
un mouvement encore plus accentué en Cochinchine orientale, la Mission
la plus éprouvée en 18851. » C’est dans le double contexte de ces
persécutions et de cette renaissance catholique en Cochinchine qu’au
XIXe siècle, vécut la famille de Mariette : celle-ci en sera profondément

marquée. On ne saurait comprendre la future impératrice, sa foi
véritablement missionnaire, mais aussi ses drames intérieurs, sans une
référence constante à l’histoire du catholicisme en Cochinchine.

À la veille de la naissance de Mariette, la Cochinchine des années
1880-1910, autrefois dirigée par des amiraux dépendant du ministère de la
Marine et des Colonies, puis des Colonies seules à partir de 1894, était
désormais administrée par des gouverneurs civils, le premier étant Le
Myre de Vilers, depuis 1879. À cette date, seule existait la colonie de
Cochinchine : le Centre, c’est-à-dire l’Annam, autour de la capitale
impériale de Huế, et le Nord, c’est-à-dire le Tonkin, autour de Hanoi,
n’étaient pas encore occupés par la France. Ils ne le furent qu’à compter de
1885, devenant des protectorats. Puis deux ans plus tard, en 1887, fut créé
un poste de gouverneur général ayant théoriquement autorité sur ces trois
territoires (ky) : Annam, Tonkin et Cochinchine. C’était évidemment une
mesure qui revenait à oblitérer la souveraineté de l’Annam et du Tonkin.
Le nationalisme vietnamien réformiste, par la suite, n’admettra jamais
cette transgression des traités de protectorat, et revendiquera toujours le
retour à leur esprit initial. Ce sera aussi la position de l’impératrice. Avec
l’arrivée de Paul Doumer comme gouverneur général, en 1897, cette
centralisation s’était encore accentuée. La particularité de l’administration
de la Cochinchine en était amoindrie, d’autant qu’était parallèlement créé
un budget général de l’Indochine.

En revanche, si l’autonomie administrative et même budgétaire de la
Cochinchine fut entamée par cette centralisation croissante, le
particularisme politique et social de la colonie demeurait bien réel. C’est
au Centre et dans le Nord que se manifesteront les premiers mouvements
nationalistes. En Cochinchine, au contraire, un développement
économique plus ancien et plus rapide, fondé en grande partie sur la
riziculture, l’hévéaculture et autres cultures de plantation, avait donné
naissance à une bourgeoisie très occidentalisée. Ses revendications
essentielles portaient principalement sur son statut économique et social
face aux colons européens, non sur la remise en cause du système colonial.
C’était très clairement à cette classe sociale qu’appartenait la famille de
Mariette. Hier instrument de la colonisation annamite du Sud, désormais

instrument de la colonisation française de la Cochinchine, sa famille
n’avait pas hésité à reconnaître l’autorité des nouveaux maîtres. Cet
opportunisme se retrouvera également chez l’impératrice lorsque,
quelques décennies plus tard, il faudra composer avec l’envahisseur
nippon ou le révolutionnaire communiste.

Toutefois, son père, Pierre Nguyen Huu Hao, orphelin, était d’origine
très simple. La famille était de Go Cong, localité presque au bord de la
mer, dans la province de2 Dinh Tuong, près de la ville de My Tho, au sud
de Saigon. C’est une riche province de riziculture, dans le delta du
Mékong, en Basse-Cochinchine, comme on disait alors.

Pierre Nguyen Huu Hao, né en 1870, appartenait à une famille
profondément chrétienne. Il était lui-même le petit-neveu de Matthieu Le
Van Gam (1813-1847), martyr, décapité à Cho Dui pour sa foi catholique.
Ce dernier avait été béatifié en 1900, par le pape Léon XIII, et sera
finalement canonisé par le pape Jean-Paul II en juin 19883. La future
impératrice Nam Phuong décédera trop tôt – elle aurait eu 75 ans – pour
connaître cette canonisation dont elle aurait certainement été fière. Dans
sa jeunesse, Pierre Nguyen Huu Hao, catholique fervent, bien que d’un
milieu assez pauvre, avait fait, avec l’aide des missionnaires des Missions
étrangères de Paris, quelques études au Petit Séminaire de Saigon – il
connaissait un peu de latin – puis les avait poursuivies en France où il
avait obtenu son baccalauréat.

Les Missions étrangères de Paris, voilà une institution qui allait
constamment revenir dans la vie de Mariette, comme dans l’histoire de
l’Indochine coloniale, d’ailleurs. Les MEP, en effet, étaient, dans
l’Indochine du début du XXe siècle, une congrégation religieuse de
première importance4. La fondation remontait au XVIIe siècle. Le père
Alexandre de Rhodes, né en Avignon, missionnaire jésuite au Tonkin et en
Cochinchine dans les années 1624-1645, après avoir plaidé à Paris la cause
des missions dans cette région du monde, avait réussi à faire nommer
quatre vicaires apostoliques, c’est-à-dire quatre évêques, qui sont
considérés comme les fondateurs de la Société des missions étrangères et
dont trois partirent dans les années 1660 pour le Tonkin, la Cochinchine et
la Chine. Au XIXe siècle, le champ d’action des MEP s’étendra à nombre
d’autres pays d’Asie, en particulier la Malaisie en 1841, où étudiera le
grand-père de l’impératrice. Par ailleurs, les Missions étrangères
contribuèrent à la fondation de nombreuses congrégations féminines, dont
certaines, par exemple les « Amantes de la Croix », fondée en 1670 par
l’un des quatre vicaires apostoliques, Mgr Lambert de La Motte, étaient

(et sont encore) actives en Annam. Plusieurs parentes de l’impératrice
furent religieuses dans ces congrégations et d’autres. Vers 1900, les
Missions étrangères de Paris étaient en Indochine une institution
considérable, tant par ses implantations que par le nombre de ses
missionnaires européens et surtout de ses prêtres indigènes.

En outre, ce n’était pas seulement une institution religieuse, mais aussi
une puissance économique. Dans toute l’Asie orientale, les MEP avaient
patiemment constitué un patrimoine immobilier important, de Singapour à
Pékin, et notamment à Shanghai, qu’elles géraient avec grande prudence et
habileté. En Indochine, par exemple, après qu’au tournant du siècle, entre
1897 et 1905, la Cochinchine eut commencé à planter ses premiers
hévéas5, ce furent les Missions étrangères de Paris qui, en 1910,
apportèrent l’essentiel des capitaux à la Société de la plantation de
Suzannah, la plus grande du pays, à 70 kilomètres de Saigon, exploitant
3 200 hectares d’hévéas. Elles y créèrent même une véritable paroisse,
avec église, école, dispensaire6. C’est dire la place importante
qu’occupaient les MEP en Indochine, d’abord sur le plan religieux –
comme de nos jours chez les catholiques vietnamiens – mais aussi sur le
plan social et économique – elles faisaient vivre de très nombreux
catholiques –, pour ne pas dire politique. La fortune de la famille de la
future impératrice, construite sur les mêmes principes, en découlait en
partie.

Revenons à Pierre Nguyen Huu Hao. Du fait de sa connaissance de la
langue française, mais aussi de sa religion et de ses capacités, il était
devenu employé aux écritures, puis comptable et enfin régisseur d’un très
grand propriétaire foncier de la région, Philippe Le Phat Dat, importante
personnalité catholique du Sud, qui bientôt sera son beau-père7. Ce dernier
fut le grand ancêtre de la famille, celui autour duquel tout s’ordonnait. Ce
fut le grand-père de l’impératrice.

Lorsqu’il était adolescent, Philippe Le Phat Dạt, né dans une famille
catholique, avait été envoyé à Penang, en Malaisie, au séminaire que les
Missions étrangères de Paris y entretenaient, pour y étudier. Finalement, il
n’était pas devenu prêtre, mais s’était contenté de développer la fortune
familiale et avait fini par posséder d’immenses domaines dans toute la

Cochinchine. C’était une période où de très grandes régions du delta,
surtout au sud du Mékong, n’étaient pas encore mises en valeur, ni même
attribuées à des propriétaires fonciers privés. La famille de Philippe Le
Phat Dat avait profité de la colonisation du Sud, au sens agraire comme au
sens politique. De façon tout à fait symbolique, le vieil empire d’Annam
avait concédé ses premières terres à sa famille, mais ce fut la France qui la
confirma dans ses titres et lui permit d’accroître ses possessions. Philippe
Le Phat Dat avait réussi à constituer ainsi une fortune considérable. Mais
il était également l’un de ceux grâce auxquels le delta avait été assaini et
était devenu prospère. Parallèlement, il avait été nommé interprète officiel
du gouvernement de Cochinchine et, honneur suprême, avait rejoint le
Conseil colonial dès 1880, année de sa création. Grâce à lui, la famille
était entrée dans la grande bourgeoisie locale.

