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Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

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Published by fireant26, 2022-08-29 17:15:40

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

visite au château Thorenc. Nam Phuong, avant de quitter l’Annam, avait
pris soin
de préparer à leur intention un album de photographies illustrant la vie de
la famille, depuis le mariage, à Huế et à Dalat ; certaines avaient été prises
par l’impératrice elle-même, qui y avait noté quelques noms de lieux et
quelques dates6. Sous la photographie de la voiture américaine du prince
Bao Long – il avait 3 ans ! –, elle avait noté : « La Lincoln du Bambino.
Dalat. Septembre 1936. » Le « Bambino » en question était Bao Long ;
dans l’intimité, on l’appelait même tout simplement « Bino », et c’est
toujours le cas, lorsqu’on en parle dans la famille7. Elle avait ajouté
maintes photographies de ses deux enfants, dont elle était si fière. Du
« Bambino », Nam Phuong avait également joint une photographie à l’âge
de 100 jours, précisant de sa main qu’il pesait alors 6 kg 370 et mesurait
0,67 m8, c’est dire le caractère intime qu’elle souhaitait donner à l’album
qu’elle offrait à « Pépé et Mémé Charles ». C’était là le genre de délicate
intention, simple, sobre, qui en disait long quant au caractère de
l’impératrice, toujours attentionnée et discrète.

Nam Phuong au château Thorenc avec ses deux enfants et les Charles,
1939.

Collection particulière de l’auteur

L’empereur entraînait aussi son épouse dans les soirées mondaines
dont il raffolait. Par exemple, la « Nuit de Longchamp ». Depuis 1934,
chaque samedi suivant le Grand Prix, c’était devenu l’une des
manifestations les plus prisées de la capitale. Les parfums Lubin avaient
d’ailleurs nommé « Nuit de Longchamp » un de leurs parfums. Personne
ne semblait se soucier de la guerre qui menaçait avec l’Allemagne. La
« Nuit » s’ouvrait par de premières courses hippiques de jour, à partir de
20 h 30. Au pesage, la tenue de soirée était obligatoire pour les dames.
Puis, à partir de 22 heures, avaient lieu les courses nocturnes qui se
terminaient à minuit sur un spectaculaire feu d’artifice, suivi d’un grand
dîner de gala. Nam Phuong accompagna l’empereur à la « Nuit de
Longchamp » de 1939 (qui devait être la dernière, on s’en doute). Pour les
messieurs, il fallait s’y montrer, pour les dames, s’y faire admirer. Bao
Daï y était parfaitement à l’aise. L’impératrice, moins, à en juger par les
quelques photographies que l’on en possède9. On la sent plus distante, plus
accompagnatrice de son époux que participante intéressée aux bavardages
des convives. Quel décalage entre l’attitude de l’empereur et celle de
l’impératrice ! Et ce sera bien pire lorsque le couple se réinstallera à
Cannes, après 1947. Nam Phuong n’était pas une mondaine. Ce n’était que
par obligation qu’elle participait à ces manifestations du Tout-Paris.
Paradoxalement, elle aimait toilettes et bijoux, mais goûtait peu les
mondanités.

L’impératrice apprécia-t-elle, par exemple, cette autre mondanité dont
Le Figaro du 10 juillet 1939 rendait compte en ces termes : « S.M.
l’Empereur d’Annam Bao Daï est arrivé incognito hier matin à Deauville,
en compagnie de S. M. l’Impératrice Nam-Phuong, à bord d’un avion
“Simoun” piloté par l’aviateur Détroyat. Les souverains, qui ont atterri
vers onze heures sur l’aérodrome de Saint-Gratien, ont été accueillis par
quelques intimes et se sont rendus ensuite directement sur la plage de
Deauville où, au bar du Soleil, ils ont applaudi les plus grandes vedettes

parisiennes actuellement en représentation. L’Empereur et l’Impératrice
d’Annam, qui ont déjeuné en mer à bord du yacht Karifa, repartiront ce
soir par la voie des airs pour Paris. » Le Karifa était le yacht officiel du
gouverneur britannique des Straits Settlements (Singapour). L’empereur
adorait les yachts.

Si ce déplacement à Paris fut en partie mondain – comment aurait-il
pu en être autrement ? –, il fut également quasi religieux. Ce fut en effet
une sorte de pèlerinage qu’accomplit l’impératrice en allant, en juin 1939,
revoir les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, grâce auxquelles, rue
de Ponthieu, elle avait découvert l’Occident dans sa jeunesse. Elles lui
réservèrent un accueil fort solennel : elles ne recevaient pas seulement une
ancienne élève, mais une impératrice. Dès lors, comment ne pas faire
preuve de ces « bonnes manières » qu’elles enseignaient avec tant de cœur
à leurs élèves ? « On lui fit un triomphe », rapportera plus tard un livre
consacré au couvent des Oiseaux10. Nam Phuong était venue accompagnée
de son jeune fils, le prince Bao Long, prince héritier dont elle était si fière,
et de sa fille aînée, la princesse Phuong Lien, tout juste âgée d’un an, tous
deux en costume annamite. La supérieure était toujours Mère Saint-
Ambroise. Que de souvenirs !

Réception de l’impératrice par les Sœurs de Notre-Dame, rue de Ponthieu.
Roger-Viollet

Le texte de l’allocution de l’impératrice vaut d’être cité en entier, tant
il traduit la reconnaissance profonde de Nam Phuong envers son cher
couvent des Oiseaux :

« Ma Mère,

« Je suis très émue en me retrouvant dans cette maison qui m’est
chère. C’est moi qui vous suis reconnaissante de m’y recevoir avec
tant de délicates attentions.

« Vous auriez pu m’accueillir en toute simplicité, comme une de
vos nombreuses enfants qui, ayant grandi, revient un moment vers
vous se retrouver dans l’atmosphère dont elle garde l’empreinte
ineffaçable.

« Ici, à chaque pas, je retrouve le souvenir de mes chères Mères
qui m’ont fait[e] ce que je suis. C’est à leurs leçons, c’est à leurs
conseils, c’est à la piété dont elles m’ont imprégnée, que je dois, pour
une très grande part, d’être ce que je suis.

« Aussi ai-je tenu à ce que ma première visite à mon arrivée à
Paris, soit pour le berceau de mon esprit et de mon âme.

« Je prie toutes les anciennes maîtresses, je prie le Couvent, celui
d’ici et ceux de Westgate, de Rome, de Verneuil, d’agréer l’hommage
de ma profonde gratitude. J’envoie d’ici une pensée amicale à toutes
mes anciennes camarades.

« Et s’il m’est permis de donner un conseil aux nombreuses élèves
actuellement ici, à tous ces gracieux Oiseaux qui sont aussi mes
camarades, ce serait celui de ne jamais oublier la très grande dette de
gratitude qu’elles ont contractée envers les nobles Âmes qui veillent
sur elles, dans la très belle tradition de cette Maison.

« Paris, le 30 juin 1939 »

Par ailleurs, les difficultés avec le Vatican qui avaient accompagné
son mariage n’avaient jamais cessé de troubler l’esprit de l’impératrice.
Elle voulut, à l’occasion de ce voyage en France, se rendre à Rome pour y
rencontrer le pape. Ce fut fait. Pie XII venait d’être élu quelques mois plus
tôt, en mars, et accepta de recevoir l’impératrice en juillet 1939. Pour Nam
Phuong, il s’agissait, bien sûr, d’effacer définitivement les malentendus de
1934-1935 à propos de son mariage.

L’impératrice reçue au Vatican, 1939.
Keystone-France/Gamma-Rapho

Ce voyage fut apparemment une réussite. L’impératrice fut reçue avec
tous les honneurs. Son magnifique costume traditionnel, jaune, fit grand
effet. Le pape lui accorda un long entretien privé. Elle en sortit rayonnante
de joie. Il était évident que les difficultés de 1934-1935 étaient
définitivement aplanies. Elles l’avaient d’ailleurs été bien avant cette
audience, le voyage à Rome n’ayant été décidé que pour en remercier le
Vatican. Nguyen Tien Lang, secrétaire de l’impératrice, en faisait partie. Il
en gardera un souvenir ému et en rapportera une anecdote fort piquante,
significative de la pensée de Nam Phuong : « Je me souviens de ma
première audience pontificale en juillet 1939 et de la bénédiction que
m’accorda, en parlant français et en esquissant un sourire, Sa Sainteté
Pie XII : “Soyez béni aussi, mon enfant”, disait le Souverain Pontife. Il

faut ajouter, pour expliquer cet “aussi”, que S. M. Nam Phuong,
Impératrice, m’avait ainsi présenté elle-même : “… un mandarin très
fidèle, mais païen”11… » Et puis, pour clore la cérémonie, « une quinzaine
de séminaristes annamites, élèves du collège de la Propagande, ont chanté
leur hymne national en l’honneur de leur souveraine »12.

Cette audience à Rome, toutefois, ne pouvait pas plaire à tout le
monde. Ainsi les services de police de Hanoi saisiront, trois mois plus
tard, une violente critique relative à ce voyage, qui émanait de milieux
nationalistes ou communistes non identifiés. Il s’agissait de rien de moins
que de « juger la nommée Nguyen Huu thi Lan (Reine Nam Phuong de
l’Annam), qui a trahi son pays ». Un jugement qui rappelait
malheureusement les pires moments de la Révolution française. L’« acte
d’accusation » était particulièrement virulent :

« Il est exact qu’avant son mariage avec l’empereur Bao Daï, la née
Nguyen thi Lan avait renoncé la religion catholique et a ensuite embrassé
la religion bouddhiste [sic] (religion nationale annamite) dont elle a été
soumise à toutes les règles après son mariage ;

« Il est exact qu’elle a été venue expressément à Rome pour confirmer
sa foi catholique inébranlable, baiser sans vergogne et sans dégoût les
mains et les jambes des jésuites, déclarer son intention bien déterminée de
catholiser [sic] le peuple Annamite ;

« Il est exact qu’elle a été venue à Rome avec le costume de cérémonie
pour recevoir la bénédiction, elle n’était pas accompagnée de son mari, et
qu’une reine n’aurait jamais fait et ce qui a prouvé que son éducation a été
formée par tous les vices de plusieurs races, ses agissements sont
semblables à ceux de ses concitoyennes de la Cochinchine qui se donnent
avec fierté aux étrangers (…). »

La conclusion de ce long réquisitoire était : « Par ces motifs, le Peuple
Annamite se refuse de connaître la née Nguyen thi Lan ni comme Reine, ni
comme citoyenne de l’Annam. »

C’était daté du 5 octobre 1939, à Hanoi13. Il était remarquable que
l’empereur était totalement épargné et que la critique visant l’impératrice
se fondait sur des raisons essentiellement religieuses, avec une pique assez
méchante, toutefois, visant le comportement très léger des
Cochinchinoises, comparé à celui des Tonkinoises. Il ne faudrait
certainement pas exagérer la portée d’un tel texte anonyme (signé P.C.C.),
mais probablement traduisait-il l’opinion d’une frange non négligeable de
la population qui n’admettait toujours pas la religion catholique de
l’impératrice.

Après Rome, toute la famille, fin juillet-début août 1939, alla passer
quelques jours à Saint-Gervais avec les trois enfants, Bao Long, Phuong
Mai et la toute jeune Phuong Lien. Pépé et Mémé Charles étaient
également du voyage, pour ces quelques jours d’été en montagne. On alla
se promener au mont d’Arbois. Les Charles faisaient vraiment partie de la
famille. « Pépé » et « Mémé » n’étaient pas des titres usurpés, ils se
considéraient comme de véritables grands-parents vis-à-vis des enfants. Et
puis tout le monde rentra à Cannes.

Au mois d’août-septembre 1939, l’Europe s’enfonçait dans la guerre.
Le 30 août avait été décrétée la mobilisation générale ; le 1er septembre,
les Allemands avaient pénétré en Pologne ; le 3 septembre, la France et
son empire – donc l’Indochine – ainsi que l’Angleterre avaient déclaré la
guerre à l’Allemagne. Gary Cooper, Fernandel et d’autres étaient déjà à
Cannes pour le premier festival : il fut évidemment annulé. Les lignes
aériennes et maritimes vers l’Indochine risquaient d’être coupées à tout
moment. Le couple impérial dut abréger son voyage en France. Comme à
l’aller, Nam Phuong choisit le bateau, avec ses enfants et sa suite. Elle
embarqua à Marseille. Un voyage qui s’achevait dans la tourmente
internationale, mais aussi la fin d’une période de sa vie d’impératrice.
Bientôt, tout allait basculer, le contexte familial comme la situation
politique. Il allait falloir affronter les maîtresses de l’empereur ainsi que
les affres de la guerre et de la révolution.

