années de règne. Désormais, elle n’y trouvait plus aucun charme. Son père
était décédé. Et elle n’aimait guère la chasse dont Bao Daï était passionné.
D’ailleurs, ce dernier se trouvait très bien, à Dalat, sans son épouse. Le
journaliste Lucien Bodard, à propos d’une réception donnée par
l’empereur en l’honneur du général de Lattre, le 23 février 1951, notait
l’absence de « l’austère et catholique impératrice Nam Phuong qui est en
France avec ses enfants », et ajoutait : « Pas question pour elle de venir en
Indochine tellement elle ennuie, assomme et exaspère son souverain
d’époux40. » L’exil était définitif.
À Cannes, les relations de l’impératrice se limitaient à très peu de
personnes, essentiellement françaises, rarement vietnamiennes. Elle restait
très attachée à ses relations familiales. Sur ce plan, Nam Phuong eut un
grand bonheur en 1953 : ce fut l’installation définitive de sa mère en
France – elle avait alors 74 ans – qui, comme l’impératrice, vint vivre à
Cannes et à Neuilly, tout en retournant de temps à autre au Vietnam. Elle
demeurera dans son appartement de Neuilly jusqu’à sa mort, en 196441. Ce
fut très certainement un réconfort pour Nam Phuong, qui se sentait
souvent bien seule. C’est pourquoi elle était si attentive aux relations avec
sa famille proche. Par exemple, on la vit assister, en grande pompe, au
mariage de sa nièce, Marie-Agnès Didelot, avec André de Lambert des
Champs de Morel dans leur paroisse de Saint-Honoré-d’Eylau, à Paris, en
1953 ; la célébration était présidée par Mgr Lemaire, supérieur des
Missions étrangères de Paris.
Au-delà du cercle familial, Nam Phuong fréquentait quelques
personnalités liées à l’Indochine, par exemple Mme Catroux, ou encore
Mme Jozan, épouse de l’amiral42 qui devint commandant des Forces
maritimes d’Extrême-Orient en 1954 et possédait une villa à Cannes. Mais
ses relations vraiment amicales étaient assez peu nombreuses, à
l’exception, peut-être, de Dom Romain, l’ancien abbé du monastère
bénédictin de Thiên-An (à côté de Huế), qu’elle continuait à fréquenter43.
Sa légère surdité, ou encore son français parfois défectueux étaient peut-
être une des causes de cet isolement. En effet, alors qu’elle parlait
parfaitement vietnamien, avec un accent du Sud – lorsqu’elle écrivait un
mot ou un nom vietnamien, elle le faisait toujours avec les signes
diacritiques appropriés –, son français ne fut jamais tout à fait correct44,
bien qu’elle l’utilisât très naturellement dans la vie courante, ce qui la
gênait probablement. Pourtant, du fait de son éducation française et des
manières directes qu’elle avait acquises, elle se sentait mieux avec les
Français, qui s’adressaient à elle sans détours, qu’avec les Vietnamiens
qui avaient toujours tendance à s’exprimer de façon indirecte et avec de
constants sous-entendus45.
Et puis, derrière une apparente sérénité, la lancinante question des
maîtresses de l’empereur la minait. Nam Phuong était une femme
délaissée. Elle était parfaitement au courant de la vie que menait Bao Daï
au Vietnam, à Dalat et ailleurs, où ses maîtresses régnaient presque
officiellement à la place de l’impératrice en titre. C’était surtout le cas de
Mong Diep, qui l’avait rejoint à Dalat et en particulier à Ban Me Thuot,
sur les hauts plateaux, où Bao Daï aimait tant chasser. Il en aura deux
garçons, tous deux nés à Dalat : Bao Hoang en 1954, qui mourut à
quelques mois, et Bao Son en 1957. D’ailleurs, Mong Diep avait sa propre
villa à Dalat, offerte par Bao Daï lui-même, et régentait en partie ce qu’on
appelait au début de ces années 1950, le « domaine de la Couronne »,
c’est-à-dire ces hauts plateaux peuplés de minorités ethniques, qui étaient
surtout les terrains de chasse de l’empereur. Plus que jamais, depuis le
départ de Nam Phuong pour la France, la reine-mère poussait Bao Daï à
considérer Mong Diep comme sa seconde épouse. L’administration
française finit même par l’admettre de facto. Comment, dans de telles
conditions, Nam Phuong aurait-elle pu souhaiter un retour au Vietnam ?
D’autant que, si le cas de Mong Diep était le plus flagrant, ce n’était
pas le seul. Il faudrait aussi citer celui de Jenny Wong, revenue de Hong
Kong et dont Bao Daï avait eu une fille, Phuong An, née à Dalạt en 1949,
ou encore celui de Phi Anh, à laquelle Bao Daï avait également acheté une
villa : elle avait donné à l’empereur deux enfants, une fille, en 1949 ou
1950, appelée Phuong Minh, et un garçon, né à Dalat en 1951 ou 1953, qui
fut appelé Bao An. On voit bien, par les noms attribués, que tous ces
enfants étaient officiellement considérés par la famille impériale comme
princes et princesses. On en était revenu à la polygamie. Tout cela était
évidemment insupportable pour Nam Phuong. De plus, certaines des
maîtresses de l’empereur le suivirent jusqu’à Cannes : ce fut précisément
le cas de Mong Diep, qui s’installa sur la Côte, dans une villa d’Antibes.
Mong Diep se trouva même, en 1953, au cœur d’une affaire aussi
rocambolesque que tragique. En abdiquant, en 1945, Bao Daï avait remis
au Viêtminh deux des regalia les plus précieux de l’Empire, l’épée et le
grand sceau de l’empereur Khai Dinh. Emportés à Hanoi, ils y avaient été
abandonnés, puis retrouvés au hasard d’une opération militaire française
dans les environs de la ville. Le 8 mars 1952, au cours d’une cérémonie
officielle, ils furent restitués par l’armée, non directement à Bao Daï, mais
à la reine-mère, accompagnée de Mong Diep, maîtresse de l’empereur
pour les uns, « seconde épouse » pour les autres, en particulier la reine-
mère, ravie du rôle officiel ainsi confié à sa protégée. À Huế, Bao Daï
confirma qu’il s’agissait bien des regalia qu’il avait remis au Viêtminh en
août 1945. La situation militaire se dégradant, l’empereur, en 1953, décida
de faire rapatrier en métropole quelques-uns de ses objets personnels les
plus précieux, y compris ces regalia. À cet effet, il les confia à Mong
Diep, à charge pour celle-ci de les remettre à l’impératrice. On aurait pu
attendre plus d’élégance de la part de Bao Daï. La reine-mère, quant à elle,
apprécia sans doute à sa juste valeur cette nouvelle mission officielle
confiée à la « seconde épouse » ; peut-être même imaginait-elle déjà avec
jubilation la scène de remise des regalia. Quoi qu’il en soit, Mong Diep
s’acquitta parfaitement de sa mission : elle vint à Cannes rendre visite à
Nam Phuong et lui remit l’épée et le sceau. D’ailleurs, Mong Diep
admirait l’impératrice46, laquelle, évidemment, n’était pas en situation
d’éprouver des sentiments comparables à l’égard de sa rivale. Ces regalia
passeront ensuite au prince Bao Long47. Fallait-il en conclure que
l’impératrice était devenue la véritable dépositaire des espoirs de la
dynastie des Nguyen ?
Nam Phuong, on la comprend, ne se sentait guère mieux à Cannes qu’à
Dalat. Elle s’efforçait d’y paraître dignement, participait à quelques
obligations sociales ou politiques, acceptait même, parfois, de suivre
l’empereur à certaines réceptions, au Palm Beach ou ailleurs. On l’a dite
courtisée par l’Agha Khan, mais elle lui rendait visite avec ses enfants, ce
qui était une réponse anticipée à ses éventuelles avances48. Sa mauvaise
audition la gênait, elle pouvait difficilement participer aux conversations
et cela contribuait à l’isoler chaque jour davantage. Et surtout chacun
savait bien que le couple était brisé. D’ailleurs, à partir de 1952-1953, le
Conseil de la famille de l’impératrice mit fin à tout subside à son mari49.
Nam Phuong n’en suivait pas moins son mari lors de certains de ses
voyages en France, lorsqu’il revenait en métropole. Par exemple, en
septembre 1952, le couple impérial, qui séjournait à Évian-les-Bains, se
rendit par train spécial à Toulouse, puis de là, à Muret, où, le 5, ils furent
reçus, à titre privé, par le président Auriol, dans sa propriété personnelle.
Ensuite, l’impératrice accompagna son époux à Saint-Gaudens, chez leurs
amis le Dr Pagès-Bordes et sa femme. Et de là, ils poussèrent en voiture
jusqu’à Saint-Bertrand-de-Comminges, tout proche, pour y visiter la
magnifique cathédrale Sainte-Marie : Nam Phuong demanda que deux
messes y fussent dites pour la paix en Indochine50. Quel dommage qu’on
ne possède pas d’archives concernant de telles visites : Nam Phuong dut
être émerveillée et touchée par la beauté de ce lieu extraordinaire qui,
effectivement, valait bien ce détour. Construite pour l’essentiel au
XIVe siècle, la cathédrale Sainte-Marie est l’une des plus belles du Sud-
Ouest. Puis, après cette visite, Bao Daï et Nam Phuong regagnèrent la
préfecture de Toulouse, avant de prendre le train de nuit pour Évian-les-
Bains51.
Toutefois, ces déplacements étaient devenus assez pénibles, car très
souvent ponctués de manifestations politiques diverses. En l’occurrence,
lors de ce voyage dans le Sud-Ouest, les Vietnamiens de Toulouse,
partisans de l’empereur, firent adresser à ce dernier un télégramme lui
souhaitant la bienvenue en Haute-Garonne et lui réaffirmant leur soutien
pour la victoire du Vietnam. En revanche, les Vietnamiens pro-Viêtminh
de Toulouse firent publier dans le journal Le Patriote, organe du Parti
communiste français, une déclaration inverse, réaffirmant « que Bao Daï,
empereur d’Annam, sous la domination française, collaborateur des
fascistes japonais, ayant abdiqué lors de la révolution d’août 1945, au
Viêt-Nam, ne représente autre que lui-même (…). Le Président de la
République démocratique du Viêt-Nam, Hô Chi Minh, représentant
authentique du peuple Vietnamien, est seul qualifié pour parler au nom du
peuple vietnamien »52. Ces oppositions dégénéraient parfois en
manifestations violentes qui perturbaient très souvent des déplacements
que Nam Phuong redoutait de plus en plus.
La presse française, très contrôlée, s’efforçait, quant à elle, de
présenter le couple impérial comme toujours aussi uni. Ainsi, à la lecture
de Paris-Match, on ne pouvait guère imaginer la distance qui séparait
désormais Nam Phuong de son époux : « L’avion a rapporté de Saigon au
château [Thorenc, à Cannes] des friandises, des épices, des sauces dont la
famille impériale est friande, mais que l’impératrice interdit à son époux
car il va avoir 40 ans ces jours-ci et montre une fâcheuse tendance à
l’embonpoint. » Et de poursuivre : « Il chasse, pêche, joue au tennis, fait
du cheval, gratte la mandoline, et le soir, se bat à coups d’oreillers avec le
jovial Bao Thang, âgé de 4 ans [en fait, 10 ans], le dernier né de la famille
(…). » Bref, une petite vie de famille française paisible. Le magazine n’en
jugeait pas moins durement cet empereur « que rien n’intéresse hormis se
divertir et qui préfère la vie aisée, luxueuse et tranquille de son royaume
de Thorenc, dont les voisins sont Maurice Chevalier et l’Agha Khan, à son
empire ensanglanté ». Mais de conclure néanmoins : « Ce roi des belles de
nuit et de la Côte est tenu par ceux qui le connaissent bien pour le plus fin
politique parmi les têtes couronnées53. »
Nam Phuong disposait d’un cabinet, séparé de celui de son époux.
Nguyen Tien Lang, son ancien secrétaire de Huế dans les années 1930, en
fit à nouveau partie à compter de cette période. La princesse Phuong Dung
se souvient très bien de lui, mais ne l’aimait pas54. Emprisonné par le
Viêtminh en 1945, condamné pour trahison en décembre 1946, il avait
échappé de peu à une exécution capitale, mais était resté détenu en zone
viêtminh jusqu’en 1951. Dès qu’il s’en évada, il émigra en France et se
remit au service de l’impératrice, à Cannes. Il y demeura jusqu’en 1955. Il
fut l’un de ses plus proches confidents pendant ces années cannoises. C’est
d’ailleurs durant cette période qu’il écrivit, sous le titre Les Chemins de la
révolte, le récit de ses années passées avec le Viêtminh en tant que
secrétaire, bien malgré lui, du général Nguyen Son. Récit poignant et fort
bien écrit de sa captivité. Nguyen Tien Lang revenait d’ailleurs sur les
idées qu’il avait développées avant-guerre et que l’impératrice partageait
en très grande partie : « Je ne souhaite qu’une seule chose, écrira-t-il à
propos du Viêtminh (…), c’est que ceux qui ont entrepris de mener le
peuple, que ceux qui ont promis de donner l’indépendance et le bonheur au
pays, réussissent. C’est ce que nous voulions, nous aussi, mais nous
pensions que l’autonomie, la liberté, l’honneur, nous pouvions les donner
au Vietnam sans faire couler son sang (…). Mais vous verrez : si l’on ne
peut éviter la guerre, le sang et les ruines, ce sera très long, très coûteux et,
ce jour-là, le peuple nous regrettera, nous et les gens qui, comme nous,
croyaient que la mission de l’élite vietnamienne consistait à discuter avec
les élites des autres pays pour que notre pays obtînt son indépendance dans
l’honneur et la dignité, sans qu’il fût nécessaire de recourir au sacrifice
des masses55. » Tout Nguyen Tien Lang est là, et probablement Nam
Phuong aussi.
