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Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

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Published by fireant26, 2022-08-29 17:15:40

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

Bao Daï en tenue officielle, 1928.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Cette situation pour le moins compliquée aura probablement des
conséquences à long terme, d’abord sur le comportement de Bao Daï et sur
la vie du couple impérial. Au fond, l’empereur était en quelque sorte un
« enfant adopté ». Quand le sut-il et jusqu’à quel point lui expliqua-t-on le
fond des choses, tant en ce qui concernait son père que sa mère ? On ne
sait. Il est cependant impensable qu’il n’ait pas été informé de l’essentiel.
Par la suite, surtout dans les années postérieures à 1945, son caractère, sa
personnalité, son comportement seront souvent critiqués, mais, couplée au
refus de la France de lui reconnaître le moindre pouvoir politique
important, cette origine inavouée, difficile à vivre, expliquera peut-être, en
partie du moins, les errements de son existence. Comment assumer les

charges dynastiques alors qu’on n’est pas vraiment membre de la dynastie
et que celle-ci vous le fait quotidiennement sentir ?

La situation sera aussi délicate pour l’impératrice. Que savait-elle de
tout cela, lorsqu’on organisait son mariage ? Elle arrivait à peine de la
métropole et connaissait très peu les intrigues de la capitale impériale.
Que lui avait-on dit exactement ? Plus tard, elle connaîtra les incertitudes
planant autour des origines de Bao Daï20, mais à l’époque du mariage ?
Elle allait épouser un homme qu’on lui présentait comme empereur, mais
qui ne l’était guère aux yeux de l’aristocratie comme de l’opinion
publique éclairée. Pour nombre d’Annamites, le dernier empereur était
Duy Tan (1907-1916), qui n’avait jamais abdiqué, plus que Khai Dinh
(1916-1925), porté au trône par la France, contre l’avis de la branche
régnante de la famille impériale. Pour Nam Phuong, son statut
d’impératrice sera tout aussi précaire que celui d’empereur pour Bao Daï,
et peut-être tout aussi difficile à vivre. Selon une personnalité annamite de
la Cour, très au fait des affaires de Huế à l’époque, le mariage de Jeanne-
Marie allait être une de ces « Romances sans paroles » auxquelles
Mendelssohn aurait pu prêter sa musique, une romance « chargée de
sourires amers et de larmes mal essuyées ».

Pour couper court aux rumeurs sur ces questions délicates, on conféra
officiellement, dès mars 1933, le titre de « Reine-Mère » (Đoan Huy
Hoàng Thái Hậu21) à Tu Cung. Cela avait bien évidemment renforcé
l’ascendant de cette dernière sur la Cour, sans pour autant résoudre toutes
les difficultés, ni amadouer son caractère. Tu Cung avait passé une grande
partie de sa vie en tant qu’« épouse » – au moins officielle – de l’empereur
Khai Dinh, prédécesseur de Bao Daï. Aussi lui était-il difficile de
concevoir un autre ordre des choses que celui qu’elle avait connu : le
gynécée, les eunuques, les intrigues amoureuses, les rites traditionnels, la
vie scrupuleusement réglée de la Cité interdite, tout le contraire de ce à
quoi avaient été habitués tant Mariette que l’empereur durant leurs années
de vie parisienne.

Personne n’osait en parler ouvertement, mais tout cela rendait très
inconfortable la position de la reine-mère et expliquait en grande partie
l’antipathie constante qu’elle allait manifester à l’égard de Mariette.

Comment aurait-elle pu accepter une jeune fille qui était tout son
contraire ? L’une était d’un physique assez quelconque, l’autre était belle,
d’une classe naturelle que tout un chacun admirait ; l’une ne connaissait
guère que les rites de la Cour, l’autre était intelligente, instruite, au fait
des choses du monde ; l’une était dépendante des sommes, certes
importantes, qui lui étaient allouées par le Trésor, l’autre disposait d’une
fortune personnelle ; enfin, l’une était profondément bouddhiste, l’autre,
profondément catholique. Tous les ingrédients d’un antagonisme
permanent étaient réunis.

La reine-mère Tu Cung.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Dans ses mémoires, l’empereur rapportera ainsi la réaction de la reine-
mère lorsqu’il lui annonça son projet de mariage : « Dès mon retour à Huế,

j’informe ma mère de cette rencontre et des suites que j’envisage. Elle ne
me cache pas ses réticences quand je lui apprends que la jeune fille est
catholique et qu’elle a été élevée à l’européenne. Elle aurait certainement
souhaité une épouse plus soumise aux traditions. En outre, la question de
l’éducation religieuse des enfants la préoccupe. En réalité, il ne s’agit pas
d’une affaire religieuse mais d’une affaire d’État. En effet, si les enfants
issus de ce mariage sont éduqués dans la religion catholique,
qu’adviendra-t-il du prince héritier lorsque, ayant accédé au trône, il devra
célébrer le culte des ancêtres ou la fête de Nam Giao2223 ? » C’était
posément dit, mais cela traduisait assez mal l’hostilité virulente qui sera
celle de la reine-mère à l’égard de l’impératrice, non seulement lors du
mariage, mais tout au long de la vie de Nam Phuong. La reine-mère,
surnommée « La Tigresse », essaiera même, dit-on, de l’empoisonner24.

La reine-mère n’était pas la seule à s’opposer à ce mariage ; une
grande partie de la Cour – et de la population – partageait les mêmes
craintes et la même hostilité vis-à-vis d’un projet qui bouleversait non
seulement la tradition, mais les fondements de l’État. Les conditions
initiales posées par Mariette et sa famille étaient fort contraignantes :
monogamie de l’empereur, aucun titre de prince ou princesse pour
d’éventuels enfants nés hors mariage, célébration catholique du mariage,
éducation catholique des enfants. Rien de tout cela n’était compatible avec
la tradition impériale de l’Annam. De plus, certains arguaient de la
nationalité française de Mariette pour dénoncer ses prétentions à devenir
l’épouse de l’empereur25.

À la Cour, le principal opposant au mariage était Son Excellence Ton
That Han (1853-1944), une personnalité dont le prestige était considérable.
De lignée impériale, il était devenu ministre de la Justice et membre du
Conseil secret de l’Empire en 1906. Nommé une première fois régent
durant le règne de l’empereur Duy Tan, puis bientôt chef du département
des Rites et chef du Censorat, c’était déjà une personnalité de premier plan
à la Cour. En 1925, il avait à nouveau été nommé régent, lors de la mort de
l’empereur Khai Dinh et l’était resté jusqu’au retour de France de Bao Daï.
Or il se déclara totalement opposé à ce mariage, tout comme la reine-
mère. Il estimait que l’empereur devait renoncer à son projet, ou bien,

dans le cas contraire, que Mariette devait abandonner la religion
catholique. Et en se prononçant ainsi, il traduisait, il est vrai, l’opinion
d’une très grande majorité de la Cour. La jeune Mariette, abjurer sa foi ?
Ses parents, se faire les complices d’une telle abjuration ? Ton That Han
les connaissait bien mal pour oser prôner une telle solution. Mariette,
d’ailleurs, montrera toujours un caractère très marqué et avait des idées
très arrêtées.

Toutes ces oppositions s’étaient notamment exprimées lors d’une
réunion du Conseil de la famille impériale, le 18 février 1934, qui avait
adressé à l’empereur « une remontrance respectueuse mais sévère » sur la
question26. Des réunions secrètes eurent lieu entre des représentants du
Conseil de la famille impériale et le Conseil de la famille de Mariette, qui
ne donnèrent aucun résultat27. D’ailleurs, même la population, qui
comptait nombre de bouddhistes, était mécontente que la jeune Mariette
refusât de renoncer à sa religion et fît appel au pape pour obtenir le droit
d’épouser l’empereur28.

En termes plus politiques, c’est ce qu’avait expliqué le gouverneur
Pasquier à l’ambassadeur Charles-Roux : l’empereur Bao Daï « est
foncièrement loyal envers la France qui le protège, mais ces dispositions
d’esprit se heurtent à toutes les forces d’inertie ou de réaction d’un régime
désuet qui sombre lentement, car c’est surtout dans le milieu de la Cour,
dans les traditions du palais impérial et dans les mœurs de la famille
royale, que l’on voit s’accuser le divorce entre les conceptions de
l’ancienne monarchie annamite et celles du jeune prince. Tout dans son
palais rappelle la vie luxurieuse de somptueuse claustration qu’y menaient
ses ancêtres. Il a dû résister aux instances des reines-mères qui s’offraient
à lui constituer un harem des plus jolies filles du royaume, et tâchaient à
étouffer la fraîche intelligence du roi »29.

C’était l’impasse, une impasse dont Bao Daï était parfaitement
conscient : « Au Palais, écrira-t-il, il n’y a qu’un dieu : l’Empereur, Fils du
Ciel… Dans notre histoire, il y a presque toujours eu confusion entre le
pouvoir politique et le pouvoir religieux. Mais cette confusion s’accomplit
dans la personne de l’Empereur qui est à la fois dieu et pontife suprême et,

en raison de ce caractère sacré, lui-même détenteur de tous les pouvoirs, il
n’est pas niable que cela puisse poser quelque problème à un chrétien ou
plus encore à un catholique soumis à l’autorité du pape30. » Toutefois,
pour l’empereur, il n’était pas question de trancher – renoncer ou
abjurer –, comme le demandait l’ancien régent Ton That Han, mais plutôt
d’accorder les contraires.

Jeune encore, plein d’espoir quant aux réformes à apporter à la Cour
pour la moderniser, l’empereur décida de passer outre aux objections de la
reine-mère et de la Cour : « Après une nouvelle rencontre avec la jeune
Marie-Thérèse [sic] au cours de laquelle je lui demande de devenir mon
épouse, je décide de bousculer l’étiquette formaliste et informe la Cour de
notre décision31. » Ce sera l’une des plus importantes et surtout des plus
nettes décisions prises par Bao Daï, lequel se montrera si souvent indécis
durant toute sa vie publique ultérieure. Comme le demandait Mariette, il
s’engageait sur le principe du mariage unique (et sur le fait qu’aucun
garçon non issu de leur mariage puisse prétendre au trône), sur le titre
d’« impératrice » (hoang hao) accordé dès le mariage et non après le décès
de l’empereur, ainsi que sur la liberté de religion pour son épouse.

Jeanne-Marie Nguyen Huu thi Lan, en route pour
son mariage à Huế, arrivant au col des Nuages.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Mariette Nguyen Hu thi Lan sera donc « impératrice » d’Annam. En
lui accordant ce titre, Bao Daï osait enfreindre une règle qui datait du
premier empereur de la dynastie, Gia Long (1802-1820). Celui-ci avait
prescrit que ce titre ne pouvait être accordé qu’à la mère de l’empereur
successeur. La raison en était simple et très bien vue : il s’agissait
d’éviter, à cette époque de polygamie impériale, que l’épouse principale
jouisse de ce titre alors qu’elle n’aurait pas donné d’héritier mâle à
l’empereur, tandis qu’une concubine de rang secondaire en fût privée,
alors qu’elle aurait mis au monde le garçon devenu héritier. On prête à Gia
Long cette remarque : « Gouverner le pays est plus facile que diriger le
harem. » En effet, le gynécée comprenait un très grand nombre de
concubines et dames de cour officielles, plus d’une centaine, très
hiérarchisées, réparties en treize rangs, au temps de Gia Long, mais aussi

des suivantes, des servantes, sans parler des eunuques. Chaque soir, ces
derniers présentaient à l’empereur une liste de femmes de tous rangs, y
compris suivantes et servantes, sur laquelle il choisissait celle (ou celles)
avec laquelle il souhaitait passer la nuit. Lorsque l’une d’entre elles
donnait un fils à l’empereur, son statut, c’est évident, s’élevait
considérablement. Aussi les rivalités étaient-elles innombrables entre
toutes ces femmes pour être inscrites sur la liste et avoir ainsi une chance
de donner un héritier à l’empereur. Ainsi, la mère de Bao Daï, on l’a noté,
était une ancienne servante. Toute cette hiérarchie avait été refondue en
1838 : au sommet, la reine-mère (hoang thai hau), puis l’épouse de
premier rang, reine sans le titre (hoang qui phi), et ensuite, neuf grades de
concubines. Dans ce système, la seule femme qui corresponde à ce que
nous nommons « impératrice » était la reine-mère, c’est-à-dire la mère du
prince effectivement devenu empereur, cette succession étant souvent
imprévisible. On comprend que l’empereur Gia Long ait trouvé le harem
difficile à gouverner. Son successeur, l’empereur Minh Mang (1820-
1840), dut penser la même chose, d’où sa réforme de 1838 : il avait
environ trois cents concubines, dont une trentaine lui donnèrent
142 enfants !