Ce Conseil colonial était une institution dont la base électorale était
très étroite, environ deux mille membres, et dont la très grande majorité
était constituée de colons et fonctionnaires français. Le Conseil
proprement dit comptait seize membres, dix Français et six Asiatiques.
Son rôle, toutefois, était important : de lui, plus que du gouverneur,
dépendait le budget de la colonie. Par ailleurs, les membres indigènes du
Conseil étaient généralement naturalisés et accédaient ainsi à la
nationalité française. Ce fut le cas de Philippe Le Phat Dat. Quelques
années plus tard, toute sa famille deviendra française : de ce fait, Mariette
naîtra française. Point n’est besoin de préciser que cela aura une profonde
influence sur la vie de sa petite-fille et de son entourage familial.

Très fervent catholique, Philippe Le Phat Dat avait fait construire de
nombreuses églises dans le delta et fait financer plusieurs œuvres
charitables, écoles et orphelinats. Parmi toutes ces églises, figure en
particulier celle dite de Huyen Sy, à Cho Dui (Saigon), placée sous le
vocable de saint Philippe, prénom catholique de Le Phat Dat. Ce dernier
l’avait fait édifier, certes par piété, mais aussi en remerciement de la
fortune qu’il avait accumulée : Huyen Sy signifie d’ailleurs « Prospérité ».
Il tenait à ce que sa fortune servît aux progrès de la religion catholique de
Cochinchine. Parmi les nombreuses églises qu’il contribua à faire édifier,
celle de Cho Dui est de loin la plus célèbre. Elle fut construite là où

Matthieu Le Van Gam avait été décapité ; une statue du saint s’élève
depuis peu sur le parvis.

Les autorités catholiques de Saigon tenaient en haute estime la famille
de Philippe Le Phat Dat, qui apportait un tel appui à l’évangélisation de la
Cochinchine : ce fut d’ailleurs le vicaire apostolique des Missions
étrangères de Paris à Saigon, Mgr Mossat, qui avait présenté Pierre
Nguyen Huu Hao à Philippe Le Phat Dat pour en faire son commis aux
écritures.

Philippe Le Phat Dat et son épouse Agnès Huynh thi Tai, elle-même
issue d’une famille catholique8, les grand-père et grand-mère de la future
impératrice, avaient eu six enfants, quatre garçons et deux filles. Tous les
garçons avaient poursuivi dans la même voie que leur père, que ce soit sur
le plan des affaires comme sur celui de la religion. Nicolas Le Phat Tan
(1860-1949) gérait certaines terres, les plantations d’hévéa de Long
Thanh, les rizières de Long An ; Jean-Baptiste Le Phat Thanh (1864-1948),
était surtout chargé du patrimoine non rizicole (plantations d’hévéas, café,
exploitations de bois) ; Denis Le Phat An (1868-1946), s’occupait plutôt
de la gestion de certains établissements, écoles, orphelinats, rapports avec
les autorités catholiques, et il jouera un grand rôle dans la vie de la future
impératrice Nam Phuong : enfant, elle vécut beaucoup à ses côtés9. Enfin,
Pierre Le Phat Vinh (1878-1957), le cadet, qu’on appelait « Le Français »
dans la famille, mais qui avait épousé une riche héritière belge, gérait les
investissements de la famille en Europe (Belgique, France, Suisse) ; ce
sera encore le cas au début des années 1950, lors du scandale des piastres.
La famille était très occidentalisée10. Certains des garçons avaient fait
leurs études en France, qui chez les Jésuites de Boulogne-sur-Mer, qui aux
universités d’Aix et Paris11. Ils parlaient parfaitement le français, et trois
des quatre fils avaient épousé des femmes catholiques. Toutefois, la
gestion des biens de la famille était plus ou moins collective, à la mode
annamite, surveillée par un conseil de famille qui se réunissait au moins
deux fois par an. Ce système, mis en place par le grand ancêtre, Philippe
Le Phat Dat, se maintiendra très longtemps, y compris au temps de
l’impératrice, laquelle en fera partie comme tous les membres de la
famille. Pierre Le Phat Vinh, « le Français », était chargé du

fonctionnement de ce conseil au temps de l’impératrice12. Ce dernier,
d’ailleurs, était compétent non seulement pour les affaires patrimoniales,
mais aussi pour les grandes questions d’ordre général concernant la
famille.

Les rapports étroits avec la hiérarchie catholique s’étaient poursuivis
comme au temps du père. Ainsi ce fut Denis Le Phat An qui, en 1921, fit
construire l’extraordinaire église de Hanh Thong Tay, à Saigon, en partie
inspirée du style byzantin de la basilique Saint-Vital de Ravenne. Comme
l’avait demandé son père, pour l’église de Saint-Philippe de Cho Dui,

Denis Le Phat An souhaita qu’après sa mort, deux gisants y fussent
installés, pour son épouse et lui-même, ce qui sera fait.

Philippe Le Phat Dat avait eu trois filles. Marie Le thi Binh, sa
préférée, une jolie jeune fille, qui sera la mère de Mariette. Elle avait été
élevée très catholiquement et avait fait ses études à Saigon, dans un
couvent de la ville. L’éducation dans les couvents allait désormais devenir
une tradition dans la famille. Ce qui devait arriver arriva : Marie et le
commis aux écritures Pierre Nguyen Huu Hao tombèrent amoureux. Dans
bien des familles traditionnelles, les parents auraient refusé un mariage
aussi désavantageux. Certes, Philippe Le Phat Dat ne dédaignait pas les
questions d’argent, comme l’atteste la fortune accumulée, mais le
christianisme modifiait quelque peu la perspective. L’argent n’était pas
tout. Pierre Nguyen Huu Hao, catholique fervent, était travailleur, honnête
et, de surcroît, capable de gérer un patrimoine. Dès lors, pourquoi ne pas
donner son accord ? Philippe Le Phat Dat et son épouse Agnès acceptèrent
le mariage, lequel eut lieu en 190213.

Ce mariage bouleversait cependant les plans de Philippe Le Phat Dat.
Celui-ci aurait préféré marier sa fille à un fils de la famille des Ngo, celle
du futur Ngo Dình Diem, qui sera ministre de l’empereur Bao Daï en 1932
et président de la République du Vietnam de 1955 à 1963. Avec les Ngo,
les Le Phat étaient les deux plus grandes et plus anciennes familles
catholiques du pays, remontant aux XVIIe-XVIIIe siècles, l’une bourgeoise,
l’autre mandarinale : leur réunion par un mariage aurait donné naissance à
une très puissante famille14. Mais ce fut le commis aux écritures
qu’épousa sa fille !

Le jeune couple s’installa à Saigon. En 1902, lors du mariage de Pierre
Nguyen Huu Hao, Saigon était déjà une assez grande ville. On y
dénombrait environ 200 000 habitants, si on incluait la ville chinoise de
Cholon, mais moins du quart pour ce qui était de la ville européenne. Ce
sera à peu de personnes près le Saigon de 1913, lors de la naissance de la
future impératrice. L’ancien bourg annamite, lui-même successeur d’un
village cambodgien au temps où la Cochinchine appartenait encore à

l’empire khmer, avait été entièrement retracé, dès le début de la présence
française, dans les années 1860-1870, en une ville coloniale à rues et
avenues se coupant à angle droit. En ce début de XXe siècle, les principaux
bâtiments emblématiques étaient en place. On avait commencé par l’État
et l’Église : dès 1873, par l’imposant palais du gouverneur, initialement
construit pour le roi du Cambodge Norodom Ier – de là provient son nom
de Palais Norodom – et, en 1880, par la cathédrale. Autour du Palais
Norodom, se trouvait le quartier le plus coté de la capitale, notamment les
deux rues Taberd et Chasseloup-Laubat qui le longeaient. Les Nguyen Huu
Hao demeuraient rue Taberd. Puis avaient suivi la gare en 1881, la poste
en 1891, le théâtre en 1900, l’hôtel de ville en 1907. Toutefois, au début du
XXe siècle, la ville européenne, la « Perle de l’Extrême-Orient », était
encore séparée de la ville chinoise de Cholon par une grande zone de
marécages.

La rue Catinat était la plus célèbre. Là se trouvaient les grands
magasins, les sociétés de commerce, Denis Frères en tête. C’était un des
lieux de promenade les plus prisés de tous les Européens, avec le Jardin
botanique lorsqu’il y avait musique dans la soirée, ou encore le Tour de
l’Inspection. Le Cercle sportif, qui datait de 1902, était le rendez-vous du
Tout-Saigon. Ce n’était pas sans charme. On comparait la rue Catinat à la
rue de Rivoli, le quai du commerce au quai d’Orsay, la Civette au Bon-
Marché, encore qu’en plus modeste, il est vrai. La ville était agréable,
avec un petit air de sous-préfecture métropolitaine. Toutefois, la famille
Nguyen Huu Hao retournait souvent à Go Cong, bourg natal de Pierre
Nguyen Huu Hao, situé au bord de la mer.

