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Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

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Published by fireant26, 2022-08-29 17:15:40

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

Nam Phuong - La dernière impératrice du Vietnam

avait établi un contact avec des émissaires américains et que les États-
Unis commencèrent à le soutenir, tout à la fois contre les Nippons, mais
aussi contre les Français, dont Washington excluait tout retour en
Indochine après la guerre. Lors de la capitulation nippone, en août 1945, le
Viêtminh, vitrine politique des communistes, n’était pas une force
considérable, mais, profitant de l’effacement des Français face aux
Nippons et de la capitulation de ces derniers, il se retrouva devant un vide
politique qu’il sut merveilleusement exploiter.

À cette date, la situation politique et militaire, à Hanoi, lui était
favorable. Les militaires et nombre de fonctionnaires français étaient
prisonniers des Nippons et n’avaient nullement été libérés ; les Chinois,
qui, selon les accords internationaux, devaient venir désarmer les Nippons
au Tonkin étaient encore bien loin d’arriver. Le pouvoir était à prendre. Le
Vietminh sut immédiatement exploiter la situation en créant, à Hanoi, un
gouvernement révolutionnaire qu’il contrôlait et en éliminant
physiquement les quelques oppositions nationalistes, trotskystes,
catholiques ou pro-françaises susceptibles de s’opposer à son coup d’État.
Ce fut la « révolution d’août ». Dans ce contexte insurrectionnel, le
2 septembre 1945, fut à nouveau proclamée l’indépendance du Vietnam,
en même temps qu’était créée une république démocratique au profit de
laquelle l’empereur allait, non sans précipitation, décider d’abdiquer1.

L’homme clef, dans ces journées, fut Pham Khac Hoe, le chef de
cabinet de l’empereur. Il allait jouer un rôle aussi décisif qu’ambigu. Il
était né en 1901 ou 1902, au Tonkin, dans une famille d’enseignants et de
petits mandarins. Il avait fait ses premières études à l’école franco-
annamite de Vinh, puis au collège de Huế et finalement à la faculté de
droit de Hanoi. Il était parfaitement francophone ; son épouse était une
petite-fille de l’empereur Minh Mang. De 1940 à 1944, il avait travaillé à
l’administration de Dalat : c’est probablement là que Nam Phuong fit sa
connaissance. Elle dut apprécier ses compétences, et vraisemblablement
aussi ses idées politiques concernant l’indépendance, puisqu’elle avait fait
suggérer à l’empereur, par l’intermédiaire du résident général, Émile
Grandjean, de le recruter comme chef de cabinet2. Lors de l’occupation

nippone, il avait déjà, à ce titre, joué un rôle de premier plan, puisque, le
10 mars, il avait rédigé le premier jet de la déclaration d’indépendance du
pays exigée par Tokyo, et proclamée le lendemain par Bao Daï.

Or, dès le 12 août, Pham Khac Hoe, comme il le rapportera lui-même,
avait déjà commencé à semer la peur au Palais, en évoquant ouvertement
la triste fin de Louis XVI lors de la Révolution française, déclarant à Bao
Daï : « Peut-être Votre Altesse ne devrait-elle pas attendre que l’eau lui
arrive jusqu’aux pieds pour sauter le pas3. » Si l’empereur avait rapporté
ces propos à l’impératrice, on comprend que, dès cette date, la peur l’ait
envahie ; initialement très opposée à l’abdication, elle finit par en accepter
le principe par crainte des conséquences d’un refus. Puis, le 17 août, Bao
Daï avait décidé de faire savoir, par une proclamation solennelle, qu’il
était prêt à abdiquer si telle était la volonté du peuple. Pham Khac Hoe
racontera plus tard qu’il avait rappelé, pour la circonstance, une vieille
légende qui affirmait qu’un saint homme devait apparaître, dans la
province du Nghe An, pour sauver le pays : c’est, d’après lui, ce qui aurait
finalement décidé l’empereur à prendre sa décision, car Nguyen Ai Quoc
(c’est-à-dire Hô Chi Minh), précisément, était natif de cette province.
Quoi qu’il en soit, ce fut à nouveau Pham Khac Hoe qui fut chargé de
rédiger ce texte d’une extrême importance. On dit même qu’il fut l’auteur
de cette phrase célèbre : « Je préfère être le citoyen d’un pays libre que
l’empereur d’un pays esclave4. »