Après avoir quitté le service de l’impératrice, en 1955, Nguyen Tien
Lang habitera en banlieue parisienne, à Antony et Yerres, deviendra
professeur de lycée jusqu’en 1961, puis entrera dans l’administration du
ministère français de l’Éducation nationale. Toutefois, durant cette
période, il restera toujours en relation avec l’impératrice. C’est peu après
son départ de Cannes qu’en 1956, on retrouvera les restes de son beau-
père, Pham Quynh, exécuté par le Viêtminh en août 1945. Ils avaient été
enterrés dans la forêt de Hac Thuu, près de Huế ; on les inhumera à la
pagode Van Phuoc, à Huế56. Nguyen Tien Lang en préviendra
probablement l’impératrice. Que de souvenirs poignants57 !
Malheureusement, ce n’était pas seulement le passé qui était poignant,
mais aussi le présent. En dépit de l’aide américaine, le corps
expéditionnaire manquait cruellement de moyens. L’opinion publique
métropolitaine était en grande partie indifférente, parfois hostile à l’effort
de guerre. Les militaires eux-mêmes étaient divisés sur les options à
prendre. Les gouvernements successifs, embourbés dans le quotidien,
n’avaient aucune politique clairement définie. Et sur place, les
Vietnamiens non communistes étaient divisés en d’innombrables partis,
sectes, groupuscules ; Bao Daï, chef théorique de l’État, était totalement
incapable de donner le moindre élan, ni d’incarner le moindre projet
d’avenir. Comment, dans de telles conditions, espérer vaincre un
soulèvement communiste qui avait réussi, aux yeux d’une grande partie de
l’opinion, à incarner la lutte de la nation vietnamienne contre l’étranger ?
À partir de 1953, il n’était plus question de vaincre, mais bien de
limiter au maximum les dégâts d’une défaite annoncée. L’Indochine
française agonisait, pourtant Nam Phuong espérait encore.
XI
La fin de l’Indochine française
En France comme en Indochine, on ne pouvait que constater l’échec de
la « formule Bao Daï » ; ceux qui la soutenaient encore se raréfiaient. Par
ailleurs, sur le terrain, la situation militaire empirait. La fin de la guerre de
Corée, en juillet 1953, allait permettre à la Chine communiste d’accroître
son aide au Viêtminh, alors que du côté occidental, les États-Unis se
refusaient à intervenir dans le conflit autrement que par leur aide
financière et logistique. Il allait falloir négocier, et dans les pires
conditions qui soient.
Dans ce contexte de plus en plus fébrile, de nombreuses personnalités
vietnamiennes, françaises et étrangères venaient rendre visite ou consulter
Nam Phuong, dans son refuge du château Thorenc. En dépit de son exil,
elle demeurait dans le jeu politique. Les consultations, pourparlers, projets
se multipliaient, tant sur le plan franco-vietnamien que sur le plan
international. Cela incitait à venir prendre l’avis de l’impératrice, voire à
tenter de l’intéresser aux innombrables montages qui ne cessaient de
s’échafauder. Tel fut le cas, par exemple, de Tran Van Kha, vice-président
de l’assemblée de l’Union française, ministre de l’économie dans le
gouvernement vietnamien et futur ambassadeur du Vietnam aux États-
Unis.
De son côté, le gouvernement français, de même que les États-Unis, de
plus en plus impliqués dans les affaires d’Indochine, ne cessaient
d’insister, depuis 1951, pour que l’impératrice et le prince héritier
retournent au Vietnam, tant la popularité de Nam Phuong y était demeurée
importante. À Paris, d’ailleurs, on prenait grand soin de les traiter, non
seulement avec égard, ce qui était normal, mais aussi avec un certain
empressement de caractère plus politique. Ainsi, en octobre 1950, à la
veille de son départ pour le Vietnam, Letourneau, ministre des États
associés et haut-commissaire en Indochine et son épouse avaient offert un
déjeuner officiel, au ministère, en l’honneur des seuls impératrice et
prince Bao Long, Bao Daï étant absent1. Puis ce fut le général de Lattre
qui envoya son épouse rendre visite à l’impératrice, à Cannes, afin « de lui
dire le souhait des Vietnamiens catholiques, transmis récemment par le
gouverneur Tran Van Ly, de son retour au Vietnam auprès de S.M. Bao
Daï »2.
En février 1952, Letourneau avait assuré à l’ambassadeur des États-
Unis à Saigon, Heath, qu’il allait faire en sorte que l’impératrice partît
pour le Vietnam3. Heath pensait, comme beaucoup de Français et de
Vietnamiens, que « la présence de l’impératrice [à Saigon] aurait un
excellent effet politique, encouragerait Bao Daï à une plus grande activité
publique et atténuerait l’influence d’une partie de son entourage qui le
pousse à son isolement actuel ». L’ambassadeur des États-Unis était
d’ailleurs venu au château Thorenc, où il avait rencontré Nam Phuong4. La
baronne Didelot, relatait l’ambassadeur, pressait également son « auguste
beau-frère » d’agir en ce sens5. En novembre 1952, les mêmes
responsables politiques s’étaient à nouveau plaints de ce que l’impératrice
n’eût toujours pas décidé de rentrer au Vietnam, ayant seulement assuré
que si son fils, le prince héritier, réussissait la seconde partie du
baccalauréat – il avait raté de deux points la mention honorable à la
première partie – il viendrait passer ses vacances au Vietnam, ce qu’il
souhaitait vivement. Et Heath d’ajouter que le prince Bao Long « serait
peut-être un bon dirigeant »6.
En fait de retour au Vietnam, ce que désirait Nam Phuong, à cette
époque, c’était faire un voyage incognito aux États-Unis. Elle pourrait
ainsi, avait expliqué l’empereur à l’ambassadeur Heath, toujours en
novembre 1952, « avoir d’utiles conversations avec différentes
personnes ». Lorsqu’elle était jeune fille, elle avait assez bien parlé
anglais, mais en avait perdu la pratique, aussi serait-elle accompagnée de
sa nièce7. Nam Phuong ne fit jamais ce voyage, mais le projet est
intéressant en soi : on peut probablement l’interpréter comme une volonté
de prendre contact avec certains milieux américains, vraisemblablement
catholiques. C’était sans doute à rapprocher de l’implication croissante
des États-Unis dans le conflit d’Indochine et du rôle que jouaient en cette
affaire les catholiques vietnamiens et américains, surtout depuis le décret
du Saint-Office condamnant le « communisme athée ».
Les mois passant, l’impératrice et le prince héritier se faisaient
toujours attendre au Vietnam, au grand dam du gouvernement vietnamien
qui aurait souhaité, non seulement leur retour au pays, mais encore que
« le prince héritier fît ses études universitaires à Hanoi, s’y fît des amis et
se “vietnamisât” quelque peu, car, restant constamment en France, il ne
serait jamais accepté par le peuple comme monarque8 ». Le haut-
commissariat de France au Vietnam faisait ce qu’il pouvait afin de donner
l’impression que le couple impérial restait près de son peuple, mais c’était
de plus en plus difficile. Par exemple, le 20 mars 1953, fête de la Femme
vietnamienne – à laquelle étaient associées les deux sœurs Trung qui, au
Ier siècle de notre ère, avaient soulevé le peuple contre l’envahisseur
chinois –, on attribua deux bourses dites « de S.M. Nam Phuong ». Pour
preuve encore, ce communiqué assez naïf, inséré dans le Bulletin du
Vietnam, publié par le haut-commissariat, à l’occasion du Tết Trung Thu,
la fête de la mi-automne, le quinzième jour du huitième mois lunaire :
« Au moment où, selon l’antique tradition de notre pays, tous les enfants
du Vietnam s’apprêtent à contempler la pureté de la lune de la mi-automne
qui va éclairer notre chère patrie de son incomparable éclat, l’impératrice
Nam Phuong et moi-même, nous sommes près de vous par la pensée et
nous nous faisons une fête de partager votre joie9. » Une fiction à laquelle
plus personne ne croyait.
Nam Phuong, durant le début de ces années 1950, demeurait toujours
aussi préoccupée de ses enfants, et surtout du prince héritier.
Apparemment, en dépit d’événements qui tournaient de plus en plus mal,
elle n’avait pas tout à fait perdu espoir de voir un jour son fils succéder à
Bao Daï. L’impératrice dut se réjouir de ce que son fils fût désigné pour
représenter le couple impérial au couronnement de la reine Elizabeth II, le
2 juin 1953 : cela confortait, sur le plan international, son statut de prince
héritier, au moins dans les milieux aristocratiques et royaux d’Europe et
d’Asie.
De fait, certains responsables nationalistes vietnamiens et politiques
français, et même certains responsables américains, envisageaient
clairement une solution à la crise vietnamienne dans laquelle l’impératrice
et le prince héritier pourraient jouer un rôle central. Dès le début de 1951,
le chargé d’affaires des États-Unis à Saigon, Gullion, avait déjà rapporté
que Ngo Dinh Diem et son frère Mgr Ngo Dinh Thuc lui « avaient indiqué
leur intérêt pour un scénario consistant à remplacer Bao Daï par une
régence au nom de Bao Long, héritier de Bao Daï, exercée par
l’impératrice catholique et le vieux prince Cuong De [leader des
nationalistes projaponais en 1945], actuellement au Japon »10. Le prince
était décédé peu après, mais cette idée n’avait jamais été abandonnée. Ngo
Dinh Diem était probablement sincère en la proposant, car il avait
beaucoup d’estime pour l’impératrice, et même un peu plus que de
l’estime ; et cela lui aurait permis d’éliminer politiquement Bao Daï qu’il
détestait. Mais l’idée rencontrait aussi des opposants résolus, par exemple
Nguyen De, lui aussi catholique, directeur de cabinet de l’empereur,
autrefois conseiller économique du Viêtminh.
De son côté, le nouveau chargé d’affaires des États-Unis à Saigon,
McClintock, écrivait au département d’État, en mai 1953 : « Si Bao Daï
devait être gardé, pression devrait être faite sur lui pour qu’il permette la
tenue d’élections nationales, la création d’une assemblée constituante qui
ferait du chef de l’État son serviteur et non l’inverse. Si Bao Daï
n’acceptait pas ces mesures, il devrait être contraint d’abdiquer en faveur
de son fils, lequel serait épaulé par la reine [l’impératrice] qui est
populaire et qui gouvernerait soit directement, soit en tant que régente,
dans le cadre d’une constitution, de préférence, pas sur le modèle
français11. » On ne pouvait être plus clair. Mais rien n’y fit, ni
l’impératrice, ni le prince héritier ne revenaient au Vietnam. En
février 1954 encore, à quelques semaines de la chute de Diên Biên Phu,
l’ambassadeur des États-Unis en était toujours à demander un tel retour, le
prince héritier, par exemple, prenant des cours à l’école militaire de Dalat,
au moins pendant un an, après quoi il pourrait retourner poursuivre des
études supérieures en France12. Ce fut en vain.
Tout cela était assez paradoxal, car d’un côté, on constatait une
véritable attente politique en faveur de l’impératrice, laquelle souhaitait
voir son fils assurer l’avenir de la dynastie, et de l’autre, on ne pouvait que
constater le refus de Nam Phuong de retourner durablement au Vietnam,
en dépit des appels lancés et de l’accueil favorable qu’elle y aurait trouvé,
ce qu’elle savait évidemment. Si elle n’acceptait en aucun cas qu’on se
servît d’elle pour quelque combinaison politique que ce fût, en revanche,
elle croyait profondément au symbole que représentait la fonction
impériale ; peut-être même y croyait-elle plus que Bao Daï lui-même.
D’où l’impérieuse nécessité d’assumer les obligations liées à cette
fonction, afin de préserver la dynastie et de veiller à l’avenir du prince
héritier13.
Bientôt, dans toute cette agitation politique, allait apparaître le rôle
central de l’ancien ministre catholique de Bao Daï, Jean-Baptiste Ngo
Dinh Diem. C’était un nationaliste franchement antifrançais, très lié aux
milieux projaponais des années 30 et 40, mais profondément catholique et
anti-communiste, monarchiste et extrêmement respectueux de
l’impératrice Nam Phuong ; il en fut même amoureux. Cette même année
1953, à Saigon, il avait présenté au congrès des partis nationalistes une
motion proposant de proclamer empereur le prince Bao Long, Nam
Phuong assurant la régence, reprise de l’ancienne idée datant de 1946-
1947. Peut-être l’impératrice correspondait-elle avec Ngo Dinh Diem au
sujet de ces projets, mais en était-elle l’inspiratrice directe ?
Le 10 avril 1954, alors que la garnison de Diên Biên Phu menait son
extrême combat et que la Conférence de Genève se préparait, Bao Daï
quittait le Vietnam, pour n’y plus jamais retourner, et rentrait en France.
S’ouvrit alors une période d’intenses pourparlers autour du règlement de
la crise indochinoise. Nam Phuong, dans ces circonstances, fut souvent
aux côtés de l’empereur. Ainsi, dès son retour en métropole, Bao Daï était-
il invité, le 16 avril, par le président Coty au château de Vizille, en Isère,
où ce dernier passait les vacances de Pâques. René Coty aimait beaucoup
ce château acheté par l’État en 1924, sous prétexte que ce fut dans la salle
du jeu de paume que s’était tenue l’« Assemblée de Vizille », le 21 juillet
178814. Or Nam Phuong fut également invitée à cette réception officielle
et accompagna son époux à Vizille ; elle apprécia beaucoup l’accueil que
lui réserva le président15.
Ce fut le plus souvent à Évian que Bao Daï résida durant la Conférence
de Genève, et, de même, Nam Phuong y séjourna fréquemment. Par
exemple, le 17 mai, lorsque l’empereur offrit un dîner en l’honneur de
Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, l’impératrice était
également aux côtés de son époux16. Indirectement, elle suivait dans le
détail l’évolution de la crise internationale majeure que vivaient alors la
France et le Vietnam.