On comprend également que Mariette, française d’éducation (et de
nationalité), élevée dans le Paris des années 1920 et 30, n’ait pas un seul
instant envisagé de s’intégrer à un tel monde. Et l’on mesure l’ampleur du
changement à intervenir avec son arrivée à la Cour de Huế. La position de
la reine-mère serait évidemment maintenue, mais d’emblée, Nam Phuong
allait obtenir le titre d’impératrice32, et l’assurance d’être seule épouse de
l’empereur, tandis que le gynécée disparaîtrait, les dernières femmes le
peuplant étant libérées ou mises au service de la reine-mère.

Dans une ordonnance du 6 mars 1934, l’empereur annonçait qu’il
épouserait et introniserait comme reine d’Annam, le 24 du même mois,
Mademoiselle Marie Nguyen Huu Hao, jeune fille appartenant à une
vieille famille cochinchinoise. « La future reine, exposait l’ordonnance,
élevée comme nous en France, résume en sa personne les grâces de
l’Occident et les charmes de l’Orient. Nous avons eu l’occasion de la
connaître et nous croyons qu’elle est digne d’être notre compagne et notre

égale. Nous sommes certains que par sa conduite et son exemple, elle
méritera pleinement le beau titre de “Première femme de l’Empire”33. »

Laissons l’empereur Bao Daï relater longuement ce mariage célébré
selon un cérémonial entièrement nouveau pour la Cour de Huế : « La date
du mariage est fixée au 20 mars 1934. Il se déroulera en présence de la
Cour et des représentants de la France. Là encore il me faut innover car il
n’y a pas de précédent. J’ai, en effet, décidé d’élever ma femme à la
dignité d’impératrice dès notre mariage, alors que jusque-là ce titre n’était
attribué qu’à la reine-mère, après le décès de l’Empereur. Je choisis le
nom de règne de la nouvelle impératrice, qui, désormais, s’appellera Nam
Phuong, c’est-à-dire “Parfum du sud” et par un rescrit particulier,
l’autorise à porter la robe de couleur orange réservée à l’Empereur (…).
La cérémonie a lieu dans la grande salle de réception, le Can Chanh (…).
Pour la première fois dans l’histoire de l’Annam, une femme s’avance
seule, saluée par toute la Cour. Toujours seule, elle pénètre dans la grande
salle où je l’attends, assis sur un trône bas. Arrivée devant moi, elle me
salue d’une triple inclination puis va s’asseoir sur un bat-flanc disposé à
ma droite. La cérémonie très brève est terminée. L’impératrice prend alors
place à mon côté et je l’introduis dans la Cité interdite jusqu’au palais
Kien Trung où nous résiderons ensemble. Dans l’après-midi, l’impératrice
va saluer la reine-mère qui l’accueille avec beaucoup de gentillesse. Un
livre d’or est ouvert au nom qu’elle portera désormais et l’ordonnance la
proclamant impératrice est affichée au pavillon des Édits34. »

L’impératrice Nam Phuong lors de son mariage.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Cette description des cérémonies était un résumé, car en fait, elles
durèrent bien plus longtemps, s’échelonnant sur plusieurs jours. Le
magazine L’Illustration en donna une relation plus complète encore :

« Les diverses cérémonies ont empli plus d’une semaine, du 15 au
26 mars. Tout un protocole spécial avait été étudié dans l’ombre du palais
par le ministre des Rites, pour satisfaire à la fois la vieille étiquette
impériale, les prêtres des pagodes et l’esprit moderne des fiancés, tous
deux élevés en France depuis leur enfance. Les astrologues bouddhistes
avaient été interrogés pour fixer les dates des jours fastes imposés par les
traditions, et un strict protocole écartait tous les profanes.

« Le 15 mars, l’empereur, en robe jaune à larges manches et en turban
jaune, s’est rendu, suivi d’un petit cortège, au temple de Phu Tien pour
annoncer son mariage à LL. MM. les reines-mères et grands-mères. Ce fut
le premier acte. Le 17, plusieurs princes du sang allaient au Col des
Nuages accueillir la jeune fiancée, qu’ils accompagnèrent jusqu’à la
capitale, au palais des Passagers, où elle séjourna pendant trois jours35. Le
20 mars, dans la matinée, celle-ci, coiffée du turban bleu et revêtue de la
robe en brocart rouge, se rendait en automobile, avec sa famille, au palais
de Duong Tam, devenu sa résidence provisoire. Quatre parasols rouges et
dix drapeaux formaient la haie, et le cortège était encadré de troupes et de
forces de police (…). Le 21 mars, dans un autre palais, celui de Cang
Thanh, avait lieu la présentation officielle des futurs époux36, puis
l’empereur regagnait le palais de Kien Trung, et sa fiancée, celui de Duong
Tam. La cérémonie d’investiture proprement dite s’est placée le 24 mars,
au palais de Thaï Binh Lau, où la souveraine, en grande tenue d’apparat,
reçut le cachet et le livre d’or, insignes impériaux, qu’elle salua par trois
inclinaisons de tête. À nouveau, le 26 mars, une grande cérémonie, au
palais Thaï Hoa, a réuni le personnel de la Cour, toutes les autorités civiles
et militaires et des délégations de fonctionnaires indigènes du protectorat.
Enfin, le 29 mars, les souverains ont entrepris la visite des tombeaux
royaux.

« On ne saurait d’ailleurs mentionner dans leur infini détail toutes ces
visites et ces cérémonies rituelles, qui ont eu pour cadre successif [sic] les
différents palais ou temples. Une sèche énumération ne donnerait qu’une
idée bien lointaine de leur somptuosité, des prestigieux cortèges des hauts
dignitaires et des dames d’honneur, de la magnificence des robes et des
costumes.

« Le couple impérial habitera habituellement un ancien palais dont
l’extérieur a gardé l’aspect annamite traditionnel, mais dont l’intérieur a
été décoré de la façon la plus moderne par un architecte français. Dans les
jardins qui l’entourent, on a ménagé des courts de tennis et même un
terrain de golf, à la stupeur des vieux mandarins37. »

Quelques séquences – peu nombreuses – de toutes ces cérémonies
furent filmées par les services d’information d’Indochine. Par ailleurs, des
photographies officielles furent prises par deux studios privés, le
photographe officiel de la Cour, Tang Vinh, de Huế, et le studio Hoang Ky
Phuoc, de Hanoi. Réunies en quelques dizaines d’albums-souvenirs, elles
furent offertes aux personnalités annamites et françaises présentes. Un de
ces albums, par exemple, fut offert à l’ancien gouverneur général Charles,
« Pépé Charles », qui s’était occupé des études de Bao Daï à Paris jusqu’en
1932. Il contenait plus de quatre-vingts photographies des diverses phases
des cérémonies, classées dans l’ordre chronologique, en particulier les
beaux clichés de l’empereur et de l’impératrice en tenue d’apparat38.

La France offrit pour ce mariage un service de table en cristal, aux
armes de l’Annam39 ; de son côté, le gouvernement général d’Indochine
offrit un service d’argenterie Puiforcat, dont Yves Chatel, secrétaire
général, se demandait encore, en août 1934, si son montant, 5 000 francs,
avait bien été payé40. Pour célébrer l’événement, une journée de congé fut
accordée aux écoles et aux administrations publiques de l’Annam et du
Tonkin – mais pas de Cochinchine, territoire français – et des centaines de
peines furent annulées, commuées ou réduites41. Et dès la fin de l’année
1934, le 14 novembre, on célébra très officiellement, « avec un éclat tout
particulier », l’anniversaire de l’impératrice ; elle avait 21 ans42.

« Huế l’ancienne, Huế la romantique, Huế la calme, Huế la recluse,
Huế la belle, Huế la poétique. Rien ne manquait à Huế, sauf le Parfum du
Sud. C’était fait », écrira plus tard un admirateur de Nam Phuong43. Mais
aussi une Cour qui ne lui était guère favorable, une puissance coloniale
plus oppressante que jamais, des mouvements nationalistes qui
commençaient à s’agiter, un Parti communiste qui progressait dans

l’ombre : face à cela, une jeune fille d’à peine plus de 20 ans ! Le défi était
de taille.

La presse coloniale, au lendemain de ce mariage, ne cessera de vanter
le charme de l’impératrice. Le Monde colonial illustré, deux ans plus tard,
écrivait encore : « Souverain d’Annam, [l’empereur] a épousé une
Annamite de race, la jolie et fine impératrice Nam Phuong, “Doux Parfum
du sud”. Comme l’empereur, elle porte avec aisance aussi bien le costume
asiatique que les créations de nos couturiers. Hiératique sous les
ornements royaux, d’une svelte élégance dans la tunique nationale, d’une
grâce souple et charmante dans les robes européennes, sa beauté, son
sourire et sa bonté lui ont conquis les cœurs de ses sujets44. » Nguyen Tien
Lang, qui deviendra son secrétaire deux ans plus tard, la décrivait, plein
d’admiration, empreinte « de fraîcheur, de douceur et en même temps de
finesse, de délicatesse indicibles », et d’un trait qu’il qualifie, à la
chinoise, d’« amour de la réclusion », de « sensibilité contre l’œil éclatant
du jour », bref de « réserve » et de « noblesse »45. Comment concevoir
plus beau portrait ?

Ce que l’empereur Bao Daï rapportera dans ses mémoires concernait
la cérémonie proprement annamite. Mais qu’en était-il du mariage
catholique ? Il est clair que du fait du refus du Vatican d’accorder une
dispense, il n’avait pu être célébré lors des cérémonies de mars 1934.
D’ailleurs, dès avril, se produisit un premier incident. La presse divulgua
que « le Saint-Père aurait accepté que les enfants mâles à naître de cette
union fussent élevés dans la religion bouddhique ». Sous le titre
« Supposition erronée », l’Observatore Romano publia immédiatement un
démenti formel46. Si ce genre d’information se répandait, l’opinion ne
tarderait pas à comprendre que Nam Phuong et Bao Daï, du point de vue
de l’Église, n’étaient pas mariés. Immédiatement, le ministère des
Colonies prit des dispositions pour que rien ne filtrât des négociations qui
se poursuivaient, encore en avril 1934, entre l’ambassade de France au
Vatican et la hiérarchie catholique47.

La question du baptême et de l’éducation catholique des futurs enfants
était le seul vrai point sur lequel s’opposaient encore la Cour et le Vatican.
Dans ses mémoires, l’empereur Bao Daï fait bien état d’une lettre qu’il

envoya alors au pape Pie XI, mais il s’agissait plutôt d’une réflexion
générale sur la question du mariage mixte qu’un engagement quelconque
en ce qui concernait les enfants : « Cette lettre, écrira-t-il, a moins pour
but de régler la question personnelle de mon mariage et de l’éducation
envisagée pour mes enfants que d’apporter et de provoquer des éléments
de réponse à un conflit ouvert depuis des siècles et, plus encore, de
faciliter la rencontre entre deux mondes : l’Oriental et l’Occidental, à
travers notre pays d’Annam, “terre de rencontres” et à travers ma personne
qui, pour la première fois et vraisemblablement pour la dernière, par
l’éducation reçue, réunit les conditions d’une véritable confrontation entre
deux civilisations48. » À lire ces quelques lignes, force est de constater
que la question était loin d’être réglée. Il était évident que l’empereur
souhaitait uniquement se défausser par des considérations très abstraites et
très vagues, mais ne s’estimait nullement engagé concernant l’éducation
religieuse des futurs enfants.