Entre les 15 et 22 août, les communistes s’étaient imposés à Hanoi. Le
22 août, Bao Daï reçut, par l’intermédiaire du directeur de la poste de Huế,
un ultimatum lui demandant de remettre tous ses pouvoirs, signé par « un
comité de patriotes » dont il n’avait jamais entendu parler : « Peu importe
d’ailleurs quels en sont les signataires », commente-t-il de façon assez
surprenante5. Cet ultimatum lui demandait d’abdiquer, en contrepartie de
quoi seraient garantis la sécurité de la famille impériale, des membres du
cabinet et de leurs familles, ainsi que le respect des tombeaux impériaux.
Une réponse était exigée pour le lendemain, avant 13 h 30 ; Pham Khac
Hoe était désigné comme agent de liaison avec le Viêtminh.

On comprend que les versions de Bao Daï et de Pham Khac Hoe
divergent quelque peu. L’empereur explique comment il rédigea un texte
d’abdication, avec l’aide de son fidèle cousin, le prince Vinh Can, et le
remit le 24 à « un gringalet d’aspect assez minable » et « son compagnon
tout aussi insignifiant », texte qui se terminait par un spectaculaire :
« Vive l’indépendance du Vietnam ! Vive notre République
démocratique ! [qui ne sera proclamée que le 2 septembre]6. » N’était-ce
pas un peu léger de mettre fin, dans de telles conditions, à une dynastie
séculaire et à une histoire millénaire auxquelles il se disait si attaché ? Et
d’abdiquer ainsi en faveur de la République démocratique du Vietnam,
c’est-à-dire le régime de Hô Chi Minh. Car on aurait pu imaginer un autre
scénario, par exemple une abdication en faveur du prince héritier Bao
Long, une régence étant provisoirement assurée par Nam Phuong, laquelle
jouissait d’une popularité suffisante pour justifier une telle solution. À
aucun moment ce ne fut envisagé. C’en était fait, l’empereur avait
abdiqué. Finie la dynastie des Nguyen. Sic transit imperium.

Pham Khắc Hòe, de son côté, rapporte de façon beaucoup plus crédible
que dès le 20, il avait rédigé un projet de texte d’abdication et qu’il l’avait
conservé par-devers lui dans l’attente du moment opportun7. Puis arriva la
journée cruciale du 23, où Bao Daï réunit son gouvernement pour la
dernière fois, à 12 h 25, soit une heure avant le délai fixé par l’ultimatum
du Viêtminh. Les termes de ce dernier furent évidemment acceptés :
remise des armes se trouvant dans le Palais, ordre aux autorités
provinciales de remettre leurs pouvoirs aux comités locaux du Viêtminh,
et promulgation d’un édit d’abdication (celui préparé par Pham Khac
Hoe)8. Comment, dans l’ambiance de peur panique qui était celle du
Palais, cet ultimatum n’aurait-il pas été accepté ?

Pham Khac Hoe transmit immédiatement l’accord du gouvernement
au Viêtminh, puis revint au Palais, se précipita dans les appartements
privés de la famille impériale et la réconforta en lui expliquant qu’elle
pouvait désormais être assurée de sa sécurité : « Bao Daï se hâta vers moi

et parut presque vouloir m’embrasser, rapporte Pham Khac Hoe. La
mélodie des chants bouddhistes et des prières à Jésus-Christ provenant des
chambres, cessa soudain. La reine-mère et l’impératrice sortirent pour me
voir9. » Les craintes de la famille impériale que la foule envahisse le
Palais, tue, pille et brûle étaient apaisées. On imagine le soulagement.
« Nam Phuong pleure silencieusement et les larmes coulent sur ses joues
qu’elle n’essuie pas, écrira D. Grandclément. Elle veut rendre tout de suite
une parure de coiffure portant neuf sequins en forme de dragon, l’enlève et
la donne à Pham Khac Hoe qui la refuse. Elle offre encore des boutons de
saphir, qu’il accepte cette fois10. » Elle savait, en effet, que Pham Khac
Hoe, prévoyant les événements, avait passé une journée entière à
inventorier les biens et trésors se trouvant dans le Palais11.