À la veille de la guerre de 1914, la belle-famille de Nguyen Huu Hao,
les Le Phat, était l’une des plus riches de Cochinchine, tant en rizières
qu’en plantations de théiers, de caféiers, de bois, en Cochinchine, mais
aussi au Cambodge et au Laos, ainsi qu’en immeubles, ces derniers acquis
tant en Indochine qu’en Europe. Au fond, la prospérité de la belle-famille
de Nguyen Huu Hao résultait, outre ses talents propres, de trois facteurs
bien clairs. Tout d’abord, la colonisation annamite du delta du Mékong :
l’Empire d’Annam lui-même, avant l’arrivée de la France, on l’a souligné,

avait concédé à la famille des terres à mettre en valeur dans le Sud.
Ensuite, l’évangélisation de la région : les missionnaires avaient
puissamment aidé et favorisé les familles de Le Phat Dat et Nguyen Huu
Hao, respectivement grand-père et père de la future impératrice. Enfin, la
colonisation française : elle en avait fait des familles cossues. C’est elle
qui, avec l’appui des missionnaires, fera de Mariette une impératrice, plus,
d’ailleurs, pour son malheur que pour son bonheur.

Saigon. La rue Catinat en 1920.
Association des Amis du Vieux Huế

La famille de Mariette était tout cela à la fois. Une famille indigène de
naissance, certes, mais surtout cochinchinoise d’esprit, très
occidentalisée ; Huế, la capitale impériale, lui semblait fort lointaine, un
autre monde qui n’était pas le sien, et qui lui était quasiment étranger, une
aristocratie confucéenne presque d’un autre âge, sans rapport avec la vie
contemporaine. Une famille catholique, fondamentalement catholique,

pour laquelle le catholicisme était non seulement une ouverture de l’esprit,
mais aussi une ouverture sur le monde. L’extrême piété de sa mère, Marie
Le thi Binh, sera à l’origine de la ferveur religieuse de la future
impératrice. Une famille à la française, pour laquelle la France était
synonyme d’instruction, de modernité, de prospérité. Mariette en sera le
pur reflet. Toute la famille Le Phat avait été naturalisée en 189815 :
Mariette, on l’a rappelé, naîtra française. En revanche, Pierre Nguyen Huu
Hao n’aura jamais la nationalité française : il restera toujours
« indigène16 ». Les parents de Mariette connaissaient la métropole, qu’ils
avaient visitée en 1909 : Paris, évidemment, mais aussi Lourdes où ils
étaient allés en pèlerinage. De là, ils s’étaient rendus à Rome,
probablement à l’occasion de la béatification de vingt martyrs d’Annam,
le 2 mai 1909, par le pape Pie X17. Pierre Nguyen Huu Hao étant le petit-
neveu du Bienheureux Matthieu Le Van Gam, béatifié neuf ans plus tôt, le
Saint-Père leur avait accordé une audience privée18.

Le couple Nguyen Huu Hao, installé à Saigon, eut deux enfants, deux
filles : Agnès en 1903, à laquelle on donna comme prénom catholique,
celui de sa grand-mère, puis le 14 novembre 191319, dix ans plus tard, une
seconde fille, de son nom annamite Nguyen Huu thi Lan, son « prénom »
Lan signifiant « Orchidée », la future impératrice Nam Phuong. Elle fut
baptisée quatre jours plus tard, le 18 novembre, à la cathédrale de Saigon,
par le père Soullard20, des Missions étrangères de Paris. Ce fut sa
première rencontre avec cette si célèbre société de missionnaires en
Indochine ; il y en aura bien d’autres ! On lui donna alors le prénom
catholique de Jeanne-Marie, mais le diminutif Mariette l’emportera. Son
père aurait probablement préféré voir naître un garçon21, comme tout père
annamite. Mais, là encore, son catholicisme changeait quelque peu les
choses : les garçons, certes, assuraient le culte des ancêtres, mais, au fond,
les filles pouvaient aussi respecter et se souvenir de leurs parents, comme
Nam Phuong le montrera amplement. Dans une famille catholique, il ne
pouvait être question de culte « païen » des ancêtres, mais seulement de
souvenir des générations précédentes. Tel était le cas, d’ailleurs, chez les
Nguyen Huu Hao, où, bien sûr, il n’y avait pas d’autel des ancêtres, mais
dont toute la maison était garnie d’images et photographies des

bienheureux, religieux et religieuses de la famille (amante de la Croix,
carmélite, fille de la Charité)22, sans parler des reproductions de la Vierge
par Raphaël, car Pierre Nguyen Huu Hao était très amateur d’art, sculpture
et peinture. Peut-être même plus artiste qu’homme d’affaires.

Les Le Phat étaient donc une famille atypique, que ce soit par
l’ancienneté et la force de ses convictions catholiques, par sa profonde
occidentalisation et ses rapports étroits avec le pouvoir colonial, ou encore
par la grande richesse, terrienne et immobilière, construite par les deux
dernières générations. Une classe sociale dynamique et ouverte qui était à
l’opposé de l’aristocratie et du mandarinat quelque peu figés et repliés sur
soi de la Cour de Huế, laquelle sera pourtant le cadre de vie de la petite
enfance du futur empereur Bao Daï.

Un monde séparait Saigon de cette Cour. La Cochinchine, devenue
française, se voulait progressiste et moderne, tandis que le mandarinat de
Huế, formé à l’école des classiques chinois, ne songeait qu’à prolonger le
passé pré-colonial du XIXe siècle. Lorsqu’en 1932, Bao Daï rentrera de
France pour enfin inaugurer son règne personnel effectif, l’ancien commis
aux écritures Pierre Nguyen Huu Hao était devenu, du fait de son alliance
avec les Le Phat, l’une des personnalités saillantes de Cochinchine, assez
caractéristique de cette volonté de vivre au rythme du XXe siècle.

II

Une jeune Cochinchinoise devenue

parisienne

En 1913, quand naquit Mariette, Saigon était une ville paisible.
L’approche de la guerre s’y faisait beaucoup moins sentir qu’à Paris. La
guerre elle-même, d’ailleurs, n’affecta que très indirectement la
Cochinchine. Il y eut bien une mobilisation de travailleurs et de tirailleurs
indigènes – 90 000 au total – qui partirent pour la métropole et même
l’Orient, sur le front de Macédoine, mais la grande majorité d’entre eux
fut recrutée en Annam et surtout au Tonkin, plus que dans le Sud. Et puis
dès l’immédiat après-guerre – Mariette n’avait que 6 ans en 1919 – la
situation économique n’avait jamais été aussi prospère, notamment en
Cochinchine, bien que la bourgeoisie indigène naissante eût peine à
s’affirmer face aux colons français et aux hommes d’affaires chinois.
Quelques partis politiques commençaient à apparaître, s’appuyant sur
cette bourgeoisie autochtone du Sud, celle à laquelle appartenait la famille
Nguyen Huu Hao. Tel était le cas du Parti constitutionnaliste, fondé à
Saigon en 1923, lequel présentera bientôt au gouverneur général Varenne
un « Cahier des Vœux annamites », mais ses revendications portaient
surtout sur la liberté de la presse, de réunion, l’accession à des emplois
publics plus élevés ou une meilleure représentation des indigènes, rien qui
remît en cause le système colonial lui-même. Quelques-unes de ces
revendications seront d’ailleurs satisfaites, mais pas toutes, tant s’en faut.

Bref, cette décennie 1914-1924, paradoxalement, fut assez calme, surtout à
Saigon.

Mariette en 1915.
Photo publiée dans Indochine Magazine.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

On sait peu de choses de l’enfance de Mariette. Les rares
photographies qu’on en possède nous montrent seulement une petite fille
sage, habillée à l’européenne, comme ses camarades métropolitaines. Elle
aurait pu faire sa scolarité du primaire chez les Sœurs de Saint-Paul-de-
Chartres, dans leur couvent-école de la Sainte-Enfance, qu’on appellera
Couvent Saint-Paul à partir de 1924. La plupart des petites filles de la
bourgeoisie saigonnaise allaient à l’école dans cette institution. Ce ne fut
cependant pas le cas de Mariette que ses parents préférèrent garder chez
eux, sauf, probablement, pour le catéchisme. Malgré la grande différence
d’âge qui la séparait d’Agnès – dix ans –, les deux sœurs s’aimaient
beaucoup et peut-être l’aînée aida-t-elle la cadette dans ses premières

études à la maison. Et puis Mariette, comme quelques autres petites filles
de la haute société métropolitaine, avait une nurse sénégalaise ; celle-ci
contribua-t-elle aussi à son éducation ?