Au sein de la hiérarchie catholique, certaines personnalités
n’hésitaient pas à dénoncer ouvertement cette situation. Ainsi le père
Pierre Martin Ngo Dinh Thuc, frère de Ngo Dình Diem, l’ancien ministre
de l’Intérieur de Bao Daï, à cette époque professeur au Collège catholique
de Huế, parlait d’« apostasie » et fit circuler dans le clergé annamite un
texte en ce sens49, ce qui était fort grave, le père Ngo Dinh Thuc étant
docteur en droit canon de l’Université grégorienne de Rome. D’ailleurs,
cette affaire ne l’empêchera nullement, plus tard, en janvier 1938, d’être
consacré évêque, vicaire apostolique de Vinh Long (et bien plus tard,
archevêque de Huế en 1960). De son côté, Mgr Dumortier, à Saigon, allait
jusqu’à évoquer l’excommunication de l’impératrice, mais il se fit
rappeler à l’ordre par le délégué apostolique50. C’est dire que cette
question ne divisait pas seulement la Cour ou la population, mais aussi les
milieux catholiques, du moins ceux qui étaient au courant. On comprend,
dans ces conditions, que le Bulletin des Missions étrangères de Paris, dans
ses rubriques relatives à la mission de Huế, généralement peu avare
d’anecdotes relatives à l’impératrice Nam Phuong dont il admirait la
ferveur chrétienne, ne consacra pas une seule ligne à cette affaire. De la
même façon, l’ambassadeur François Charles-Roux, en poste au Vatican

de 1932 à 1940, n’abordera à aucun moment la question dans ses
mémoires, Huit ans au Vatican, pourtant très détaillés et publiés en
194751, à une époque où la question n’avait plus la même importance sur
le plan politique.

Des mois durant, de véritables « négociations » se poursuivirent entre
toutes les parties concernées, et probablement aussi – ce fut peut-être
même l’essentiel – d’âpres discussions entre les deux époux. Bien qu’on
n’en connaisse pas le détail, l’empereur, semble-t-il, finit par accepter de
s’engager, par écrit, à ce que les futurs enfants fussent baptisés et élevés
dans la religion catholique. Dans une lettre à son ministre, Pierre Laval,
datée du 20 mai 1935, l’ambassadeur Charles-Roux put enfin annoncer que
le mariage catholique avait eu lieu : « Je viens d’apprendre, d’une source
que je considère comme très sérieuse, que le mariage catholique de
l’Empereur a été célébré dernièrement, dans des conditions de discrétion
qui n’auraient pas empêché que le fait fût connu de plusieurs personnes.
Toujours d’après mon informateur, qui est en relations avec les missions
d’Indochine, l’engagement nécessaire pour que le mariage catholique pût
être célébré, c’est-à-dire l’engagement de faire élever dans la religion
catholique les enfants des deux sexes à naître de l’union, aurait été pris et
signé par les deux époux. Le Pape se serait personnellement intéressé à la
question dans un esprit sympathique à S.M. Bao Daï et à son épouse52. »

On notera que lorsque l’ambassadeur Charles-Roux envoya cette lettre
à son ministre, le 20 mai 1935, l’impératrice venait de tomber enceinte de
son premier enfant, le futur prince héritier Bao Long, lequel naîtra le
4 janvier 1936. Il est possible que ce fût cette situation nouvelle qui eût
poussé les deux époux à prendre une décision, en particulier l’empereur à
accepter les conditions imposées par le Vatican pour célébrer le mariage
catholique.

Celui-ci avait été organisé dans le plus grand secret, comme proposé
par l’empereur dès 1933. Il aurait eu lieu « au cours d’une partie de
chasse »53. Inquiétant présage, si le fait était authentique : c’est lors de
parties de chasse que l’empereur, quelques années plus tard, retrouvera
régulièrement ses maîtresses. Il fut réduit à une simple bénédiction

nuptiale, sans célébration de l’eucharistie – ce qui était normal,
l’empereur n’étant pas catholique – et fut célébré par un prêtre des
Missions étrangères de Paris, en l’occurrence, le père Cadière54.

Né en 1869 d’une famille très modeste d’Aix-en-Provence, le père
Léopold Cadière était arrivé à Huế en 1892. Il avait été professeur dans
des établissements religieux et curé de plusieurs paroisses d’Annam, mais
sa renommée dépassait de beaucoup ces diverses fonctions. En effet,
c’était un véritable savant, spécialiste tout à la fois de l’histoire, mais
aussi de la langue, de l’anthropologie, des religions de l’Annam.
Collaborant aux travaux de l’École française d’Extrême-Orient depuis la
fondation de celle-ci, en 1900-1901, ses recherches avaient été
récompensées par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dès 1903.
Sa renommée avait encore grandi lorsqu’en 1914, il avait fondé
l’Association des Amis du Vieux Huế, laquelle publia pendant des années
un Bulletin d’une haute tenue scientifique55. Il était une personnalité.
L’impératrice le connaissait bien et appréciait son action, qui consistait,
outre l’évangélisation, à concilier les valeurs traditionnelles d’un pays
qu’il connaissait merveilleusement et celles de l’Occident et du
christianisme.

Le père Cadière accepta donc de bénir le mariage, les conditions
imposées par le droit canon étant apparemment désormais remplies. Le
pape Pie XI lui-même envoya sa bénédiction aux deux époux56. Il a même
été dit que ce serait lors de ce mariage que l’empereur Bao Daï se serait
engagé à se convertir au catholicisme, ce qu’il ne fera que des décennies
plus tard, en 1988, de longues années après le décès de son épouse. Enfin,
secrètement, les enfants de Nam Phuong seront tous baptisés,
conformément à l’engagement pris lors du mariage57.

Pour l’impératrice et sa famille, c’était évidemment ce mariage
catholique qui, au printemps 1935, était le véritable point final des
cérémonies annamites de 1934. Et évitait qu’un enfant naquît hors
mariage, le seul mariage qui comptât à leurs yeux étant le mariage
catholique.

IV

Impériale et maternelle

« Je l’introduis dans la Cité interdite jusqu’au palais Kien Trung où
nous résiderons ensemble », écrit l’empereur dans ses mémoires, à propos
de la cérémonie d’intronisation de l’impératrice. C’était joliment dit, mais
la réalité était moins enthousiasmante.

Huế, capitale de ce qui restait de l’empire, capitale de l’Annam
colonial, était une ville modeste. La rivière des Parfums la partageait en
deux, au nord, la vieille ville et surtout la Cité impériale, au sud, la ville
européenne, développée tout au long du XIXe siècle, du fait du choix du site
comme capitale de la dynastie depuis le règne de Gia Long, puis, tout
naturellement, comme capitale du Protectorat français d’Annam. Le fleuve
était majestueux, les palais nombreux, la cuisine raffinée, l’accent
aristocratique, mais y flottait une sorte de malaise, conséquence de cette
cohabitation de l’ancien et du moderne, de deux époques, mais surtout de
deux mondes si différents.

Un an après le mariage de l’impératrice, Nguyen Tien Lang, le fin
mandarin et homme de lettres qui allait bientôt devenir son secrétaire,
publiera de belles pages, intitulées Indochine la douce. Moderniste, il
avait parfaitement compris que la poésie de Huế traduisait la nostalgie de
son ancienne puissance, comparée à son « inutilité » politique présente :
« Loin de tout lieu de passage, fermée à tous, fermée à tout, elle fut
choisie par les premiers Nguyen en raison même des obstacles qui
l’enserraient et la protégeaient (…). Mais l’âme de Huế paraît une âme

déjà affaiblie, d’une vitalité ralentie. Par sa délicatesse, elle mérite, cette
âme exquise, toute notre sollicitude et même la meilleure part de notre
ferveur. Elle est belle comme un beau morceau de musique, comme un
beau poème ; cette ville ne sert à rien ; elle s’est définitivement, aurait-on
dit, évadée de l’utile, intégrée (ou réintégrée) dans le superflu ; elle est un
acte désintéressé, une création gratuite (…)1. »

En pénétrant dans la ville impériale de Huế, Nam Phuong se retrouvait
au cœur de l’empire, au cœur de sa dynastie, mais aussi à l’intérieur des
immenses murs lépreux de la citadelle, là où cinquante ans plus tôt, le
vieil Annam avait dû plier devant la France, lorsqu’en juillet 1885, les
troupes coloniales du général de Courcy s’en emparèrent. C’en était
terminé de l’indépendance de l’Empire d’Annam. Lourd passé. Huế
l’ancienne, c’était tout d’abord la « Citadelle impériale » (Kinh thanh),
entourée d’un long rempart à la Vauban, de dix kilomètres de périmètre,
qui protégeait toute l’administration du pays. Puis, en son sein, la « Cité
impériale » (Hoang thanh), sorte de reproduction annamite, en plus petit,
de celle de Pékin, où se trouvaient les palais. Et au cœur de celle-ci, enfin,
la « Cité pourpre interdite » (Tu cam thanh), qui était l’espace exclusif de
la famille impériale. Comment ne pas être impressionnée, mais aussi
quelque peu apeurée, par tant d’histoire, de murs, de palais, de protocole,
lorsqu’on est une jeune Cochinchinoise fraîchement émoulue du couvent
des Oiseaux de la rue de Ponthieu, à peine arrivée de Saigon ?

Pour accéder au palais Kien Trung, où était prévue la résidence de
l’empereur et de l’impératrice, il fallait bien sûr, entrer dans la Citadelle,
puis dans la Cité impériale, et c’est alors seulement qu’on parvenait à la
Cité pourpre interdite, au sein de laquelle était situé le palais Kien Trung.
Un véritable enfermement. Difficile de s’y sentir libre, or Nam Phuong
tenait beaucoup à sa liberté. Le respect des rites, oui ; l’enfermement, non.

Le palais Kien Trung avait été construit sur ordre de l’empereur Khai
Dinh en 1921-1923. Longue bâtisse à un étage, son style était
indéfinissable, mêlant tout à la fois inspiration locale, classicisme
français, Renaissance italienne, en un ensemble aussi surprenant
qu’étrange, difficile à qualifier de beau. L’intérieur était de même
« style » hétéroclite, sans aucun confort ; s’en dégageait une ambiance

assez triste et pesante, en complète contradiction avec la jeunesse et les
goûts modernes de la nouvelle impératrice.

L’une de ses premières initiatives fut précisément de changer tout
cela. Changement radical puisque dans les pièces à vivre un nouvel
aménagement fut commandé à Paris, au célèbre décorateur Jules Leleu,
l’un des maîtres de l’« Art déco ». En 1934, il était déjà fort célèbre, pour
ses meubles, mais aussi pour ses décorations de paquebots, d’avions ou
d’appartements publics et privés de luxe, en France et à l’étranger. C’est
seulement lors de cette modernisation partielle du palais Kien Trung que
la première salle de bain y fut installée ! Finis les décors à la Khai Dinh :
l’Annam devait se moderniser et la jeune impératrice entendait bien y
contribuer, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, notamment
social et politique. Ironie du sort ou signe avant-coureur : le palais Kien
Trung de Khai Dinh comme les meubles de Leleu, le traditionnel comme
le moderne, seront détruits par le Viêtminh, lors des combats de 1946.

L’été, l’empereur et l’impératrice, fuyant les grandes chaleurs et la
tristesse du palais Kien Trung, se réfugiaient sur les hauteurs de Dalat, au
nord de Saigon. C’était une station des hauts plateaux où Français, colons
et fonctionnaires aimaient à se retrouver, de même que la riche
bourgeoisie annamite. L’air y était plus pur et l’atmosphère plus
européenne. Les parents de l’impératrice, comme de nombreuses familles
riches de Cochinchine, y possédaient une splendide villa, meublée de
façon tout à fait européenne, que les agences de tourisme n’hésitent pas,
de nos jours, à appeler « palais Nguyen Huu Hao », du nom du père de
l’impératrice, ou encore « palais Nam Phuong ». Grâce au programme de
développement touristique mis en œuvre par le Vietnam socialiste,
récemment, la villa, qui désormais se visite, a même bénéficié d’une
rénovation totale. Cette visite est d’ailleurs pleine d’enseignements : on y
constate que tout le mobilier et toute la décoration de la villa étaient
entièrement de style européen. Cela traduit clairement ce qu’était la
famille Nguyen Huu Hao. Après son mariage, l’impératrice séjourna

fréquemment dans cette villa familiale qu’elle aimait beaucoup.
D’ailleurs, à la mort de son père, en 1937, la propriété lui reviendra.