VI
Parfum du sud, Vent du sud

Jusqu’en 1939, l’existence de Nam Phuong put paraître se dérouler
comme dans un roman. Une Indochine coloniale qui, dans l’ensemble,
donnait encore l’impression de calme ; une petite fille de Saigon, devenue
parisienne par ses études, qui songea un temps – celui de l’adolescence
idéaliste – à devenir religieuse, mais qu’on maria à un jeune homme dont
on avait fait un empereur ; un époux qui, par amour, avait choisi de braver
la tradition ; un premier enfant qui était un fils, c’est-à-dire un prince
héritier ; un palais impérial à Huế, de superbes villas Art déco sur les
hauts plateaux de Dalat, un « château » sur la Côte d’Azur. Tout cela en
cinq ans. Telle fut la vie rêvée de Nam Phuong entre 1934 et 1939.

Quelle impératrice ce décor cachait-il ? À l’époque de son mariage et
durant les cinq années qui le suivirent, la difficulté d’être catholique et
impératrice était déjà patente. Inaugurant son règne en une période de
troubles politiques naissants, elle ne pouvait ignorer les événements.
Quelle était, au fond, la position de Nam Phuong face aux premières
turbulences de ces années 30, de ces idéologies qui commençaient à
s’affronter, nationalisme, progressisme, réformisme, communisme ?
Comment la qualifier ? Femme d’Extrême-Orient, d’Occident ?
Conservatrice, nationaliste ? Idéaliste, passive, résignée ?

Dans ses mémoires, l’empereur Bao Daï écrira, en relatant son
mariage avec Mariette, texte déjà cité : « Je choisis le nom de règne de la

nouvelle impératrice qui, désormais, s’appellera Nam Phuong, c’est-à-dire
“Parfum du Sud”1. » Et il donnera une vague explication de ce choix :
« Elle a le charme délicat des jeunes femmes du Sud. Dans notre dynastie,
c’est d’ailleurs une tradition de choisir pour épouses de l’Empereur, des
femmes de Cochinchine2. » Une jolie femme du Sud, alors on la nomme
« Parfum du Sud ». Cette raison quelque peu triviale peut se concevoir de
la part d’un homme qui, effectivement, jugeait souvent les femmes selon
leur beauté.

En fait, c’était Pham Quynh, entré dans le gouvernement de Bao Daï
en 1932, comme ministre de l’Éducation, qui avait suggéré à l’empereur
ce nom de règne3, ce qui lui donnait une signification et une profondeur
toutes différentes. Pham Quynh, fin lettré, était le fondateur de la revue
Nam Phong, « Vent du sud ». Nam Phuong, « Parfum du Sud », faisait
évidemment écho à Nam Phong, « Vent du sud ». Cette revue, sur le plan
littéraire et politique, était devenue une référence, au fil des années.

À l’origine, en 1917, la revue Nam Phong avait été fondée avec l’appui
de Louis Marty, directeur des affaires politiques et indigènes d’Indochine,
durant le second mandat d’Albert Sarraut, entre 1917 et 1919, comme
gouverneur général de l’Indochine. Il s’agissait, dès le début, d’une revue
non contestataire, profrançaise, comme en attestait le sous-titre :
« L’information française. La France devant le monde, son rôle dans la
guerre des nations ». L’idée de fond initiale était de contrecarrer les revues
et livres chinois, en idéogrammes, souvent antifrançais, que lisait la classe
lettrée annamite ; parallèlement, l’ambition était de favoriser le
développement d’une langue annamite modernisée, en caractères latins, le
quoc ngu, la transcription nationale des caractères chinois héritée du
Cathechismus d’Alexandre de Rhodes4, dont l’impératrice possédait un
exemplaire, on l’a rappelé, auquel elle était très attachée. Toutefois, à
partir de ce point de départ, la Première Guerre mondiale terminée, la
revue devint progressivement de plus en plus littéraire, et derrière cette

évolution se profilaient évidemment des idées politiques nouvelles. Pham
Quynh, qui la dirigeait, écrira : « Sans littérature nationale, il ne peut y
avoir de culture nationale ; sans culture nationale, il ne peut y avoir
d’indépendance intellectuelle et spirituelle ; sans indépendance
intellectuelle et spirituelle, il ne peut y avoir d’indépendance politique. »
Il s’agissait donc de défendre la langue annamite et la culture nationale en
vue de l’indépendance politique. En cela, la revue était « nationaliste ». Il
s’agissait également de faire évoluer la société, en particulier, la situation
de la femme et de la paysannerie, d’orienter la jeunesse vers les
disciplines nouvelles, non mandarinales. On reconnaît là les idées de
l’impératrice, qu’elle s’efforçait de promouvoir en visitant les écoles, en
insistant sur le rôle fondamental de l’éducation, en soutenant les œuvres
sociales. À cette différence près, importante, que la revue abordait la
question par le biais de la langue et de la littérature, tandis que
l’impératrice l’abordait surtout par celui de la religion catholique, vecteur
de modernisation.

La revue Nam Phong reflétait en grande partie la propre pensée
politique de Pham Quynh. Il avait été durant quelques années membre de
la franc-maçonnerie locale : la loge « Confucius 111 » en 1925, puis « La
Fraternité du Tonkin ». À cet égard, il se différenciait fondamentalement
de la pieuse impératrice Nam Phuong, lorsqu’ils se connurent, dans les
années 1930. Il développa ses idées plus franchement politiques dans ces
deux loges. Néanmoins, les idées de Pham Quynh et Nam Phuong sur
l’avenir du pays coïncidaient en grande partie. Confucéen convaincu,
Pham Quynh considérait la monarchie annamite comme le pilier de la
société du pays. Ses auteurs français favoris, sur ce plan, étaient Barrès et
Maurras. Chrétienne convaincue, Nam Phuong était obnubilée par l’avenir
dynastique de son fils aîné. Le programme politique de Pham Quynh,
encore que ce mot de « programme » soit trop fort, pouvait se résumer à
trois grandes idées : la modernisation de la monarchie par l’adoption
d’une constitution, le retour à l’esprit des traités de 1883-1884 entre
France et Annam, autrement dit, le « protectorat » et non la colonisation,
et enfin le traitement identique des Annamites et des Français. À terme, le

pays étant prêt, la société et les mentalités ayant évolué, l’indépendance
serait obtenue progressivement, par la réforme et non la révolution. Cette
évolution imaginée correspondait très largement à ce que pensait
l’impératrice.

La parution de la revue Nam Phong cessa en 1934, l’année même du
mariage de l’impératrice. Depuis 1932, Pham Quynh était devenu ministre
de l’Éducation du gouvernement de Bao Daï. Il restera au gouvernement,
sans discontinuer, de 1932 à 1945, devenant ministre des Rites de 1942 à
1945, ce que l’on a l’habitude d’appeler « Premier ministre », encore que
ce titre soit inexact. Durant toute cette période, ses idées – partagées par
Nam Phuong comme par Bao Daï – continueront à irriguer et dominer
l’action du gouvernement annamite. En fait, comme beaucoup de jeunes
Annamites des années 30, l’impératrice – elle avait 21 ans en 1934 et 26
en 1939 – devait en très grande partie ses idées au courant intellectuel que
représentaient Pham Quynh et la revue Nam Phong : surtout pas un combat
politique pour une révolution immédiate, mais au contraire une action
réformiste, principalement dans le domaine des idées, en coopération avec
la France, dont le terme serait l’indépendance.

Pham Quynh était fondamentalement francophile. Qu’on en juge :
« Qu’est-ce à dire, sinon que la langue française est l’image parfaite du
génie français, et que le génie français, essentiellement humain et
humaniste, ne détruit ni n’asservit l’âme des peuples, mais au contraire, la
libère, l’élève. » En 1939, il avait regroupé et publié une partie de ses
écrits sous le titre d’Essais franco-annamites. Cette position, on le
conçoit, était difficile. Il écrivait lui-même : « Je suis un homme de
transition. Sincère ami de la France, on me reproche de cacher sous ma
francophilie de façade, un nationalisme exacerbé. Patriote vietnamien, on
m’accuse de trahir ma patrie en pactisant avec le conquérant5. » N’était-ce
pas aussi la situation de l’impératrice ? Aimant profondément son pays, la
Cour lui reprochait sa nationalité et même sa culture françaises. Aimant
tout aussi profondément la France, certains, plus tard, lui reprocheront
avec virulence ses positions en faveur de l’indépendance.

Dans l’entourage de Bao Daï et Nam Phuong, il était un autre
représentant éminent des idées incarnées par la revue Nam Phong : c’était
Nguyen Tien Lang lui-même, qui, de 1936 à 1940, tout en étant
officiellement chargé des archives, des traductions et de la presse au
Palais impérial, servit, en outre, de secrétaire à l’impératrice. Nguyen Tien
Lang était devenu non seulement un des collaborateurs réguliers de la
revue Nam Phong, mais encore il en fut le rédacteur en chef, en 1934,
après l’entrée de Pham Quynh au gouvernement. Ce fut pour quelques
mois seulement, puisque la revue cessa de paraître avec son no 210, en
décembre 1934. Nguyen Tien Lang était si proche de Pham Quynh qu’il
épousa une de ses filles en 1940 et devint son gendre préféré. Il sera
ensuite nommé mandarin à Nha Trang, à Huế, où il sera en outre
l’éditorialiste de La Gazette de Huế entre 1941 et 1944, à Faifo, et
finalement, en 1945, chef de la province de Dalat, juste avant la révolution
d’août 1945.

Nam Phuong et Bao Daï en 1939.

Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

Nguyen Tien Lang se fit surtout connaître en tant qu’écrivain. Comme
son beau-père, qui avait traduit nombre d’auteurs classiques français –
Descartes, Corneille, Rousseau ou Hugo –, il avait commencé sa carrière
littéraire par la traduction, celle, notamment, des Lais de Marie de France,
publiés à Hanoi en 1934. C’était là une belle illustration de la profondeur à
laquelle avait pénétré, à l’époque, la culture française chez certains
intellectuels annamites : tous leurs collègues métropolitains ne
connaissaient pas forcément cette poésie courtoise du XIIe siècle6. Nguyen
Tien Lang avait publié quelques romans en langue annamite, qui l’avaient
rapidement fait connaître, Amour d’antan dès 1932, Voix des vertes années
en 1939, mais la plus grande partie de son œuvre était écrite en français,
Pages françaises en 1929, Indochine la douce et Mariage de la plume et
du pinceau en 1936, Pétrus Truong Vinh Ky, lettré et apôtre franco-
annamite en 1937, etc.

Bien que bouddhiste, Nguyen Tien Lang appréciait au plus haut point
l’action des missions catholiques. Son action sociale, d’une part : « Que
d’écoles, que de maternités, que d’hôpitaux, à l’ombre des églises ! Jusque
dans les plus éloignés des coins de campagne, les missionnaires ont
apporté l’instruction, les remèdes, les aides, les réconforts, les
apaisements. Même aux “païens”. » Mais aussi son action culturelle : « Je
dois aussi souligner l’immensité de leur apport au renouveau culturel de
notre pays (…). Alexandre de Rhodes nous a dotés de l’écriture Quoc ngu.
Sans cette écriture (romanisation de nos moyens d’expression écrits),
comment la littérature du Vietnam aurait-elle pu connaître son essor et sa
pleine maturité dont nous sommes fiers ? (…) Combien d’autres éminents
prêtres nous ont appris, par leur exemple, par leurs leçons, à nous
retrouver nous-mêmes, retrouver notre histoire, nos traditions, nos
coutumes, en un mot notre âme nationale, et la restaurer et la faire
connaître dans sa dignité et sa vitalité7. » Sur l’un et l’autre point, ces
lignes auraient pu être écrites par Nam Phuong. Bien plus tard, en 1956,

lorsqu’il se sera exilé en France, Nguyen Tien Lang, pourtant bouddhiste,
parlera de la « double fidélité » de certains annamites catholiques :
« Fidélité à leur hérédité et leur terre natale, et fidélité à leur promotion
nouvelle dans l’ordre humain que le catholicisme leur révéla8. » On
retrouvait là exactement la situation de l’impératrice.