L’empereur, quant à lui, était-il vraiment intéressé par ces
négociations de Genève où se jouait l’avenir de son pays, et
accessoirement celui de l’Indochine française ? Ou avait-il compris que
tout était joué, c’est-à-dire perdu ? Durant une journée de ces pourparlers,
il quitta l’Hôtel des Bergues où ils avaient lieu et, flânant dans les rues
pour se changer les idées, il entra à la chronométrie Philippe Beguin, un
revendeur célèbre de montres Rolex, et demanda à acheter la plus rare et la
plus chère des Rolex. Il en sortit avec la Rolex 6062, en or jaune, chiffres
en diamant, qu’on appellera par la suite « Rolex Bao Daï », la plus chère
du monde17. L’Indochine, les morts de Diên Biên Phu, la victoire du
Viêtminh, les souffrances des réfugiés n’étaient pas son affaire.
Il est curieux de constater que ce fut à cette même période, en 1954,
que furent émis des timbres-poste à l’effigie du prince Bao Long. Dès
1951 avaient été émis des timbres à celle de Bao Daï, ce qui était
parfaitement normal, puisqu’il était chef de l’État du Vietnam. Tout au
plus pouvait-on s’étonner du titre S[a] M[ajesté] qui, très discrètement, y
était inscrit. Puis, en 1952, avait été émise une série de trois valeurs à
l’effigie de Nam Phuong, également qualifiée du titre de S.M. Ce qui était
beaucoup plus surprenant, c’était la date d’émission de cette série :
15 août 1952. Ce n’était pas seulement le jour de l’Assomption, dogme
catholique depuis 1950, mais aussi l’anniversaire de la réunion catholique
qu’avait présidée clandestinement l’impératrice, le 15 août 1946, à Dalat,
durant le siège par le Viêtminh. Était-ce un hasard ?
Et puis enfin, vint l’émission à l’effigie du prince Bao Long, le 15 juin
1954. Elle comptait sept valeurs, trois en tenue militaire de colonel de la
garde impériale vietnamienne18 et quatre en tenue traditionnelle annamite.
Sous chacune de ces effigies était inscrite la mention : « S.A.I. le prince
Bao-Long ». Émis le 15 juin, ces timbres avaient été imprimés entre le 5 et
le 13 avril. Compte tenu du temps de conception et de gravure des coins, il
s’agissait d’une commande qui datait probablement de la fin de 1953 ou
du tout début de 1954. N’y avait-il pas un lien avec les projets de Ngo
Dinh Diem, vers cette même période ? Sinon, pourquoi ne pas avoir décidé
cette émission bien antérieurement, en 1951-1952, comme pour les
timbres de l’empereur et de l’impératrice ? Ce 15 juin, l’émission
célébrait la confirmation de ce que le prince Bao Long était bien l’héritier
présomptif du titre de chef de l’État qui était désormais celui de son père.
La date était assez surprenante, juste après la chute de Diên Biên Phu,
alors que Bao Daï avait refusé l’inscription de son fils à la nouvelle
académie militaire du Vietnam. Mais pour Nam Phuong, c’était
probablement un aboutissement décisif : comme au temps de la
monarchie, Bao Long demeurait, dans le cadre de l’État du Vietnam,
héritier présomptif. De plus, alors qu’en 1952, Nam Phuong n’avait pas eu
droit au qualificatif d’« impériale », mais seulement de « Sa Majesté »,
Bao Long, quant à lui, était qualifié de « S.A.I. », « Son Altesse
impériale ». Et après Diên Biên Phu ! Dérisoire coup d’État philatélique.
La crise vietnamienne était entrée dans une phase véritablement
tragique, sur le plan militaire comme sur le plan politique. Or, au début du
mois de juin 1954, l’impératrice avait reçu au château Thorenc, à Cannes,
la surprenante visite de Ton That Can et de Ngo Dinh Diem. Le premier
était le fils de Ton That Han, le régent de 1925 à 1932, celui qui s’était
fermement opposé au mariage de Mariette avec l’empereur Bao Daï pour
raison religieuse, mais tout cela était bien loin, vingt ans, et Ton That Han
était lui-même décédé depuis dix ans. Quant au second, Ngo Dinh Diem,
l’ancien ministre de l’empereur, l’impératrice le connaissait de longue
date, mais n’appréciait plus du tout ses fluctuations politiques. Il venait de
rentrer d’un long séjour aux États-Unis, de 1951 à 1953, aux Missions
catholiques de Maryknoll, dans le New Jersey et à New York, au cours
duquel il avait envisagé de se faire prêtre.
En fait, selon ce qu’en rapportera le général Do Mau, qui s’était
autrefois rallié à Ngo Dinh Diem, Ton That Can, en la circonstance, ne
servait que d’intermédiaire. Il commença par expliquer à l’impératrice que
Ngo Dinh Diem était son meilleur ami, qu’il n’aimait guère les Français,
lesquels songeaient à se retirer du Vietnam, mais qu’en revanche, il avait
le soutien des Américains, et notamment du cardinal Spellman,
archevêque de New York, aumônier des armées américaines,
anticommuniste et conseiller de Pie XII. Or la situation militaire face au
Viêtminh était extrêmement difficile. Selon Ton That Can, les Français
partis, et sans l’appui des États-Unis, le Vietnam ne serait pas capable de
résister aux communistes.
« Vous savez bien que je ne joue aucun rôle politique, je vous propose
de rencontrer Sa Majesté, s’excusa Nam Phuong.
— Ne soyez pas si modeste. Certes, les affaires dépendent de Sa
Majesté, mais entre époux, une intervention de votre part irait déjà au-delà
de nos espérances.
— Mais vous savez bien que je ne m’occupe que de mes enfants. »
Ton That Can touchait là la corde sensible de l’impératrice.
« Majesté, nous savons que depuis sept ou huit ans, vous n’avez cessé
d’invoquer le Seigneur Dieu pour la protection du prince Bao Long et des
princesses. Diem partage votre foi, il devrait aussi partager la charge de la
protection du prince et des princesses. »
Diem avait patiemment attendu, suivant la conversation les bras
croisés sur le ventre, mais, pressentant qu’il était temps d’intervenir,
enchaîna :
« Oui, exactement. Si le Seigneur veut bien désigner votre serviteur
pour prendre en charge le gouvernement du Vietnam, et si vous ne me
confiez pas celle de veiller sur le prince et les princesses, il sera de mon
devoir de m’en occuper. »
Les deux amis avaient su convaincre l’impératrice. Son visage
s’illumina de joie.
« Monsieur Ngo Dinh Diem, êtes-vous réellement sincère ? »
Montrant le crucifix accroché au mur, elle poursuivit : « Devant Dieu, ne
soyez pas… »
Sans hésiter, Diem s’avança et se prosterna devant l’impératrice :
« Devant Dieu, devant vous comme témoin, je m’engage à faire usage
de mon pouvoir pour respecter la volonté divine, si Sa Majesté me confie
la charge de veiller sur le prince et les princesses. »
Le pacte était conclu. Ce serment imposé à Ngo Dinh Diem était la
parfaite illustration de ce qu’avait toujours été le comportement de
l’impératrice. Il s’agissait de favoriser la nomination de ce dernier au
poste de Premier ministre, parce qu’il était catholique et avait juré sur le
crucifix, et cela, afin de préserver l’avenir du prince héritier. Religion,
famille et politique : les trois axes majeurs de l’existence de Nam Phuong,
intimement liés entre eux.
Ce fut dans ces circonstances tragiques que, le 16 juin 1954, Ngo Dinh
Diem fut appelé au poste de Premier ministre par l’empereur, bien que ce
dernier ne l’aimât guère. C’était l’impératrice qui avait appuyé cette
nomination, car elle voyait surtout en lui un homme acquis à la monarchie,
fervent catholique, dévoué à sa personne et soucieux de l’avenir du prince
héritier. En outre, grâce à son frère, Mgr Ngo Dinh Thuc, l’appui du
cardinal Spellman lui était acquis. Avant de signer le décret nommant Ngo
Dinh Diem à la tête du gouvernement, Bao Daï lui demanda de prêter à
nouveau serment sur la croix et devant son Dieu :
« Voilà votre Dieu, jurez que vous êtes prêt à accomplir ce que vous
avez promis. »
Se tournant vers le crucifix, Ngo Dinh Diem répéta :
« Je le jure19. »
Bao Daï rapportera ce second engagement en des termes quelque peu
différents, mais non contradictoires :
« Le prenant alors par le bras, je l’entraîne dans une pièce voisine où
se trouve un crucifix. Devant la croix, je lui dis :
“Voilà votre Dieu. Vous allez faire le serment devant Lui de garder le
territoire que l’on vous confie. Vous le défendrez contre les communistes
et si besoin est, contre les Français.”
Il se recueille un instant, me regarde, puis se tournant vers la croix, il
murmure d’une voix étouffée :
“J’en fais le serment.”20 »
Le général Do Mau, de son côté, ajoute que l’impératrice, présente à
cette scène, s’agenouilla avec Ngo Dinh Diem et lui demanda, quant à elle,
de sauver la dynastie pour son fils, le prince Bao Long21. Scène – ô
combien tragique ! – qui illustrait spectaculairement ce qui avait toujours
été et était encore l’objectif de Nam Phuong.
Malheureusement, très vite, aux yeux de l’impératrice comme à ceux
de Bao Daï et du gouvernement français, la solution Ngo Dinh Diem
s’avéra être un échec complet. Bien que ne disposant plus d’aucun
pouvoir, Bao Daï envisagea même de le démettre de ses fonctions.
Comment aurait-il pu y parvenir ? En septembre 1954, le gouvernement
français dépêcha Dejean, son conseiller diplomatique, à Cannes, au
château Thorenc, pour évoquer cette éventualité avec l’empereur.
« D’après les arrangements faits à Paris, écrira Dejean, je devais avoir un
entretien avec Sa Majesté Bao Daï (…). Dans le même temps, ma femme
devait être reçue par l’impératrice Nam Phuong (…). » Le rendez-vous
avait débuté à 16 heures ; à 18 heures, il se poursuivait toujours22. Par qui
remplacer Ngo Dinh Diem ? Apparemment, on ne trouva aucune solution,
ni entre les hommes, ni entre les femmes. Force était de constater que
l’Indochine n’était plus française ; Washington, désormais, était maître de
la situation.
Bientôt, Ngo Dinh Diem, avec l’aide américaine, allait se retourner
contre l’empereur. Toutefois, bien décidé à se débarrasser de Bao Daï, il
fit une dernière tentative pour trouver un compromis avec Nam Phuong. Il
envoya son frère Ngo Dinh Luyen à nouveau proposer la nomination du
prince Bao Long comme chef de l’État, l’impératrice étant régente jusqu’à
la majorité de son fils, soit 1957, lui-même étant chef du gouvernement.
La formule avait pour Ngo Dinh Diem le double avantage d’éliminer Bao
Daï du jeu politique, et de profiter de la popularité dont jouissait encore
l’impératrice, surtout en Cochinchine23. Ngo Dinh Diem était-il encore
amoureux de Nam Phuong, comme autrefois ? L’accord ne put se faire.
Ces tractations se terminèrent par une offre de liste civile accordée à
l’ancienne famille impériale en exil en France, mais jamais rien ne sera
versé. La rupture était définitive. En outre, Ngo Dinh Diem proposera,
sous certaines conditions politiques, à Jean Le Phat Tan, cousin de
l’impératrice, l’ancien Viêtminh, de rentrer au Vietnam. On fit même
miroiter à la famille Le Phat une possible restitution de ses biens
confisqués en cas de retour. Nam Phuong s’y montra opposée. Là encore,
l’accord ne put se faire24.
Le 23 octobre 1955, Ngo Dinh Diem organisa un référendum qui
aboutit à la destitution de Bao Daï comme chef de l’État et à la
proclamation de la république dans la partie sud du pays, le Nord ayant été
abandonné aux communistes lors de la Conférence de Genève. Dans le
même temps, à Paris, l’impératrice avait accompagné son époux qui, dans
leur appartement de Neuilly, avait accordé un entretien aux journalistes et
à nouveau dénoncé l’illégalité d’un vote qui appelait à décider de sa
déchéance et à proclamer la république. Moment ô combien difficile.
Point n’était besoin d’attendre le résultat de la consultation, il était connu
d’avance. Bao Daï était trahi, Nam Phuong aussi. Plus qu’une trahison,
cette dernière considéra probablement que c’était un parjure, ce qui devait
être, à ses yeux, infiniment plus grave. C’en était fini du projet de faire
monter son fils sur le trône ou de le voir un jour devenir chef de l’État.
Dans le Vietnam désormais coupé en deux, les Américains, au Sud,
détenaient le vrai pouvoir. Pour eux, il ne pouvait être question de
restauration monarchique. L’avenir du pays, selon leur analyse, dépendait
exclusivement de l’élimination militaire des communistes.
Nam Phuong reprochait surtout à Ngo Dinh Diem son option pro-
américaine. L’impératrice, quant à elle, songeait plutôt, pour résoudre la
crise, à une solution dans un cadre français, ou tout au moins en accord
avec la France. C’était d’ailleurs la position de la famille Le Phat.
Accessoirement, mais c’en était la conséquence, Nam Phuong n’admettait
pas plusieurs décisions prises à l’égard de la France, par exemple,
l’obligation faite aux fonctionnaires binationaux de choisir entre leur
nationalité française et leur nationalité vietnamienne, ou encore la
confiscation des terres des Français, ce qui touchait directement les
intérêts de sa famille25. Néanmoins, sur quelques sujets, Nam Phuong sut
faire preuve d’un esprit conciliant. Par exemple, la famille Le Phat et elle-
même possédaient, sous forme de SCI, un bel immeuble, avenue de
Villiers, à Paris. Le Sud-Vietnam cherchant à installer son ambassade dans
la capitale, Nam Phuong accepta qu’il lui fût loué26.