Par la suite, l’impératrice et son époux, lors de leurs séjours à Dalat,
logeront plutôt dans la résidence d’été de l’empereur, construite par la
France. Sa construction avait commencé en 1933, dès le retour de Bao Daï
en Annam et avant son mariage. C’était une vaste villa conçue par une
équipe de Français et d’Annamites, sous la direction de l’architecte Paul
Veysseyre, dans un style moderne, très « Art déco », quelque peu inspiré
des réalisations de Le Corbusier et de Mallet-Stevens.

L’intérieur était évidemment meublé de façon moderne, mais sans
ostentation ni luxe excessif, les pièces de réception ou officielles au rez-
de-chaussée, les appartements privés à l’étage. Nam Phuong l’aimait
beaucoup, c’était toujours un grand plaisir pour elle de se retrouver dans
cette résidence de Dalat. Les jardins avaient été tracés dans le même esprit
de modernité, et Nam Phuong, qui était très sensible à la nature, aux
fleurs, spécialement les roses, appréciait beaucoup ces jardins de Dalat où
elle aimait flâner lors de ses séjours d’été. On n’hésite plus, aujourd’hui, à
appeler cette résidence « palais Bao Daï », l’un des monuments historiques
de Dalat les plus visités. On comprend que ce cadre de vie ait plu à
l’impératrice, comme à l’empereur d’ailleurs, infiniment plus que le triste
palais Kien Trung de Huế. C’était un peu une Côte d’Azur sans
Méditerranée.

Mais cette résidence d’été ne sera achevée qu’en 1937. Laissons un
témoin oculaire en refaire vivre l’inauguration de 1938 : « C’est peu après
mon arrivée au couvent2 que j’assiste à un autre événement mémorable de
ma jeunesse : l’inauguration à Dalat de la villa de l’empereur Bao Daï. Ma
mère a revêtu un ao dai3de velours, avec un collier de diamants. Mon père,
sa plus belle tunique. Et moi une robe en velours bleu et des chaussures
vernies commandées à Paris pour la circonstance. Nous sommes arrivés en

voiture jusqu’au bas de la colline où se dresse la villa. De là, tout le monde
monte à pied par la grande allée du parc, pour se rassembler dans la cour
devant la maison. Il doit être environ 18 heures. Nous sommes une
cinquantaine de personnes, des mandarins et leur famille, et des Français.
Tout d’un coup, la vaste demeure blanche s’illumine. Deux cents lampes,
m’explique mon père. On dirait un paquebot. Alors l’empereur Bao Daï, sa
famille et le résident supérieur de France apparaissent au balcon,
l’assistance applaudit et crie “Vive Sa Majesté !”. Puis les portes de la
villa s’ouvrent, une fanfare française retentit et nous entrons. À l’intérieur,
les lumières sont éblouissantes, et les vases débordent de fleurs. Dans la
grande salle de réception, les buffets croulent sous les victuailles. Mon
père me dit que l’on a fait venir des cuisiniers de France pour l’occasion.
Ce qui m’impressionne le plus, ce sont les présentoirs avec des montagnes
de pommes et des grappes de raisins qui retombent en cascade. Je n’ose
toucher à rien tellement c’est beau. Toute la soirée, les gens continuent à
arriver avec des cadeaux. À un moment, une chanteuse très brune se met à
chanter. Les gens autour disent qu’elle est aussi venue de France pour la
soirée4. »

Dans ce décor moderne et très occidental, la jeune impératrice était
également moderne et très occidentale. Trop moderne peut-être, dans cet
Annam trop ancien. Les vieux mandarins n’en croyaient pas leurs yeux. La
résidence de Dalat était pourvue d’une piscine et d’un tennis. Comme Bao
Daï, Nam Phuong y jouait souvent : quelle révolution, une impératrice qui
jouait au tennis ! Qui plus est, elle aimait le golf, pire encore, elle tirait à
la carabine, assez bien, paraît-il : n’est-ce pas curieux une impératrice
d’Annam qui tire à la carabine ? Elle avait même fait installer un parcours
de golf dans la Cité impériale ! Il est vrai que du temps des empereurs
précédents, il n’y avait jamais eu d’impératrice, seulement des reines, dont
on numérotait le rang protocolaire. Mais qui aurait pu imaginer que c’était
cela, une impératrice à l’occidentale ?

Golf et carabine : une impératrice moderne. Dalat, mai 1936.
Collection particulière de l’auteur

Dalat, toutefois, était l’exception, la ville des vacances d’été, des
plaisirs à l’européenne. En outre, le couple impérial disposait d’une villa à
Quy Nhon, au bord de la mer, où Bao Daï, passionné de régates, aimait
aller faire du bateau. La plage était celle que préférait l’impératrice ; de
nos jours encore, on l’appelle « plage de la Reine ». Ils y passèrent en
famille le Noël 1937. En revanche, la vie quotidienne, pour Nam Phuong,
se déroulait au palais Kien Trung à Huế, un autre monde, une autre
civilisation, une vie ponctuée de rites, d’obligations, d’intrigues et de
soucis, mais aussi de quelques joies.

Parmi celles-ci, durant cette période heureuse des années 1930,
comment ne pas mentionner, en tête, la naissance de ses trois premiers
enfants.

L’aîné fut un garçon. Quel bonheur pour toute femme d’Annam de
donner un fils à son mari, mais plus encore, pour une impératrice, de lui

donner un prince héritier. L’avenir de la dynastie semblait assuré, tout
comme la stabilité de l’État et l’accomplissement des rites. Ce premier
fils naquit le 10e jour du 12e mois de la 10e année de l’ère Bao Daï, c’est-à-
dire le 4 janvier 1936. Sept coups de canon annoncèrent l’heureuse
nouvelle à la ville de Huế. Une ordonnance de l’empereur porta
l’événement à la connaissance de la population le jour même : « Succédant
à nos Ancêtres sur le Trône Impérial, Nous avons choisi notre Compagne
que Nous avons élevée au rang d’Impératrice. Grâce à la protection du
Ciel, Sa Majesté l’Impératrice Nam Phuong vient de mettre au monde un
prince (…)5. »

Le Bulletin des Missions étrangères de Paris précisait l’aspect
catholique de l’événement : « Aux yeux des païens, cette heureuse
naissance est le signe que le ciel a approuvé et voit même d’un bon œil
l’union du souverain avec une catholique. La reine s’était approchée de la
Sainte table quelques jours avant de mettre son fils au monde et on l’y
voyait revenir, en action de grâces, quelques semaines après (…). À
l’occasion de la naissance du prince héritier, l’empereur et l’impératrice
ont distribué aux différentes maternités de l’Annam et aux établissements
de la Sainte-Enfance dirigés par les Sœurs, des dons en argent s’élevant à
plus de trois mille piastres. Leurs Majestés ont voulu, par ce geste, faire
partager aux enfants du pays, ceux qui viennent de naître comme ceux qui,
nés de familles malheureuses, orphelins et malades, sont recueillis par la
charité catholique, un peu de la joie qui les comble à la venue de l’enfant
impérial6. »

Derrière ces belles paroles, la réalité était plus sombre. Nam Phuong,
en effet, lors de cet accouchement, avait vécu des moments d’extrême
anxiété – et cela allait continuer – car elle craignait qu’on fît disparaître
son enfant, d’autant qu’il s’agissait d’un garçon. La reine-mère et
beaucoup d’autres membres de la famille impériale, influents et puissants,
étant très opposés à l’impératrice et refusant l’idée qu’un prince héritier
fût catholique, auraient pu vouloir attenter à la vie de ce dernier. Nam
Phuong savait que les mœurs politiques de la Cour n’étaient pas

particulièrement douces. Les exemples étaient innombrables. Au
XIXe siècle, le long règne de l’empereur Tu Duc avait débuté par
l’assassinat de tous les membres de la famille de son frère rival. En 1883,
son fils adoptif et successeur, l’empereur Hiep Hoa, avait été contraint de
se suicider en raison d’un traité signé avec la France. La même année,
l’empereur Duc Duc n’avait régné que trois jours, puis avait été emmuré
vivant. Le règne de Kien Phuc, en 1884, avait pris fin – il avait 15 ans –
huit mois après son intronisation, par un empoisonnement commandité par
un ministre. Ce dernier exemple était d’autant plus angoissant que
l’empereur avait été éliminé par une faction qui était opposée aux
empiètements de la France dans le pays. « Le meilleur régime politique est
la monarchie absolue tempérée par l’assassinat », estimait Stendhal. Nam
Phuong avait d’autant plus de raisons de s’alarmer. Elle fut si inquiète que
vingt ans plus tard, elle en parlera encore7.

Trois jours après la naissance, une ordonnance promulguée par
l’empereur donnait au jeune enfant le nom de Bao Long. Bien évidemment
Bao Daï le vit dès sa naissance, mais une cérémonie – déjà ! – eut lieu le
11 avril, pour célébrer son 100e jour : c’est alors qu’il lui fut
officiellement présenté. La photographie est pleine d’enseignements. C’est
Mme Graffeuil, épouse du résident supérieur en Annam, qui présentait
l’enfant à son père, en présence du résident lui-même8. Certes, les
Graffeuil étaient devenus des amis du couple impérial, Marguerite
Graffeuil s’entendait à merveille avec l’impératrice. Mais enfin, c’étaient
les représentants de la puissance coloniale, c’était l’épouse du représentant
de la République qui tenait l’avenir de la dynastie dans ses bras. Tout un
symbole. L’illustre bébé n’avait que onze mois, en décembre 1936, qu’on
lui octroyait déjà un cachet personnel.

Tout ce cérémonial était probablement difficile à vivre pour une mère.
Le protocole n’était-il pas en train de lui dérober son enfant ? Alors que
Nam Phuong était toute fière de son premier rejeton, qui plus est un fils,
c’était l’épouse du Résident qui le présentait à son père ! La République
française manifestait ses droits dès la naissance du prince. Le Protectorat
protégeait, certes, mais comment une mère ne se serait-elle pas sentie

dépossédée de son fils, de même, d’ailleurs, que l’Annam de son avenir ?
Comment Nam Phuong n’aurait-elle pas ressenti, dès ce jour, toute la
difficulté d’être impératrice en même temps que mère ?

En dépit de tout ce protocole pesant, imposé par un Protectorat et une
Cour aussi exigeants l’un que l’autre, le jeune enfant n’en fut pas moins
élevé à l’européenne. On retrouvait la marque de sa mère : en témoignent
les premières photographies plus intimes, barboteuse française, chaussons
blancs, et quelques jouets en peluche, rien qui suggère une éducation
annamite. L’impératrice, à son image, voulait marier rites annamites et
modernité occidentale, ce qui se manifestait déjà autour de ce fils auquel
elle consacrera une partie de sa vie. Les dames de compagnie de
l’impératrice, d’ailleurs, étaient toutes françaises : Mme de Bellaigue, au
début du mariage, puis Mme July, une sœur de Mère Saint-Ambroise9. En
fait, l’environnement était d’inspiration plus française qu’annamite. Et il
n’est guère difficile d’imaginer l’ascendant que devait indirectement
conserver le couvent des Oiseaux sur l’impératrice, Mme July étant
l’intermédiaire entre Paris et Huế.

Par la suite, le prince Bao Long prétendra ne pas avoir été baptisé ;
c’est également ce qu’affirmera, plus tard, l’impératrice10. En revanche,
des membres de la famille maintiennent qu’il le fut, mais en secret,
conformément à l’engagement pris par l’empereur en 1935, au moment du
mariage catholique11 ; on lui aurait d’ailleurs donné le prénom chrétien de
Philippe, en souvenir de son arrière-grand-père, Philippe Le Phat Dat, le
grand ancêtre de la famille côté maternel, fondateur de l’église Saint-
Philippe de Cho Dui à Saigon. Plus tard, il aurait même fait sa communion
solennelle et reçu la confirmation, toujours dans le plus grand secret12.