Si Nguyen Tien Lang avait succédé à Pham Quynh à la tête de la revue
Nam Phong, il partageait ses idées, non seulement en matière de langue
nationale et de littérature, mais aussi, pour une grande partie, sur le plan
politique. Lui aussi était un modéré et un réformiste. En inaugurant sa
nouvelle position à la tête de Nam Phong, il écrivait : « C’est sous le signe
de la jeunesse que le Nam Phong veut effectuer les changements par
lesquels il reste fidèle à lui-même et digne de son ancienne renommée. Le
Nam Phong hait tout désordre, l’esprit de Nam Phong, c’est un esprit
d’équilibre, d’adaptation, de conciliation. » On ne pouvait être plus clair.
En termes politiques, cela signifiait que l’accession à l’indépendance
nationale devrait s’opérer selon un processus pacifique, négocié, lorsque la
situation serait mûre et l’heure venue. Telle était l’idée de Pham Quynh, et
apparemment aussi celle de Nam Phuong et Bao Daï. Rappelons cette
réflexion de l’empereur, déjà citée : « Pour le moment, conduire le
développement de mon pays, en faire un pays moderne et fort, avec l’aide
de la France… Puis attendre et saisir l’occasion qui se présentera9. »

Nguyen Tien Lang étant avant tout écrivain, ce sont bien souvent ses
œuvres littéraires ou de critique littéraire qui expriment le mieux ses
idées, ainsi lors de cette conférence donnée à Huế en février 1937, à
propos d’un ancien poème annamite, le Hoa Tien10. Il commençait par un
hommage appuyé à Pham Quynh, présent dans l’assistance, qui n’était pas
encore son beau-père : « Vous êtes, Excellence, un de nos porte-flambeaux
les plus authentiques, vous savez unir et concilier aussi profondément
qu’heureusement les deux cultures qui sont maintenant toutes les deux
nôtres, l’annamite et la française. » Cette question des rapports à la culture
et à la langue françaises était essentielle pour Nguyen Tien Lang : « Il me
reste à expliquer encore, avant d’entrer dans l’étude de mon sujet, le choix

que j’ai fait de la langue française pour m’adresser à vous (…). En notre
temps d’adaptation, de dynamisme, on peut, on doit, tout en restant
foncièrement annamites, devenir, en quelque sorte, aussi français que
possible. On peut, on doit élargir nos vues, chercher la compréhension
mutuelle, l’union confiante basée sur l’estime réciproque. » L’une de ses
idées majeures était, en effet, que la tradition chinoise, en Annam, était
paralysante : « Nous admettons qu’on parle de notre esclavage d’autrefois
à l’égard de la culture chinoise. » Et c’était par la française, qu’il
imaginait le renouveau : « Pour la rénovation de cette civilisation
[annamite], nous ne comptons maintenant que sur l’influence de la
civilisation de l’Occident (…). Il s’agit, pour nous, d’être à la fois bons
Annamites et bons Français11, ou, pour mieux dire, aussi bien français que
possible. Un monde nouveau d’idées et de pensées est à conquérir. Un
monde croulant d’anciennes formules et d’anciennes idéologies est à
redresser, selon les parties, ou bien à ensevelir dans ce linceul de pourpre
que réclamait Renan pour les Dieux morts. » Une fois encore, on ne saurait
être plus clair. Et par de tels propos, il ne pouvait que toucher
l’impératrice, formée aux deux cultures annamite et française, mal vue par
le mandarinat « croulant », et passionnée de progrès social et culturel, en
attendant l’indépendance politique. Nam Phuong et l’ancien rédacteur en
chef de Nam Phong communiaient dans les mêmes idées.

La modération et le réformisme des idéologues qui entouraient Nam
Phuong et Bao Daï au Palais impérial, et avant tout Pham Quynh et
Nguyen Tien Lang, étaient-ils totalement utopiques et dépassés ? Le fait
est que ces idées étaient partagées par une portion importante de l’opinion,
notamment dans la bourgeoisie cochinchinoise dont Nam Phuong était
originaire.

Bien évidemment, les idées développées par la revue Nam Phong,
comme celles, plus personnelles, de Pham Quynh et Nguyen Tien Lang,
n’étaient pas les seules influences dans lesquelles baignait l’impératrice,
même si elles étaient plus prégnantes que d’autres, du fait de la présence
quasi continuelle de l’un et de l’autre au Palais impérial. Nam Phuong, par
ailleurs, fréquenta toujours assidument les personnalités catholiques de

Huế. Peut-être faudrait-il, parmi celles-ci, réserver une place particulière
au père Cadière, ancien condisciple de Charles Maurras au lycée d’Aix,
prêtre des Missions étrangères, lequel, depuis le mariage de 1934, avait
ses entrées libres au Palais.

Certaines des idées développées par le père Cadière n’étaient guère
éloignées de celles de la revue Nam Phong. Rien de paradoxal à cela : il
avait merveilleusement saisi l’âme annamite et en comprenait
parfaitement les déchirements, dans cette première moitié de XXe siècle.
Comme celui de l’impératrice, son point de vue, évidemment, était
profondément chrétien, mais, orthodoxie catholique ou non, la volonté de
concilier culture et aspiration annamites, d’une part, christianisme, de
l’autre, le hantait. En 1942, pour le cinquantième anniversaire de son
arrivée en Annam, il déclarait : « J’ai étudié leurs croyances, leurs
pratiques religieuses, leurs mœurs, leurs coutumes, et je suis convaincu
que le peuple annamite est profondément religieux, que ses croyances sont
pures et que, peut-être, lorsqu’il a recours au Ciel, lorsqu’il sacrifie au
Ciel, il s’adresse au même Être tout-puissant que j’adore moi-même en le
nommant Dieu, et qu’il a conservé ainsi au fond de sa conscience, cette
étincelle de la religion naturelle que le Créateur dépose dans l’âme de tout
être raisonnable12. » Ce texte allait très loin, on y retrouvait les thèses des
Jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, lors de la « Querelle des rites chinois ».
Et ne concordait-il pas avec « l’esprit de conciliation » que prônait
Nguyen Tien Lang en inaugurant ses nouvelles fonctions de rédacteur en
chef de Nam Phong, en 1934 ? L’impératrice, qui rendait visite, de temps à
autre, au père Cadière et que celui-ci voyait souvent au Palais, n’aurait
probablement pas changé une virgule à ce texte.

Au-delà des opinions qui émanaient du cercle restreint des
collaborateurs directs, de certains amis et fonctionnaires français plus ou
moins proches, l’impératrice, qui aimait beaucoup lire, connaissait les
différents courants d’idées qui agitaient la société annamite. Probablement
approuvait-elle en partie certains d’entre eux. Par exemple, avant-guerre,
le vieux courant constitutionnaliste de Bui Quang Chieu (1873-1945),

fondateur du journal La Tribune indigène en 1917 et du Parti
constitutionnaliste en 1919, l’un et l’autre très réformistes, correspondait
assez bien aux idées politiques que Nam Phuong et Bao Daï auraient
souhaité pouvoir mettre en œuvre au début du règne. D’ailleurs, sur
certains points, la ligne de Bui Quang Chieu avait été assez proche de celle
de Pham Quynh et Nguyen Tien Lang. Elle avait séduit une partie
importante de l’élite, surtout en Cochinchine. Le Viêtminh l’avait bien
compris, qui exécutera Bui Quang Chieu (ainsi que Pham Quynh) dès
septembre 1945, ainsi que quatre de ses fils et sa fille cadette.

Ces considérations purement politiques ne doivent pas faire oublier le
contexte religieux dans lequel évolua l’impératrice, surtout au début de sa
vie d’impératrice, à l’époque de sa consécration au Sacré-Cœur, en 1936.
Et peut-être ce contexte religieux est-il, lui aussi, apte à rendre compte de
l’aspect politique de sa personnalité. Car chez elle, politique et religion
semblent avoir toujours été étroitement mêlées. On a souligné combien sa
consécration de 1936 était à interpréter comme un véritable sacerdoce en
vue de la conversion de son pays au catholicisme. Inversement, c’est
probablement à ce même catholicisme qu’il faut peut-être se référer pour
comprendre ses idées politiques.

L’Église du XXe siècle a toujours défendu l’idée selon laquelle le but
des missionnaires n’était pas seulement d’évangéliser les populations
païennes, mais aussi de former un clergé autochtone capable, à terme, de
prendre la relève du clergé européen. Ce dernier, en territoire colonial, ne
devait pas être un représentant de son pays d’origine, mais un artisan de
l’Église universelle du Christ. L’encyclique Maximum Illum de 1919, sous
Benoît XV, affirmait déjà : « Le prêtre indigène doit être rendu capable de
gouverner lui-même ses compatriotes si Dieu l’appelle un jour à leur
tête. » L’Europe était en pleine période coloniale, que l’Église songeait
déjà à la décolonisation. L’encyclique Rerum Ecclesiae le rappelait encore
en 1926, quasiment dans les mêmes termes, au temps de Pie XI : « Les
prêtres indigènes doivent devenir un jour les chefs des Églises que votre
sueur et votre peine auront fondées, les chefs des chrétientés de l’avenir. »

En Indochine, cette politique était déjà mise en œuvre depuis l’entre-
deux guerres mondiales. Dès 1933 fut sacré à Rome, par Pie XI – tout un

symbole –, le premier évêque indigène, en l’occurrence Mgr Nguyen Ba
Tong, coadjuteur du vicariat de Phat Diem. Puis suivirent Mgr Ho Ngoc
Canh au vicariat de Bui Chu, en 1935, Mgr Ngo Dinh Thuc à celui de Vinh
Long en 1938, etc. L’impératrice les connaissait tous plus ou moins, en
particulier Mgr Ngo Dinh Thuc, le frère de Ngo Dinh Diem. Dès lors,
comment expliquer que l’Église considère tout à fait possible, et même
souhaitable, de confier la charge des vicariats à des indigènes, mais que
sur le plan politique, ou tout au moins administratif, les plus hautes
charges demeurent indéfiniment aux mains des Français ? Ne pouvait-on
imaginer que de la même façon que se construisait une Église nationale
annamite – la question de l’éducation à laquelle tenait tant l’impératrice
était là fondamentale – se construisît, de manière comparable, un État
annamite moderne et de plus en plus indépendant ? Incontestablement,
pour Nam Phuong, l’évolution de l’Église indigène dut être une sorte de
modèle dont elle aurait souhaité que la France s’inspirât sur le plan
politique en Indochine.

Ainsi, derrière la discrétion de l’impératrice, discrétion obligée de la
femme annamite, surtout vis-à-vis des affaires politiques réservées aux
hommes, se percevaient les contours de sa personnalité et surtout le
contexte de son action. À peine sortie de l’adolescence, Nam Phuong était
encore, entre 1934 et 1939, une jeune femme très pieuse, tout juste
émoulue du couvent des Oiseaux. C’est dire que pour elle, les deux repères
fondamentaux étaient le catholicisme dont elle était imprégnée et la
famille qu’il lui fallait bâtir, une famille impériale. Ce fut la période
inaugurée, la même année 1936, par sa consécration au Sacré-Cœur et la
naissance du prince héritier. Religion et famille : ces deux mots la
définissaient assez bien. Pourtant, il en était un troisième qui apparaissait
déjà : politique. Certains membres de sa famille, aujourd’hui encore, la
présentent comme une femme qui fut toujours en dehors de la politique13.
Elle-même le proclamera à différentes reprises. Pourtant, toute sa vie fut
ponctuée de gestes qui prouvent le contraire : sa consécration au Sacré-
Cœur, derrière son aspect religieux, était un geste fondamentalement
révolutionnaire, puisqu’il revenait à contester les bases idéologiques de
l’État annamite. En demandant à la jeune Mariette de renoncer à sa

religion catholique avant son mariage, la Cour, en février 1934, en avait
apporté la preuve évidente.

D’ailleurs, confirmant clairement le rôle discret, mais réel, de
l’impératrice, un de ses cousins, Pascal Le Phat Tan, écrira, bien plus tard,
et sans ambages : « Les idées politiques de Bao Daï émanaient le plus
souvent de ma tante [en fait, cousine] », c’est-à-dire de Nam Phuong14.
C’est dire à quel point l’enseignement vaguement suivi à l’École libre des
Sciences politiques avait peu marqué l’empereur : ce serait donc son
épouse, laquelle n’avait jamais passé le baccalauréat, qui l’aurait
conseillé.

Avec Mariette devenue Nam Phuong, ce n’était pas seulement un
« Parfum du Sud » qui, désormais, flottait agréablement au-dessus de la
Cité impériale de Huế, mais bien un « Vent du sud », Nam Phong, qui, de
la Cochinchine moderne, commençait à souffler sur l’Annam endormi.