Pham Khac Hoe admettra qu’à compter de cette date, l’attitude de la
famille impériale à son égard devint nettement moins favorable. Dans ses
mémoires, il rapportera d’ailleurs une scène qui illustrait suffisamment le
retournement de Nam Phuong à son égard. Celle-ci, s’adressant à Bao Daï,
lui déclara que Pham Khac Hoe était un homme du Viêtminh installé
depuis longtemps au Palais ; l’ultimatum du 23 août, l’inventaire des biens
se trouvant dans les appartements lui avaient ouvert les yeux. Jusqu’ici, il
ne lui avait rien dit et elle n’avait pas réalisé quel était son véritable rôle.
Pham Khac Hoe, présent à cette discussion, rétorqua qu’il ne faisait pas
partie de l’organisation du Viêtminh, qu’il travaillait seulement à la mise
en place d’un nouveau régime dans sa patrie12. Probablement ne fut-il pas
très convaincant. De fait, plus tard, on apprendra que Pham Khac Hoe était
déjà en contact avec les responsables vietminh de Huế depuis un certain
temps. D’ailleurs, il allait bientôt passer ouvertement au Viêtminh. À
l’avenir, l’histoire officielle du Parti ne cessera de rappeler que Pham
Khac Hoe avait non seulement rédigé le texte d’abdication, mais encore
fait pression sur l’empereur pour qu’il abdique, et par là même
puissamment contribué à la chute de la dynastie des Nguyen.

L’abdication officielle de l’empereur eut lieu le 25 août. Ni
l’impératrice, ni les autres membres de la famille impériale ne furent

conviés à la cérémonie, mais ils observèrent la scène des fenêtres du
Palais. C’était la fin d’une époque, mais pas pour autant celle de la
révolution.

Dès le lendemain de l’abdication, la reine-mère dût quitter le Palais, et
le surlendemain, ce fut le tour de Nam Phuong et de ses enfants, tandis que
l’ex-empereur y demeurait pour quelques jours encore. Il fallut tout
emporter, Nam Phuong se faisant un devoir de ne trier que ce qui lui était
purement personnel, et non bien d’État, encore que la distinction, on s’en
doute, était parfois difficile à faire. Le Vietminh avait décidé que, dans un
premier temps, toute la famille impériale serait regroupée au palais An
Dinh, ce palais désormais très vétuste et peu confortable où Bao Daï avait
passé une partie de son enfance et où le couple impérial revenait, de temps
à autre, en vacances. Il était situé de l’autre côté de la rivière des Parfums,
en bordure du quartier européen. Dans son livre Indochine. L’envoûtement,
Jean de La Guérivière le décrira en peu de mots : « Une pâtisserie blanche
mélangeant style annamite et Art nouveau. » C’est là que Nam Phuong
allait passer les prochains mois, avec ses enfants, mais aussi avec la reine-
mère : les deux femmes, toujours selon Jean de La Guérivière, « y
cohabitent sans déguiser leur mutuelle aversion13 ».

La République démocratique du Vietnam fut proclamée le
2 septembre. Bao Daï, ayant accepté la surprenante charge de « conseiller
suprême » du gouvernement révolutionnaire, partit dès le 4 pour Hanoi,
sur le conseil de Nam Phuong – l’empereur consultait très souvent son
épouse pour les décisions politiques importantes14 – afin d’y retrouver
Hô Chi Minh. Celui-ci lui déclara tout de go : « Sire, nous ne sommes pour
rien dans le message que vous avez reçu à Huế réclamant votre abdication.
Personnellement, comme je l’ai dit le 22 août, j’envisageais votre
maintien à la tête de l’État et ma désignation comme chef du nouveau
gouvernement15. » Quelle tragicomédie ! L’ex-empereur apprit bientôt
l’exécution par les communistes de son ex-Premier ministre, Pham Quynh,
et de Ngo Dinh Khoi, frère de son ex-ministre Ngo Dinh Diem, mais n’en
poursuivit pas moins : « Peu importent son passé et ses méthodes [de Hô

Chi Minh], c’est en toute loyauté que je le soutiens16. » À en juger par ces
pages, tout avait basculé dans la plus totale indifférence de l’empereur.