La République du Vietnam proclamée, Bao Daï, à Cannes, n’était plus
rien, et Nam Phuong non plus. Deux exilés. Leur domicile resta encore le
château Thorenc pour quelque temps. Toutefois, une grande partie du
personnel fut licenciée, y compris Nguyen Tien Lang, le fidèle secrétaire
de Nam Phuong. Bao Daï passait désormais la plus grande partie de son
temps dans un domaine qu’il avait acheté en Alsace ; il s’y fit d’ailleurs
construire une petite maison pour y chasser avec son ami Jean de
Beaumont. Mong Diep l’avait suivi ; elle habitait un appartement à
Strasbourg. L’ex-empereur ne revenait guère à Cannes que pour jouer dans
les casinos. Sa fortune, après les confiscations opérées par Ngo Dinh Diem
au Vietnam, allait rapidement s’effriter, au point de devoir vendre le
château Thorenc, lourdement hypothéqué. Bien que cette demeure fût plus
conçue pour la réception que pour la vie familiale, la vente du château
Thorenc peinera l’impératrice27.
Pourtant, il fallait bien se changer les idées. Nam Phuong s’y essaya en
faisant quelques voyages d’agrément, seule. Ainsi, à l’été 1955, partit-elle
en Suisse, à Crans-sur-Sierre. Elle séjourna au Grand Hôtel du Golf, le
plus prestigieux de cette station de ski fort à la mode. Mais l’été, la station
était également célèbre pour ses parcours de golf, réputés les plus beaux
du monde, situés à 1 500 mètres d’altitude, dans le merveilleux cadre des
hauts sommets alpins. Elle y rencontra André Malraux, qui séjournait dans
le même hôtel avec sa femme Marie-Madeleine et ses enfants28. Mais rien
de tout cela ne pouvait vraiment lui redonner de joie de vivre, en un
moment où, à Saigon, Ngo Dinh Diem s’emparait du pouvoir et tirait un
trait sur ses serments les plus solennels.
En janvier 1956, un événement parisien toucha probablement
beaucoup Nam Phuong, tant il remuait de souvenirs anciens. Après que le
père Cadière eut disparu, en 1955, une émouvante cérémonie d’hommage
eut lieu en sa mémoire, à l’Institut catholique de Paris, le 16 janvier 1956.
L’impératrice y assista, au côté d’innombrables personnalités civiles et
religieuses, Mgr Lemaire, supérieur des Missions étrangères, Pham Duy
Khiem, l’auteur des Légendes des terres sereines, alors haut-commissaire
du Vietnam en France, l’amiral Decoux, et bien d’autres. Parmi ces
assistants, il en était un, ô combien remarquable : Nguyen Tien Lang.
C’est à lui qu’échut la charge de prononcer l’éloge du père Cadière au nom
de Bao Daï et Nam Phuong : « Devant S.M. Nam Phuong, dont je
m’excuse de dévoiler l’incognito, parce que sa présence est si émouvante,
si éloquente, si éminemment symbolique, devant Sa Majesté et avec Son
agrément, l’honneur m’échoit d’apporter ici, à la mémoire du R.P.
Cadière, l’hommage des regrets très amicaux de la Famille impériale. » Et
de poursuivre : « Si l’amour et la compréhension devaient être la base de
l’art de gouverner, sans doute le R.P. Cadière en avait toujours apporté
plus que l’exemple, et jusqu’aux marches du Trône impérial. » Évoquant
la « longue et étroite amitié avec L.L.M.M. l’Empereur et l’Impératrice »,
il rappelait notamment que « le R.P. Cadière devint l’ami intime de la
Famille Impériale, et ces liens étaient encore attestés précisément par les
visites que leurs Majestés rendaient au prêtre et au savant dans sa maison
champêtre qui n’était pas tout à fait un ermitage, mais s’isolait sur la
plage de Cua-Tung »29. Le père Cadière, effectivement, faisait partie des
amis religieux très proches de l’impératrice dont elle partageait les idées,
qu’elle rencontrait souvent et avec lesquels elle aimait converser. Tout
cela s’effaçait peu à peu. La révolution viêtminh, la guerre, la trahison de
Ngo Dinh Diem avaient oblitéré ce passé. N’en subsistait que dépit,
amertume et tristesse.
Est-ce à Cannes et à cette époque que Nam Phuong reçut cette lettre,
émanant probablement d’un religieux français du Vietnam : « Votre rôle
de sacrifiée est une fonction redoutable et je sais que vous la remplissez
avec des hauts et des bas. Mais vos enfants sont là qui vous tiennent à eux
et à votre devoir. Tout cela portera son fruit un jour si vous persévérez
jusqu’à la fin (…). Vous êtes la seule personne que tout le monde ici
respecte et vénère. Personne ne peut vous faire un reproche (…)30. » « Des
hauts et des bas ». Cette lettre était évidemment la réponse à une lettre par
elle envoyée en un moment de « bas », en un moment où il lui était devenu
trop difficile de « persévérer ».
Néanmoins, la vie continuait, et même sur un très grand pied. Ainsi
l’empereur Bao Daï possédait déjà une voiture de sport Ferrari, mais
pourtant, en 1957, Nam Phuong lui en acheta une seconde, une de ces Top-
of-the-line Ferrari construites par la célèbre société italienne au début des
années 1950. Edmonde Mourand, fille d’un ami intime de l’impératrice,
s’en souvient bien : un coupé Ferrari bleu argenté, carrossé par
Scaglietti31, que Nam Phuong offrit à Bao Daï pour son quarante-
quatrième anniversaire, le 22 octobre. L’empereur avait eu envie de cette
voiture, mais n’avait plus guère les moyens de l’acheter : Nam Phuong ne
pouvait rien lui refuser32. « La liste des premiers propriétaires, rappelle la
maison américaine de vente aux enchères Bonhams, égrène des noms de
rêve : l’empereur Bao Daï, son épouse, la princesse (sic) Nam Phuong, le
comte Fritz Somsky, le shah d’Iran, le comte Giovanni Volpi di Misurata,
le prince Sadruddin Aga Khan, le président Juan Peron, et le roi de la
comédie, Peter Sellers. » Effectivement, Bao Daï et Nam Phuong étaient
bien placés, en tête de liste33. Il y avait déjà trois ans que Diên Biên Phu
était tombé, une histoire ancienne. L’impératrice, apparemment, restait
encore assez attachée à l’empereur, à en juger par l’importance de ce
cadeau. Moins proche, en revanche, de ceux qui avaient tout perdu avec la
défaite.
De façon assez surprenante, indépendamment de ces folies
automobiles, tout à fait dans le style des excentricités du gotha de la Côte
d’Azur, Nam Phuong continuait néanmoins à entretenir des relations avec
certains religieux du temps de Huế. Comme une vie antérieure pas tout à
fait oblitérée par l’ambiance cannoise, une petite flamme du souvenir pas
encore éteinte. Ainsi, en juin 1958, elle se rendit, avec sa mère et une de
ses filles, au tout nouveau et ultra-moderne couvent de La Clarté-Dieu, à
Orsay – il avait été construit entre 1952 et 1956 –, pour assister à
l’ordination solennelle du père, qui, dans le bulletin de liaison des
Franciscains, Allégresse, publia le texte de sa consécration au Sacré-Cœur
de 1936. Le lendemain, ce père dit sa première messe, à Paris, et
l’impératrice s’y rendit également34. C’est dire combien elle restait encore
fidèle à ses relations religieuses du passé, en dépit des extravagances
cannoises.
Mais surtout, l’impératrice, comme à son habitude, continuait à
s’occuper de ses enfants. Tous lui étaient très attachés, alors que les
reproches à l’égard de leur père s’accumulaient35. Le prince Bao Long, en
1955, avait 19 ans. Les études à l’École des Roches, en Normandie, étaient
terminées ; un éphémère passage à Sciences po ne l’intéressa guère. Il
avait voulu entrer à la nouvelle académie militaire vietnamienne de Dalat,
mais Bao Daï s’y était opposé, refusant l’idée qu’il puisse être amené à
combattre des Vietnamiens, même viêtminh. Le général Ély, commissaire
général et commandant en chef en Indochine de juin 1954 à juin 1955,
avait émis l’idée – surprenante pour un général français – de l’envoyer
dans une école militaire des États-Unis36. Il entra finalement à Saint-Cyr-
Coëtquidan en octobre 1954. Nam Phuong l’y accompagna : probablement
n’était-il pas fréquent que les mères accompagnent leur fils à Saint-Cyr-
Coëtquidan. Voici Bao Long sous-lieutenant ; il n’était colonel que sur les
timbres-poste vietnamiens. Et le 14 juillet 1955, il défilait sur les Champs-
Élysées parisiens avec ses camarades de Saint-Cyr. Puis, la scolarité de
deux ans terminée, il lui fallut choisir une école d’application : ce fut celle
de cavalerie, à Saumur, en 1956-1957. Enfin, en 1958, il s’engagea dans la
Légion – 1er régiment étranger de cavalerie – et partit pour l’Algérie, près
de la frontière tunisienne. Faute de pouvoir combattre le Viêtminh, il se
retrouvait à combattre les nationalistes algériens. Étrange destinée.
Il est d’ailleurs très curieux de constater que de nombreuses autres
destinées de monarques et princes annamites se sont terminées de façon
tout aussi paradoxale. L’empereur Ham Nghi (r. 1884-1885), après s’être
révolté contre les Français et avoir été exilé en Algérie, s’y maria à une
Française et devint si français qu’il refusa que ses trois enfants apprennent
la langue annamite. L’empereur Duy Tan (1907-1916), qui s’était
également rebellé contre la France, avait été déporté à La Réunion, mais il
y entendit l’appel du 18 juin du général de Gaulle, et s’engagea en 1942
dans les Forces navales libres. Et puis voilà que le prince Bao Long, lui
aussi exilé en France, s’engageait pour défendre l’Algérie française et en
finir avec les fellaghas ! Curieux colonialisme, curieux colonisés : rien
n’est simple, comme on voudrait parfois le faire accroire.
À cette même époque, Nam Phuong partit s’installer en Corrèze.
Appel de la chasse et des femmes en Alsace pour Bao Daï, appel des armes
en Algérie pour Bao Long, appel d’une nouvelle vie dans le Massif central
pour Nam Phuong : la dispersion familiale était consommée. L’échec était
total, plus personne ne voulait entendre parler du Vietnam, qui était
maintenant celui du « traître » Ngo Dinh Diem et des Américains.
XII
Chabrignac
Subitement, en 1959, l’impératrice délaissa Cannes et alla « prendre
des vacances » dans le Massif central, en Corrèze, selon l’expression de sa
plus jeune fille, la princesse Phuong Dung1. Des « vacances » qui allaient
bien mal se terminer, cinq ans plus tard. Il ne s’agissait nullement de
s’installer à demeure en Corrèze – l’impératrice conservait son vaste
appartement de Neuilly, acquis quelques années plus tôt et continua à y
habiter très souvent – mais d’y posséder une autre résidence, retirée, loin
de tout, où elle pourrait se rendre, de temps à autre, plus discrètement qu’à
Cannes.
À Chabrignac, sur les lisières du Périgord noir, peut-être pensait-elle
pouvoir effacer le tragique souvenir de la révolution et de la guerre au
Vietnam, la conduite désordonnée de son mari, la trahison de Ngo Dinh
Diem à Saigon, l’échec de tous ses efforts pour assurer l’avenir dynastique
d’un fils aîné et prince héritier qui maintenant se battait en Algérie, et
d’autres raisons encore. Ce poids du passé dans la folle ambiance de la
Côte d’Azur, le décalage entre le malheur des uns et la frivolité des autres
lui étaient devenus trop lourds. Nam Phuong rompait ainsi avec son
existence de femme trompée et d’impératrice déchue. Elle refaisait sa vie
ailleurs. Jean de La Guérivière notera très justement : « Nam Phuong avait
beaucoup enduré, puis elle s’était lassée2. »
Tout s’était noué en 1957. Cette année-là, Bao Daï avait fait la
connaissance, en Alsace, d’une certaine Christiane Bloch-Carcenac, âgée
de 35 ans. Il en était très vite tombé amoureux : elle lui donna un fils,
Patrick-Édouard, dès l’année suivante. Nam Phuong sut cette liaison, en
fut très jalouse et, dès lors, se mit à détester l’Alsace3. Dans la longue liste
des maîtresses de l’empereur, elle était la première d’origine française. Or
ce fut cette même année – était-ce un hasard ? – que l’impératrice
rencontra André Mourand. Elle l’avait fait venir au château Thorenc pour
soigner son dos. André Mourand était « masseur médico-chirurgical » et
l’impératrice avait besoin de se faire masser. Au fil des séances, des
relations s’étaient nouées. Le masseur était finalement devenu son amant,
lui comme elle s’étant bientôt épris l’un de l’autre. Il devint un habitué du
château Thorenc, tandis que Bao Daï était très souvent en Alsace. Il y
venait avec sa fille Edmonde, qu’il appelait Eddy. Celle-ci se souvient
encore du château Thorenc, une splendide villa, et de son double escalier
qui débouchait, au premier étage, sur un immense portrait de Nam Phuong
en tenue d’apparat. L’impératrice offrit même à Eddy une petite chienne,
Poussy. Le masseur entrait dans la « famille »4. Et son épouse, Renée,
suivait : elle était pédicure à Cannes et venait aussi soigner l’impératrice
au château Thorenc.