Malheureusement, sans qu’on s’en rendît encore bien compte, des
vents contraires se levaient à l’horizon, un « Vent d’est » venu de l’Empire
nippon, puis un « Vent du nord » venu de l’Empire soviétique, qui allaient
bientôt se transformer en vents dominants, et finalement en véritables
tempêtes. Des rafales si violentes qu’elles balayeront tout parfum.

VII
« Sa Majesté impériale »
par la grâce des Nippons

Depuis 1937, l’Indochine vivait au bord de la guerre. La tension était
ancienne entre la Chine et l’Empire nippon, en particulier à propos de la
Corée, annexée par Tokyo au début du siècle. Puis elle s’était surtout
accrue à propos de la Mandchourie que Tokyo avait transformée, en 1932,
en un véritable État fantoche. La guerre entre les deux pays avait
finalement éclaté en 1937. À la suite de très grandes opérations militaires,
qui firent des centaines de milliers de morts, Shanghai et Nankin furent
occupées par les Nippons, qui contrôlèrent assez vite toute la Chine
orientale. Puis le conflit s’enlisa, se transformant en une véritable guérilla.
Durant ces premières années de guerre, celle-ci n’avait pas vraiment
affecté l’Indochine. On pouvait encore avoir l’impression, à Hanoi ou Huế,
qu’il s’agissait d’une crise, certes très grave, mais extérieure à la colonie.

En 1940, pourtant, les choses changèrent totalement. Non seulement la
métropole avait été occupée par l’Allemagne, mais le conflit se
rapprochait des frontières de l’Indochine. Un gouvernement chinois pro-
nippon venait d’être mis en place à Nankin. Depuis septembre 1940, le
conflit sino-nippon débordait dans le nord de l’Indochine par où
transitaient les renforts nippons vers la Chine méridionale. Toutefois,
embourbé en Chine, Tokyo ne pouvait se permettre d’ouvrir un nouveau
front en Indochine, aussi les Nippons se contentèrent-ils de placer

quelques troupes à Hanoi et Haiphong. Puis, en 1941, la Chine
républicaine entrera officiellement dans le conflit, aux côtés des Alliés. Le
conflit deviendra réellement mondial, et l’Indochine directement
impliquée sur le théâtre extrême-oriental.

Du fait de l’instauration du régime de Vichy en métropole, le
personnel colonial, en Indochine, allait bien évidemment changer. Le
gouverneur général Catroux passera à la France libre et sera remplacé par
l’amiral Decoux à partir de juillet 1940. Sans moyens militaires et coupé
de la métropole, celui-ci sera contraint de collaborer avec les Nippons,
qui, de leur côté, laisseront en place l’administration française. Ce serait
dans cette situation ambiguë et éminemment fragile qu’allait vivre
l’Indochine jusqu’en mars 1945.

Depuis leur retour de France, en septembre 1939, Bao Daï et Nam
Phuong s’étaient retrouvés, certes, dans une situation internationale bien
différente, mais, assez paradoxalement, dans une ambiance quotidienne
très comparable, à Huế et Dalat tout au moins, à celle qu’ils avaient
quittée. À cette date, c’était encore le général Catroux qui était gouverneur
général de l’Indochine, poste auquel il avait été nommé en juillet 1939,
pendant le voyage à Paris du couple impérial. Or Bao Daï comme Nam
Phuong appréciaient beaucoup les Catroux : « En raison des liens qui
existaient entre nous, écrira Bao Daï, nos relations prirent un tour
nouveau, plus faciles, plus ouvertes, plus amicales qu’avec ses
prédécesseurs. Mme Catroux, qu’on appelait déjà “la reine Margot”, savait
être charmante. Elle s’entendait très bien avec l’impératrice Nam Phuong.
Si bien que nous nous rencontrions fréquemment, particulièrement à Dalat
où nous nous rendions souvent chez les parents de l’impératrice, puis dans
notre résidence lorsqu’elle fut achevée1. »

Puis, à partir de juillet 1940, ce furent les Decoux, et il en fut de
même : « Mme Decoux s’était liée d’amitié avec l’impératrice avec qui
elle travaillait au profit de différentes œuvres sociales2. » Bao Daï comme
Nam Phuong entretinrent d’excellentes relations avec ces

deux gouverneurs généraux, pourtant si différents, car, de façon générale,
ils se plaisaient énormément dans la fréquentation des Français, qu’ils
appréciaient de retrouver à Dalat. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’ils
allaient le plus souvent résider durant la guerre, plus qu’à Huế. Mais aussi
à Nha Trang, au bord de la mer de Chine du Sud : l’une des cinq
somptueuses villas construites en 1923-1925 sous le nom de « Villas du
Pont de Pierre », en l’occurrence la « Villa des Agaves », jusque-là habitée
par le Dr Krempt, un Allemand qui avait dirigé l’Institut océanographique
tout proche, fut même mise à la disposition de l’empereur et de
l’impératrice par l’amiral Decoux, entre 1940 et 1945. Sur les plans social
et matériel, rien, donc, ne bouleversait vraiment la vie de Nam Phuong.

Nam Phuong et ses trois enfants à Huế, le 24 novembre 1940.
Christophe Fumeux/Lynda Trouvé

L’empereur et l’impératrice, de leur côté, veillaient à entretenir ces
excellentes relations avec les Decoux. En juillet 1943, Bao Daï, à Dalat, fit
conférer à l’amiral le titre de « Prince protecteur de l’Empire ». Ce fut le
ministre des Rites qui fut chargé de présider la grandiose cérémonie, en
présence du Premier ministre Pham Quynh. L’amiral, dans son allocution
de remerciement, en profita pour évoquer le rôle, à la fin du XVIIIe siècle,
de Mgr Pigneau de Behaine, qui avait « restauré en terre d’Annam la
dignité royale, et rétabli sur le trône de Ses pères, celui qui devait être le
grand empereur Gia Long, fondateur de la dynastie des Nguyen ». Une
façon comme une autre, pour l’amiral, de rappeler incidemment que, de
Mgr Pigneau de Behaine jusqu’à lui-même, c’est-à-dire de Louis XVI au
maréchal Pétain, c’était grâce à la France que régnait cette dynastie, dont
Bao Daï était, pour l’heure, le représentant. Et ce fut Nguyen Tien Lang,
chargé des archives et des traductions en même temps que secrétaire de
l’impératrice, qui fut chargé de publier le compte-rendu de l’événement3.

L’amiral Decoux, « Prince protecteur de l’Empire », laissera, dans ses
mémoires, À la barre de l’Indochine, un portrait très amical et très flatteur
de l’impératrice : « J’ai parlé jusqu’ici uniquement de l’empereur, mais
ma pensée ne sépare pas celui-ci, de la douce figure de la reine, sa
compagne des bons et mauvais jours. J’ai d’autant plus le devoir
d’évoquer ici les traits si nobles de cette princesse, que S. M. Nam Phuong
a toujours exercé sur le souverain la plus heureuse des influences.
Cochinchinoise d’origine, chrétienne par sa religion, ayant été élevée en
grande partie à Paris, où elle compte de nombreux amis, l’impératrice
d’Annam personnifie elle-même l’un des plus remarquables exemples que
je connaisse, de cette alliance harmonieuse de l’Orient et de l’Occident,
qui s’était réalisée en Cochinchine sous l’égide de la France. » Et de
conclure ce portrait, publié en 1949, en pleine guerre d’Indochine, par ce
souhait qui, hélas, ne se réalisera jamais : « Il faut souhaiter que cette
princesse au grand cœur puisse bientôt jouer, aux côtés de l’empereur, le
rôle qui lui est naturellement dévolu, c’est-à-dire un rôle insigne, dans le
rétablissement de la paix et de l’ordre, au sein des vieux pays d’Annam4. »

L’amiral fera donc partie des nombreuses personnalités qui, plus tard, en
1949, imagineront un rôle politique pour l’impératrice.

Dans l’immédiat, en 1940-1944, l’amiral menait une politique qui
avait bien des raisons de plaire à l’impératrice5. Lui et son épouse Suzanne
étaient de fervents catholiques : la liste de leurs visites aux établissements
religieux d’Indochine, entre 1940 et 1944, est impressionnante, plus d’une
quarantaine, dont un certain nombre au couvent des Oiseaux de Dalat, si
cher à l’impératrice6. C’est dire que sur ce plan, l’accord ne pouvait être
que parfait entre les Decoux et Nam Phuong. D’ailleurs, les deux femmes
coopérèrent largement en matière de bonnes œuvres, bien que l’amitié
entre elles ne fût jamais aussi forte que celle qui liait l’impératrice à
Marguerite Graffeuil.

Mais ce fut également sur le plan social et politique que leurs vues
convergeaient. Durant les quatre années pendant lesquelles l’Indochine fut
complètement isolée, elle connut, sous l’impulsion de l’amiral, un
développement considérable. « Hydraulique agricole, routes, ponts, ports
maritimes et fluviaux, établissements universitaires ou scolaires,
d’assistance et de bienfaisance, grands services administratifs, cités de
logement ou de repos, bâtiments divers d’édilité », telle est la liste des
secteurs, dressée par l’amiral lui-même, dont le développement fut
privilégié7. La plupart des commentateurs et historiens s’accorderont pour
admettre, qu’en dépit des énormes difficultés à surmonter, dues à
l’isolement et aux exigences des Nippons, le mandat de l’amiral fut une
période d’efforts importants en matière d’infrastructures et d’organisation
économiques. Et il en fut de même en matière sociale et politique, afin de
faire barrage à l’action de l’Empire nippon. C’est durant cette période que
furent enfin égalisés les traitements des fonctionnaires métropolitains et
indigènes, une vieille revendication de ces derniers ; l’enseignement
supérieur fut réorganisé, l’enseignement primaire introduit dans des
centaines de villages, etc.

Enfin, sur le plan strictement politique, les sentiments patriotiques de
chacun des trois pays de la Fédération indochinoise furent encouragés, au
moins dans la mesure où ils ne remettaient pas en cause la souveraineté
française ; ce fut sous l’amiral Decoux que pour la première fois on
employa le mot « Vietnam ». Autant d’efforts, de réformes et de
nouveautés qui allaient entièrement dans le sens d’une évolution
progressive vers une indépendance au sein du cadre français. Comment
Nam Phuong et Bao Daï n’auraient-ils pas apprécié et accompagné ces
progrès ? Aussi, l’amiral parlera-t-il, dans ses mémoires, de relations avec
l’empereur, qui furent toujours « cordiales, confiantes, et pour moi du
moins, fort agréables8 ».

De son côté, la propagande officielle du gouvernement général ne
tarissait pas d’articles plus élogieux les uns que les autres pour
l’impératrice. Par exemple, voulant souligner « l’importance de la mission
de Sa Gracieuse Majesté Nam Phuong », la très officielle revue Indochine
écrivait en 1942 : « En plein accord avec S.M. Bao Daï, l’Impératrice sort
de son palais et va vers le peuple, vers les jeunes filles des écoles, vers les
dames annamites et françaises des œuvres charitables, vers les religieuses
des œuvres catholiques9 », etc. Et l’on pourrait citer quantité d’autres
textes de la même encre, certains frisant parfois l’hagiographie. Il y avait
incontestablement, de la part de l’administration Decoux, une politique
résolue de mettre en avant, par tous les moyens, la personnalité de Nam
Phuong et, sans l’admettre ouvertement, de lui conférer ainsi une
dimension politique qui outrepassait clairement son rôle de « dame
patronnesse ». Ce fut du temps du gouvernement de l’amiral que
commença à se profiler la dimension politique de l’impératrice ; elle ne
cessera de s’affirmer entre 1946 et 1954.

L’impératrice, effectivement, poursuivait, comme à l’habitude, ses
visites et ses bonnes œuvres, ce qui lui donnait l’occasion de sortir et de
voyager. Au fond, elle connaissait assez peu le pays, son pays. Par
exemple, en mars 1940, en compagnie des Graffeuil, elle suivit l’empereur
à Kontum, qu’elle ne connaissait pas encore. Ils rendirent visite à
Mgr Jannin, vicaire apostolique du lieu depuis cinquante ans ; il fut décoré

du Dragon d’Annam. Tandis que l’empereur vaquait à ses occupations de
représentation, Nam Phuong visita les établissements catholiques de la
ville, l’École apostolique – elle y décora de l’ordre du Dragon d’Annam,
au nom de l’empereur –, la cathédrale, les Sœurs de Saint-Vincent-de-
Paul, le Pensionnat Sainte-Thérèse : les maisons religieuses étaient
nombreuses dans cette région des hauts plateaux, proche de la frontière
laotienne, peuplée de minorités ethniques. « Nous n’étonnerons personne
en affirmant que, partout, la Souveraine a charmé par son affabilité et sa
simplicité avec tous », concluait le Bulletin des Missions étrangères de
Paris10. Elle effectuait également nombre de visites dans les institutions
de Dalat, par exemple, à l’École Sainte-Thérèse, un petit établissement qui
avait été ouvert par les Sœurs pour les enfants issus de familles pauvres
n’ayant pas les moyens de payer les frais de scolarité : l’enseignement y
était gratuit11.