Si Nam Phuong comme Bao Long nièrent toute leur vie la réalité de ce
baptême, ce fut évidemment pour préserver l’avenir, au cas où ce dernier
aurait été appelé à monter sur le trône. Plus généralement d’ailleurs, Bao
Long bénéficia d’une éducation tout à fait chrétienne, sa mère lui faisant
dire sa prière chaque soir, en secret, et le conduisant régulièrement aux

messes qu’elle faisait célébrer, également en secret, dans ses appartements
personnels13. Dans la mesure du possible, l’impératrice s’efforçait de
soustraire Bao Long aux rites bouddhistes, que souhaitait la reine-mère ;
elle veillait également à ce que cette dernière ne l’obligeât pas à porter des
amulettes bouddhistes. Tout cela, bien sûr, était source de frictions avec la
reine-mère et autres dignitaires du Palais, d’autant que l’impératrice et son
fils parlaient presque toujours en français entre eux et avec l’empereur, ce
qui ne facilitait pas non plus les relations.

Le 17 septembre 1938, une ordonnance fut prise élevant le prince Bao
Long au titre de « prince héritier présomptif », alors qu’il n’avait guère
que 2 ans et demi ; l’investiture solennelle eut lieu le 7 mars 1939, en
présence du gouverneur général, Jules Brévié. Le jour même, Bao Long
décora sa nurse suisse, Agnès Staub. La photographie est mignonne, la
nurse à genoux pour se mettre à la hauteur du jeune prince, et celui-ci lui
passant autour du cou, le plus sérieusement du monde en dépit de son
jeune âge, le collier de sa décoration. Mais que pensaient les mandarins de
tout cela ? N’était-ce pas dévoyer le protocole traditionnel ?

Cette ordonnance, toutefois, était pour Nam Phuong une immense
consécration. C’est elle, d’ailleurs, qui avait exigé que Bao Long fût très
rapidement désigné prince héritier14. Déjà mieux acceptée à la Cour et
dans la population, elle avait ainsi accompli son premier devoir
d’impératrice : donner un fils à l’empereur et un prince héritier à l’empire.
Nam Phuong n’était plus seulement impératrice par le bon vouloir de
l’administration coloniale et de l’empereur, mais bien impératrice
régnante, mère de l’héritier présomptif, consolidant ainsi une branche
dynastique qui en avait tellement besoin. Quelques années plus tard,
commentant à nouveau cette naissance, le magazine Indochine écrira
bravement : « La naissance d’un garçon dans la famille impériale, c’est
une preuve tangible que le Ciel veille sur cette grande maison qu’est
l’Indochine Annamite15. » Par ailleurs, la naissance du prince, puis son
investiture comme prince héritier présomptif, après les difficultés du
mariage, quatre ans plus tôt, rassuraient la Cour. Si cette investiture fut
évidemment l’occasion d’importantes cérémonies rituelles qui lui

donnèrent satisfaction, elle n’en fut pas moins suivie d’une soirée
dansante de plusieurs centaines de convives. Tradition et modernité.

Tout naturellement, la naissance d’un prince héritier avait
considérablement renforcé la position de l’impératrice, tant à la Cour que
dans l’opinion publique. Bien que cochinchinoise d’origine et française de
nationalité, elle s’intégrait progressivement à l’Annam, cœur de l’Empire.
Ce n’était pas facile. L’administration coloniale, toutefois, l’y aidait
fortement en imaginant sans cesse des manifestations la mettant en valeur.

Par exemple, en mars 1936, on inaugura le nouveau « Stade
olympique » de Huế, « une véritable petite merveille », selon la presse
locale de langue française. La cérémonie rassembla quinze mille
personnes. Belle occasion de mieux faire connaître l’impératrice à la
jeunesse. Aux côtés de l’empereur, elle présida avec lui l’inauguration,
félicita longuement l’ingénieur local des Travaux publics, M. Desmarets,
qui avait réussi le tour de force de construire en moins de quatre mois ce
« stade modèle que beaucoup de villes de France voudraient posséder ».

De droite à gauche : Nam Phuong, Bao Daï et Mme Graffeuil lors d’une
manifestation officielle en 1935.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

De même, des fêtes furent organisées, en novembre de la même année,
à l’occasion du 22e anniversaire de l’impératrice16. L’hebdomadaire Le
Nouvelliste d’Indochine en rendait ainsi compte : « Les fêtes en l’honneur
de l’anniversaire de la naissance de Sa Majesté l’Impératrice ont été
célébrées hier [30 novembre 1936]. À 10 heures, au palais de Kien-Trung a
eu lieu la cérémonie de Thinh-An : les vœux ont été présentés à Sa
Majesté par les princesses, les ministres, les mandarins supérieurs et leurs
femmes. Le Résident Supérieur Guillemain a transmis ses souhaits à
l’Impératrice. Dans l’après-midi a eu lieu l’inauguration du kiosque
Thuong-Bac et du jardin nouvellement aménagé sur la rive gauche de la
Rivière des Parfums. Le Résident Supérieur, les ministres de la Cour
d’Annam et les représentants de Leur Majesté ont assisté à cette
inauguration à l’issue de laquelle un thé d’honneur a été servi. À
l’occasion de ces fêtes, des régates à voiles et de jonques ont eu lieu
devant le Thuong-Bac. En même temps se déroulait un tournoi de ping-
pong. Le soir à 8 heures, une représentation théâtrale a été donnée au
Palais. Tous les bâtiments publics de la citadelle et de la ville étaient
pavoisés et illuminés17. » On baptisa même ces régates « Régates de S.M.
l’Impératrice », et des médailles furent éditées pour les gagnants, ornées
d’un superbe dragon impérial volant au milieu des Cinq Nuages du
Bonheur, dans la plus pure tradition du symbolisme annamite. Peut-être
pour établir un équilibre avec le « tournoi de ping-pong », moins
traditionnel, on s’en doute, mais Nam Phuong adorait le ping-pong, et
après tout, c’était son anniversaire ! Tradition et modernité.

Toutefois, même à l’occasion de ces festivités, le cours des choses
pouvait s’avérer difficile, par exemple, entre catholiques et non-
catholiques. Les premiers, qu’ils fussent annamites ou européens,
constituaient une petite société assez fermée, repliée sur elle-même et très

attachée à l’impératrice. Le prince Nguyen Phuc Buu Sao se souvient bien
des conversations et des commentaires de son père, le prince Nguyen Phuc
Ung Trạo, mandarin à la Cour et administrateur à la Résidence supérieure
d’Annam, lui-même fervent catholique, lorsque, plus tard, avec son
épouse, il évoquera cette période. Par exemple, durant certaines soirées de
gala au palais Kien Trung, lorsque les invités dansaient, les catholiques
tournaient le dos à la piste – beaucoup n’appréciaient pas qu’on dansât
dans la Cité impériale – et se regroupaient autour de l’impératrice, de
Mgr Drapier, délégué apostolique, ou des familles Nguyen Huu Hao et Le
Phat18. Qu’il était délicat de marier tradition et modernité !

Outre le prince héritier, deux filles étaient également nées au sein de
la famille impériale : l’une, le 1er août 1937, à laquelle fut donnée le nom
de Phuong Mai, l’autre, le 3 novembre 1938, à laquelle fut donné celui de
Phuong Lien. Alors que le prince Bao Long, comme il se devait, avait vu
le jour au palais Kien Trung à Huế, les deux filles étaient nées à Dalat. À
la veille de la guerre, Nam Phuong avait donc donné trois enfants à
l’empereur. L’impératrice, durant la guerre, aura deux autres enfants, une
fille et un garçon. Parmi ces cinq enfants, le prince Bao Long occupera
forcément une place particulière, non seulement parce qu’il était l’aîné,
mais surtout parce qu’il était le véritable héritier : son éducation et sa
préservation, physique et morale, allaient être, pour Nam Phuong, une
véritable obsession.

Nam Phuong avec ses deux enfants, Bao Long et Phuong Mai, ainsi que sa
mère en 1939.
Collection particulière de l’auteur

À côté de la vie familiale à laquelle Nam Phuong était très attachée –
mais comment distinguer la vie familiale de la vie publique ? –,
l’impératrice se devait de veiller scrupuleusement à ses activités
officielles. Elle était particulièrement surveillée et jugée sur ce registre et
ne pouvait se permettre le moindre faux pas. Elle s’appliquait
scrupuleusement à respecter et même à personnellement organiser certains

rites et fêtes de la Cour. Par exemple, peu après son mariage eut lieu, le
19 juin 1934, la fête Khanh Niem, qui, chaque année, commémorait la
reprise de Huế, en 1802, par celui qui allait bientôt devenir l’empereur Gia
Long. C’était l’une des fêtes traditionnelles de la région de Huế, célébrant,
en fait, l’instauration de la dynastie régnante : l’impératrice accompagna
l’empereur, qui assista aux régates organisées pour l’occasion19.

Nam Phuong se faisait un devoir d’assister à la plupart des
manifestations de ce genre qui ponctuaient l’année à Huế, surtout celles
qui n’avaient aucun caractère religieux. Les visites fréquentes à la reine-
mère, en dépit des rapports difficiles entre les deux femmes, étaient une
des obligations auxquelles elle s’astreignait le plus assidûment. Elle se
rendait aussi sur les principales tombes impériales qui entourent Huế et
s’y recueillait, participait à l’organisation des grandes fêtes rituelles, y
compris celles dont le caractère « païen » n’était pas douteux. Peu à peu,
elle gagna l’estime de tous, par sa conduite irréprochable, par son
maintien « impérial », au sens physique comme au sens moral.

Un auteur vietnamien analyse ainsi ces activités : « Elle-même s’attela
immédiatement à ses obligations : hôpitaux, crèches, établissements
scolaires, présidence de manifestations, apparitions inattendues.
Connaissant les charges d’une femme vietnamienne au foyer, elle
demanda à ce que des cours d’arts ménagers fussent intégrés à
l’enseignement secondaire des jeunes filles, car elle-même savait bien
cuisiner. D’où une popularité extrême et la sympathie instinctive de la
population, qui savait que les dons et secours financiers innombrables
qu’elle faisait et offrait sortaient de sa cassette personnelle : la liste civile
n’y aurait sûrement pas suffi. Elle ne coûta rien au budget de la Cour, se
faisant un point d’honneur à n’utiliser que son argent personnel. De là le
respect que ses adversaires lui montrèrent, pendant et après le règne20. »

Au-delà des rites et des œuvres sociales, par exemple en faveur de la
Croix-Rouge qui la décorera en 1939 pour l’aide qu’elle lui apportait21,
Nam Phuong n’était nullement indifférente aux activités proprement

politiques de l’empereur, bien au contraire. Elle partageait avec lui un
certain nombre d’idées directrices, le rapprochement entre le
gouvernement annamite et la population, la modernisation des rouages de
l’État, l’idée d’une monarchie constitutionnelle ou encore le non-
empiètement de la puissance coloniale sur les prérogatives de l’État
annamite, et même, à terme, l’indépendance du pays22. À en croire les
mémoires de Bao Daï, l’indépendance était bien son objectif, mais à
terme ; pour l’immédiat, il résumera ainsi son attitude : « Pour le moment,
conduire le développement de mon pays, en faire un pays moderne et fort,
avec l’aide de la France… Puis attendre et saisir l’occasion qui se
présentera… Le temps travaille pour nous. Mais il me faut durer, durer à
tout prix23. » Que valent cependant ces mots, écrits un demi-siècle plus
tard, et par une autre main que la sienne24 ?