En 1957, André Mourand était âgé de 51 ans. Descendant par sa mère
d’une vieille famille protestante, les Gabriac, il était natif de Nîmes,
remarié, installé professionnellement à Cannes depuis plusieurs années. Il
était le masseur attitré du gotha de la Côte : l’Aga Khan, voisin de Nam
Phuong, l’épouse du général Catroux, amie de Nam Phuong, et bien
d’autres personnalités. Les Catroux étaient d’ailleurs devenus, eux aussi,
des amis du masseur, qui prétendait avoir fait de la résistance pendant la
guerre, au côté d’André Girard, le père de l’actrice Danielle Delorme5. Il
était entré au conseil municipal de Cannes en 1947, avait été adjoint au
maire, et y demeurera jusqu’en 1959.
Ayant de plus en plus de difficulté à dissimuler sa liaison avec
l’impératrice, André Mourand décida, en 1958, d’abandonner son cabinet
de Cannes et d’en acheter un autre à Paris, de façon à se rapprocher de
Nam Phuong lorsqu’elle résidait dans son appartement de Neuilly. Son
épouse, Renée, de son côté, ouvrit également dans la capitale un cabinet de
pédicure. Toutefois, dans le même temps, Nam Phuong et André Mourand
souhaitaient une résidence plus discrète, à l’extérieur de la capitale, afin
de s’y retrouver plus aisément. Ils songèrent d’abord à la banlieue
parisienne, puis il fut question de la Dordogne, puis d’une propriété avec
pisciculture. Finalement, ils s’arrêtèrent sur une propriété en Corrèze, à
Chabrignac ; André Mourand l’avait trouvée en lisant une petite annonce
dans un journal6. Marcel Boudy, l’ancien adjoint au maire du village, se
souvient : « Elle cherchait un domaine à acheter pour être tranquille, loin
de la ville, sans personne à ses crochets. Avec une agence immobilière
d’Objat, bourgade voisine, elle est venue visiter le domaine de La Perche
sous une pluie battante. Elle n’a même pas fait le tour de la propriété. Elle
a eu le coup de foudre7. » Il n’a pas oublié le prix : quarante-huit millions
de francs de l’époque.
La propriété fut achetée, en mars 1959, aussi discrètement que
possible, sous couvert d’une société civile immobilière8. Nam Phuong
souhaitait une formule qui lui permît, à elle et sa famille, de faire un
placement sur lequel Bao Daï n’aurait aucune prise. La Banque de
l’Indochine s’occupa du montage juridique et financier ; le cousin de
l’impératrice, qui « présidait » avec elle le conseil de famille, en était
l’actionnaire principal9, André Mourand y participant pour un million
symbolique, ainsi que sa fille Edmonde. Ce fut assez réussi : les
Renseignements généraux, qui, surveillant Bao Daï et Nam Phuong,
étaient remontés jusqu’à André Mourand, qualifieront cette SCI de « non
identifiée ». Quant au paiement, il s’effectua partiellement en espèces.
Nam Phuong et André Mourand se rendirent eux-mêmes en Suisse, afin de
retirer de l’argent : ce dernier, peu habitué à ce genre d’opération, en
tremblait de peur, confiera-t-il à sa fille. Dans le même avion voyageait
l’acteur Curd Jürgens10 ; deux de ses films à succès étaient sortis quelques
mois plus tôt, L’Auberge du sixième bonheur et Le Démon de midi.
« Nam Phuong, rejetant son manteau de respectabilité, écrira
Grandclément, n’est pas venue seule en Corrèze. Elle est arrivée en
compagnie de son régisseur. Un bel homme, disent les commères de
Chabrignac11. » Bien qu’il n’entendît rien à l’agriculture, Nam Phuong
présentait André Mourand comme étant son régisseur. Après l’achat de la
propriété, il vint souvent y résider, surtout lorsque l’impératrice s’y
trouvait, en particulier les fins de semaine ou durant des congés, car il lui
fallait s’occuper de son cabinet parisien. Au recensement de 1962, Nam
Phuong, André Mourand et son épouse seront tous les trois répertoriés
comme demeurant à cette même adresse, bien qu’en réalité, Renée
Mourand n’y fût presque jamais. En revanche, sa fille Edmonde, née de
son second mariage, y vivra de 1958 à 1960, date à laquelle elle épousa un
kinésithérapeute12. À ce qu’on en disait, André Mourand profita assez
largement de cette position. Mais – toujours les bruits de village, et que
valent-ils ? – son épouse profitait peut-être aussi, indirectement, des
libéralités de l’impératrice envers son mari.
André Mourand (pochette blanche) discutant avec le personnel de La
Perche.
Collection particulière de l’auteur
Qui plus est, André Mourand était communiste, et même sincèrement
communiste, pas seulement sympathisant, mais « activiste », pourrait-on
dire. Il avait milité pour le Parti et avait été élu conseiller municipal de
Cannes en 1947 sur la liste communiste13. En 1959, il était encore
« membre du comité de section du Parti » de la ville, selon un rapport de
la gendarmerie, mais en fut exclu cette même année, en raison de ses
relations avec Nam Phuong : par cet amour politiquement coupable, il
avait trahi le Parti. Mais Nam Phuong n’était-elle pas en train de trahir les
siens, en se montrant incapable de réprimer sa passion pour un
communiste, un adhérent de ce parti qui n’avait cessé de soutenir le
Viêtminh durant la guerre ? Au Festival de Cannes, 1959 était l’année
d’Hiroshima mon amour, évocation de cet épouvantable bombardement,
mais aussi histoire d’une Française qui avait trahi en se donnant à un
soldat allemand durant la Seconde Guerre mondiale.
Dans quelle étrange aventure s’engageait Nam Phuong. Une
impératrice déchue et son masseur communiste : un de ces scandales de la
Côte d’Azur propres à défrayer la chronique mondaine. Toutefois, Nam
Phuong et André Mourand, en s’installant à Chabrignac, choisirent la
discrétion, comme d’ailleurs l’avait fait Bao Daï en se réfugiant en Alsace
pour y chasser et y retrouver ses maîtresses.
« Démon de midi », pour reprendre le titre du film de Curd Jürgens ?
C’est un fait que l’impératrice allait montrer, lors de ses séjours à
Chabrignac, une joie de vivre qu’on ne lui connaissait plus depuis
longtemps : « Vraiment Marcel, avouera-elle à Marcel Boudy14, je suis
tellement heureuse ici, loin des journalistes ! » Quant aux enfants de
l’impératrice, ils s’accoutumeront finalement à la présence du régisseur,
lorsqu’ils viendront en vacances à Chabrignac. D’ailleurs, la princesse
Phuong Dung, comme les autres enfants, aimait beaucoup cette maison des
champs15. Mais que pensait de ces « vacances » la mère de Nam Phuong, à
Neuilly ? Désormais âgée de 80 ans, elle aurait pu, elle aussi, venir de
temps à autre à Chabrignac, passer quelques jours avec sa fille, au moins à
la belle saison, la maison étant assez grande pour l’accueillir. Elle n’y vint
jamais. Elle n’appréciait certainement pas les « vacances » de Nam
Phuong en Corrèze et celle-ci ne souhaitait probablement pas y voir sa
mère.
Le domaine s’appelait « La Perche », du nom d’un petit fief
particulier, au sein de la paroisse de Chabrignac, qui avait autrefois
appartenu à la famille Pérusse des Cars, seigneurs de Saint-Bonnet et de
La Perche, alors que le reste de Chabrignac appartint à la famille de
Lubersac jusqu’au début du XIXe siècle. Au temps de l’impératrice, le plus
célèbre de ces des Cars était Guy des Cars, auteur d’innombrables romans.
Mais depuis longtemps, on s’en doute, la famille ne possédait plus le fief,
devenu un simple lieudit de la commune.
La Perche était une assez grande propriété agricole de cent soixante-
dix hectares environ, comprenant quelques bois – qu’André Mourand fera
vendre – mais surtout des herbages ; il avait appartenu aux Roque, une
famille de banquiers de Champanatier (Brive), puis, par héritage, à leur
gendre Pagézy, fils du général du même nom. La région était celle de
l’élevage des bovins de race limousine, élevage dont le développement eut
lieu très précisément durant les années où Nam Phuong fut à Chabrignac :
elle en fera élever une centaine. L’impératrice y fera aussi paître quelques
moutons, mais l’essentiel du domaine était loué à des métayers qui
géraient eux-mêmes les terres.
En bordure du village, mais au cœur du domaine, se trouvait une vaste
maison de maître qui devint la nouvelle résidence de campagne de
l’impératrice. Il s’agissait d’une longue bâtisse, recouverte de ces épaisses
ardoises caractéristiques de la région, percée d’une douzaine de fenêtres
donnant, à l’est, sur la vallée du ruisseau de la Tournerie. Au rez-de-
chaussée, les pièces principales, salle à manger, salon, deux chambres et
quelques autres petites pièces ; à l’étage, une enfilade de chambres
mansardées. Le tout était spacieux, mais pas immense, rien de
comparable, en tout cas, avec ce à quoi avait été habituée l’impératrice
jusque-là. « Une maison bourgeoise vaste, mais sans décorum », précisait
Marcel Boudy. L’impératrice y fit apporter quelques meubles et objets de
son appartement de Neuilly, mais on était à mille lieues du palais Kien
Trung de Huế ou du château Thorenc de Cannes ; seulement la maison
d’un riche éleveur de Corrèze. C’est très abusivement que certains
appelaient cette demeure « château de la Perche ».
Nam Phuong y fit faire, ou plutôt laissa André Mourand y faire des
travaux considérables, à l’intérieur comme à l’extérieur ; les entreprises
de Juillac, gros bourg voisin, y travaillèrent durant des mois. Toute la
maison fut restaurée : alors qu’au rez-de-chaussée, les pièces étaient en
enfilade, fut ajouté un long couloir qui les desservait toutes
indépendamment. Dans le parc, un plan d’eau en demi-lune fut creusé, et
sur la façade est de la maison, une terrasse fut construite, de plain-pied
avec le salon et sa chambre16 : peut-être cela lui rappelait-il la terrasse du
palais Kien Trung, à Huế, où, autrefois, elle aimait tant faire sa
gymnastique matinale. Malheureusement, André Mourand, au dire même
de sa fille Edmonde, n’avait guère de goût : il fit supprimer un escalier en
colimaçon construit par Eiffel qu’il donna à un brocanteur et détruire des
fresques anciennes ; il entreprit de rénover le salon en y installant une
vilaine cheminée sur fond de mur à pierres apparentes : « Ah ! Quelle
horreur ! », s’écriera l’impératrice en le découvrant à un retour de Paris17.
Le village de Chabrignac, quant à lui, était situé à quelques dizaines de
kilomètres de la belle ville de Brive-la-Gaillarde, à l’est, et plus près
encore de Pompadour, au nord, gros bourg blotti autour de son puissant
château, siège d’un haras renommé dont l’origine remontait à la favorite
de Louis XV. Mais, bien plus surprenant que tout cela, Chabrignac était au
cœur de nombreux souvenirs de l’Annam d’autrefois.
À quelques centaines de mètres de La Perche, en contrebas de l’église,
vivait la comtesse de La Besse. Depuis le début du XIXe siècle, le château
et certaines terres de Chabrignac, autrefois propriété des Lubersac,
appartenaient à la famille de La Besse. À dire vrai, la comtesse aurait très
bien pu se faire appeler princesse Nhu Ly : elle était la fille de l’empereur
d’Annam, Ham Nghi (1874-1944). Extraordinaire histoire. Tout jeune, ce
dernier s’était révolté contre la colonisation française – ou plutôt était-ce
le régent qui l’y avait poussé – et avait été déporté à Alger, en 1889. Là, en
1904, il avait épousé Marcelle Laloë, fille du président du tribunal de la
ville. C’était de ce mariage franco-annamite qu’était née, à Alger, la future
comtesse de La Besse ; celle-ci, en effet, avait épousé François
Barthomivat, comte de La Besse, en 1933, un an avant que Nam Phuong se
mariât elle-même. Par la suite, la comtesse de La Besse était venue se
retirer dans le château familial de Chabrignac, une bâtisse assez
considérable, flanquée de deux tours massives et de deux tourelles, toutes
avec chemins de ronde et mâchicoulis. L’ensemble, fièrement planté à mi-
côteau, était assez majestueux. Autrefois, Bao Daï avait peut-être connu la
princesse Nhu Ly, puisqu’il avait eu l’occasion de rencontrer son père, en
exil à Alger – et probablement sa fille aussi – et, dit-on, lors du mariage de
cette dernière, lui avait fait parvenir un cadeau. Surprenante coïncidence
dans la Corrèze profonde.
En revanche, jamais Nam Phuong n’alla se présenter à la comtesse, sa
voisine, ce qui eût été simple courtoisie, étant nouvelle arrivante dans le
village. Indifférence ? Rivalité de branches dynastiques ? Opposition
politique ? C’est un fait que la descendance de l’empereur Ham Nghi
considérait que Bao Daï, créature des Français, aux origines familiales peu
claires, n’avait aucune légitimité pour régner, point de vue partagé par une
grande partie de la Cour et du peuple. Même à Chabrignac, on avait
entendu parler de ces rivalités princières18. De plus, cette descendance de
Ham Nghi avait pris fait et cause pour Ngo Dinh Diem en 1955. Ces deux
raisons expliquaient peut-être, du moins en partie, l’absence de relations
entre les deux femmes. Mais surtout, à Chabrignac, l’impératrice
souhaitait être à l’abri des regards, loin de tout : ce n’était pas pour
retomber dans les intrigues de Huế ou les mondanités de Cannes19.