Non seulement, durant les premières années 1940, Dalat n’eut pas à
souffrir de la guerre, mais encore la ville se développa considérablement.
Le Collège d’Adran, dirigé par les frères de la Congrégation Saint-Jean-
Baptiste de la Salle, et où le prince Bao Long ira à l’école, fut achevé en
1941. En 1942, se terminait la construction d’une nouvelle cathédrale,
l’église Saint-Nicolas. L’année suivante, le Lang Bian Palace, où
l’impératrice avait été présentée à Bao Daï, fut entièrement rénové. En
1943, de larges avenues furent tracées et une cité administrative
construite, la « Cité Jean-Decoux ». L’idée de ce dernier était d’ailleurs de
faire de Dalat la capitale de l’Indochine. L’impératrice se plaisait d’autant
plus à Dalat qu’il s’agissait d’une petite ville – 15 000 habitants vers
1942 – où foisonnaient les centres religieux. Dans nombre de cas,
l’influence de l’impératrice avait été déterminante. D’ailleurs, en 1941, sa
famille, avec l’aide de Bao Daï, avait encore ajouté à cet ensemble
impressionnant de maisons religieuses un monument quasi catholique
supplémentaire, sur les hauteurs, au sud-ouest de la ville : le mausolée du
père de Nam Phuong.

Ce dernier, Pierre Nguyen Huu Hao, était décédé en 1937 et Bao Daï,
on s’en souvient, avait alors commandé et offert la construction d’un
mausolée12 digne du titre de duc de Long My qu’il lui avait conféré. Il
s’agissait incontestablement, de la part de l’empereur, d’une grande
marque de considération à l’égard de Nam Phuong. Une seconde tombe
sera prévue dans le mausolée pour la mère de l’impératrice, mais elle
décédera en France, à Neuilly, et y sera inhumée en 1964. L’inauguration
officielle avait été fixée au 10 septembre 1941. La veille, l’amiral Decoux
et son épouse, qui allaient être retenus par des obligations et ne pourraient
être présents, étaient venus saluer l’impératrice et visiter incognito le
mausolée13. Le style de celui-ci était résolument annamite, mais à
l’intérieur, la tombe était purement chrétienne, ornée d’une grande croix.
Pourquoi le Bulletin des Missions étrangères de Paris n’en faisait-il pas
mention ? Le monument évoquait-il trop les tombeaux impériaux dans
lesquels on rendait un culte « païen » aux mânes des souverains défunts ?
À côté du mausolée, un haut crucifix dominait la ville de Dalat : à nouveau
tout un symbole. Le jour de l’inauguration, une messe solennelle fut
présidée par Mgr Antonin Drapier, vicaire apostolique en Indochine depuis
1936, en présence, évidemment, de l’impératrice et de l’empereur. Le
lendemain, l’impératrice assista à une première messe, demandée par elle
au Carmel – elle y communia –, puis à une messe célébrée à la cathédrale,
plus spécialement dite en mémoire de son père. Son attachement à sa
famille était extrêmement fort. On le voyait bien par la multiplication de
ces offices. Mais cela allait plus loin. Ainsi, quelques jours plus tôt, avait-
elle fait célébrer dans la chapelle de la Sainte-Enfance un service solennel,
avec le concours du grand séminaire, à la mémoire d’une grand-tante,
décédée vers 1900, qui avait été religieuse chez les Sœurs de Saint-
Vincent-de-Paul. Elle avait d’ailleurs pris en charge l’entretien de sa
tombe14. Cela donnait l’impression d’une recherche permanente de
synthèse entre culte des ancêtres à la façon extrême-orientale et souvenir
des morts à la façon occidentale. Cette volonté de synthèse se retrouverait
tout au long de sa vie.

Peut-être, dans ces mêmes années 1940-1945, l’impératrice entretint-
elle une correspondance avec le pape Pie XII, à la suite de son voyage à

Rome en 1939. En effet, une courte note biographique concernant Michel
de Boisboissel, administrateur des colonies, qui fit la plus grande partie de
sa carrière en Indochine et qui, à la fin de celle-ci, fut conseiller à la
justice de l’empereur Bao Daï entre 1940 et 1945, rapporte que « c’est lui
qui écrivait pour l’impératrice, une catholique de Cochinchine, des lettres
au pape Pie XII »15. Elles devraient normalement se trouver dans les
archives du Vatican, mais malheureusement, celles-ci ne sont consultables
que jusqu’à la fin du pontificat de Pie XI, en 1939.

Quatre mois avant l’inauguration du mausolée de son père,
l’impératrice, en mai 1941, avait été affectée par un autre décès, celui de
Maurice Graffeuil, qui avait été résident supérieur en Annam depuis 1934,
et avec l’épouse duquel Nam Phuong avait beaucoup sympathisé. Il avait
été l’un de ceux qui estimaient nécessaire une évolution progressive vers
l’indépendance et l’unité du pays, bien proche en cela des idées de
l’impératrice. Bao Daï l’avait décoré de l’ordre du Kim Khan, classe
exceptionnelle16. Il fut inhumé au cimetière français, près de l’église Phu
Cam. Plus tard, son épouse, Marguerite Graffeuil, rentrera en métropole et
se consacrera à des œuvres en faveur du rapatriement des enfants eurasiens
en France. L’impératrice avait été liée d’une véritable amitié avec
Marguerite Graffeuil17. Quant au fils unique des Graffeuil, il sera tué en
1945, lors des combats contre les Nippons.

Bien évidemment, l’impératrice était assez souvent contrainte
d’assumer un certain nombre d’obligations protocolaires. Par exemple, un
voyage officiel de l’empereur au Tonkin, auquel l’impératrice devait
participer à ses côtés, fut prévu pour décembre 1941. L’amiral Decoux
tenait à mettre en avant l’impératrice de façon à ce que Bao Daï et Nam
Phuong donnent l’image d’un jeune couple moderne et dynamique,
incarnant l’Indochine nouvelle de l’avenir. Tout avait été organisé dans les
moindres détails, le déplacement par le train entre Huế et Hanoi, les
réceptions, audiences, déjeuners et dîners officiels, jusqu’à l’emplacement
de chaque inspecteur de police dans la ville, l’envoi de troupes pour rendre
les honneurs, les décorations à distribuer, etc. Un programme particulier

avait été arrêté pour Nam Phuong, lui aussi dans les moindres détails :
visite d’une exposition de peinture, d’œuvres de bienfaisance, église à
laquelle elle irait à la messe le dimanche matin, dîner chez sa sœur, la
baronne Didelot, séjour incognito après le séjour officiel, etc. Le départ de
Huế fut fixé au 7 décembre pour une arrivée à Huế le 818. Coup de
théâtre : ce 8 décembre, ce furent les troupes nippones qui firent leur
entrée à Hanoi. Inutile de préciser que tout fut annulé in extremis. Le
projet fut repoussé à novembre 1942, puis à décembre, puis à janvier 1943,
et fut finalement abandonné. Démonstration était faite que le Nord était de
moins en moins sûr ; mieux valait songer à des déplacements de quelque
ampleur soit en Annam, soit dans le Sud.

D’autres grandes manifestations officielles, destinées à mettre en
avant l’empereur, mais aussi son épouse, connurent plus de succès. Par
exemple, les réceptions officielles du roi Sihanouk du Cambodge ou du roi
Sisavang Vong de Luang Prabang. Dans ces deux circonstances,
l’impératrice participa à leur accueil, à Huế, aux côtés de l’empereur : la
participation d’une femme à la réception d’un souverain étranger était une
nouveauté en Annam.

Certaines de ces obligations n’étaient pas forcément désagréables, loin
de là. Ainsi, en novembre 1942, pour répondre à la visite du jeune roi
Sihanouk à Hanoi en avril précédent, fut organisée une visite officielle de
l’empereur et de l’impératrice au Cambodge, où ils furent reçus avec faste.
Une fois encore, il s’agissait de contrecarrer la politique pronationaliste
des Nippons, en mettant en avant les jeunes monarques locaux, éduqués à
l’européenne. Nam Phuong comme Bao Daï n’avaient que 29 ans, et
Sihanouk, 20.

Le voyage commença par le train, le célèbre Transindochinois, pour le
trajet de Huế à Saigon. Avant de se rendre au Cambodge, le programme
prévoyait quelques étapes en Cochinchine, où la situation était nettement
plus calme qu’au Tonkin19. À Saigon, l’impératrice était « chez elle ».
Nam Phuong et Bao Daï résidèrent d’ailleurs chez l’oncle maternel de

l’impératrice. Parmi les visites dans la capitale de la Cochinchine, on
n’oublia pas, pour plaire à Nam Phuong, la visite de l’église de Cho Dui
construite par son grand-père. Puis, les jours suivants, le couple impérial
se dirigea par la route vers Phnom Penh en passant par le sud, c’est-à-dire
le delta du Mékong : Cantho, Rachgia, Hatien à la frontière du Cambodge.
C’est dire si le pays était calme en dépit de la guerre en Chine et de la
présence nippone en Indochine. Bien que fille du Sud, toute cette région
était nouvelle pour Nam Phuong. Partout, ce furent accueils officiels,
honneurs militaires, décorations, repas protocolaires. Sur le parcours, on
n’oublia pas une visite à l’ami William Bazé et ses plantations.

Puis enfin, le cortège entra au Cambodge, là aussi par le sud, le long
de la mer, Kep, Kampot, autant de fort belles régions, puis la remontée
vers le Nord, par Takeo. Ni l’empereur, ni, a fortiori, l’impératrice, ne
connaissaient le pays. Ce fut une grande découverte, surtout celle d’une
civilisation radicalement différente de celle de l’Annam en dépit de la
proximité géographique. À Phnom Penh, le programme réservé à Nam
Phuong, outre quelques manifestations très officielles exigeant la présence
du couple, fut en partie différent de celui de Bao Daï. Bien évidemment, ce
fut le cas pour la messe du dimanche matin, à laquelle l’impératrice
assista en compagnie de Mme de Lens, épouse du résident supérieur Jean
de Lens, et de Mme Grandjean, épouse du résident supérieur en Annam.
L’office fut célébré par Mgr Chaballier, des Missions étrangères de Paris,
présent dans le pays depuis 1913 et évêque du lieu depuis 1938. Nam
Phuong fut également reçue en particulier par le prince – père du jeune roi
Sihanouk – et la princesse Suramarit. À cette occasion, l’impératrice
décora la princesse Suramarit du Dragon d’Annam. Cette décoration des
mains mêmes de l’impératrice pendant que Bao Daï décorait, de son côté,
des personnalités cambodgiennes, lui conférait, au moins sur ce plan, un
pouvoir égal à celui de l’empereur. Jamais aucune épouse d’empereur,
sous les règnes précédents, n’avait décoré qui que ce fût.

Comme on l’imagine, le volet culturel de cette visite officielle fut
celui qui intéressa le plus l’impératrice. Elle eut la chance de visiter, en

compagnie de Bao Daï, les richesses archéologiques du Cambodge avec
deux de ses meilleurs connaisseurs. Ce fut tout d’abord le Musée Albert-
Sarrault, à Phnom Penh, avec les explications de George Groslier, qui en
était le créateur : à cette date, ce dernier venait d’atteindre la retraite et
s’engageait dans la résistance contre les Nippons. Extraordinaire rencontre
que celle entre George Groslier, qui trois ans plus tard sera torturé à mort
par les Nippons, et le couple impérial qui, à la même date, accueillera sans
guère de réticence une indépendance acquise grâce à ces mêmes Nippons.
Puis les 24, 25 et 26 novembre, trois jours durant, ce fut la visite du site
d’Angkor, sous la conduite de son conservateur de l’époque, Maurice
Glaize, responsable des temples depuis 1936. On ne pouvait rêver
meilleurs mentors.