Si le mot « indépendance » ne figurait évidemment pas dans son
vocabulaire officiel, il trottait probablement dans l’esprit de Nam Phuong.
On n’apprenait pas que l’orthographe et les bonnes manières au couvent
des Oiseaux, mais aussi l’histoire et ce qu’elle enseigne. Et l’histoire
enseigne combien les peuples tiennent à leur souveraineté et leur
indépendance. On peut avoir été élevée en métropole, adorer la mode
parisienne, jouer au tennis, ne parler que français en famille ou aimer le
piano tout en restant attachée à la dignité de son pays natal. C’était
probablement le pari de Nam Phuong, un pari difficile, audacieux, peut-
être impossible car prématuré, mais, estimait-elle, son devoir était d’aider
et même de pousser l’empereur à le tenter. Peut-être même était-elle la
véritable inspiratrice politique de l’empereur dans certaines circonstances.
Elle dira un jour : « Nous voulons tenter de maintenir la tradition et
cependant apporter à cette tradition orientale tous les éléments d’une
civilisation moderne et occidentale. Les jeunes, aujourd’hui, bousculent
tout pour aller vite ; nous, nous ne devons pas oublier que nous sommes
avant tout un pays de patriarcat. » Et sa nièce de commenter : « Son
exemple montre aux jeunes Vietnamiennes fascinées par l’Occident,
aspirant à la modernité et avides de liberté, qu’il est possible d’être de son
temps, de s’ouvrir au monde moderne, sans pour autant rejeter toutes les

valeurs solides de la culture vietnamienne. Plutôt que la rupture,
l’impératrice a toujours cherché la paix, l’harmonie et la conciliation25. »
Malheureusement, les désillusions ne tarderont pas à surgir. Très vite,
après 1934, le couple impérial constatera que Paris n’acceptait aucune
réforme politique significative, surtout pas une autonomie accrue. En
métropole, ni l’arrivée de la gauche au pouvoir, cette même année 1934,
avec Doumergue à la présidence de la République et Herriot à la tête du
gouvernement, ni l’arrivée du Front populaire de Blum en 1936 ne
changeront quoi que ce soit. « Liberté, Égalité, Fraternité » figuraient sur
le franc métropolitain, pas sur la piastre d’Indochine.

À Huế, il faudra donc se contenter de quelques satisfactions bien plus
modestes, voire de quelques vanités telles que titres honorifiques pompeux
et décorations illusoires. L’empereur n’en était pas chiche pour la famille
de l’impératrice. Qu’on en juge : « Après le mariage, [Bao Daï] accorda
(…) à l’oncle de son épouse, Denis Le Phat An, le grade de Comte de An
Dinh26 (…). En 1935, Bao Daï accorda à son beau-père le titre de Long
Boi Tinh27 de première classe au cours d’une cérémonie organisée à Dalat.
En même temps, à sa belle-mère, Marie Le thi Binh, le titre de “Deuxième
dame”. En juin 1937, il offrit la médaille “Kim Khan28” de première
classe et la médaille “Kim Tien29” de première classe, insignes supérieurs
de la Cour, à son beau-père et le titre de “Première dame” à sa belle-
mère30. » Cette question des titres et décorations était l’une des rares pour
lesquelles l’empereur n’avait pas à en référer au Gouverneur général
d’Indochine ou au Résident supérieur en Annam : autant profiter de ce
petit reliquat d’indépendance.

L’impératrice Nam Phuong en 1938.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Plus sérieusement, l’impératrice demeurait très attachée à ses activités
religieuses. Le sujet était des plus délicats, car il ne fallait pas heurter de
front les réticences du mandarinat traditionnel à l’égard du catholicisme :
on l’avait bien vu lors du mariage. Non pas que l’ensemble du mandarinat
ou de l’aristocratie de la Cour fût opposé au catholicisme. Au contraire,
depuis très longtemps, il existait de grandes familles catholiques, tant chez
les mandarins que dans l’aristocratie. Certains de leurs membres
occupaient même des positions politiques fort importantes, par exemple
Nguyen Huu Bai (1863-1935), qui dans sa jeunesse avait pensé devenir
prêtre, mais qui finalement avait poursuivi une carrière mandarinale qui
l’avait conduit jusqu’aux responsabilités suprêmes de président du Conseil
de l’Empire. Lorsque l’empereur Bao Daï supprima la fonction, en 1932, il

avait nommé Nguyen Huu Bai, à titre honorifique, « Conseiller vénérable
de l’Empire ». Il était le symbole même de ces grandes familles
catholiques ; une de ses filles était d’ailleurs entrée au Carmel de Huế31.
Bao Daï lui-même était entouré d’un personnel en partie catholique : ce
fut le cas, par exemple, durant quelques mois, de son secrétaire particulier,
Nguyen De, fils d’une dame d’honneur de l’impératrice32, ou encore de
son éphémère ministre de l’Intérieur, Jean-Baptiste Ngo Dinh Diem, qui,
devenu président de la République du Vietnam, finira par trahir la famille
impériale après 1954.

De même, dans l’aristocratie de la Cour, les exemples étaient
nombreux de branches catholiques. Ainsi, tel était le cas de la famille du
prince Nguyen-Phuc Ung Trạo (1884-1970), arrière-petit-fils de
l’empereur Minh Mang, qui fut administrateur à la Résidence supérieure
d’Annam, marié à une catholique, Ho thi Nguyet, elle-même descendante
de saint Paul Tong Viet Buong (1773 ?-1833), martyr exécuté sur ordre,
précisément, de l’empereur Minh Mang. Parmi leurs seize enfants
figuraient le prince Nguyen-Phuc Buu Dong, en religion le père Jean-
Baptiste Buu Dong (1912-1968), qui périra enterré vivant par les
communistes lors de la bataille de Huế, en 1968, le prince Nguyen-Phuc
Buu Hiep (1914-1988), prêtre, le prince Nguyen-Phuc Buu Sao, en
religion, Frère André, la princesse Claudia Cong Tang Ton Nu thi Luyen,
supérieure d’un couvent de Huế.

Mais tous ces exemples – bien d’autres pourraient être cités – ne
pouvaient dissimuler que dans leur majorité, la classe mandarinale comme
l’aristocratie princière restaient soit réticentes, soit opposées au
catholicisme. Aussi l’impératrice Nam Phuong devait-elle faire preuve de
la plus grande prudence. Il n’empêche qu’elle ne cachait jamais ses
convictions religieuses et qu’elle prit même, en ce domaine, quelques
initiatives assez voyantes.

Lorsqu’elle était à Huế, presque chaque dimanche, elle assistait à la
messe, à l’église Saint-François-Xavier, sur la rive gauche de la rivière des

Parfums. La cathédrale de Phu Cam, sur la colline Phuoc Qua, à laquelle
Nam Phuong ne pouvait guère se rendre incognito, était plutôt réservée
aux cérémonies officielles33. L’impératrice connaissait probablement
l’histoire de ce lieu, à l’origine un village catholique dont la majeure
partie des habitants avait été massacrée en 1885. C’est au temps de
l’épiscopat de Mgr Allys (1907-1931) que l’église, achevée depuis 1902,
avait été consacrée, en 1908, devenant cathédrale de l’évêché. C’est
également lui qui, en 1925, avait fait venir à Huế les Rédemptoristes de
Sainte-Anne de Beaupré, à l’est de la ville de Québec, chez lesquels
l’impératrice trouvera refuge lors de la révolution de 1945. C’est encore
lui qui avait encouragé la fondation du Collège de la Providence à Huế, où
elle trouvera également refuge lors de ces mêmes tragiques événements.

Pour l’heure, dans les années 1930, on était encore bien loin
d’imaginer de tels bouleversements. Plus prosaïquement, l’impératrice,
pour se rendre à l’église, devait sortir de la Cité interdite : ce n’était pas
très discret. En outre, Nam Phuong priait très souvent dans sa chapelle
personnelle, avec ses suivantes catholiques34. Elle avait également
l’habitude d’y faire célébrer des messes privées. Autre exemple de sa
dévotion : l’impératrice feuilletait souvent l’exemplaire du Cathechismus
d’Alexandre de Rhodes, qui avait été autrefois offert et dédicacé à
l’empereur Khai Dinh, lors de son voyage officiel à Paris. On le lui avait
donné à l’occasion de son mariage : elle le conservera dans ses affaires
personnelles jusqu’à sa mort35.

Ce Catéchisme était tout un symbole. Le père Alexandre de Rhodes,
S.J., auquel les Missions étrangères de Paris devaient en grande partie leur
création, était entré en Cochinchine à la fin de 1624 et, très rapidement,
avait appris la langue annamite, dans laquelle il parvenait à prêcher.
Reprenant les travaux de confrères précédents, il travailla alors à la mise
au point d’une transcription phonétique de la langue, le quoc ngu, jusque-
là exclusivement écrite en caractères chinois ou dérivés. Son but était
essentiellement de diffuser les textes catholiques. C’était ce qui l’avait
amené, en 1651, à faire publier, à Rome, un Dictionarium Annamiticum,
Lusitanum et Latinum, latin et portugais étant les langues des

missionnaires d’Asie à l’époque, ainsi qu’un Cathechismus36, le livre que
posséda l’impératrice. C’était effectivement tout un symbole, car on était,
avec ces livres, à la source du catholicisme en Annam, à la source de
l’écriture moderne de la langue vietnamienne à laquelle se rallieront les
nationalistes comme les communistes, à la source de la connaissance, pour
les Occidentaux, de l’histoire du pays, contenue dans une relation du père
de Rhodes publiée dès 1650, c’est-à-dire, au fond, à la source de la
rencontre entre Occident, christianisme et Annam, ce que vivait et ce pour
quoi vivait Nam Phuong. Et savait-elle qu’une des raisons pour lesquelles
le père de Rhodes avait été chassé du Tonkin était sa condamnation de la
polygamie ? En livrant ce livre aux enchères, en 1992, le prince Bao Long
accomplira – inconsciemment, peut-on penser – un geste lourd de
signification.

Très spectaculaire fut la décision de l’impératrice, prise avec sa sœur
Agnès, de créer un couvent des Oiseaux à Dalat. Nam Phuong avait gardé
un excellent souvenir de ses études à celui de la rue de Ponthieu, à Paris37.
Aussi décida-t-elle de faire venir les Sœurs de la Congrégation de Notre-
Dame, afin d’installer un établissement similaire à Dalat. Dès
septembre 1934 – six mois seulement après le mariage de l’impératrice –
le projet prit corps. Le nouveau couvent des Oiseaux de Dalat fut bientôt
inauguré – son appellation officielle était Notre-Dame de Lang-Bian, du
nom du plateau sur lequel l’institution fut implantée – et une première
promotion de jeunes écolières fut accueillie dans le nouveau pensionnat en
octobre 1936. À la fin de l’année était ouverte, tout à côté, une école
primaire gratuite pour les fillettes de la région, et même de petites
« écoles de brousse » dans quelques villages38. Comment imaginer une
opération plus rapide ?

« Le couvent des Oiseaux, lit-on sur un site internet contemporain, fut
le symbole le plus prestigieux de la geste française en Indochine. Cette
école, c’était tout à la fois l’apprentissage des bonnes manières,
l’excellence en termes d’éducation – tant sur la manière d’enseigner que
sur le contenu – et un formidable relais de la langue et de la culture

françaises. C’était aussi une Indochine idéalisée, avec une cohabitation
réussie entre plusieurs cultures. Une oasis de sérénité au milieu d’un pays
en plein bouleversement. » Le succès en fut considérable : des centaines
de jeunes filles françaises et annamites de la bourgeoisie d’Indochine y
feront leurs études. À tel point qu’un second établissement de la même
congrégation ouvrit à Hanoi dès 1937, sous le nom de Notre-Dame du
Rosaire39. Ce fut là l’une des réalisations majeures de l’impératrice Nam
Phuong. En décidant cette fondation de Dalat, elle ne sacrifiait pas
seulement à une certaine nostalgie de ses études en France. Son objectif
était plus lointain et plus noble : il s’agissait au fond de promouvoir la
place de la femme dans une société annamite modernisée, en particulier la
haute société, tout en œuvrant pour le progrès de l’Église. L’impératrice
tint à marquer son grand intérêt pour Notre-Dame de Lang-Bian en venant
assister, au printemps 1936, à la fin des classes des premières demoiselles
élevées dans l’institution40.

C’est aussi vers cette époque, en 1936, que l’impératrice reçut à Huế le
père Mateo, rencontre qui la marqua considérablement. Ce fut un moment
décisif dans sa vie intérieure.