Bien plus loin de Chabrignac, à deux heures de route, vers le sud, à
Sainte-Livrade, dans le Lot-et-Garonne, vivait une autre personnalité
annamite, la princesse Xuan Tu. Elle était petite-fille de l’empereur Minh
Mang, née à Huế comme il se doit, en 1886, c’est-à-dire au tout début de
la colonisation française. En 1920, elle avait épousé un magistrat français,
Georges Lejeune, mais était devenue veuve dès 1930. Assignée à résidence
par le Viêtminh de 1954 à 1956, elle décida ensuite d’émigrer en France,
accompagnée de son fils. Elle avait d’abord été hébergée dans un camp de
réfugiés de la Vienne, à Larry, puis un petit deux-pièces lui fut alloué, en
1958, au camp de Sainte-Livrade, peu avant que l’impératrice s’installe à
Chabrignac ; il est possible que cette dernière n’en eût jamais
connaissance. La princesse Xuan Tu décédera en 1988, âgée de 102 ans,
dans ce même camp qu’elle n’avait jamais quitté et où elle avait toujours
vécu dans un grand dénuement ; elle est enterrée dans le cimetière Saint-
Étienne de Villeneuve-sur-Lot. Pauvre et triste destinée de princesse, tout
aussi poignante que la riche et triste destinée d’impératrice qui fut celle de
Nam Phuong.
Enfin, l’impératrice savait-elle que tout près de Chabrignac, le village
de Beynat était le lieu de naissance du Bienheureux Pierre Dumoulin-
Borie (1808-1838) ? Prêtre des Missions étrangères de Paris, il était arrivé
au Tonkin en 1832. Nous étions sous le règne de Minh Mang, en pleine
période de persécution des catholiques. Il fut arrêté et emprisonné en
1838. C’est d’ailleurs dans sa prison qu’il apprit qu’il venait d’être
nommé vicaire apostolique du Tonkin occidental. Il fut exécuté peu après,
le 24 novembre 1838 ; il avait tout juste 30 ans. Ses restes reposent
aujourd’hui dans la salle des martyrs, aux Missions étrangères de Paris,
rue du Bac ; la grande cangue qui est exposée au centre de cette salle est
celle qu’il portait lorsqu’il était en captivité. Pierre Dumoulin-Borie avait
été béatifié en 1900 par le pape Léon XIII. La Corrèze, où s’installait
l’impératrice, était un extraordinaire lieu de mémoire de l’ancien
Annam20.
À partir de 1959, l’impératrice aménagea ce domaine de La Perche en
résidence des champs où, désormais, elle séjournera très régulièrement,
parfois durant plusieurs semaines de suite. C’était le temps d’une profonde
crise politique française qui avait ramené le général de Gaulle au pouvoir,
mais aussi, en 1958, de bien des changements internationaux auxquels
l’impératrice avait été très sensible : le décès du pape Pie XII, que Nam
Phuong avait rencontré à Rome et qui avait tellement soutenu les
catholiques du Vietnam, la confiscation, à Saigon, par le président Ngo
Dinh Diem, de tous les biens de l’impératrice et de sa famille,
l’engagement du prince Bao Long dans la Légion étrangère, parti
combattre en Algérie21. Une période noire.
Autant d’événements, assez tristes, qui durent conforter l’impératrice
dans son idée qu’une page de sa vie venait définitivement de se tourner.
Elle n’avait que 45 ans et envie de vivre. À La Perche, le personnel
domestique fut restreint. Il y eut un fermier, Joseph Méric, et son épouse,
Marcelle, comme employée de maison. Les Méric, dans une situation
financière difficile, venaient de Nîmes, la ville natale d’André Mourand. Il
les avait fait lui-même embaucher au domaine : c’étaient les beaux-
parents de Monique, la fille aînée d’André Mourand, issue de son premier
mariage22. Il y avait aussi une cuisinière, Marie-Louise Pagnon, originaire
du village, ainsi que trois ouvriers agricoles. Durant quelques mois
seulement, on vit également un cuisinier vietnamien, monsieur
Ho. L’ancien adjoint, Marcel Boudy, se souvient encore qu’André
Mourand lui avait demandé d’aller le chercher à la gare d’Alassac : « Mais
je ne le connais pas, comment je vais le reconnaître ? — Un Chinois à la
gare d’Alassac, tu peux pas te tromper. » Il parlait très bien le français.
Mais curieusement, Nam Phuong le faisait coucher dans une mansarde
sans fenêtre23 ; c’était assez surprenant. L’impératrice vint aussi, parfois,
avec sa vieille servante annamite de Neuilly – elle la craignait beaucoup –,
mais lorsque celle-ci eut compris les raisons des séjours de Nam Phuong à
La Perche, elle lui en fit un vif reproche, et on ne la revit plus jamais24.
Les témoignages concernant la vie quotidienne de l’impératrice dans
ce petit village de Corrèze sont rares, il est vrai qu’elle tenait à préserver
son intimité. Sa nièce préfère n’en rien dire : « Elle y trouve le calme et un
accueil qui lui font du bien25. » Les visites étaient peu fréquentes, car
André Mourand était souvent là26. Marcel Boudy, qui avait un peu connu
l’impératrice, sa voisine, fait état d’une personne gaie, élégante.
Accueillie avec quelque surprise, voire réticence, par les habitants, peu
accoutumés aux choses de l’Asie, on s’en doute, Nam Phuong réussit
rapidement à se faire aimer dans la commune. Elle s’y promenait souvent
à pied, parlant aux uns et aux autres. « Elle était aussi très humaine et
sympathique avec les salariés du domaine », ajoutait l’ancien maire. Il
était bien placé pour en juger, car sa sœur, Lili, était au service de
l’impératrice et y demeura jusqu’au décès de cette dernière. Marcel Boudy
aime encore à évoquer la simplicité de l’impératrice : elle l’invitait à
prendre l’apéritif ! Elle parlait même assez librement des maîtresses de
l’empereur, mais ajoutait qu’elle ne pouvait plus les supporter27. Mille
infimes détails relatifs à ses goûts, ses habitudes, son comportement
étaient appréciés : elle fêtait plutôt Noël que le Tết, elle aimait la
charcuterie : ce sont ces petites choses qui font une réputation dans les
campagnes. Sa voiture était modeste : une Dauphine Renault pour faire ses
courses à Brive, du moins selon Marcel Boudy. Car l’impératrice en
possédait d’autres, nettement moins modestes. Au début de ses
« vacances » à La Perche, elle y venait avec sa Cadillac, immatriculée CD,
et son chauffeur de Neuilly ; puis ce fut une Bentley, qui restait parfois à
Chabrignac ; et André Mourand lui offrira une DS Citroën noire28.
À La Perche, la vie « familiale » de l’impératrice était évidemment
bien différente de celle dont elle avait eu l’habitude à Cannes. Ses enfants,
qui n’aimaient guère André Mourand, y venaient peu. En revanche,
Edmonde, la fille d’André Mourand, y avait sa chambre. Son épouse y
venait également, encore que très rarement, plutôt l’été. Il lui arriva même
de s’y trouver alors que Nam Phuong y séjournait aussi ; il y eut quelques
moments difficiles qui tournèrent au drame, car Nam Phuong était très
jalouse. Tout ce petit monde n’était nullement là en invité, mais bien en
familier des lieux29.
Les journées s’écoulaient calmement. Nam Phuong lisait beaucoup,
s’occupait de ses fleurs, inventait de superbes compositions florales
qu’elle renouvelait régulièrement, avec beaucoup de goût, dans le grand
vase rectangulaire qui se trouvait sur la commode bordelaise de l’entrée.
Parfois, elle faisait elle-même la cuisine ; presque toujours du porc aux
oignons, un plat vietnamien. André Mourand se plaignait régulièrement de
ce sempiternel porc aux oignons, ce qui entraînait de petites scènes de
ménage, Nam Phuong, de caractère souvent emporté, menaçant alors de ne
plus toucher à la cuisine. Bien évidemment, comme autrefois en Annam, il
y avait toujours du riz. Nam Phuong était assez gourmande. Elle adorait
les grosses brioches corréziennes qu’on allait chercher chez Buisson, le
boulanger du village. Bien souvent, on se contentait de prendre les repas
dans la grande cuisine, plutôt que dans la salle à manger. Nam Phuong
appréciait cette vie simple. Durant les longues soirées d’été, elle se laissait
aller à parler de sa vie passée, en Annam, mais elle n’abordait presque
jamais la période de la guerre ou de la révolution, ni les questions
politiques. Souvent, à la veillée, Edmonde Mourand lui tirait les cartes :
Nam Phuong adorait ; en cela elle était restée très vietnamienne. Et puis,
l’heure de se coucher venue, elle embrassait Edmonde avec affection,
comme une vraie mère30. Bref, quasiment une « vie de famille » ordinaire,
à cent lieues de celle qu’elle avait autrefois menée. Peut-être aurait-elle
préféré une existence bourgeoise plutôt qu’impériale.
D’ailleurs, elle semblait s’être aisément affranchie de toute
convenance impériale, acceptant qu’André Mourand soit d’une grande
familiarité à son égard. « C’était une femme amoureuse », commente
Edmonde Mourand. Elle avait aimé l’empereur et celui-ci l’avait aimée,
au moins au début de leur mariage, mais jamais, peut-être, avec la même
passion physique qu’elle aimait André Mourand. Incontestablement, il la
rendait heureuse. Nam Phuong avait-elle lu L’Amant de lady Chatterley ?
Elle était très généreuse à l’égard d’André Mourand. Par exemple, elle lui
fit don d’un beau portrait d’elle-même. Ces petites attentions frisaient
parfois le ridicule. Ainsi, après en avoir demandé l’autorisation à Bao Daï,
Nam Phuong décora André Mourand de la médaille To Quoc Trian, « La
Patrie reconnaissante », une décoration de l’État vietnamien créée en
195031. On aurait pu croire à une plaisanterie : ce n’était qu’une
affligeante mascarade. Peut-être était-elle en partie inconsciente, sous
emprise. Elle avait été si isolée32.
L’empereur, quant à lui, n’était guère jaloux de la liaison de son
épouse avec Mourand et s’entendait bien avec lui. Il l’appelait tout
simplement « Mourand », tandis que ce dernier appelait l’empereur
« Majesté ». Bao Daï lui proposa même de l’accompagner à la chasse en
Alsace : ce fut Nam Phuong qui s’opposa à ce voyage entre hommes33.
Lorsque André Mourand était à Paris et elle-même à Chabrignac, Nam
Phuong allait le retrouver par le train. Ils devinrent des habitués de l’hôtel
Lutetia ; apparemment, elle tenait à préserver un certain standing, et
André Mourand s’habituait très bien au luxe34. Un jour, un journaliste, sur
le quai de la gare, avait tenté de photographier Nam Phuong en compagnie
d’André Mourand : ce dernier le prit violemment à partie et brisa
l’appareil photo. Nam Phuong, à Chabrignac comme à Paris, mesurant
l’incongruité de la situation, avait interdit qu’on la prît en photo. Elle avait
conscience que ses « vacances » en Corrèze choquaient une partie des
siens. C’était le cas, par exemple, de son cousin Jean Le Phat Tan, devenu
chef du conseil de famille depuis la mort de son père Nicolas, en 1949 : le
nom d’André Mourand était banni de la conversation, et s’il fallait
absolument en parler, on ne pouvait que faire référence à l’« ami » de
l’impératrice35.
Toutefois, comme autrefois, Nam Phuong restait fidèle à certaines de
ses habitudes. Le dimanche, elle allait à la messe du village, à
Chabrignac36. Parfois, c’était dans la petite église de Saint-Bonnet-la-
Rivière, sur la route d’Objat, qu’elle suivait l’office dominical. Cette
église, bâtie au XIe ou XIIe siècle, reconstruite au début du XVIIe, est tout à
fait exceptionnelle, un des rares exemples français d’église ronde imitée
du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Nam Phuong l’aimait beaucoup :
d’ailleurs, elle contribua financièrement à sa restauration en offrant de
nouveaux vitraux37. Comme La Perche, Saint-Bonnet faisait partie de
l’ancien fief de la famille Pérusse des Cars. Toutefois, on ne notait, à
Chabrignac ou dans la région, aucune autre activité ou relation religieuse
particulière38 de la part de l’impératrice, comme c’était le cas, jadis, à
Huế et Dalat, ou encore à Cannes. Il lui arrivait même, certains dimanches,
de manquer la messe39.
Dans le même temps, elle était devenue de plus en plus sensible à ce
qu’on appellera plus tard la « théologie de la libération »40. Avait-elle
connu le père Jean Cardonnel, qui, lorsqu’il était supérieur du couvent
dominicain de Marseille, dans les années 1950, avait été l’un des pionniers
français de ce courant marxisant de l’Église ? Ou fallait-il tout
simplement y voir l’influence d’André Mourand, communiste convaincu,
qui faisait partager ses idées à Nam Phuong ? Ainsi, sur un tout autre plan,
à Chabrignac, c’était avec la section corrézienne de l’ARAC, l’Association
républicaine des anciens combattants, que l’impératrice était en contact41,
une association de gauche, fondée en 1917 par André Barbusse, contre la
guerre, en faveur de la paix dans le monde, au moment des grandes
désertions dans l’armée française et de la victoire bolchevique en Russie.
Était-ce aussi sous l’influence d’André Mourand ? C’est assez
vraisemblable. Pourtant, Edmonde Mourand, participant aux longues
conversations du soir à La Perche, avait l’impression que l’impératrice
« respectait la droite ».
Il est vrai que Nam Phuong s’était toujours intéressée aux plus
démunis et sentie proche d’eux. On se souvient de ses œuvres charitables
en Annam, de sa lettre ouverte de 1945 lors de la révolution viêtminh, de
ses secours aux prisonniers ou à son ancien secrétaire Nguyen Tien Lang.
C’était un trait dominant de sa personnalité. À Chabrignac aussi, elle
s’intéressa à l’éducation des enfants et à l’école communale : elle lui fit de
nombreux dons. Les habitants du village qui l’ont connue – l’ancien
adjoint, mais aussi Jacky Pagnon, le fils de Marie-Louise Pagnon, sa
cuisinière, et d’autres – tout comme Edmonde Mourand, sont unanimes
pour rappeler sa gentillesse et sa simplicité ; elle était toujours attentive à
aider les autres.