Au total, ce voyage au Cambodge fut un succès. Aucune manifestation
hostile ne vint le troubler, alors que les Nippons commençaient déjà à
organiser des groupes nationalistes à leur dévotion, tant en Cochinchine
qu’au Cambodge. Tout le voyage s’étant déroulé en voiture, des dizaines
de villages avaient été traversés, et partout l’accueil avait été plutôt
favorable. L’amiral Decoux ne pouvait qu’être satisfait de cette opération
de propagande qui oblitérait avantageusement l’annulation du voyage au
Tonkin en raison de l’arrivée des troupes nippones à Hanoi.

C’est à l’occasion de cette visite officielle du couple impérial au
Cambodge, en novembre 1942, que fut émis le premier timbre-poste à
l’effigie de la jeune impératrice Nam Phuong, bien sûr imprimé
localement, à Hanoi, par l’imprimerie IDEO, puisque toutes les
communications étaient coupées avec la métropole20. Peut-être une idée
de l’amiral Decoux ? Car, incontestablement, la propagande officielle
essayait de tirer parti non seulement de la jeunesse de Bao Daï et Nam
Phuong, mais aussi du charme de cette dernière, d’ailleurs nettement
moins évident sur le timbre que sur la photographie officielle ayant servi
de modèle.

Timbre-poste commémoratif à l’effigie de Nam Phuong, 1942.
Collection particulière de l’auteur

Plus tard, une Vietnamienne dont le père avait travaillé dans le
cabinet, entre autres, de l’amiral Decoux, entre 1940 et 1945, et ayant eu,
de ce fait, l’occasion de souvent côtoyer Nam Phuong, aura ce jugement :
« L’impératrice était d’une beauté naturelle ne nécessitant qu’un
maquillage élémentaire ; elle utilisait souvent le français, mais son parler
vietnamien était du Sud. Un comportement royal, naturel, une simplicité et
une gaîté réelles. Mais surtout, rien de méchant en elle, une bonté
étonnante, avec un sens du devoir très rigoureux. Elle était faite pour son
titre21. » La propagande officielle n’hésitait pas à enfoncer le clou :
« Leurs Altesses [les trois filles de Nam Phuong] sont le frais et délicat
bouquet qui fait la joie de la Famille Impériale, lisait-on dans Le Soir
d’Asie, et promettent d’être la grâce, la beauté et la vertu en qui le pays
sera fier de retrouver la ressemblance de S.M. l’Impératrice Nam
Phuong. »

La presse monarchiste, à des fins évidemment politiques, se servait
des incontestables qualités de l’impératrice d’une façon si appuyée qu’elle
en était parfois excessive. Ainsi, à l’issue du voyage au Cambodge, le
même quotidien Le Soir d’Asie du 3 décembre 1942 brossait un portrait
dithyrambique de « Sa Majesté l’Impératrice Nam Phuong, “première
femme de l’Empire” » qui, sans être erroné, n’en était pas moins quelque
peu exagéré : « La beauté, la grâce, la bonté, l’intelligence se lisent sur son
visage et émanent de ses gestes. Les femmes d’Annam qui la prennent
pour modèle doivent se rappeler qu’elle-même recommande par-dessus
tout les qualités intellectuelles et morales (…). Avant tout, la Souveraine
est une parfaite ménagère et mère de famille (…). Ayant fait la conquête
de tous les cœurs dans son Empire, l’impératrice se voit ensuite admirée
en France et même dans le monde (…). Depuis son intronisation, Sa
Majesté Nam Phuong a constamment en vue sa mission sociale de
“Première femme de son Empire”, Exemple et Guide pour toutes les
femmes d’Annam. Esprit équilibré et harmonieux, Sa Majesté n’est pas,
comme on pourrait, au premier abord, le croire, systématiquement
moderniste et hostile à toutes les vieilles traditions. (…) Elle regrette ainsi
de voir une partie, heureusement infime, de la jeunesse féminine
d’Annam, exagérer dans le sens du modernisme, qu’il s’agisse de mode ou
de sport. Elle n’aimait pas beaucoup naguère entendre parler de “concours
de beauté”, de “concours d’élégance”, d’“exhibitions en maillot” (…). La
souveraine s’intéresse aussi à la formation de cette élite nouvelle qui naît
avec des femmes annamites docteurs, pharmaciennes, avocates, avec des
institutrices, des professeurs, des journalistes (…). Mais pour la
Souveraine, une seule voie est ouverte à toutes les femmes, c’est tout en
restant avant tout des mères et des ménagères, de devenir les providences
des déshérités et des malheureux (…). C’est de cette charité autant que
[de] l’admiration due à son charme, à sa grâce, à sa simplicité, qu’est faite
la très grande et croissante popularité de la Souveraine dans son pays et
son rayonnement en France et à l’étranger. »

Cette apologie était assez maladroite dans la forme, mais assez bien
vue quant au fond. De fait, à Huế, comme toujours, Nam Phuong veillait

avec un soin scrupuleux à l’éducation de sa progéniture, et en ce début des
années 1940, la famille, à sa grande joie, s’était agrandie de deux
nouveaux enfants.

Le moment était venu, pour le prince Bao Long, de commencer à
étudier. Nous étions en 1941, il avait 5 ans. On lui donna, comme il se
devait, une instruction à la fois annamite et française. Pour l’annamite, son
maître fut le professeur Ung Qua. Celui-ci appartenait à une famille
princière fort célèbre. Il était l’un des quarante et un fils du prince Tuy Ly
Vuong – lequel avait également eu trente-neuf filles –, lui-même onzième
fils de l’empereur Minh Mang. Le prince Tuy Ly Vuong avait été un poète
célèbre en son temps, mais aussi un adversaire politique acharné de
l’ancien régent Ton That Thuyet, celui qui s’était si violemment dressé
contre l’occupation française de Huế en 1885. D’ailleurs, le prince Tuy Ly
Vuong n’avait eu la vie sauve que grâce à l’intervention militaire
française, qui avait libéré tous les opposants du régent. Parmi ses
nombreuses fonctions, il avait exercé celle de directeur de l’école Ton
Hoc, c’est-à-dire l’école des garçons de la famille impériale. C’est dire
que son fils, le professeur Ung Qua, en devenant précepteur du jeune
prince Bao Long, ne faisait que succéder à son père dans cette fonction.
Léon Sogny, alors chef de la Sûreté en Annam, qui retraçait la vie du
prince Tuy Ly Vuong dans le Bulletin des Amis du Vieux Huế de 1929,
concluait ainsi sur cette famille : « La famille Tuy Ly Vuong compte
actuellement plus de quatre cents membres dont les plus jeunes, qui
représentent la majorité, se consacrent résolument à l’étude du français et
se posent en partisans convaincus de la collaboration franco-annamite22. »
Le professeur Ung Qua était le digne représentant de l’illustre famille.

Parallèlement, l’impératrice s’occupa aussi de l’éducation française du
prince. Là encore, on aurait pu choisir un précepteur privé, mais
l’impératrice préféra le mettre à l’école, comme les autres petits garçons
de son âge, peut-être pour rectifier autant que possible son caractère très
solitaire. Elle décida de poursuivre la tradition familiale en l’envoyant
tout d’abord au jardin d’enfants du couvent des Oiseaux (lequel était
mixte), chez les Sœurs de Notre-Dame qu’elle avait personnellement fait
venir à Dalat six ans plus tôt, puis ensuite au Collège d’Adran, tenu par les

Frères des Écoles chrétiennes, également à Dalat, et achevé depuis 1941
(initialement sous le nom d’École du Sacré-Cœur, jusqu’en 1943). La
décision n’avait pas dû être facile à prendre, d’autant que la reine-mère y
était opposée et aurait souhaité une éducation annamite plus traditionnelle.
Mais Nam Phuong, volontaire, savait parfaitement ce qu’elle souhaitait
pour son fils : une éducation moderne, si possible alliant le français et
l’annamite, et cela dans un contexte catholique. D’ailleurs, elle allait
parfois avec son jeune fils à la messe du couvent. Mais elle tenait aussi à
ce que le prince héritier côtoyât les autres enfants de son âge. Toutefois,
ses études allaient être fort perturbées du fait des événements et des
déplacements incessants de ses parents23. Durant l’année scolaire 1944-
1945, il suivit des cours privés du niveau de la 6ème ; le prince Buu Sao se
souvient encore de la visite solennelle qu’il rendit alors aux élèves de cette
classe, à la Providence de Huế24. Quant aux princesses Phuong Mai et
Phuong Liên, c’est à Dalat qu’elles apprirent à lire, avec une religieuse du
couvent des Oiseaux, Mère Marie-Colette Racine25.

En ce début des années 1940, l’éducation des enfants prit, pour Nam
Phuong, une importance encore plus grande avec l’arrivée de deux
nouvelles naissances, en 1942 et 1943. En effet, l’impératrice, le 5 février
1942, mit au monde son quatrième enfant, une fille, la princesse Phuong
Dung, qui naquit au palais An Dinh, à Huế. À cette période, bien que
vivant le plus souvent à Dalat, Nam Phuong et l’empereur revenaient de
temps à autre à Huế, où ils résidaient soit au palais Kien Trung, comme
dans les années 30, soit au palais An Dinh, dans lequel Bao Daï avait passé
son enfance et qui avait surtout l’avantage d’être en dehors de la Cité
impériale, c’est-à-dire moins contraignant sur le plan protocolaire.

Ce palais avait été construit par l’empereur Khai Dinh, entre 1917 et
1919, sur un terrain situé sur la rive sud de la rivière An Cuu. Il était
effectivement situé hors de la Cité impériale au sein de laquelle Khai Dinh
avait eu beaucoup d’ennemis du fait de son mode de vie – très
occidentalisé, horreur des femmes – et de sa collaboration étroite avec les
autorités coloniales. Tout à la fois de style néo-Renaissance, néo-classique

et annamite, c’était un bâtiment d’un goût très douteux. L’intérieur était
composé d’une enfilade de salons aux murs surchargés de peintures de
paysages, d’un goût tout aussi douteux. Mais Khai Dinh était passionné de
peinture ! Le palais, il va sans dire, était sans aucun confort moderne.
Mais l’ensemble ne déplaisait pas à Bao Daï, car le palais lui rappelait sa
tendre enfance et aussi parce que, comme Khai Dinh, il n’avait pas que des
amis au sein de la Cité impériale. S’en éloigner quelque peu était bien
agréable.

Très peu de temps après la naissance de la princesse Phuong Dung, une
cinquième naissance eut lieu, le 30 septembre 1943, celle du prince Bao
Thang, cette fois à Dalat. L’impératrice l’appelait « Bébé » et conservera
cette habitude toute sa vie26. La famille impériale, désormais, comptait
deux garçons, c’était pour Nam Phuong comme pour Bao Daï une grande
joie : l’avenir de la dynastie était doublement assuré. Mais ce fut la
dernière naissance : faut-il y chercher la raison dans la détérioration du
couple ? Tous ces enfants étaient l’objet de soins fort attentifs, car
l’impératrice tenait à y veiller personnellement. Outre la domestique
chinoise, le personnel chargé de la progéniture s’était progressivement
accru, toujours francophone : une dame de compagnie française et une
nurse suisse.

Alors que toutes les raisons semblaient réunies au sein de la famille
pour que la tranquillité des années 1930 se perpétuât, au contraire,
subitement, les nuages s’accumulèrent. La situation politique intérieure et
internationale se dégradait, et on allait bientôt le sentir, même à Huế et
Dalat, jusqu’ici si protégés. Les communistes étaient de plus en plus
remuants au Tonkin ; certains groupes du Parti nationaliste vietnamien,
toujours actif, coopéraient même avec eux. Depuis 1944, les partisans de
la France libre commençaient à mieux s’organiser et à intervenir contre
les forces nippones. En Annam proprement dit, les troupes nippones
augmentaient, certaines s’installaient près de Dalat. Puis, à partir de la
bataille d’Okinawa, en avril 1945, les bombardements américains
s’intensifièrent, y compris autour de Dalat. Cette guerre, qui avait toujours
paru si lointaine, était désormais bien présente.