La famille étant très pieuse et très pratiquante, Mariette, le dimanche,
allait avec ses parents et sa sœur à la messe de l’église Huyen Sy de Cho
Dui, celle-là même qu’avait fait construire son grand-père Philippe Le
Phat Dat. En 1923, âgée de 10 ans, elle fit sa petite communion, à la
cathédrale de Saigon. C’est dire que le cercle familial devait être très
resserré sur lui-même : une église qui était celle de la famille, cela marque
une jeunesse. Et la communauté catholique vivait très soudée. Le cadre
familial était tout à fait agréable et cossu : « La villa [familiale] est une de
ces maisons coloniales à deux étages, reliée par un passage couvert à des
dépendances ; à chaque étage de la maison, deux grandes pièces, bordées
de chaque côté par une vérandah, fermées par de simples persiennes. Un
grand jardin avec de beaux arbres, un château d’eau, une balançoire et un
bassin avec rocher à personnages1. » Comme elle le rappellera plus tard,
devenue impératrice, et non sans humour : « J’ai été élevée comme une
princesse2. »

Sans que Mariette s’en rendît compte, l’année 1925 fut une date
décisive dans sa vie. Ce fut celle où décéda l’empereur Khai Dinh. Plus
que Saigon, Huế, la capitale impériale, en fut surtout affectée. Le prince
Vinh Thụy avait été nommé prince héritier depuis 1922. Il succéda à Khai
Dinh sous le nom de règne de Bao Daï : il n’avait que 12 ans et personne
ne le connaissait, puisqu’il était en France depuis trois ans. D’ailleurs, tout
cela, c’étaient les affaires de Huế, pas celles de Saigon, qui songeait plus
au commerce et aux affaires qu’aux intrigues qui agitaient la lointaine et
désuète Cour d’Annam. La bourgeoisie de Cochinchine ne s’en souciait
guère. Quant à la jeune Mariette, heureuse dans sa famille, elle aussi âgée
de 12 ans seulement en 1925, comment aurait-elle pu penser à autre chose
qu’à ses études ou à ses jeux ? Et pourtant, cette accession du jeune prince
Vinh Thụy à la dignité impériale venait, dans le secret des choses, de
sceller sa destinée.

Anecdote surprenante, cette même année 1925, le 25 septembre, la
toute jeune Mariette, chez son oncle Pierre Le Phat Vinh, dînait avec un

futur grand résistant français : Honoré d’Estienne d’Orves. Jeune officier
de marine – il avait alors 24 ans – faisant escale à Saigon, il écrivait dans
son journal de voyage, à cette date du 25 septembre 1925, qu’il avait fait
la connaissance de « la petite Nguyen Huu Hao et son oncle Pierre Le Phat
Vinh. Repas annamite exquis pris le soir chez ceux-ci3 ». Extraordinaire
hasard, mais aussi illustration de l’assiduité avec laquelle les oncles de
Mariette entretenaient leurs relations avec les Français. Honoré d’Estienne
d’Orves fera à nouveau escale à Saigon en juin-juillet 1927, et,
apparemment, n’aura pas perdu le contact avec Pierre Le Phat Vinh,
puisqu’il notera à la date du 5 juillet : « Rentré d’Angkor hier soir dans
l’Alfa Roméo de Le Phat Vinh qui me transporta sans défaillance pendant
cinq jours4. » Gageons que l’Alfa Roméo de Le Phat Vinh, en 1927, devait
faire effet dans les rues de Saigon. Honoré d’Estienne d’Orves restera
longtemps en rapports avec la famille. De nouveau à Haiphong, six ans
plus tard, en 1933, il notera encore, à Hanoi, le 25 février : « Je déjeune
chez les Didelot5 », qui n’était autre que la famille de la sœur de Mariette.

Décès de l’empereur, passage d’un officier de marine français chez
son oncle, tout cela touchait probablement assez peu la jeune Mariette. À
12 ans, elle était encore une enfant. Mais ce sont autant d’événements qui
illustrent assez bien l’ambiance et l’environnement dans lesquels elle
passa sa jeunesse.

Dans le milieu des Nguyen Huu Hao, une bonne éducation ne saurait
se concevoir sans études à l’étranger, particulièrement en métropole. Le
grand-père, Philippe Le Phat Dat, n’avait-il pas achevé ses études au
séminaire des Missions étrangères, à Penang, où il avait appris le latin, le
portugais et bien d’autres choses encore ? Deux de ses fils, Denis et Pierre,
oncles maternels de Mariette, avaient terminé les leurs en France. Érigée
en tradition, cette formation à la française n’était-elle pas une des raisons
de l’ascension sociale de la famille ? Aussi, la sœur aînée de Mariette,
Agnès, avait-elle été envoyée à Paris, en 1920, pour y faire ses études,
chez les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame, au Cours des Champs-
Élysées, rue Lincoln. Elle y avait passé deux années scolaires. En 1922,
toute la famille était partie pour la France, afin d’aller chercher Agnès, qui
devait rentrer à Saigon. Mariette avait été du voyage – à l’époque, elle

avait 9 ans. Accompagnée de sa nurse sénégalaise, elle découvrit Paris à
cette occasion. La scolarité d’Agnès s’était fort bien passée6, ce qui incita
la famille à rééditer l’expérience pour leur seconde fille. En 1927, année
du Cheval, Mariette fut, elle aussi, envoyée poursuivre ses études à Paris,
toujours chez les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame, mais cette fois
dans leur établissement de la rue de Ponthieu, le couvent des Oiseaux. Elle
avait 14 ans et allait pour la première fois à l’école.

Si la décision d’envoyer Mariette en métropole fut prise par les
parents, ses deux oncles, Denis Le Phat An et Pierre Le Phat Vinh, les plus
occidentalisés de la famille, jouèrent un rôle important dans ce projet :
tous deux avaient étudié en métropole et parlaient parfaitement français,
Pierre avait épousé une Belge francophone. L’un et l’autre aimaient
beaucoup leur jeune nièce. Denis Le Phat An s’occupait plus précisément
des relations de la famille avec la hiérarchie catholique et de la gestion
d’écoles chrétiennes de Cochinchine ; n’ayant pas eu d’enfants, il
considérait presque Mariette comme sa fille ; quant à Pierre Le Phat Vinh,
il possédait un appartement à Paris. Tout cela les mettait, l’un et l’autre,
en position de veiller au séjour de Mariette en métropole.

L’histoire du couvent des Oiseaux mérite qu’on s’y arrête. À l’origine,
il s’agissait d’un hôtel particulier de la rue de Sèvres, à Paris, dans lequel,
au XVIIIe siècle, le propriétaire collectionnait les oiseaux exotiques. Il n’en
reste plus, aujourd’hui, qu’un dérisoire souvenir, en face du magasin du
Bon Marché : un petit bistrot nommé « Les Oiseaux ». Pendant la Terreur,
quelques dizaines de suspects, riches ou puissants, furent incarcérés dans
cet hôtel particulier. Puis sous la Restauration, en 1818, les chanoinesses
de Saint-Augustin, de la Congrégation Notre-Dame, un ordre fondé au
début du XVIIe siècle, louèrent ledit hôtel des Oiseaux pour y transférer
leur pensionnat de la rue des Bernardins. Finalement, le couvent des
Oiseaux s’installera par la suite au 60-62 de la rue de Ponthieu, tout près
des Champs-Élysées7. C’est là que la jeune Mariette alla à l’école.

Au moment où Mariette était au couvent des Oiseaux, le tout jeune
prince Vinh Thuy, devenu empereur Bao Daï, poursuivait lui aussi ses

études à Paris. Ils eurent l’occasion de se croiser à une réunion de jeunes
indigènes d’Indochine étudiant à Paris8. Par pur hasard et sans le savoir,
ils quitteront la capitale la même année.

Une nouvelle vie commençait pour Mariette, dans le Paris de la fin des
années 1920. Sa sœur Agnès l’avait accompagnée pour ce voyage et
demeura six mois auprès d’elle, le temps qu’elle se familiarise avec son
existence parisienne et de meubler la petite chambre personnelle qui lui
avait été réservée9.

Non seulement Mariette retrouvait la capitale française qu’elle avait
très brièvement visitée cinq ans plus tôt, mais surtout elle découvrait
l’école, et cela à un âge assez avancé, 14 ans, selon un programme très
sérieux. Le couvent des Oiseaux était une institution d’élite, non
seulement par l’origine sociale des élèves – bourgeoisie parisienne et
noblesse provinciale pour une grande partie –, mais aussi par la qualité de
l’enseignement dispensé par les Sœurs de la Congrégation10. La discipline
y était stricte, l’uniforme obligatoire. Et bien sûr, l’éducation religieuse y
tenait une grande place ; chaque matin, la journée commençait par la
messe. Les photographies de l’époque montrent une Mariette sobrement
habillée, jupe plissée, chaussettes blanches, cheveux courts : une vraie
petite Française.

La jeune Mariette, bien que pensionnaire, n’était nullement isolée. Son
oncle Pierre Le Phat Vinh et son épouse s’occupaient beaucoup d’elle.
Cette sollicitude, évidemment, se doublait d’une certaine surveillance.
Quant à son autre oncle, Denis Le Phat An, il ne manquait jamais de venir
voir sa nièce lorsqu’il se rendait en France.

« La Supérieure, la Rde Mère St Ambroise, écrit la nièce de Mariette,
sera pour elle une seconde mère, veillant sur son âme (…), sur ses études,
ses vacances, sa santé (…). C’est une enfant très pieuse, sage et
affectueuse, qui passe pour être timide parce qu’elle parle peu, mais c’est
qu’elle est gênée par un début de surdité que les médecins ne pourront pas
guérir et qui s’aggravera avec les années. C’est pour elle une épreuve, qui
l’empêche de se faire beaucoup d’amies, elle accepte difficilement les
invitations. L’été, quand elle ne va pas chez des cousins, elle préférera
souvent passer ses vacances chez les Mères à Wesgate ou Verneuil11.