En juin 1959, sa fille aînée, la princesse Phuong Mai, âgée de 22 ans,
encore célibataire, très proche de son père et quelque peu rebelle, mit au
monde une petite fille, Manuela. Bien qu’elle n’appréciât pas les
circonstances de cette naissance42, l’impératrice, comme toute nouvelle
grand-mère, en fut très heureuse. Phuong Mai vint à La Perche avec
Manuela. Celle-ci, d’ailleurs, sera parfois confiée à la garde de Marie-
Louise Pagnon, qu’elle appelait « Mémé ». Cette naissance hors mariage
affecta aussi la mère de Nam Phuong, si attachée à la morale chrétienne. Il
est vrai que Phuong Mai menait une vie assez agitée. Amie de la princesse
Margaret, elle était souvent en Angleterre et venait peu à La Perche. On a
dit d’ailleurs que le père de Manuella était un Anglais, très proche de la
Cour.
En 1960, l’empereur, pour des raisons financières, fut contraint de
vendre le château Thorenc. Certes, Nam Phuong l’avait volontairement
quitté, Bao Daï lui-même n’y venant plus guère. Une tranche de vie
disparaissait. Cette villa était superbe, elle y avait connu quelques
moments de bonheur, avec ses enfants. On ne peut, dans de telles
circonstances, éviter une certaine nostalgie et un peu de tristesse.
L’empereur Bao Daï vint trois ou quatre fois à Chabrignac, rendre
visite à son épouse, jamais plus d’un jour ou deux. La première fois, ce fut
pour le Noël 1959, qu’il passa à La Perche. Il était d’abord facile, selon
Marcel Boudy, mais très entreprenant avec les femmes, se souvient
Edmonde Mourand. Marcel Boudy aime encore à rappeler l’une des visites
de l’empereur à Chabrignac. L’impératrice avait décidé d’acheter un lot de
trente-quatre agnelles pour le domaine. Il fallut aller en prendre livraison à
Beynac, à une bonne heure de route, près de Sarlat. C’est Marcel Boudy
qui s’en chargea. Bao Daï était là, par hasard, avec sa belle voiture et son
chauffeur. Il proposa à l’impératrice de profiter de sa voiture pour y aller.
Celle-ci préféra « aller avec Marcel », dans sa « Prairie », une Renault fort
commune, à l’époque, dans les campagnes. Quel triomphe pour ce
dernier43 ! Rappelant cette anecdote, Marcel Boudy ajoute même,
spontanément, comme pour mieux souligner la simplicité de
l’impératrice : « Elle préférait la politique de Hô Chi Minh à celle de Bao
Daï, car il travaillait pour les pauvres et pas pour les riches. » Et de
compléter : « Mais elle n’était pas pour [Hô Chi Minh]. » Fallait-il voir là,
une fois encore, l’influence des idées communistes d’André Mourand,
lequel, d’ailleurs, ne dissimulait nullement ses opinions politiques ? Ou la
volonté de plaire, dans un village où la très grande majorité des électeurs
votait communiste ?
Edmonde Mourand, de son côté, se souvient d’un autre séjour de Bao
Daï à La Perche, durant lequel il choisit d’aller coucher chez la fille du
fermier44. On était très tolérant à La Perche.
Durant cette période, le prince Bao Long, alors jeune officier dans la
Légion étrangère, fut envoyé en Algérie. Lui aussi venait de temps à autre
voir sa mère à Chabrignac, durant ses permissions. Dès cette époque, il
commença à s’occuper des affaires patrimoniales et financières de Nam
Phuong. « Un bel homme, mais timide, assez distant vis-à-vis de sa
mère », selon Edmonde Mourand. Contrairement à son père, il « jouait les
grands seigneurs » et n’était pas très sympathique, selon Marcel Boudy.
Quand il était à La Perche, il aimait beaucoup aller tirer à la carabine avec
ce dernier, dans une carrière désaffectée, tout près du domaine. C’est un
fait qu’en Algérie, ses camarades de régiment avaient noté son amour des
armes. Il avait toujours des pistolets personnels, non réglementaires,
rapporte Henry Dougier, le futur créateur des éditions Autrement, un de
ceux qui le croisèrent à l’époque45. C’était un solitaire, très fort aux
échecs, bon pianiste. Il se conduisit avec courage durant cette guerre
d’Algérie, souvent en première ligne, à la tête de ses hommes. Il fut
d’ailleurs blessé, son blindé ayant sauté sur une mine. On imagine les
inquiétudes de l’impératrice pour le prince héritier.
Ce fut durant ces opérations en Algérie que ce dernier rencontra un
autre officier de marque, lui aussi dans la Légion étrangère : le fils de
l’empereur Ham Nghi. Les deux voisines de Chabrignac, l’impératrice
Nam Phuong et la comtesse de La Besse, avaient ainsi leurs proches, l’une,
son fils, l’autre, son frère, en train de se battre contre les fellaghas ! Il n’y
avait pas que la Corrèze qui était un extraordinaire rendez-vous de
personnalités annamites, le djebel algérien aussi. Bao Long termina la
guerre, en 1962, avec le grade de capitaine et la croix de la Valeur
militaire46. Durant de dures opérations dans les Aurès, en 1961, il avait été
amené à se battre aux côtés du lieutenant-colonel Masselot, qui avait
entraîné son 18e régiment de chasseurs parachutistes, en avril, à participer
à un mouvement de protestation contre l’abandon de l’Algérie. Un esprit
de révolte, en effet, avait envahi plusieurs unités qui s’étaient sacrifiées
dans les combats et avaient le sentiment d’avoir gagné la guerre sur le
terrain. Le 18e RCP avait été dissous le 30 avril et l’affaire valut au
lieutenant-colonel Masselot huit ans de réclusion criminelle dans les
prisons de la Santé, Clairvaux et Tulle. Il est probable que cela marqua
Bao Long, qui restera toujours très fidèle à ses camarades de combat47.
Peut-être fut-ce une des raisons qui l’amenèrent, après un court séjour au
Cadre noir de Saumur, à finalement quitter l’armée.
La dernière grande réunion familiale à Chabrignac, du vivant de
l’impératrice, eut lieu le 6 janvier 1962. Ce mois-là, juste après la Saint-
Sylvestre, la princesse Phuong Lien se maria. Elle avait alors 24 ans, était
très proche de sa mère, plus que Phuong Mai, sa sœur aînée48 qui, plus
âgée d’un an, n’était pas encore mariée49. Après ses études au couvent des
Oiseaux de Verneuil-sur-Seine, Phuong Lien était allée poursuivre sa
formation en Angleterre. C’était la deuxième fille de Nam Phuong. Son
mariage était un événement pour l’impératrice, car c’était la première fois
qu’elle mariait un de ses enfants.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, il fallut tout d’abord régler
un petit problème inattendu : celui de la nationalité de la mariée et de ses
parents. La pointilleuse administration française ne pouvait pas enregistrer
le mariage de personnes sans nationalité. Étant jeune, l’impératrice, c’est-
à-dire Mariette Nguyen Huu thi Lan, avait bien eu la nationalité française,
mais par la suite, elle était devenue impératrice d’Annam. Or désormais,
elle n’était plus impératrice et la République du Vietnam avait remplacé
l’Empire d’Annam. Ce fut finalement la préfecture de Corrèze qui décida,
à juste titre, que l’impératrice et sa fille n’étaient pas de nationalité
vietnamienne, mais bien de nationalité française50.
Le mariage de Phuong Lien eut lieu au domaine de La Perche, c’est-à-
dire au domicile de la mariée, comme il est de coutume51. L’époux était
Bernard Soulan, agrégé d’anglais : elle l’avait connu durant ses études en
Angleterre et tous deux travaillaient alors à la Banque nationale pour le
commerce et l’industrie, à Bordeaux. Tous les enfants de l’impératrice
étaient présents, ainsi que Bao Daï. Le prince Bao Long, frère de la
mariée, fut l’un de ses témoins, en revanche l’empereur se dispensa de
paraître à la cérémonie civile, tandis que s’y trouvait André Mourand, qui,
décidément, avait pris une place considérable dans la maison ; il avait
d’ailleurs beaucoup participé à l’organisation de cette journée. Puis
s’ensuivit le mariage religieux dans la petite église du village, célébré par
le R.P. Moffre, ami de la famille du marié, et le père Blanchet52, curé de
Juillac. L’impératrice s’était personnellement occupée de la décoration de
l’église, avec un fleuriste de Brive. La presse locale, toujours friande de
détails personnels, rapportait que « l’impératrice portait une magnifique
robe et un manteau signés Dior », tandis que la mariée s’était contentée
d’« une très jolie robe de satin broché, exécutée par la couturière de la
famille ». Comme de coutume, on distribua des dragées aux enfants de
l’école. Le repas – dix-neuf couverts – fut servi à La Perche ; il avait été
préparé par le cuisinier de La Truffe noire, un restaurant de Brive. On y
dégusta « le marcassin des forêts de la Corrèze », en réalité un sanglier
abattu par l’empereur au début de la semaine, en Alsace ! Le tout arrosé
d’un « bon Pérignon » (sic), selon la presse locale, peu familière des
grands crus.
La princesse Phuong Lien, devenue Mme Soulan, apportera à
l’impératrice une autre joie en lui donnant une deuxième petite-fille,
Valérie. Elle naquit le 20 juillet 1963, quelques semaines seulement avant
la disparition de l’impératrice, mais cette dernière eut le temps de la
connaître. Comme on le constate par ce mariage et cette naissance, la
famille, déjà très française, le devenait de plus en plus. La langue
vietnamienne était presque totalement abandonnée par ses enfants ; aucun
ne songeait à retourner au Vietnam.
Du printemps 1962, peu après le mariage de la princesse Phuong Lien,
date un petit échange de lettres sans grande importance, mais qui traduit
peut-être assez bien l’état d’esprit de l’impératrice à cette époque. Une
jeune Vietnamienne, Alice, née en 1941 dans une riche famille de hauts
fonctionaires du Sud, ayant la nationalité française, réfugiée en Belgique,
s’était convertie au catholicisme et souhaitait se faire baptiser. Or, elle
conçut le projet de demander à Nam Phuong d’être sa marraine, tant
demeurait intact le prestige de l’impératrice chez les catholiques
vietnamiens de Cochinchine. Alice lui écrivit en ce sens, se recommandant
de son père, haut fonctionnaire indigène (doc phu su) ayant été directeur
des Affaires économiques du Sud-Vietnam de 1950 à 1954, ainsi que de
Mère Marie Zoila, qui avait été l’une des enseignantes de l’impératrice au
couvent des Oiseaux. Dans un premier temps, Nam Phuong accepta, le
parrain devant être André Molitor, chef de cabinet du roi Beaudoin depuis
1961. Alice ayant expliqué dans une de ses lettres que sa meilleure amie
en Belgique était Claire de Béthune, l’impératrice demanda à ce que cette
dernière la représentât au cas où elle ne pourrait se rendre au baptême. La
date de la cérémonie, à Louvain, fut finalement fixée au 8 décembre 1962,
fête de l’Immaculée Conception. Et puis, subitement, un mois avant le
baptême, Nam Phuong écrivit à Alice qu’elle renonçait : « Après mûre
réflexion sur le sujet et après avoir prié Dieu de la guider, elle était arrivée
à la conclusion que la marraine devait être Claire de Béthune. » Elle
expliquait qu’elle n’était plus souveraine, mais seulement impératrice en
exil, et écrivait : « Dans les circonstances tragiques de notre pays, j’aurai
la responsabilité de votre avenir, mais ce ne sera pas un avantage. » Et de
poursuivre : « Ma chère enfant, vous êtes trop jeune pour comprendre ma
décision. J’ai choisi de vivre recluse, loin du monde. Si un jour Dieu me
permettait de retourner au Vietnam en tant que souveraine, je vous
appellerais pour être à mes côtés. Être votre marraine signifie avoir des
responsabilités envers vous, être votre mère spirituelle, et il m’est
impossible de remplir ce rôle. Veuillez comprendre que je vous aime et
que je prierai pour vous le jour de votre baptême et toujours53. » Au fond,
Nam Phuong restait très honnête avec cette jeune fille ; elle était
parfaitement consciente que sa situation fausse, à Chabrignac, lui
interdisait d’être une « mère spirituelle ». Comment vivre cachée, avec
son amant, et accepter des responsabilités religieuses à l’égard d’une jeune
catholique aspirant au baptême ? Un amant, c’est une affaire d’adulte ;
Alice était « trop jeune pour comprendre ».
Par ailleurs, Nam Phuong croyait-elle encore à cette éventualité « de
retourner au Vietnam en tant que souveraine » ? Probablement pas ; pure
formule de politesse.
Les « vacances » de Chabrignac furent finalement bien courtes : quatre
ans. Elles allaient se terminer tragiquement. Certes, Nam Phuong n’était
pas en très bonne santé, et cela depuis des années. Non seulement sa
surdité s’était quelque peu amplifiée – à Chabrignac, elle entendait moins
facilement ses enfants se parler entre eux et était contrainte de porter un
appareil auditif qu’elle dissimulait derrière ses boucles d’oreilles54 –,
mais encore elle souffrait de divers autres maux, articulaires en
particulier. Elle avait forci, sa peau n’était plus aussi fine, la contraignant
à beaucoup se maquiller. Mais elle était encore jeune, à peine 50 ans. Sa
journée commençait, assez tôt, par sa gymnastique matinale, elle était
souvent très gaie.