Tandis que la situation se dégradait ainsi, l’empereur, au lieu de faire
face aux événements, semblait au contraire se laisser aller à un
dilettantisme croissant, et cela tourmentait l’impératrice au plus haut
point, moins inquiète pour elle-même que pour ses enfants et l’avenir du
pays. Ce qui allait la blesser profondément fut le comportement de
l’empereur, qui désormais s’affichait de plus en plus ouvertement avec des
maîtresses. Probablement fallait-il y voir en partie un trait de son
caractère, mais cela n’expliquait pas tout. La reine-mère et une partie de la
Cour n’avaient jamais admis la monogamie exigée par l’impératrice et
poussaient l’empereur à en revenir, de facto, à la polygamie traditionnelle.
Par ailleurs, l’incapacité dans laquelle il se trouvait de faire avancer la
modernisation de l’État à laquelle il songeait depuis 1932 l’incitait à se
détourner du combat politique au profit de plaisirs faciles, que ce soit le
sport, la chasse, les voitures, les avions ou les femmes. Et puis, en 1945,
l’impératrice n’avait encore que 32 ans, mais évidemment, bien qu’elle
restât fort belle, ce n’était plus la jeune fille de 20 ans qu’il avait épousée
en 1934. La mise au monde de cinq enfants en sept ans, sa surdité qui
s’aggravait, peut-être sa tristesse devant les événements, bien qu’elle
essayât toujours de la dissimuler, devaient l’avoir changée. Bref, Bao Daï
se détournait de plus en plus de son épouse au profit de jeunes femmes de
toutes conditions qui savaient le séduire. Ce n’était sûrement pas nouveau,
mais c’était de moins en moins discret.

Par exemple, la rumeur courait que la fracture du tibia dont avait été
victime l’empereur en décembre 1938, lors d’une partie de football, et
qu’il était allé faire soigner à Saigon, puis à Paris, au cours de son voyage
officiel de 1939, était déjà le résultat d’une affaire de femme qui avait mal
tourné27. Et ce serait durant cette convalescence à Saigon que son cousin
Vinh Can lui aurait présenté Ly Le Ha, une danseuse originaire de
Haiphong, qui fut l’une des maîtresses de l’empereur durant des années.
Mais les versions varient beaucoup concernant ces sombres affaires. On a
tant dit de choses sur l’empereur !

Plus sérieuse aurait été, en 1943, l’affaire Le thi Phi Anh. Celle-ci
n’était pas une prostituée, mais la fille d’une riche famille aristocratique.
Peut-être imaginait-elle devenir « seconde épouse » de Bao Daï, comme au
temps de la polygamie impériale officielle. L’empereur la fréquentait
depuis un certain temps et lui avait d’ailleurs offert une somptueuse villa.
Il ne s’agissait plus d’une simple liaison avec une prostituée, mais bien
d’un retour à cette polygamie à laquelle Bao Daï avait officiellement
renoncé lors de son mariage. Nam Phuong, exaspérée, aurait envisagé les
solutions les plus extrêmes à l’égard du couple adultère, lors de l’une de
leurs rencontres à Dalat28. Immédiatement mis au courant du drame qui se
tramait, le gouverneur général, l’amiral Decoux, qui dans le passé avait
déjà couvert le soi-disant « accident de chasse » et dépêché son avion pour
faire transporter l’empereur blessé à Saigon, envoya aussitôt son épouse,
amie de l’impératrice, à Dalat, pour calmer les esprits et éviter le drame.
Sur la route Saigon-Dalat, Mme Decoux aurait poussé son chauffeur à
rouler de plus en plus vite : celui-ci perdit le contrôle de la voiture29 et
Mme Decoux trouva la mort dans l’accident. C’était le 6 janvier 1944. De
son côté, Jacques Decoux, petit-neveu de l’amiral, rapportera ainsi le
drame : « Suzanne [Decoux] est décédée accidentellement en mission
spéciale auprès du couple impérial d’Annam (…). Elle s’était précipitée
chez l’impératrice Nam Phuong, catholique, qui ne supportait plus que son
mari, l’empereur Bao Daï, ait tant de maîtresses, voulant sauver le ménage
en perdition30. » La famille dément totalement cette affaire, arguant que
cela ne correspond pas au caractère de Nam Phuong, qui pardonnait tant à
son mari31. Reste que Suzanne Decoux se tua ce jour-là dans un accident
de voiture sur la route de Dalat, et que l’impératrice comme Bao Daï
furent très affectés par ce drame. Suzanne Decoux fut inhumée au couvent
du « Domaine de Marie », car elle avait été déclarée bienfaitrice de ce
couvent par les Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Toutefois, ce
fut peut-être vers 1944-1945, après la naissance de leur cinquième enfant,
le prince Bao Thang, que le couple commença à se briser et que se termina
ainsi ce que l’impératrice appelait ses « dix ans de bonheur »32, 1934-
1944.

Le journaliste Grandclément a bien senti que durant ces années
d’occupation nippone, le couple n’était plus ce qu’il avait été, mais décrit
cette rupture de façon quelque peu exagérée : « L’attachement [de
l’empereur à l’égard de son épouse] se dissout dans le temps et la
poussière du grand palais, s’épuise aussi sans doute à cause de sa guerre à
elle. Sa foi, son obsession, sa rogne à lutter contre la religion de ceux qui
l’entourent. Est-elle calculatrice ou tout simplement froide, fermée. On ne
l’imagine pas riant, courant ou simplement gaie. Elle l’a été pourtant,
mais au fil du temps et des malheurs, elle va troquer sa sérénité contre le
masque des martyrs des révolutions. Personnage poignant, belle et
tragique, à demi sourde, hurlant dans les vieux palais pour tenter de
préserver ses enfants tandis que son pays commence une guerre de
quarante années et que tout lui échappe33. » Certains de ces traits seront
peut-être assez appropriés pour ce qui sera la période suivante, face au
Viêtminh, mais semblent moins bien fondés en ce qui concerne le début
des années 1940, au moins avant les événements de mars 1945. Quant à
cette « rogne à lutter contre la religion de ceux qui l’entourent », on ne
voit pas que ce fût, à quelque moment que ce soit, le comportement de
Nam Phuong.

À ces difficultés de couple – le mot est faible – vint se superposer une
situation politique explosive. Certes, depuis 1940, Tokyo avait toujours
respecté le principe de la souveraineté française en Indochine, mais, dans
les faits, n’avait cessé d’accroître son emprise sur la colonie. Depuis 1943-
1944, toutefois, les Nippons s’inquiétaient de l’action des premiers
réseaux de résistance progressivement mis en place par la France libre. En
1944, les États-Unis avaient commencé à bombarder les positions
nippones en Indochine ; ces premiers bombardements avaient atteint
Saigon en janvier 1945. À cette date, les effectifs de l’armée nippone,
réduits au début du conflit, atteignaient 45 000 hommes. Leur situation
militaire devenant de plus en plus difficile, les Nippons décidèrent
finalement d’en finir avec la présence française en Indochine et de prendre
le contrôle direct, politique et militaire, de la péninsule. Le 9 mars 1945,

ils passèrent à l’action. Un ultimatum fut adressé à l’amiral Decoux,
exigeant que les troupes françaises se placent sous commandement
nippon. Dans le même temps, toutes les garnisons étaient attaquées, les
fonctionnaires arrêtés, l’amiral lui-même étant mis aux arrêts. Dans toute
l’Indochine, les exécutions d’officiers et soldats français se multiplièrent.
En moins de quarante-huit heures, les Nippons s’étaient rendus maîtres de
l’Indochine, commettant d’innombrables atrocités. À Langson, le général
Lemmonier, invité à une réception, fut décapité au sabre par ses hôtes à la
fin du dîner. Au total, plus de 3 000 civils et militaires français furent tués,
des milliers furent faits prisonniers. À Huế, le petit poste militaire fut
anéanti, comme dans la plupart des autres villes d’Indochine.

Quant à Bao Daï, ce 9 mars, il était parti à la chasse, dans sa réserve,
près de Quang Tri, accompagné de Nam Phuong. Une absence qui n’était
peut-être pas un hasard, les Nippons l’ayant, paraît-il, informé du coup
projeté et déjà sondé pour savoir s’il accepterait de proclamer
l’indépendance du Vietnam. Il n’en aurait pas averti les Français34.
D’ailleurs, les relations de l’empereur avec le représentant nippon près la
Cour d’Annam, Masayuki Yokoyama, étaient bonnes. Ce dernier était
francophone et sa femme était française. « Peu à peu de véritables liens de
sympathie et même d’amitié se créent entre nous », lit-on dans les
mémoires de l’empereur35. On vit même, parfois, Mme Yokoyama partir,
elle aussi, « à la chasse » avec Bao Daï36 ! Tragique, si le fait est
authentique.

Quoi qu’il en soit, tard dans la nuit du 9 mars, l’empereur, ainsi que
Nam Phuong qui l’avait accompagné, revenaient de la chasse et, voulant
pénétrer dans la Cité interdite, furent arrêtés par un capitaine nippon du
nom de Kaneko Noboru. Celui-ci leur expliqua que l’oppression coloniale
française était terminée et que désormais l’Annam et le peuple annamite
pouvaient espérer un avenir prospère. Ce à quoi Bao Daï, visiblement ému
aux larmes, répondit seulement qu’il espérait coopérer avec Tokyo pour
surmonter toutes les difficultés37.

Ce même 9 mars, alors que Bao Daï et Nam Phuong étaient revenus à
Huế, les enfants étaient restés à Dalat38, chez la sœur aînée de
l’impératrice, Agnès, baronne Didelot. Cette dernière, tout en demeurant à
Saigon, rue Paul-Blanchy, disposait également d’une belle et grande villa
à Dalat et y accueillait souvent les enfants de Nam Phuong. Les Nippons
exigèrent qu’ils reviennent à Huế, au Palais, et procurèrent voiture et
escorte à cet effet. Trois jours d’un périlleux voyage, compte tenu de l’état
de guerre, mais la famille fut finalement réunie, saine et sauve. En ces
moments tragiques, l’impératrice tenait, elle aussi, à avoir ses enfants près
d’elle.

Le coup de force du 9 mars n’était qu’un prélude. Dès le lendemain,
Masayuki Yokoyama vint rendre visite à l’empereur, lui demandant de
faire préparer une déclaration d’indépendance du Vietnam – on ne parlait
plus d’Annam – au sein de la « Sphère de Co-prospérité de la Plus Grande
Asie Orientale » et de nommer un gouvernement ad hoc.

L’idée nippone de la « Sphère de Co-prospérité » était née à la fin des
années 30 et avait officiellement été mise en œuvre à partir de 1940. Il
s’agissait, en théorie, de rassembler les peuples jaunes de l’Asie orientale
pour une coopération économique et politique qui les aiderait à se libérer
de l’emprise blanche et des empires blancs. Cet ensemble, lors de sa plus
grande expansion, comprit la Chine occupée par les Nippons, la Thaïlande,
la Mandchourie (Mandchoukouo), la Birmanie, des gouvernements
pronippons des Philippines et même d’Inde (débordant ainsi la notion de
race jaune). La Corée n’en faisait pas formellement partie, puisqu’elle
était annexée à l’Empire nippon lui-même. En fait, il s’agissait purement
et simplement d’organiser un véritable empire colonial, libéré des
influences occidentales et coopérant à l’effort de guerre de Tokyo.
« L’Asie aux Asiatiques » était un des maîtres mots du projet, lequel avait
pris une forme plus organisée lors d’une conférence générale tenue à
Tokyo en 1943. En dépit de son contenu franchement impérialiste, le
projet n’en avait pas moins séduit de nombreux milieux nationalistes
asiatiques, y compris en Indochine.

Au lendemain du Coup du 9 mars, ce fut donc une intégration au sein
de cette « Sphère » qu’exigea Tokyo, en contrepartie d’une indépendance
pronippone du Vietnam (ainsi que du Cambodge et du Laos) hâtivement
proclamée. Bao Daï accepta sans illusions, écrira-t-il, mais sans réticence,
et même avec une certaine satisfaction. Un texte en ce sens fut préparé par
son chef de cabinet, Pham Khac Hoe, et adopté par le cabinet dès le
11 mars. C’en était fait : le traité de protectorat avec la France était
dénoncé et le nouveau Vietnam, pronippon, était « indépendant ». À
l’issue de cette réunion de cabinet, l’empereur invita les participants à se
retrouver dans les appartements de la reine-mère pour une partie de mah-
jong et déguster le buffle sauvage qu’il avait tué à la chasse deux jours
plus tôt39. On ne sait si l’impératrice se joignit à ces réjouissances. Sic
transit le protectorat.