Édouard Crawley-Boewey, en religion Père Mateo, né au Pérou en
1875 – il était donc âgé de 61 ans en 1936 – à la suite d’une visite au
sanctuaire de Paray-le-Monial, en 1907, qui le bouleversa, avait passé sa
vie à sillonner le monde pour y prêcher l’adoration du Sacré-Cœur de
Jésus au sein des familles. Son idée était de s’appuyer sur la cellule
familiale pour y faire pénétrer l’amour du Christ. À cette fin, il prônait
l’intronisation solennelle d’une image du Sacré-Cœur au sein du foyer
familial, le culte de ce Sacré-Cœur devenant le moyen d’une nouvelle
évangélisation des familles. Son action, entre les deux grandes guerres
mondiales, eut un retentissement considérable, d’abord en Amérique du
Sud, puis en Europe, et finalement dans le monde entier. Aussi, en 1935,
douze vicaires apostoliques d’Extrême-Orient lui demandèrent
conjointement d’entreprendre une grande tournée de prédication dans leurs
évêchés, ce à quoi le pape Pie XI – le pape des Missions – donna son

accord. Celle-ci eut lieu au cours de l’année 1936 et amena le père Mateo
à visiter le Japon, la Corée et la Mandchourie – alors japonaises –, les
Philippines, la Chine. Puis, il vint en Indochine, à Hanoi, Saigon, Dalat.
L’impératrice connaissait les principes sur lesquels s’appuyait son
évangélisation. Elle y était particulièrement sensible, sachant la force de
l’institution familiale en Annam. Elle voulut donc qu’il vînt à Huế et
envoya sa voiture personnelle afin qu’il visitât également la capitale
impériale41.

À la suite de cette visite, Nam Phuong prit la décision de montrer
l’exemple et de se consacrer au Sacré-Cœur et écrivit, avec l’aide du père
Mateo, le texte de cette consécration, lequel sera retrouvé, plus tard, dans
les papiers de sa mère. Il serait évidemment très intéressant de savoir
quelle est, dans ce texte, la part de Nam Phuong et celle du père Mateo,
cette dernière ayant probablement été importante, si ce n’est
prépondérante42.

« Cœur de Jésus, mon Sauveur et mon Roi, je me consacre à votre
Amour infini et miséricordieux dans les sentiments de réparation de Sainte
Marguerite et dans les élans d’immense confiance de Sainte Thérèse. Avec
elles, je Vous demande à genoux la grâce d’être votre instrument et votre
apôtre. » Il est remarquable que dans cette consécration, la jeune Nam
Phuong – elle avait 23 ans en 1936 – commençait par se situer dans le
sillage de deux grandes saintes, sainte Marguerite (Alacoque), inspiratrice,
au XVIIe siècle, du culte du Sacré-Cœur et canonisée en 1920, mais surtout
sainte Thérèse, évidemment, la « Petite Thérèse » de Lisieux, canonisée en
1925, sainte patronne des Missions en 1927, celle qui avait eu envie de
partir pour Hanoi. La référence à ces deux saintes, en particulier sainte
Thérèse, était significative. Et puis l’impératrice évoquait sainte Clotilde,
reine de France, qui par sa foi, sa douceur et sa patience, avait réussi à
obtenir la conversion de son époux païen, Clovis, et par là même à initier
l’évangélisation du royaume franc. N’était-ce pas le symbole de la mission
qu’elle s’était donnée vis-à-vis de Bao Daï et de l’Annam ? Sa
« politique » passait par la religion.

Indépendamment des grands projets comme celui du couvent des
Oiseaux, ou de gestes significatifs comme cette consécration au Sacré-
Cœur, elle imprimait une marque religieuse quasi quotidienne dans ses
activités. Innombrables en sont les illustrations. C’était d’autant plus
remarquable que sa position politique, aux côtés de l’empereur et dans un
État où les catholiques étaient très minoritaires, rendait tout cela suspect
aux yeux de beaucoup.

Elle s’intéressait aux bonnes œuvres, laïques comme religieuses,
souvent accompagnée de Marguerite Graffeuil, l’épouse du résident en
Annam. Ainsi, à Saigon, visitait-elle, en février 1939, exemples entre
mille, la toute nouvelle clinique Saint-Paul des Sœurs Saint-Paul-de-
Chartres, en compagnie du Dr Roton, médecin-chef, et de sœur François,
la supérieure43, puis, en mars, la Sainte-Enfance, où, afin de marquer son
passage, elle achetait aux Sœurs des broderies pour le Palais44 : elle savait
le geste qui fait plaisir, car il est bien évident qu’elle avait tout loisir de
faire exécuter par les meilleurs brodeurs de Huế – ils étaient excellents –
toutes les broderies qu’elle aurait pu souhaiter. La preuve en était que
Nam Phuong avait fait broder dans la capitale impériale un ensemble
d’ornements liturgiques, chasuble, chape, dalmatique, qu’elle avait offerts
au pape, le mercredi saint 1938. Sa sœur, la baronne Didelot, avait été
chargée de transmettre ce cadeau à Pie XI, mais c’était l’impératrice qui
avait elle-même choisi le dessin de la broderie d’étamine d’or, les
couleurs, et fait fabriquer un coffret de type annamite pour le présenter45.
Peut-être était-ce en action de grâces pour la naissance de son fils, le
prince Bao Long, deux ans plus tôt. Peut-être aussi une façon d’oblitérer
définitivement l’amertume qui avait été la sienne, en 1934-1935, lorsque
Pie XI avait fait des difficultés à propos des conditions exigées pour
autoriser le mariage catholique du couple impérial. Désormais, tout était
effacé.

À partir de 1936, Nam Phuong fut aidée dans ses activités officielles
par un secrétaire qui allait l’accompagner durant des années, à Huế et plus

tard en France, et allait jouer un rôle important auprès d’elle. Il s’agissait
du fidèle Nguyen Tien Lang (1909-1976). Il avait fait ses études au lycée
Albert-Sarrault, puis à la faculté de droit de Hanoi. Parallèlement à une
carrière classique de mandarin au Tonkin, il s’était lancé, vers 1929, dans
la littérature, le journalisme et la politique. Il écrivait surtout dans la
célèbre revue littéraire Nam Phong (Vent du sud) et dans la revue royaliste
La Gazette de Huế. Nam Phong était dirigée par Pham Quynh, ministre de
l’empereur Bao Daï depuis 1932, dont la ligne générale était le réveil et la
modernisation de la langue et de la culture, le mariage des valeurs
françaises et annamites, mais aussi l’évolution politique du pays vers une
monarchie constitutionnelle, en somme un renouveau de l’indépendance
nationale et de la coopération avec la France. Pour une très grande partie,
cela correspondait aux idées de Nam Phuong (et de l’empereur), à cette
différence près – assez fondamentale – que l’impératrice était
profondément catholique et le ministre Pham Quynh franc-maçon.

Quoi qu’il en soit, Nguyen Tien Lang, après avoir été secrétaire
particulier du gouverneur général Robin (1934-1936) à la Résidence
supérieure du Tonkin, était devenu, en 1936, directeur des archives, des
traductions et de la presse au palais impérial de Huế, en même temps que
chef de cabinet de l’empereur. Mais à toutes ces responsabilités s’ajouta
bientôt, à partir de 1938, le secrétariat particulier de l’impératrice. Un tel
secrétaire lui était d’autant plus nécessaire que Nam Phuong, à partir de
cette même période, éprouvait quelques difficultés d’audition : Nguyen
Tien Lang sera l’intermédiaire souvent utile dont elle aura besoin pour
communiquer avec l’extérieur. Mais considérer ce dernier comme un
simple secrétaire serait minimiser abusivement son rôle auprès de
l’impératrice. La convergence de leurs idées politiques conférait à Nguyen
Tien Lang une position et une influence qui outrepassaient de loin ses
fonctions officielles. Et de plus, il avait une véritable adoration pour
l’impératrice, à tel point que son épouse en était jalouse46.

Ces quelques années de bonheur furent ponctuées par quelques tristes
événements, ainsi le décès de son père, à son domicile de Saigon, le

13 septembre 1937, quelques semaines après la naissance de la princesse
Phuong Mai. Depuis plusieurs années, de caractère assez autoritaire, il
était séparé de son épouse, ce qui, d’ailleurs, attristait l’impératrice. Le
gouverneur général Brévié était venu lui remettre, quelques jours plus tôt,
alors qu’il était déjà bien malade, les insignes de la Légion d’honneur.
L’empereur, pour sa part, lui avait fait conférer par son ministre de la
Justice le titre de duc de Long My47. Nam Phuong, bien sûr, mais aussi
Mme Brévié, la baronne Didelot, le gouverneur de Cochinchine, Pierre
Pagès, et son épouse, et d’autres personnalités, avaient assisté à la
cérémonie48. Pierre Nguyen Huu Hao devait décéder quelques jours plus
tard. Ce fut le père Eugène Soullard, des Missions étrangères de Paris – il
avait autrefois baptisé Mariette, en 1913 –, qui célébra une première
messe solennelle, devant sa dépouille mortelle exposée dans la cathédrale
de Saigon. Puis l’après-midi, le corps fut transporté à Dalat, où
Mgr Drapier, délégué apostolique, célébra les funérailles49. C’était la
disparition d’une personnalité saillante de l’Indochine de ces années 1930,
mais surtout celle d’un père que l’impératrice vénérait profondément. Les
obsèques de Dalat furent organisées en grande pompe ; l’empereur
commanda la construction d’un mausolée, mais ce ne sera que pour le
quatrième anniversaire de cette triste date, en septembre 1941, qu’il sera
officiellement inauguré. Un an plus tard, pour le premier anniversaire du
décès, le 14 septembre 1938, l’impératrice demandera qu’une messe soit
célébrée à la cathédrale de Phu Cam, à Huế ; elle-même, étant alors à
Dalat, assistera à un autre service, célébré le même jour, à la même
intention50.

L’année 1938 se termina, en décembre, sur un stupide accident :
l’empereur, à ce qu’on affirma, jouant au football à Ban Me Thuot, où il
était allé pour une partie de chasse au gaur, se brisa le tibia. Il fallut le
rapatrier en avion sanitaire à l’hôpital Grall, à Saigon. Les photographies
de presse montrèrent alors une impératrice, spécialement venue de Dalat
en toute hâte, se précipitant à l’arrivée de l’avion sanitaire pour accueillir
son époux blessé, en compagnie de sa mère, de ses oncles, du gouverneur
de Cochinchine et d’autres personnalités. Belle occasion, pour ceux qui

auraient pu en douter, d’illustrer la solidité du couple impérial51. Un
appartement avait été préparé au palais du gouverneur pour l’impératrice,
mais elle préféra s’installer dans la villa de ses parents, rue Taberd52.

Et puis, il y avait la vie officielle, les cérémonies auxquelles on ne
pouvait pas ne pas assister, et elles étaient nombreuses. Nam Phương
veillait très scrupuleusement à respecter la tradition, à accompagner
l’empereur lorsque c’était nécessaire, mais aussi à ne pas s’imposer à
toute occasion. C’était tout un art d’être là lorsqu’il le fallait, mais absente
lorsque c’eût été une faute de paraître. Le protocole habituel ne permettait
pas d’en juger, car son statut d’impératrice, aux côtés de l’empereur, était
une situation nouvelle, qui n’avait aucun précédent. La tradition était à
créer, mais elle s’y entendait parfaitement, jugeant toujours avec tact ce
qui était opportun.