Mère St Ambroise s’aperçoit très vite que cette surdité la gêne aussi dans
sa scolarité, elle lui fait donner des leçons particulières en français et en
anglais. Mariette s’intéresse à l’histoire et à l’histoire de l’art, elle aime
dessiner et a du goût pour les travaux manuels : la broderie et le tricot.
M. St Ambroise s’efforce d’aller dans le sens de ses goûts et de ses
intérêts. Et elle écrit à sa famille : “Mariette ne va pas mal en piano, a
beaucoup de goût pour le dessin, écrit assez vite à la machine. La reliure
l’intéresse, elle y réussira car c’est un ouvrage de goût tout à fait dans ses
cordes.” Cette petite chrétienne a, dans la pratique des relations avec les
autres, un comportement tout à fait confucéen. On remarque qu’elle a un
profond respect de ses parents, de ses grands-parents, de ses maîtres et de
ses éducateurs. Elle est toujours d’une parfaite politesse, jamais prise en
défaut. Mariette est “un vrai trésor de délicatesse, elle a beaucoup de
petites attentions et se fait aimer de tous”, écrit Mère St Ambroise. Mais
Mariette reste une enfant très indépendante, qui aime sortir seule pour
flâner dans Paris. Elle n’est pas mondaine. De tempérament plutôt
contemplatif, elle ne craint pas la solitude12. »

Ces années du couvent des Oiseaux furent scandées par quelques
événements qui laissèrent à Mariette d’impérissables souvenirs. En
décembre 1927, elle fit sa communion solennelle et, en même temps, reçut
sa confirmation. Ce fut Mgr de Guébriant, qui était alors supérieur des
Missions étrangères de Paris, qui lui donna cette confirmation. Puis, en
1929, elle fit un pèlerinage à Rome, avec toute sa classe. Ce fut un grand
moment : « Lors de l’audience papale, elle est en tunique vietnamienne à
côté de la Révérende Mère, le Saint-Père Pie XI la remarque et la bénit
longuement13. » Cette éducation très chrétienne la marquera pour la vie.
Ironie du sort, Pie XI, cinq ans plus tard, allait être confronté au délicat
dossier du mariage de Mariette.

La future impératrice Nam Phuong devait rester à Paris jusqu’en 1932.
Elle avait alors 19 ans et terminait ainsi ses courtes études. Ayant suivi un
cursus particulier que lui avaient organisé les Sœurs, elle ne s’était pas
présentée au baccalauréat14. Pour une jeune fille de Cochinchine, même
riche et occidentalisée, il n’était pas question d’études supérieures : le
temps était donc venu de regagner le pays.

C’était alors une très belle et très fine adolescente, bien changée, et
cela à tous points de vue. Elle avait acquis un bagage intellectuel non
négligeable : ses résultats au couvent des Oiseaux avaient toujours été
excellents. Sa culture française, commencée en famille, à Saigon, s’était
approfondie. Désormais, elle ne s’exprimera plus guère qu’en français et
gardera toujours un excellent souvenir de ces cinq ans et demi passés chez
les sœurs de la Congrégation Notre-Dame. Mais plus largement,
maintenant, elle connaissait le monde ; elle avait adoré Paris, elle en avait
goûté les charmes, la culture, la mode. Ce n’était pas seulement le couvent
des Oiseaux qui en avait fait une agréable jeune fille, mais aussi la
capitale.

Toutefois, sur le plan moral, Mariette n’était pas tout à fait une jeune
fille comme les autres. Elle songea très positivement à devenir
religieuse15, seul le courant de la vie devait l’entraîner sur une tout autre
voie. De nature réservée, elle était même assez renfermée sur elle-même,
ce qui pouvait en partie s’expliquer par sa légère surdité. Élevée dans une
famille très pieuse, elle revint de ses années d’études en France
extrêmement fervente, et cela durera presque toute sa vie.

Il n’est de médaille sans revers : certes, elle était heureuse de
retrouver sa famille de Saigon, mais comment allait-elle réagir face à ce
retour à la vie quasi provinciale de la Cochinchine et aux habitudes
indigènes ? Depuis 1926, l’Indochine avait changé. La crise économique
de 1929 s’y était fait durement ressentir, des troubles graves –
l’insurrection de Yên Bái en 1930, fomentée par des militaires et des
civils membres du Parti nationaliste du Vietnam – avaient ensanglanté la
colonie et auguraient mal de l’avenir. Mais à Saigon, on n’était guère
conscient de ces nuages qui s’accumulaient. Au fond, Mariette retrouvait
presque inchangé le Saigon qu’elle avait quitté cinq ou six ans plus tôt.

En septembre 1932, Mariette débarqua au cap Saint-Jacques16, puis
retrouva ses parents à Saigon. Sa vie allait désormais se partager entre la
capitale de la Cochinchine et Dalat, sur les hauts plateaux, où sa mère
avait fait construire une villa17. Pendant le séjour de Mariette en France,
sa sœur aînée, Agnès, s’était mariée. Âgée de 25 ans, elle était devenue
l’épouse, en août 1928, du baron Pierre Didelot, fils d’un capitaine de

vaisseau, lui-même polytechnicien et artilleur, installé à Saigon, chargé de
la direction de l’Agence radiotélégraphique de l’Indochine et du Pacifique,
fondée en 1924. Avec cette alliance, la famille, de plus en plus liée aux
Français, avait ainsi fait un pas supplémentaire vers l’occidentalisation.
Pour la famille Nguyen Huu Hao, la grande question, désormais, était le
mariage de leur seconde fille. Mais avec qui ? Un Français aussi ? Un
riche Indochinois du Sud ? Un homme d’affaires ? Les autorités coloniales
et la famille allaient en décider tout autrement.

III

Comment marier une catholique

à un bouddhiste

Mariette n’allait se marier ni avec un Français, ni avec un riche
Indochinois du Sud, ni avec un homme d’affaires, mais avec l’empereur.

Au temps de l’Indochine française, la fonction impériale avait toujours
été préservée par les autorités coloniales successives. L’empereur résidait
dans la Cité interdite de Huế, en Annam, au centre du pays, à la façon des
anciens empereurs de Chine à Pékin qui, depuis toujours, avaient été le
modèle de l’institution impériale en Annam. Il n’est pas sans intérêt,
d’ailleurs, de rappeler que le premier empereur de la dynastie annamite
d’alors, les Nguyen, l’empereur Gia Long (1802-1820), avait réussi à
s’emparer du pouvoir et à fonder sa nouvelle dynastie, grâce au soutien
militaire que le vicaire apostolique, c’est-à-dire de l’évêque de
Cochinchine, Mgr Pigneau de Behaine, membre des Missions étrangères
de Paris, lui avait procuré quelques années plus tôt.

Toutefois, lorsque la colonisation s’était imposée dans l’ensemble du
pays, à la fin du XIXe siècle, l’empereur d’Annam avait peu à peu perdu
l’essentiel de ses pouvoirs. Le Sud, on l’a rappelé, avait été détaché de
l’empire et directement rattaché à la France, en tant que territoire français,
sous le nom de Cochinchine, autour de Saigon. Quant au reste de l’empire,
il avait été divisé en deux, au centre l’Annam, au sens colonial du terme,
en fait, un résidu d’Annam, autour de Huế, capitale impériale, et au nord,
le Tonkin, autour de Hanoi, Annam et Tonkin demeurant théoriquement de

souveraineté impériale, mais devenus protectorats de la France. Ce statut
de protectorat, et non de colonie comme la Cochinchine, expliquait le
maintien de l’institution impériale.

Derrière cette façade, les pouvoirs de la France, représentée par un
gouverneur général de l’Indochine (comprenant en outre Cambodge et
Laos), n’avaient cessé de croître, aux dépens de ceux de l’empereur. Au
temps de Bao Daï, le futur époux de Mariette, à partir de 1925, date de son
accession au trône, ou plus précisément, de 1932, date de son retour de
France, ces pouvoirs étaient quasiment nuls, presque exclusivement
honorifiques. En principe, l’Empire d’Annam (Annam et Tonkin) restait
administré par l’empereur et son gouvernement, à Huế ; de fait, il était
dirigé par le gouverneur général d’Indochine, à Hanoi, et le ministère des
Colonies, à Paris.

D’ailleurs, Bao Daï était-il « empereur » ou simplement « roi » ?
Comme les Européens, les Annamites distinguent parfaitement
« empereur » (hoàng đế) et « roi » (quốc vương). Or la littérature officielle
coloniale française était très ambiguë sur ce point. Lorsque la France avait
colonisé l’Annam, à la fin du XIXe siècle, un conflit en était résulté avec la
Chine, suzeraine historique du pays. Finalement, cette dernière avait été
contrainte d’abandonner ses droits sur le « royaume » d’Annam.
« Royaume » et non « Empire », le seul Empire concevable pour les
Chinois étant celui de Chine. La France s’en tint à cette dénomination de
« royaume », d’autant que cela lui convenait assez bien, impliquant un
certain équilibre avec les deux autres « royaumes » du Cambodge et du
Laos, au sein de la Fédération de l’Indochine française, elle-même partie
de l’Empire français. Mais aux yeux des Annamites, il était clair que leur
pays était, non un « royaume », mais bien un « empire ». La colonisation
tint compte également de ce point de vue, les décisions du roi d’Annam
étant, paradoxalement, réputées être des « ordonnances impériales », les
autorités françaises admettant parfaitement que les Annamites, quant à
eux, se réfèrent à l’« Empire d’Annam ». De là, une ambiguïté qui persista
jusqu’à la fin de la monarchie, en 1945, entre ces deux termes de
« royaume » et d’« empire », et par conséquent de « roi » et

d’« empereur ». Mariette elle-même allait bientôt parler du « roi » et non
de l’« empereur ».

Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine de 1897 à 1902, avait
bien perçu cette difficulté. Dans ses « Souvenirs » – L’Indochine
française – publiés en 1930, il écrivait : « Nous donnons indifféremment
au souverain d’Annam le titre de roi ou d’empereur. Les Annamites, qui
font la distinction, désignent toujours leur monarque par le titre le plus
haut, celui d’empereur, avec la signification de chef de plusieurs États, les
rois étant chefs d’un État unique. En souvenir de sa domination sur
l’Annam, le Tonkin, la Cochinchine dont il reste nominalement le
souverain, et de son ancienne suzeraineté sur le Cambodge, le prince qui
règne à Huế doit être appelé empereur. Au surplus, quelle que soit la
dénomination que nous employons en nous adressant, en français, au
monarque ou à ses ministres, l’interprète traduit par le même mot de la
langue annamite, le seul qui puisse être donné à l’homme qui occupe le
rang suprême, et ce mot équivaut à celui d’empereur. Et pourtant,
couramment, nous disons le roi, la citadelle royale, les reines, etc. »

Pour beaucoup, l’annonce du mariage de l’empereur – désignons-le
ainsi – avec Mariette fut une énorme surprise, sauf pour les gouverneurs
généraux Charles et Pasquier. En effet, même si les pouvoirs de
l’empereur étaient des plus réduits, il convenait de contrôler étroitement
ce dernier ; l’histoire des décennies récentes avait suffisamment montré
les risques que pouvait faire courir à la stabilité politique de l’Indochine
un empereur rebelle, par exemple Ham Nghi en 1885 ou Duy Tan en 1916.
Aussi le choix de sa future épouse était-il important.

Eugène Charles1 avait été résident supérieur en Annam pendant toute
la Première Guerre mondiale, exactement de 1913 à 1920. Rentré en
France, il avait accepté de s’occuper du prince Vinh Thụy, le futur Bao
Daï, lorsque celui-ci y fit ses études, entre 1922, date à laquelle il était
officiellement devenu prince héritier, et 1932, lorsque, ses études
terminées, il rentra à Huế, ayant été proclamé « empereur » entretemps, au
début de 1926.

L’empereur précédent, Khai Dinh, l’avait lui-même confié aux bons
soins de M. et Mme Charles. En France, il était également accompagné
d’un professeur annamite, mais ce dernier n’était chargé que de lui
enseigner les caractères et les classiques sino-annamites. En outre, l’avait
suivi son cousin, le prince Vinh Can, qu’il aimait beaucoup et qui demeura
à ses côtés durant toutes ses études en France, jusqu’en 1932, ainsi que
dans les années suivantes. Pendant ces dix années, ce furent donc les
Charles qui s’occupèrent du prince héritier, bientôt devenu empereur au
tout début de 1926, après la mort de l’empereur Khai Dinh, fin 19252.
C’étaient donc eux qui avaient eu la lourde responsabilité de surveiller les
études du nouvel empereur.

Le jeune prince Vinh Thuy (à gauche), futur empereur Bao Daï, et son
cousin, le prince Vinh Can (à droite), avec les Charles.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Le prince avait d’abord vécu chez eux, avenue de La Bourdonnais – ils
le considéraient presque comme leur propre fils –, avant de posséder son
propre hôtel particulier, 13, avenue de Lamballe, à Passy. Il avait été

scolarisé au lycée Condorcet, puis était devenu auditeur à l’École libre des
sciences politiques, ce qui n’était pas extraordinaire comme études. Plus
que d’études, ce fut de sport et de voitures puissantes qu’il fut passionné :
il en possédait déjà plusieurs, ayant obtenu son permis, par faveur
spéciale, avant l’âge légal. Les sciences politiques, et la politique tout
court, l’avaient fort ennuyé ; sa vraie vie avait été celle qu’il avait
gaspillée avec le jeu, le sport, les filles, sur la Riviera. La tâche des
Charles n’avait pas été facile. Mais enfin, en ce mois de septembre 1932,
l’empereur retrouvait enfin son pays natal, l’Annam. Il avait à peine
19 ans. Il était un élégant jeune homme, très occidentalisé, dont on
s’accordait à reconnaître le caractère séduisant. Restait à en faire un
véritable empereur.

À cet effet, les Charles et le gouverneur Pierre Pasquier, gouverneur
général de l’Indochine entre 1928 et 1934, estimaient qu’il serait
probablement opportun de marier assez vite le jeune homme si l’on
souhaitait le stabiliser. Les Charles comme le gouverneur connaissaient
parfaitement Denis Le Phat An, un des oncles de Mariette, et l’on songea
immédiatement à cette dernière, qui, comme l’empereur, venait de rentrer
de France. Elle était issue d’une famille très honorablement connue, fort
bien éduquée, tout aussi occidentalisée que l’empereur, très séduisante :
les deux jeunes gens avaient tout pour s’entendre et l’on pouvait espérer
les meilleurs résultats d’un tel mariage.

D’ailleurs, Bao Daï était parfaitement conscient que les Charles se
souciaient de son mariage. Il écrira, dans ses mémoires : « M. et
Mme Charles se préoccupaient aussi de me trouver une épouse. Eux
souhaitaient surtout qu’elle ait reçu une éducation semblable à la
mienne3. » On s’orientait franchement vers un mariage « arrangé », ce qui
d’ailleurs ne choquait personne : c’était la tradition, tant dans les familles
simples qu’à la Cour d’Annam. La seule différence était que le gouverneur
général se substituait à cette dernière. En outre, l’Église d’Indochine, ou
tout au moins une partie, poussait dans le même sens, en raison du
catholicisme de la famille et de la piété de la jeune fille. Un siècle et demi
après Mgr Pigneau de Behaine, les missions catholiques, au premier rang
desquelles figuraient les Missions étrangères de Paris, se retrouvaient en

position, avec la jeune Mariette, de jouer un rôle politique qui pourrait les
aider dans leur entreprise d’évangélisation.

Par un « heureux concours de circonstances », les Nguyen Huu Hao se
trouvaient à Dalat, sur les hauts plateaux, où ils possédaient une villa, le
gouverneur général Pasquier également, ainsi que les Charles et
l’empereur Bao Daï. Parfois, le « hasard » fait bien les choses. Une
réception fut organisée au célèbre Lang Bian Palace de la ville : Mariette y
fut présentée à l’empereur. Elle a elle-même raconté cette rencontre4.

Le maire de Dalat, M. Darles, avait envoyé une invitation à son oncle
Le Phat An. Il s’agissait d’une soirée qui avait été organisée en l’honneur
de l’empereur Bao Daï. Mariette n’avait aucune envie d’y aller. M. Darles
n’était guère apprécié en Cochinchine. Grossier personnage, on lui
reprochait mille brutalités à l’égard des indigènes. Il avait même eu
affaire avec la justice, alors que les administrateurs français de ce niveau
étaient quasiment intouchables. Craint à Dalat, on le respectait d’autant
plus, en apparence, qu’il était bien vu de l’empereur.

Le bâtiment lui-même, le Lang Bian Palace, était immense, on s’y
sentait mal à l’aise lorsqu’on n’était pas habitué à ces réceptions. Rien n’y
était simple. Le décorum en imposait tellement qu’il paralysait presque les
convives au moment d’entrer dans le grand salon, surtout une soirée de
fête. Tout le monde allait dévorer des yeux la jeune Mariette, une nouvelle
venue dans le petit monde de Dalat. Elle était fort séduisante et elle le
savait. Les femmes se montreraient immédiatement jalouses et
malveillantes ; les hommes l’examineraient de la tête aux pieds. Mariette
détestait ce genre de situation. Bien que rentrée de France depuis près de
deux ans et bien que sa famille fût très en vue dans la ville, elle ne faisait
pas encore partie de la société de Dalat. Ce serait une sorte de « bal des
débutantes », tout le contraire de ce que Mariette aimait. Elle n’était pas
timide, mais réservée, elle n’était pas mal à l’aise en société, mais sans
envie de se montrer.

Et puis l’empereur. Certes, tout le monde disait qu’il savait être
simple. Mais enfin c’était l’empereur. Non, vraiment, elle n’avait pas
envie d’aller à cette soirée. Son oncle, pourtant, insistait. Avait-il une idée
en tête ? Ou tout simplement était-il fier de sa nièce, fier de la présenter à

l’empereur ? Il assura à Mariette que ce ne serait qu’une simple formalité,
qu’ils ne resteraient que peu de temps et rentreraient vite à la maison.
Mariette céda. Il était entendu qu’elle s’habillerait simplement, et ne se
maquillerait pas. Il ne fallait pas transformer cette rapide apparition
informelle en une cérémonieuse présentation.