Un dimanche matin, le 15 septembre 1963, Nam Phuong était allée
faire quelques courses à Brive. La veille, comme elle s’était plainte d’un
mal de gorge, on avait fait venir un médecin qui avait diagnostiqué un
début d’angine. Le dimanche après-midi, le mal s’accrut et elle commença
à suffoquer. En fait, elle souffrait d’un phlegmon. Quand un autre médecin
et des secours arrivèrent, elle expirait à côté de son employée de maison et
de sa cuisinière, impuissantes. Edmonde Mourand et son mari, lui aussi
kinésithérapeute, étaient également présents. Ce dernier avait compris
quel était le mal de l’impératrice et savait que, dans l’urgence, il suffisait
de pratiquer une trachéotomie pour lui permettre de respirer et la sauver.
Mais ni le médecin ni lui n’osèrent prendre la décision. La mort par
étouffement fut atroce55. Le mari d’Edmonde se le reprocherait toujours56.
Quant à André Mourand, il était parti à la chasse avec Marcel Boudy –
c’était le jour de l’ouverture – et n’avait pu être joint.
Ce furent Marcel Boudy et deux pompiers venus en secours qui
l’habillèrent d’une robe bleu ciel, le jeune fils de la cuisinière se souvient
encore de la couleur : ce sont des choses qui frappent quand on est
adolescent. Puis on fit venir ses vêtements d’impératrice, et on l’en revêtit
avant qu’elle soit mise en bière. Le corps fut déposé dans un cercueil en
zinc, lui-même placé dans un cercueil en acajou, dit « de style Empire »,
car orné de colonnettes à chacun des angles.
La famille de l’impératrice lors des obsèques.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé
Trois jours plus tard, le mercredi 18, à 10 heures, sous un ciel
maussade et une légère pluie, les obsèques furent organisées de façon très
simple, dans le village57. Ses enfants étaient présents, ainsi que Bao Daï,
qui conduisait le deuil, « le visage impénétrable », notait la presse, la sœur
de l’impératrice, la baronne Didelot et son époux, un des cousins de
l’impératrice, Jean Le Phat Tan58 – passé au Viêtminh vers 1947,
l’impératrice lui avait sauvé la vie ; il lui était, de ce fait, tout dévoué –, le
prince Vinh Can, le prince Buu Loc, ancien Premier ministre du Sud-
Vietnam, le général Nguyen Van Hinh, ancien chef d’état-major de Bao
Daï, Nguyen Tien Lang, le fidèle secrétaire de l’impératrice, le colonel
Tran Kim Tuyen, ancien chef des services spéciaux sud-vietnamiens.
Manquait la mère de l’impératrice, qui vivait toujours à Neuilly, mais qui,
âgée de 84 ans, n’était plus assez autonome pour se déplacer59. La
princesse Nhu Ly, comtesse de La Besse, cette voisine que l’impératrice
n’avait jamais rencontrée, n’assista pas aux obsèques, mais le Conseil de
la famille avait désigné son époux, le comte François de La Besse, pour la
représenter60 : tout un symbole que la présence de ce gendre de l’empereur
Ham Nghi, deux branches dynastiques de l’Annam réconciliées par la mort
de l’une, mais aussi deux factions politiques face à face, les opposants à
Ngo Dinh Diem et ses partisans représentés par l’époux de la comtesse. La
reine-mère avait fait envoyer une gerbe, évidemment très protocolaire. Du
côté français, le gouvernement était représenté par le préfet Villeneuve et,
bien sûr, le maire du village, Bosselut. Tout l’entourage local de
l’impératrice était là, André Mourand en tête, les Méric, le personnel de
La Perche, qui avait offert une belle gerbe de fleurs, et une partie de la
population du village. La cérémonie religieuse eut lieu dans la petite
église Saint Denis de Chabrignac, concélébrée par le curé doyen de Juillac,
le père Sellier, et l’abbé Leymarie, de l’École Bossuet de Brive.
En revanche, l’évêché n’était pas représenté. Aucun représentant des
Missions étrangères de Paris, ni des Sœurs du couvent des Oiseaux, ni des
autres congrégations religieuses pour lesquelles l’impératrice avait tant
fait en Annam, ne s’était déplacé. L’Association des catholiques
vietnamiens de Paris était tout aussi absente61. Il est vrai que l’ex-
impératrice n’était plus rien, mais enfin… Ses « vacances » à Chabrignac
avaient-elles refroidi les liens si forts qui avaient existé entre Nam Phuong
et ces institutions religieuses ? On dit même que la hiérarchie
ecclésiastique avait fait quelques difficultés pour ces obsèques, qui ne
furent surmontées que grâce à l’intervention des Missions étrangères de
Paris62. Le temps des Monseigneurs était bien révolu. Finalement, la
République, représentée par le préfet, était plus compatissante que
l’Église. Toutefois, une messe sera dite en mémoire de l’impératrice, à
Saint-Honoré-d’Eylau, à Paris, quelques jours plus tard. Mais aucun des
deux organes des Missions étrangères de Paris, Épiphanie et Missions
étrangères, si prompts, dans les années 1930, à rendre compte des
moindres faits et gestes de l’impératrice, n’osa faire mention de sa
disparition. Il faudra laisser couler un demi-siècle et attendre le centenaire
de la naissance de Nam Phuong, en 2013, pour que l’Église se résolve à un
discret pardon de ces « vacances » à Chabrignac63.
Le cercueil de l’impératrice fut provisoirement déposé dans le caveau
de la famille Golfier, dans le cimetière du village, en l’attente d’une
tombe définitive. Il fut question de l’inhumer au Vietnam, se souvient
l’ancien maire ; c’étaient les filles qui avaient soulevé cette question, et
surtout le prince Bao Long, mais l’idée fut abandonnée, du fait des
difficultés administratives64. La tombe définitive de l’impératrice,
construite par un dénommé Soffier, maçon de Chabrignac, sera fort
simple, incroyablement simple. Une plaque en français où se lit : « Ici
repose l’impératrice Nam Phuong née Jeanne Mariette Nguyen Huu Hao
14.11.1913 – 16.9.196365 », et sur une stèle se lisent les caractères chinois
« ⼤南南芳皇后之陵 », soit « Tombe impériale de Nam Phuong du Dai
Nam66 ». Quel paradoxe, pour cette humble tombe villageoise, que ce
caractère 陵 , ling en chinois, qui désigne traditionnellement les grandes,
voire immenses tombes des empereurs chinois ou annamites : le ling de
l’empereur chinois Qin Shi Huangdi (IIIe siècle av. J.-C.) est recouvert
d’un tumulus de 115 mètres de haut ! Cette épitaphe en caractères chinois
fut réalisée par un maçon de Juillac, appelé Josnard, d’après la
calligraphie d’un vieux Vietnamien de Peyrissac, l’un des survivants de
ces recrues annamites de la Première Guerre mondiale venues se battre en
France, au nom de l’Empire, contre l’Allemagne, ou travailler dans les
usines d’armement ; certains avaient été hébergés dans la petite commune
de Peyrissac, au nord du département, à une soixantaine de kilomètres de
Chabrignac. D’ailleurs, l’impératrice était allée leur rendre visite.
Surprenant raccourci de l’histoire de l’Indochine française en Corrèze.
La simplicité de la tombe de l’impératrice est ce que notent la plupart
des visiteurs qui depuis viennent se recueillir au cimetière de Chabrignac.
« Un air d’abandon flotte sur ce discret monument », notera à juste titre un
journaliste, en 199867. De fait, Nam Phuong avait vécu simplement lors de
ses séjours à La Perche, la cérémonie religieuse, dans l’église du village,
avait également été très simple. Mais enfin, il n’en demeure pas moins que
le dénuement de cette tombe est surprenant. Presque une tombe de
personne pauvre, une simple dalle de ciment. Quel contraste avec celle de
l’empereur Bao Daï au cimetière de Passy ! Ou même avec celle de la
pauvre princesse Xuan Tu du camp de réfugiés de Sainte-Livrade, inhumée
à Villeneuve-sur-Lot ! Sans parler de celle, majestueuse, d’André
Mourand, le régisseur, décédé à Bergerac en 1985, mais qu’on enterrera
juste à côté d’elle – il avait acheté sa concession près de celle de
l’impératrice dès 196968 –, comme si l’une veillait sur l’autre ! En
revanche, dans les années suivantes, il ne viendra évidemment à l’idée de
personne de faire inhumer la mère ou l’époux de l’impératrice auprès
d’elle. De même, personne n’avait songé à faire inhumer l’impératrice
près de son domicile de Neuilly. Chabrignac, plus que des « vacances »,
avait finalement été un exil dans l’exil.
Dans ses mémoires, l’empereur, qui ne se rendra jamais plus sur la
tombe de son épouse, ne consacrera qu’un court début de phrase, assez
formel, au décès de l’impératrice : « Depuis la disparition de l’impératrice
Nam Phuong, ravie trop tôt à notre affection69… » Il est vrai que, ces
mémoires n’ayant pas été rédigés par Bao Daï lui-même, ni même peut-
être relus, on peut comprendre la sécheresse et le formalisme de
l’incident.
En revanche, nombreux seront les Vietnamiens qui viendront se
recueillir, avec amour, piété et nostalgie, sur cette pauvre tombe de Nam
Phuong. Parmi ceux-ci, il y aura cette jeune fille convertie au
catholicisme, Alice, qui aurait souhaité que Nam Phuong devînt sa
marraine : « Durant l’été de 1964, avec Paulette Daems, une amie (…),
nous allâmes en Corrèze voir la tombe de l’impératrice Nam Phuong, dans
le cimetière de Chabrignac (…). Il n’y avait ni fleurs ni plantes fleuries. Je
demandai à Paulette de s’éloigner car je voulais être seule avec
l’impératrice (…). Je restai debout devant l’endroit où reposait mon
impératrice, cette femme vénérée qui aurait pu être ma marraine. Nous
étions enfin réunies en cet instant. Dans le cimetière de ce village perdu, il
n’y avait personne, aucun arbre, aucune végétation, aucune fleur, et il
faisait froid. Un paysage tranquille, isolé et triste70. »
Les fins de vie sont toujours tristes, celle de l’impératrice Nam
Phuong fut pathétique. Un monde à jamais englouti.
XIII
Vestiges d’Empires
À la mort de Nam Phuong, ce 15 septembre 1963, l’Indochine
française avait volé en éclats depuis près de dix ans, sur le champ de
bataille de Diên Biên Phu. C’était déjà de l’histoire : deux jours avant le
décès de l’impératrice, Lucien Bodard avait sorti son livre L’Enlisement,
premier volume de sa trilogie sur La Guerre d’Indochine. L’amiral
Decoux, l’ancien gouverneur général d’Indochine du temps de
l’occupation des Nippons, allait disparaître un mois après Nam Phuong.
Ngo Dinh Diem, l’ancien Premier ministre de Bao Daï, celui qui avait été
amoureux de l’impératrice, et finalement s’était emparé de la République
du Sud-Vietnam dont il était devenu président en 1955, allait être
assassiné le 2 novembre 1963, quelques semaines après le décès de Nam
Phuong. La France de la Ve République, de son côté, tentait de se consoler
de l’Indochine française en cultivant son amitié avec le Cambodge de
Sihanouk, qui, alors, s’éloignait des Américains. La guerre du Vietnam,
celle des États-Unis, succédait à la guerre d’Indochine.
À Paris, 1963, c’était l’année de sortie du beau film Fort du Fou, avec
Jean Rochefort, l’abandon de réfugiés catholiques du Tonkin par une
armée française impuissante à les protéger. Nostalgie et drame. Nam
Phuong ne l’avait probablement pas vu.
Commencée à la façon d’un roman à l’eau de rose, ou plutôt d’une
triste romance à la Mendelssohn, la vie de Nam Phuong se termina dans la
déception. Il serait facile de condamner la conduite de Nam Phuong à
Chabrignac, de rappeler les engagements de sa jeunesse, sa consécration
au Sacré-Cœur, sa rigueur morale, et de les rapprocher de sa vie
désordonnée depuis sa rencontre avec André Mourand, sept ans plus tôt, de
condamner cette relation amoureuse qui ternissait tout ce qui avait été son
image d’impératrice digne dans l’adversité. Facile de la réduire à toutes
ces célébrités de la Côte qui avaient le plaisir pour seule ligne de conduite,
qui n’étaient plus conscientes des limites qu’imposent la morale et la
bienséance.
Facile, mais probablement insuffisant. Ce serait sans compter avec la
révolution viêtminh qui avait écartelé tant de familles en Indochine, et
surtout, avec la guerre qui brise les êtres, non seulement ceux qu’elle tue,
mais aussi ceux qu’elle laisse en vie, les blessant à jamais dans le fond de
leur être. Nam Phuong n’avait pas seulement été anéantie par la kyrielle de
maîtresses de son époux, mais aussi, et peut-être plus encore, par
l’anéantissement de son pays dans la tourmente. Car la fin de l’Indochine
française à Diên Biên Phu, la coupure du Vietnam en deux États, l’un
communiste, l’autre lié à l’Amérique, n’était pas seulement une défaite,
mais bien la disparition de cet Annam dont on l’avait faite impératrice, de
ce pour quoi elle avait vécu, de ce pour quoi elle avait élevé son fils aîné,
prince héritier. Elle aurait pu rester debout. Elle n’en eut plus la force. Elle
était en état de faiblesse1, et ce furent André Mourand et Chabrignac.
Peut-être son premier véritable amour, celui qui, tout de passion, ne laisse
aucune place à la raison. « La tragédie de la mort est en ceci qu’elle
transforme la vie en destin » : appliquée à l’existence de Nam Phuong, ce
mot de Malraux serait très dur.
La longue crise politique et militaire qu’avait connue l’Indochine
française entre 1945 et 1954 et l’effondrement final de cette dernière
n’avaient pas seulement ruiné la vie de Nam Phuong, mais aussi ébranlé
celle de toute sa famille, en particulier, celle de son fils Bao Long. Après
avoir quitté l’armée, ce dernier continuera, à Paris, à gérer les biens de sa