Dans certaines circonstances, toutefois, la tradition était claire. C’était
le cas, par exemple, pour les fêtes du Nam Giao, auxquelles seuls les
hommes étaient admis à participer. Elles avaient lieu tous les trois ans ;
l’année 1939 fut une année de célébration, en avril. Ces cérémonies
ancestrales, tout à fait essentielles dans la tradition impériale, puisqu’elles
confirmaient le mandat du Ciel dont était titulaire le souverain, ne
concernaient donc que l’empereur, et non l’impératrice. « C’est le grand
sacrifice triennal, écrivait Nguyen Tien Lang, le secrétaire de
l’impératrice, que l’Empereur, grand pontife, offrait au Ciel et à la Terre,
et accessoirement, aux mânes de ses aïeux, dont le culte est associé à celui
des divinités de la nature. C’est le Rite qui, par un paradoxe dont est
coutumier l’écoulement universel des choses, naquit là-bas, sur le mont
T’ai-Chan, dans l’Empire du centre, il y a des millénaires, et qui,
maintenant, périmé dans son pays d’origine, renié par la République
chinoise, trouve à Huế, capitale de l’Annam, le dernier refuge où il
subsistera dans ses splendeurs d’un autre âge (…)53. »

Les cérémonies du Nam Giao, effectivement, trouvaient leur origine
en Chine, mais avaient été profondément modifiées en Annam. Autrefois
organisées tous les ans de façon grandiose, s’étendant sur trois jours

consécutifs, elles n’étaient célébrées, à la fin des années 1930, que tous les
trois ans, sur une seule journée, avec un nombre de participants plus
réduit. Elles demeuraient néanmoins très spectaculaires. En un long
cortège, l’empereur se rendait de la Cité interdite à l’esplanade du Nam
Giao, construite en 1806, située à environ quatre kilomètres au sud de la
Cité impériale. Le cortège, grandiose, comprenait mandarins en costumes
rituels, gardes, bannières, orchestres traditionnels, éléphants. La
cérémonie principale était celle des sacrifices d’animaux et offrandes de
produits du sol. L’empereur lui-même était le seul officiant, même s’il
était entouré de très nombreux assistants pour la célébration. La
signification profonde de la cérémonie était le renouvellement du lien
personnel existant entre l’empereur et le Ciel. L’empereur rendait compte
de ses actes, en retour le mandat du Ciel lui était confirmé et l’autorité
impériale ainsi légitimée. Le Ciel avalisait ce qui se passait « sous le
Ciel » par l’intermédiaire de l’empereur. On conçoit aisément
l’importance du Nam Giao dans le fonctionnement de l’État. Là était l’une
des raisons pour lesquelles la Cour s’était opposée au mariage de Nam
Phung, craignant qu’il en naisse un héritier catholique ne pouvant pas
accomplir ce rite « païen ».

L’impératrice aux fêtes du Nam Giao. Huế, avril 1939.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Les cérémonies étant exclusivement réservées aux hommes, Nam
Phuong s’y retrouvait presque en simple badaud, à regarder défiler le
cortège impérial, avec sa sœur et son tout jeune fils, le prince héritier.
L’impératrice adorait faire des photos, avec son Rolleiflex 6 × 6. En
famille, sur le trottoir, comme tout un chacun, contemplant et
photographiant son auguste époux, le Fils du Ciel, passant, impérial, dans
la chaise à porteur offerte par Louis XVI à Gia Long, premier monarque de
la dynastie : quel spectacle54 ! Et tous ces mandarins, ces gardes, ces
laquais, qui défilaient devant l’impératrice postée le long de l’avenue, sans
même la voir, sans s’incliner, sans le moindre signe de respect ! Le

ministre des Rites dut être horrifié. Quel monde ! Dans quelle voie
s’engageait l’Annam de toujours !

Peut-être n’avaient-ils pas entièrement tort, ces mandarins
traditionalistes qui craignaient que la désacralisation de l’empereur
n’aboutît à la désagrégation de l’empire. En photographiant ainsi son mari,
est-ce qu’on ne le transformait pas en simple acteur déguisé en empereur ?
Ne passait-on pas de l’acte religieux, pierre angulaire de l’institution
impériale, à la fête folklorique, distraction triennale pour femmes et
enfants ? Ce n’était sûrement pas l’intention de l’impératrice, mais
enfin… D’ailleurs, Nam Phuong était-elle vraiment impératrice, pouvaient
se demander certains ? Comment se faisait-il qu’elle ne pût pas participer
à la cérémonie aux côtés de l’empereur et fût ainsi comme délaissée au
bord de la chaussée ? Si elle avait vraiment été impératrice, épouse du Fils
du Ciel, on aurait à peine pu l’apercevoir, elle serait restée dissimulée au
peuple. Et sa sœur ? C’était curieux de la voir ainsi habillée, avec un
chapeau et une jupe, comme les femmes d’officiers français qui se
pavanaient à la sortie de leur messe, le dimanche, devant la cathédrale. On
la disait « baronne Didelot », car elle n’était pas princesse, mais comment
pouvait-elle être baronne à la Cour de France et appartenir à la Cour
d’Annam ? Tout cela était aussi étrange qu’incompréhensible. De quoi
faire douter de l’empereur et de l’empire, chez les vieux mandarins
comme au sein du peuple.

V

Paris et Rome

Pour l’impératrice, l’année 1939 avait fort bien commencé. En mars,
le jeune prince Bao Long avait été élevé au rang de « prince héritier
présomptif » ; en avril, avaient eu lieu les cérémonies du Nam Giao qui
avaient confirmé le « mandat du Ciel » de l’empereur ; en juin, toute la
famille partait pour un long voyage officiel en France, une sorte de
renouvellement du « mandat de la République ». Bao Daï, plus
prosaïquement, allait également en profiter pour faire soigner sa blessure à
la jambe qui n’en finissait pas de guérir. Il choisit l’avion, tandis que Nam
Phuong optait pour le bateau, avec ses trois enfants. Nostalgie des
croisières qui l’avaient menée en France et l’en avaient ramenée dans sa
jeunesse ? Peut-être, mais aussi choix d’une voie qui lui paraissait plus
sûre pour la sécurité du prince héritier, son obsession. Jean Blin,
missionnaire français en Chine, qui rentrait en France, se trouvait sur le
même bateau. « Chaque matin, commente-t-il, l’impératrice, fervente
catholique, assistait à ma messe, et après la messe nous causions un
moment1. » L’impératrice et ses enfants débarquèrent à Marseille le
21 juin, en une période d’extrême tension politique et militaire. Avaient
suivi, entre autres, Pham Quynh, devenu ministre de l’Éducation, l’homme
fort du gouvernement annamite, qui venait de publier ses Essais franco-
annamites en 1937 et ses Nouveaux essais franco-annamites en 1938, le
compagnon de toujours de l’empereur, son cousin le prince Vinh Can, et
bien sûr Nguyen Tien Lang, l’indispensable secrétaire de l’impératrice.

En dehors de quelques séjours privés à Paris, durant lesquels
l’empereur et sa famille s’installèrent dans leur résidence de l’avenue de
Lamballe, ou des journées que Nam Phuong passa dans la capitale pour y
faire soigner une sinusite, pour le reste, ils logèrent le plus souvent à
Cannes, au château Thorenc.

Cette demeure, une décennie plus tard, tiendra une grande place dans
la vie de Nam Phương ; elle y vivra plusieurs années et l’aimera beaucoup.
Il s’agissait, à l’origine, d’un énorme château construit vers 1870 pour la
duchesse de Bedford, au pied de la célèbre colline de Californie. Le
château avait toujours été anglais, résidence de l’industriel et homme
politique sir Richard Atwood Glass, puis de la duchesse de Montrose ; il
avait finalement été détruit en 1926, dans le cadre d’une opération
financière. Il en était résulté deux nouvelles propriétés, dont le château
Thorenc, acheté en 1937 par Pierre Le Phat Vinh au nom de Bao Daï2,
lequel ne l’avait jamais vu. C’était désormais une plus modeste,
néanmoins très grande et superbe villa du début des années 1930,
construite par Albert Neubauer, le célèbre directeur, depuis 1926, de
l’équipe de course de Mercedes-Benz ; Jean Gabriel Domergue, peintre
mondain très à la mode alors, possédant lui aussi une superbe villa à
Cannes, y avait peint les décors d’un salon dit « vénitien ». La famille
impériale ne découvrit la propriété qu’à l’occasion de ce voyage de 1939.
L’empereur, pour sa part, fera refaire le décor intérieur par le décorateur
parisien Jacques Courtois ; la famille possédera le château Thorenc
jusqu’en 19603, date à laquelle Nam Phuong aura quitté Cannes pour une
nouvelle vie, entre la Corrèze et Neuilly.

Durant ce séjour en France, Bao Daï et Nam Phuong furent très
officiellement reçus à l’Élysée par le président de la République, Albert
Lebrun ; de son côté, l’empereur eut des entretiens avec le ministre des
Colonies, Georges Mandel. Sur le plan politique, ces visites restèrent de
pure forme, ne faisant en rien avancer la question du statut de l’Annam,

comme l’empereur le souhaitait depuis 1932. Comment aurait-il pu en être
autrement, alors que le seul et unique sujet auquel était confrontée la
France à cette date était l’agression allemande ? D’ailleurs, la presse avait
amplement rendu compte du séjour de l’empereur et de l’impératrice en
France, en prenant bien soin de souligner leur soutien à la métropole face à
la crise avec l’Allemagne. Ainsi, l’hebdomadaire catholique Le Pèlerin
avait-il publié une photographie du couple impérial en couverture de son
numéro de juillet 1939, accompagnée de cette déclaration de l’empereur :
« Notre loyalisme ne peut être mis en doute. En cas de danger, la France
peut compter sur le dévouement intégral de tous mes sujets comme sur le
mien, et cela sans réserve aucune4. » Belles paroles qui s’envoleront cinq
ans plus tard, lors de la dénonciation des traités franco-annamites et de la
proclamation de l’indépendance du Vietnam dans le cadre de la « sphère
de coprospérité de la plus grande Asie orientale » décidée par l’empire
nippon. Toutefois, fidèle à ses bonnes œuvres et à son soutien constant aux
plus démunis, rentrée en Annam, l’impératrice, en signe de solidarité avec
la France, participera à des envois de colis aux prisonniers français en
Allemagne durant le conflit.

Plus solennelle, la revue L’Illustration avait confié à Gabriel
Hanotaux, historien, ancien ministre des Affaires étrangères et membre de
l’Académie française, le soin de célébrer la venue du couple impérial en
France. Assez curieusement, c’est presque exclusivement à l’éloge de
Pham Quynh qu’il consacrait son texte : « Heureusement, me trouvant
obligé de revenir sur ces questions délicates [les relations internationales
en Extrême-Orient], j’ai un guide nouveau et incomparable en la personne
de S.E. Pham Quynh, ministre de l’empereur d’Annam, qui vient de faire
paraître deux volumes d’Essais franco-annamites publiés aux éditions
Bui-Huy-Tin, à Huế. Les événements actuels [l’impérialisme nippon]
donnent à ces Essais une actualité pressante et qui nous apporte au sujet de
nos relations avec les pays d’Extrême-Orient les plus heureuses solutions
et les plus sérieuses espérances. » Et de conclure son verbiage
diplomatique : « L’empereur, l’impératrice et leurs enfants (…) vont
prendre la mesure de l’ordre, de la prospérité, du courage, qui sont les

caractéristiques de la nation française5. » Dix mois plus tard, ce sera la
défaite, dans le plus parfait désordre.

L’impératrice Nam Phuong partageait la déception politique de son
époux, mais pour elle, ce retour en France était aussi un retour à ses
souvenirs de jeunesse, un véritable pèlerinage. Elle adorait Paris. Elle ne
pouvait pas ne pas aller chez quelques grands couturiers, Lanvin par
exemple. Elle s’efforçait toujours d’« être à la mode », et y parvenait avec
naturel. Son goût vestimentaire était célèbre et elle portait
magnifiquement la toilette, cette toilette des années 30 qui lui allait si
bien. Sa couleur préférée, paraît-il, était le violet : les psychanalystes en
tireraient probablement de sombres conclusions quant à son caractère. Elle
aimait beaucoup les bijoux et ne résistait pas à une visite chez les grands
bijoutiers parisiens, Boucheron, Mauboussin et autres. Et puis, comment
venir à Paris sans se faire photographier au studio Harcourt : ce fut le cas
durant ce voyage de 1939. L’Allemagne menaçait, mais pas au point de
faire oublier les plaisirs de la vie parisienne. L’attrait de la mode était
irrésistible.

C’était d’ailleurs un trait saillant du caractère de Nam Phuong que
cette apparente indifférence aux événements dans les situations les plus
tragiques. On le constatera bientôt, lorsque les Nippons imposeront leur
autorité en Indochine et contraindront l’Annam à dénoncer ses traités avec
la France. Ou encore lorsque l’impératrice se retrouvera quasiment
prisonnière du Viêtminh, en 1945. Était-ce une indifférence feinte ? À
l’été 1939, on était à quelques semaines de la guerre, et l’impératrice
faisait les magasins, achetait bijoux et robes de haute couture.
Inconscience ou résurgence du flegme asiatique si souvent constaté ?

Avec son époux, Nam Phuong retrouva quelques amis de la famille.
L’empereur était toujours resté très attaché à l’ancien gouverneur général
Eugène Charles et à son épouse, qui s’étaient si affectueusement occupés
de lui lorsqu’il résidait à Paris, avant 1932. Les Charles leur rendirent


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