Elle avait tant tergiversé qu’ils arrivèrent au Lang Bian Palace très en
retard. Tout était commencé depuis longtemps. Ils s’arrêtèrent un instant
sur le grand perron, en haut des marches de l’entrée. M. Darles vint très
vite les accueillir et les fit entrer dans le grand salon si redouté. Les
conversations baissèrent d’un ton. Mariette sentit immédiatement mille
yeux la dévisager. Comme dans un rêve, elle se retrouva devant
l’empereur, nonchalamment assis dans un fauteuil club, en train de fumer
et de converser. M. Darles présenta Mariette à l’empereur. Dieu merci, les
enseignements des Sœurs de la rue de Ponthieu lui revinrent à l’esprit. Elle
fit une profonde révérence, si profonde que son oncle dut discrètement lui
faire comprendre qu’elle devait se redresser et reprendre une attitude plus
naturelle.

Comme si tout avait été préparé d’avance, l’orchestre entama un
tango. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, l’empereur l’invita à se
diriger avec lui vers la piste pour une danse. Danser avec l’empereur ! Il
fallut sourire, échanger quelques mots. L’empereur lui parla en français et
fut apparemment surpris de la facilité avec laquelle elle lui répondit, elle
aussi, en français. Elle ne savait trop que dire, mais ils comprirent tout de
suite qu’ils étaient tous les deux « parisiens » et modernes. Mariette était
quelque peu étonnée et intimidée. De plus, elle était gênée par sa petite
surdité : elle en prévint l’empereur, qui jugea ce détail sans importance5.
Ce en quoi il se trompait, car cette surdité accentuerait en partie le repli
sur soi qui allait progressivement marquer l’existence de l’impératrice.

Cette rencontre, Mariette dut l’admettre, s’était bien passée. Contre
toute attente, l’empereur était un jeune homme semblable aux autres,
assez bien fait de sa personne, qui fumait dans un fauteuil club, souriait,
parlait français, et savait danser le tango. Au moment de quitter le Lang
Bian Palace avec son oncle, mille idées l’assaillirent. Est-ce que tout cela
n’avait pas été sciemment organisé ? Pourquoi l’empereur lui avait-il dit

qu’il aimerait la revoir ? Elle, jeune fille bourgeoise de Saigon, lui,
empereur d’Annam. Empereur d’Annam : cela lui revenait sans cesse en
tête. Et puis il n’était pas catholique. Mais pourquoi penser à tout cela
puisque rien n’avait changé dans sa vie ?

À moins que… Cochinchinoise, française, jeune fille, femme,
troublée, sûre d’elle-même, timide, Mariette, ce soir-là, ne savait plus très
bien ce qu’elle était. N’était-ce pas une soirée sans importance, comme il
y en a tant au Lang Bian Palace, à longueur d’année ? Une simple
gentillesse, pour plaire à son oncle ? À peine sortie du couvent des
Oiseaux et cette nuit, en rentrant à la villa, s’imaginer en impératrice,
alors qu’elle s’était si souvent rêvée en religieuse. Tout cela n’avait aucun
sens. Et puis l’empereur n’accepterait jamais de se convertir au
catholicisme. D’ailleurs, il ne le pouvait pas, le peuple ne l’aurait pas
accepté. Pourquoi penser à tout cela ? Son esprit se brouillait.

Peut-être fut-ce à cette réception du Lang Bian Palace, ce soir-là, que
Mariette devint impératrice.

Bao Daï écrira plus tard : « Après quelques entretiens, un tendre
sentiment naît entre nous. Nous nous promettons de nous revoir (…).
Après cette première rencontre, apparemment fortuite, nous nous revîmes.
Marie-Thérèse6 a beaucoup apprécié son séjour en France. Comme moi,
elle est sportive, aime la musique… Elle a le charme délicat des jeunes
femmes du Sud. Dans notre dynastie, c’est d’ailleurs une tradition de
choisir pour épouses de l’Empereur des femmes de Cochinchine. Pour les
gens du Centre, et encore plus du Tonkin, la Cochinchine reste toujours un
peu “la terre promise7”. » L’empereur, en outre, n’était probablement pas
insensible à la fortune de la famille. Cette dernière prendra d’ailleurs
quelques précautions en exigeant une séparation de biens8. « Tendre
sentiment » ? Était-ce réellement le cas de Mariette ? Peut-être aussi fut-
elle touchée par l’isolement de ce sympathique jeune homme, « retour de
France » comme elle, et voulut-elle l’aider à surmonter l’hostilité dont il
était victime au sein de la Cour9.

Quoi qu’il en soit, la décision était prise de marier les deux jeunes
gens. Les Charles, la famille Nguyen Huu Hao, la hiérarchie catholique,
l’empereur lui-même, tout le monde avait des raisons d’être satisfait.

Le gouverneur général Pasquier, l’âme du montage, était
effectivement satisfait de ce projet. Il appréciait en particulier les attaches
françaises de la famille : « Les Le-Phat-An [parents de Mariette du côté
maternel] (…) depuis la conquête française, sont demeurés constamment
fidèles à leur nouvelle patrie. Certains membres de cette famille sont
naturalisés français et vivent même en France, sur la Côte d’Azur. La
plupart des enfants ont été élevés en France. Elle-même [Mariette] a fait
toute son éducation dans une des pensions aristocratiques les plus réputées
de Paris. Sa sœur aînée, qui est tout à fait française de cœur et d’esprit, a
épousé un polytechnicien qui occupe une situation intéressante en
Indochine et est fils du baron Didelot10. » Dans quelle mesure le fait
qu’une partie de la famille vive sur la Côte d’Azur était-il une garantie
pour l’avenir ? À aucun moment on ne se demanda si tout cela n’était pas
un peu trop français, justement, pour une future impératrice d’Annam, si
le nationalisme n’en tirerait pas argument contre la France. Il est vrai que
l’empereur des Indes était bien britannique ! Or si la future impératrice
d’Annam était de nationalité française et avait été élevée en France, au
moins était-elle d’origine cochinchinoise !

Ce projet de mariage, élaboré par le gouverneur général Pasquier11, ne
rencontrait pas l’entière approbation de la famille impériale, ni même de
l’administration coloniale12. D’ailleurs, on était encore bien loin de son
aboutissement. Mariette avait plutôt songé à la vie religieuse ; ce mariage
avec l’empereur lui semblait probablement irréaliste. Et puis, des
difficultés surgirent bientôt, tant du côté de la famille Nguyen Huu Hao
que de celui de la Cour. Bao Daï les a assez longuement expliquées dans
ses mémoires. Dans un cas comme dans l’autre, la religion catholique de
Mariette allait être au centre des exigences ou des oppositions.

Certes, les Nguyen Huu Hao, et peut-être Mariette elle-même, ne
pouvaient être qu’extraordinairement flattés. Ce projet de mariage
consacrait une ascension sociale fulgurante. De la béatification de
Matthieu Le Van Gam par le pape Léon XIII en 1900 à ce projet de
mariage avec l’empereur Bao Daï en 1933, la famille avait toutes les
raisons de se féliciter de la tournure des événements. Toutefois, la

question religieuse était grave pour une famille aussi profondément
catholique.

D’une part, il était inconcevable que le mariage de leur fille fût
assimilé à un simple ajout à la liste des épouses impériales : Mariette
devait être la seule et unique épouse de l’empereur, comme dans toute
famille catholique respectable. Certes, l’empereur, dès son retour de
France, avait supprimé la polygamie impériale, mais à la Cour, cette
mesure n’était pas acceptée par tous, notamment la reine-mère. Le risque
d’un retour aux anciennes traditions qui s’étaient perpétuées jusqu’au
règne précédent demeurait. L’enjeu de cette monogamie était la
descendance : seuls les enfants de Mariette pourraient jouir du titre de
prince ou princesse.

D’autre part, aux yeux des Nguyen Huu Hao, et en particulier de la
mère de Mariette, très pieuse, mais aussi de Mariette elle-même, ce
mariage ne pouvait être que catholique, c’est-à-dire célébré en tant que
sacrement catholique. Cet impératif allait à l’encontre d’une Cour
organisée depuis toujours autour de rites qualifiés de « païens » par les
missionnaires. En outre, l’empereur Bao Daï n’étant pas catholique, il
fallait demander à Rome une dispense pour que fût exceptionnellement
célébré un mariage entre une catholique et un « païen ». De plus, d’un
mariage catholique pourraient être issus des enfants – on l’espérait bien –
qu’il faudrait baptiser dans la religion catholique, ce qui impliquait la
perspective d’un prince héritier catholique. Mariette et ses parents
semblaient très fermes sur ces principes, peu disposés à des concessions.
C’était une vraie révolution pour une Cour qui, moins de quatre-vingt-dix
ans plus tôt, avait condamné à mort Matthieu Le Van Gam pour l’aide
qu’il avait apportée à des chrétiens.