Un nouveau gouvernement fut mis en place par Bao Daï. On alla
évidemment chercher du côté des personnalités pro-nippones. Il y en avait
et leur influence n’était pas nulle, car depuis bien longtemps s’était
développé dans le pays un courant nationaliste pour lequel l’évolution de
l’Empire nippon constituait un modèle tout à fait attrayant. Au fond, la
restauration Meiji de la fin du XIXe siècle n’était-elle pas une voie enviable
pour un pays d’Extrême-Orient ? L’Empire nippon avait réussi à préserver
son indépendance et à se moderniser tout en conservant l’institution
impériale. Il était devenu une vraie puissance, face aux Occidentaux. Que
pouvait-on souhaiter de mieux pour le Vietnam ? Depuis la prestigieuse
victoire des Nippons sur les Russes, en 1905, s’était créé en Annam,
autour du prince Cuong De, descendant direct de Gia Long, un mouvement
dit Dong Du, « Voyage vers l’est », c’est-à-dire Tokyo. Depuis, ce courant
nationaliste pronippon s’était toujours maintenu en Annam. Ngo Dinh
Diem, l’ancien ministre catholique de Bao Daï en 1933, en faisait partie.
D’ailleurs, après le Coup nippon du 9 mars, le prince Cuong De, en exil à
Tokyo, espérait bien prendre la tête du gouvernement à Hanoi. Ngo Dinh
Diem fut également pressenti, mais se récusa. Le fait d’être très amoureux
de l’impératrice40 n’avait pas suffi à le décider ; celle-ci lui en voulut.

Elle aurait tant souhaité voir un catholique à la tête de ce gouvernement
imposé par Tokyo. Finalement, c’est un professeur sans grande notoriété,
Tran Trong Kim, qui fut placé à la tête du gouvernement : il devra
démissionner cinq mois plus tard, lors de la défaite nippone.

Bien sûr, cette indépendance octroyée par les Nippons divisait
profondément la communauté catholique d’Indochine41 : « On ne peut
nier, écriront les Échos missionnaires, que, parmi les éléments modérés
d’Indochine, il en est qui désirent l’indépendance par pur patriotisme,
c’est le cas d’un certain nombre de prêtres annamites qui, dans plusieurs
Missions, ont adhéré au Viêt-Nam [État indépendant proclamé par les
Nippons en mars 1945] parce qu’ils l’estimaient plus conforme au
développement de la vraie civilisation chez eux : dans les écoles
publiques, on a trop souvent retiré toute idée religieuse aux étudiants qui
les fréquentent, ceux-ci en sont même venus à se demander s’ils ont gardé
des attaches avec le bouddhisme, et on n’a rien mis à la place. Ces jeunes
gens se sont trouvés mûrs pour faire le jeu des Nippons quand, avant de se
retirer de la lutte, les soldats du mikado ont fait miroiter devant eux les
avantages de l’indépendance. Comment s’étonner alors de la vague de
nationalisme antichrétien qui déferle depuis plus d’un an sur l’Annam et le
Tonkin42 ? »

Quelle fut l’attitude personnelle de Nam Phuong face à ce
bouleversement ? La réponse est difficile. D’une part, Bao Daï rapportera
ces événements comme si son épouse n’avait pas existé ; il ne fera, dans
ses mémoires, aucune allusion à la situation personnelle de cette dernière
durant cette période mouvementée, et moins encore à ses réactions face à
cette crise majeure. De son côté, le Viêtminh, très anti-nippon, durant les
quelques mois où il cherchera, à partir d’août 1945, à obtenir la caution
politique de l’empereur et de l’impératrice, sera très embarrassé par leur
attitude durant les mois précédents et évitera tout commentaire relatif à
leur attitude vis-à-vis de Tokyo.

Sans risque d’erreur, on peut probablement affirmer que la première
préoccupation de Nam Phuong fut de protéger ses cinq enfants en adoptant
une attitude qui ne heurtât pas les Nippons. Lorsque le nouveau
gouvernement pronippon fut constitué, le 17 mars 1945, il fut reçu au
Palais, comme de coutume, par l’empereur et l’impératrice. « L’empereur
porte une robe bleue en satin et des souliers brodés, écrira
D. Grandclément, l’impératrice une tunique rouge et un pantalon blanc.
Tous deux sont très gais. Ils sablent le champagne, assis sur un grand
divan sur lequel l’équipe ministérielle parvient presque à prendre place au
complet. Nam Phuong séduit chacune des nouvelles excellences, ne
manque pas de demander des renseignements sur leurs familles43. »

Attitude de façade ou réelle satisfaction de célébrer cette toute
nouvelle indépendance dans l’ombre de Tokyo ? D’ailleurs, que savait
exactement le couple impérial de ce qui se passait dans le pays, et même à
Huế, hormis ce que leur en disaient les autorités nippones de la ville ? Et
que pouvait-il faire d’autre que de s’incliner devant la force militaire de
l’Empire nippon ? N’était-ce pas ce qu’avait admis l’amiral Decoux lui-
même, depuis 1940 ? Et puis le mot « indépendance » sonnait bien, mieux
que celui de « protectorat ». « Sphère de Co-prospérité de la Grande Asie
Orientale », « L’Asie aux Asiatiques » : tout cela n’était probablement
qu’un leurre, mais plus acceptable que l’« Empire français » tant célébré
lors de l’Exposition coloniale de 1931, à Paris, où l’on avait
scandaleusement placé les Annamites sur le même plan que les tribus
primitives d’Afrique noire. Le traité de protectorat que la France avait si
souvent outrepassé était dénoncé. Et puis enfin, la destinée de l’empereur
Pou Yi, dernier empereur de Chine, placé par Tokyo à la tête du
Mandchoukouo pronippon depuis 1932-1934, n’était pas tragique ; le sort
que lui avaient réservé les Nippons était même rassurant.

En dépit des horreurs commises par les troupes nippones, y compris à
l’encontre des catholiques – et qu’en savait-elle ? –, toutes ces raisons
poussaient Nam Phuong à ne pas accueillir défavorablement, elle non plus,
l’indépendance proposée par Tokyo, à l’exemple de nombre de
catholiques, y compris des prêtres annamites. Cette indépendance, si

défectueuse qu’elle fût, aurait au moins l’avantage de placer les Français
devant le fait accompli. Nam Phuong et Bao Daï avaient toujours songé à
une indépendance obtenue progressivement, au terme d’une évolution
intellectuelle, sociale et économique de l’Annam qui leur paraissait un
préalable indispensable. Pham Quynh partageait cette opinion. Or il se
trouva que les Nippons bousculaient brutalement les choses en exigeant
une indépendance immédiate : ne fallait-il pas profiter de l’occasion ? Ce
ne fut pas un hasard si tous trois en tombèrent d’accord.

Au-delà de ces considérations proprement politiques, on pouvait aussi
s’interroger sur le caractère finalement assez bourgeois de Nam Phuong.
Sa famille s’était continuellement adaptée aux situations nouvelles ; elle
avait su profiter des largesses de l’Empire d’Annam, puis de celles de la
puissance coloniale. Elle avait toujours su faire preuve d’une très grande
souplesse ; le militantisme politique était moins son affaire que le
réalisme patrimonial. D’une certaine façon, Nam Phuong agissait de
même. S’entendre avec les Nippons, n’était-ce pas aussi le seul moyen de
sauver la famille ?

Dans l’immédiat, l’indépendance accordée par Tokyo eut pour
conséquence le changement de titulature – assez dérisoire – des membres
de la famille. Finies les « Altesses royales » : Bao Daï comme Nam
Phuong eurent désormais droit au titre de « Majesté impériale », les
garçons comme les filles, à celui d’« Altesse impériale ». Comme quoi,
même dans les situations les plus tragiques, les petites vanités de ce bas
monde ne sont pas oubliées. Toutefois, plus profondément, il en était ainsi
terminé de l’ambiguïté coloniale qui avait hésité entre les termes de
« roi » et « reine », l’« empereur » étant celui de Chine, le suzerain, au
moins du temps où il existait encore. Désormais, on était « empereur » et
« impératrice » à Huế comme on l’avait été autrefois à Pékin et comme on
l’était toujours à Tokyo. Le prestige du Vietnam, apparemment, en était
rehaussé d’autant, le risque également.

Heureusement, les communications étaient coupées avec la
métropole : Nam Phuong ne put savoir que le jeune officier de marine

nommé d’Estienne d’Orves, avec lequel elle avait un soir dîné à Saigon,
chez son oncle, avait été fusillé en 1941 pour avoir résisté aux Allemands.
Mais elles n’étaient pas coupées avec le Cambodge : sut-elle que George
Groslier, qui lui avait fait visiter le Musée Albert-Sarrault de Phnom Penh,
trois ans plus tôt, venait d’être torturé à mort, en juin 1945, pour avoir
résisté aux Nippons ?

Lorsque la situation militaire de l’Empire nippon, déjà très mauvaise
en mars, devint désespérée au début d’août 1945, l’impératrice s’en
inquiéta très fortement. Incidemment, elle se confiait à Pham Khac Hoe,
chef de cabinet de l’empereur, lui avouant son angoisse face aux
événements et à l’attitude passive de son époux, affirmant même vouloir
« sauver la situation »44. Une expression qu’il ne faudrait pas prendre à la
légère, car l’impératrice avait assez confiance en Pham Khac Hoe.
« Sauver la situation » : c’était le premier indice de ce qui, au milieu de la
révolution, allait être, semble-t-il, la ligne de conduite de Nam Phuong.
Avant tout, protéger le prince héritier et même profiter de toutes les
occasions, quelles qu’elles fussent, pour préserver l’avenir dynastique de
son fils. Comme si, désormais, elle comptait plus sur Bao Long que sur
Bao Daï. Et si les hommes – l’empereur – étaient trop faibles pour faire
face à la situation, n’était-ce pas aux femmes d’y remédier ? Nam Phuong
n’était pas une concubine au sens annamite et traditionnel du terme, mais
une impératrice au sens occidental et moderne.

Après les deux bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki,
Tokyo annonça sa capitulation le 15 août 1945 ; elle deviendra effective le
2 septembre. Le nouveau Vietnam se trouvait « indépendant » et
« réunifié » (Annam, Tonkin, Cochinchine) par un vaincu. Restait à le
faire admettre par les vainqueurs, parmi lesquels, grâce à la France libre,
se trouvait la métropole. Les chances de réussite étaient quasiment nulles.

Le « Vent d’est » nippon avait définitivement balayé le « Vent du
sud » de Pham Quynh et consorts. De même, avait été balayé par la
tempête le beau rêve de Nam Phuong, de progressivement faire évoluer

son pays vers une modernité dans laquelle le catholicisme jouerait un rôle
central. Tout cela appartenait au passé. Quant à l’avenir qui s’annonçait,
c’était une nouvelle tempête, celle de la révolution communiste,
radicalement opposée à la religion comme à l’institution impériale.
Affreux souvenir du massacre d’Ekaterinbourg. Nam Phuong connaissait-
elle l’expression « tomber de Charybde en Scylla » ? Mais dans la Cité
interdite de Huế, pas plus qu’on n’avait vu se lever le « Vent d’est » on ne
vit se lever le « Vent du nord ».

VIII

Une impératrice provietminh ?

La révolution pro-nippone, de mars à août 1945, avait été de courte
durée. Elle s’était néanmoins achevée sur un bouleversement radical de
l’ordre colonial, puisque l’unité du Vietnam ainsi que son indépendance
avaient été proclamées. La révolution vietminh, à partir d’août, allait être
nettement plus longue et surtout beaucoup plus périlleuse pour Bao Daï
comme pour Nam Phuong et leurs enfants. Les officiers japonais
respectaient la fonction impériale, les communistes la détestaient, autant
que les bolcheviks russes en 1917.

Le communisme était apparu en Indochine dès le lendemain de la
Première Guerre mondiale. En 1930, Hô Chi Minh, militant de longue date
au sein de l’Internationale communiste, le Komintern, pour le compte de
Moscou, avait créé le Parti communiste indochinois, à Hong Kong.
Quelques années plus tard, le Komintern avait engagé les différents partis
communistes des pays colonisés à se rapprocher des partis nationalistes
locaux, dans le cadre d’une politique de « Front uni ». À la suite de cette
directive, le Parti communiste indochinois avait organisé, en juin 1941,
une Ligue pour l’indépendance du Vietnam, en abrégé Viêtminh. Non
seulement elle avait continué à militer contre la colonisation française,
mais en outre, elle s’était fortement mobilisée contre l’occupation
nippone : ce double objectif lui avait permis de se renforcer
considérablement. Un temps exilé et même emprisonné en Chine du Sud,
Hô Chi Minh était rentré au Tonkin en 1944. C’est à cette période qu’il


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