L’engagement catholique de la famille de Mariette depuis tant de
décennies, l’histoire de ses martyrs, ses nombreuses fondations
religieuses, ses rapports étroits avec l’Église d’Indochine pouvaient
toutefois laisser supposer que toutes les difficultés s’aplaniraient. C’est du
moins ce qu’on pensait dans la famille de Mariette comme au
gouvernement général de l’Indochine. Et les deux jeunes gens semblaient

pouvoir s’entendre, ce qui était déjà beaucoup, encore que Mariette fût
plus impressionnée par l’empereur que véritablement amoureuse13.

L’Église fut sondée par l’intermédiaire du délégué apostolique du
Vatican en Indochine, Mgr Dreyer. Rapidement, l’importance du dossier
exigea qu’il fût remonté jusqu’à Rome, dès juillet 1933, si ce n’est plus
tôt. Le 18 août, Rome répondit à Mgr Dreyer que l’Église ne pouvait
donner son accord à un mariage catholique qu’à deux conditions : que
l’époux s’engage à respecter la liberté religieuse de son épouse et que les
deux époux s’engagent à élever leurs enfants dans la religion catholique.
La première condition ne soulevait aucune difficulté, l’empereur étant
acquis à cette idée de liberté religieuse pour sa future femme, et prêt à s’y
engager par écrit. La seconde, en revanche, semblait insurmontable,
l’empereur ne pouvait, aux yeux de l’opinion publique, s’engager à faire
élever un futur prince héritier dans la religion catholique. C’était contraire
à toute l’organisation politique de l’Empire d’Annam. Jamais la Cour
n’accepterait un empereur catholique, alors que le pays était fondé sur les
principes confucéens hérités de la Chine.

La France entreprit alors une démarche officielle par l’intermédiaire
de François Charles-Roux, récemment nommé ambassadeur auprès du
Saint-Siège, en 1932. Le gouverneur général Pierre Pasquier, en
septembre 1933, écrivit à l’ambassadeur : « Toutes les jeunes filles qui lui
étaient présentées [à Bao Daï] par les mandarins étaient dépourvues
d’instruction occidentale et seraient tombées inévitablement sous
l’influence des reines douairières. Une seule possédait la distinction de
manières qui l’égale au jeune prince… mais elle est catholique. J’ajoute
que le prince a eu l’occasion de la rencontrer plusieurs fois en France [ce
qui semble erroné] et ici même, et qu’il m’a formellement fait part de son
désir de l’épouser. Votre Excellence peut maintenant percevoir l’intérêt
que le gouvernement trouve à favoriser la réalisation de ce projet, c’est par
les femmes que le vieux parti réactionnaire comptait s’assurer de la
soumission du jeune prince et le séparer de tout ce qu’il y avait en lui de
français. Nous déjouons ces calculs et la reine que nous souhaitons sera
une précieuse alliée pour assurer le succès définitif de la politique
française à Huế14. »

Au Vatican, Charles-Roux fit de son mieux pour obtenir une dispense
de la part du pape Pie XI. Ce dernier, jusqu’ici, avait eu une attitude plutôt
favorable à l’Église de France : c’est lui qui, un mois seulement après son
élection, avait, par sa lettre apostolique Galliam, Ecclesiæ filiam
primogenitam du 2 mars 1922, canonisé Jeanne d’Arc, sainte patronne
secondaire de la France ; c’est lui qui avait canonisé Thérèse de Lisieux,
Madeleine-Sophie Barat et le curé d’Ars en 1925. Mais il était également
très rigide quant à l’application du droit canonique et était connu pour le
peu de dispenses accordées aux solliciteurs ; on lui prête ce mot : « Les
lois sont faites pour être observées, pas pour en être dispensé15. » C’est
malheureusement ce second trait de son caractère qui allait l’emporter.

Surnommé « pape des Missions », Pie XI avait parfaitement saisi
l’importance de l’enjeu que recouvrait l’affaire du mariage de Mariette
avec l’empereur Bao Daï, c’est-à-dire, tout simplement, celle de la place
du catholicisme dans l’Empire d’Annam. Toutefois, en dépit de l’histoire
de la famille Nguyen Huu Hao et des efforts de l’ambassadeur Charles-
Roux, la réponse du Vatican à la demande de dispense demeura négative.
Et il était hors de question que le Saint-Père changeât d’avis sur ce point,
c’était un principe de droit. Le cardinal Pacelli, secrétaire d’État de Pie XI,
fera remarquer à Charles-Roux : « C’est sur une question de mariage
religieux qu’au XVIe siècle l’Église catholique a perdu l’Angleterre. »
Sous-entendu, ce qui n’a pas été possible, hier, pour l’Angleterre, l’est
encore moins, aujourd’hui, pour l’Annam.

La véritable difficulté, on l’a souligné, était celle des enfants, c’est-à-
dire, implicitement, celle de la religion d’un éventuel prince héritier : le
droit canonique exigeait qu’ils fussent élevés dans la religion catholique,
c’est-à-dire baptisés, et qu’un enseignement religieux leur fût dispensé.
C’était, par exemple, la condition qu’avait exigée le Vatican lors du récent
mariage du roi Boris de Bulgarie et de la princesse Jeanne de Savoie, fille
du roi d’Italie. Cet engagement n’ayant pas été respecté, le Vatican
protesta publiquement contre ce manquement. Le cardinal secrétaire
d’État et le préfet de la Propagande, rapportait l’ambassadeur Charles-
Roux, « n’ont pu que me confirmer l’impossibilité où se trouve le pape de
déroger à un principe de droit divin formellement et expressément

consacré par le droit canon, en ce qui concerne l’engagement d’élever dans
la religion catholique tous les enfants à naître d’une union mixte. Cet
engagement en l’espèce serait à écrire par la future, l’époux se bornant à
apposer sa signature en dessous de celle de sa fiancée, pour manifester
qu’il s’associe à l’engagement pris. L’acte pourrait, si l’on en convenait,
ne pas être publié, mais naturellement il ne faudrait pas que le contraire de
l’obligation contractée fût proclamé, car alors l’affirmation du contraire
de la vérité amènerait fatalement à y opposer la vérité16 ». Publié ou non,
cela était inadmissible pour la Cour d’Annam ; l’empereur ne pouvait pas
s’y engager formellement. Le refus du Vatican d’accorder la dispense sera
évidemment tenu secret ; l’opinion publique, en Indochine, n’en fut jamais
informée, surtout pas les catholiques.

En décembre 1933, l’empereur Bao Daï fit conférer plusieurs
décorations à des prélats et religieux de la Congrégation de la Propagande.
L’ambassadeur Charles-Roux remit lui-même le Dragon d’Annam au
cardinal Biondi, préfet de la Propagande. Tous furent ravis de ces
décorations exotiques17, mais la position du Vatican n’en fut nullement
modifiée.

Du côté de la Cour, la situation était tout aussi complexe et difficile.
Une première source d’opposition était Tu Cung, à laquelle sera bientôt
conféré le titre de reine-mère. La situation généalogique de Bao Daï était
fort incertaine. Tu Cung, née en 1890 – elle avait donc 43 ans en 1933 –
n’était à l’origine qu’une simple servante, c’est-à-dire ce qu’en Occident,
on appellerait une odalisque, ces domestiques des harems ottomans, qui
d’ailleurs pouvaient accéder au titre de concubine. Précisément, tel était le
cas de Tu Cung. Sa vie avait été fort compliquée. Elle était la fille de
l’union illégitime d’un petit mandarin de province et de la belle-sœur de
ce dernier. Orpheline très jeune, elle avait été élevée par son frère aîné,
lequel, s’étant ruiné au jeu, la « vendit » au Palais. Elle y était devenue la
concubine du prince Buu Dao, futur empereur Khai Dinh. Or, le 22 octobre
1913, Tu Cung avait mis au monde un garçon, lequel ne pouvait être le fils
du prince Buu Dao, puisque ce dernier était impuissant. Le fait était très
connu, il en sera même fait mention dans la presse, par exemple par Roger
Bauduin de Belval dans la revue France-Pacifique18. Toutefois, le père

biologique du nouveau-né, le futur prince Vinh Thụy, puis empereur Bao
Daï, demeura inconnu du plus grand nombre, Tu Cung s’en tenant, en dépit
de maints interrogatoires, à sa thèse selon laquelle le père était bien le
prince Buu Dao. Cette version servait ses intérêts, puisque, étant « fils »
unique, l’enfant avait toute chance de devenir empereur à la mort de son
« père ». De façon à régler cette affaire gênante, l’« Administration des
personnes respectables » avait finalement accordé à l’enfant le titre
nobiliaire de « Vinh », afin de l’admettre dans la lignée impériale. Ce fut
donc le prince Vinh Thuy, devenu en 1925 empereur Bao Daï. À la Cour,
la famille impériale, qui savait tout cela, l’appelait Con Troi, « Fils du
Ciel », pas au sens chinois du terme, mais plutôt, par dérision, au sens
annamite populaire, « celui qui se prend pour le Fils du Ciel ».
L’Administration coloniale, durant les règnes précédents, avait
progressivement récupéré les trésors cachés dans la Cité impériale : elle
en distribuait chaque année quelques miettes aux membres de la famille
impériale de façon à ce qu’elle taise les véritables origines du « bâtard »
Vinh Thuy19.


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