Au fond, l’attitude de Nam Phuong durant ces journées tragiques de
l’abdication de Bao Daï et de l’effondrement de l’Empire d’Annam fut
très comparable à sa réaction face au coup de force nippon six mois plus
tôt : se sauver avant tout, quel qu’en soit le coût politique, et même
historique. C’est, en septembre 1945, ce qui poussa l’ex-impératrice à
conseiller à Bao Daï d’accepter le poste de « conseiller suprême » proposé
par Hô Chi Minh. Difficile d’être impératrice, encore plus difficile d’être
ex-impératrice, lorsque, le titre perdu, ne reste plus à défendre que
l’honneur.

Nam Phuong restait donc seule, avec ses enfants et quelques
domestiques, au palais An Dinh. Inutile de préciser que la résidence était
« surveillée » par un commissaire politique, chargé d’assurer leur sécurité.
Les enfants allaient à l’école du quartier, contrôlée par les autorités
communistes. Bien que très jeune – 4 ans –, la princesse Phuong Dung se
souvient avoir appris quelques chants viêtminh, et que cela plaisait
beaucoup à Nam Phuong17. Triste souvenir.

Comme toute révolution, celle d’août 1945 fut violente. Les
assassinats par le Viêtminh de Pham Quynh et Ngo Dình Khoi l’avaient
déjà montré. Les familles des gros propriétaires terriens, ce qui était le cas
de Nam Phuong, étaient particulièrement visées. L’impératrice ne pouvait
pas ne pas le savoir : tout le monde était au courant de l’assassinat de
Pham Quynh18. Aussi se montra-t-elle plus que conciliante, parfois même
coopérative avec le Vietminh. Précisément parce que elle-même et ses
enfants, sans parler de l’empereur, n’avaient pas subi le même sort que
Pham Quynh, ni celui de Nicolas II, assassiné en 1918 à Ekaterinbourg,
avec toute sa famille. Nam Phuong, dans sa jeunesse, avait lu des livres
sur la révolution bolchevique et connaissait la fin tragique de l’Empire
russe19.

Face à ces événements, la France, dont les troupes allaient bientôt
débarquer à Saigon, adopta une double politique. De fait, la situation
politique et militaire était assez différente au nord, dans le Tonkin, et au
sud, en Cochinchine. Au nord, les perspectives n’étaient guère favorables
pour la France. Les Américains y avaient aidé le Viêtminh contre Tokyo et
n’acceptaient pas l’idée du retour de la France en Indochine. Dans la
région, les troupes nippones, vaincues, allaient être désarmées par les
Chinois nationalistes, alignés sur les Américains et tout aussi défavorables
au retour de la France. Enfin, c’était au nord que le Viêtminh était le
mieux implanté, et depuis la révolution d’août, il contrôlait effectivement
la capitale, Hanoi. Au sud, en revanche, c’est-à-dire en Cochinchine,
territoire juridiquement français, la situation était beaucoup plus
favorable. Le Viêtminh y était plus faible et les troupes nippones devaient
y être désarmées par les Anglais. Or l’Angleterre, qui songeait à son
propre empire colonial, n’était nullement hostile au retour de la France en
Indochine. La Royal Navy allait d’ailleurs bientôt faire passer en
Indochine les troupes françaises du général Leclerc, chargées, après le
désarmement des Nippons, de rétablir l’autorité de la France.

Ces deux situations bien différentes, au nord et au sud, avaient conduit
le gouvernement provisoire du général de Gaulle à définir une politique
indochinoise à double face. D’un côté, une ligne dure : le rétablissement
pur et simple de la souveraineté française. C’était la mission confiée au
nouveau haut-commissaire et commandant en chef, l’amiral Thierry
d’Argenlieu, nommé dès le 16 août 1945 : « Restaurer l’autorité de la
France en Indochine. » Après seulement pourrait être imaginé un nouveau
statut. D’Argenlieu allait provisoirement s’installer à Saigon, protégé par
les troupes britanniques, puis par les troupes françaises après l’arrivée de
Leclerc, Hanoi étant tenu par le gouvernement révolutionnaire, c’est-à-
dire le Viêtminh. Là, Paris espérait bien, après le retrait des troupes
britanniques, rétablir militairement l’ordre et la paix. Dans le Nord, en
revanche, l’évolution serait plus compliquée. Ce sera la mission de Jean
Sainteny, gendre d’Albert Sarrault, l’ancien gouverneur général de
l’Indochine, résistant, homme de gauche, nommé commissaire de la

République pour le Tonkin et l’Annam du Nord en décembre 1945. Avec
l’appui du général Leclerc, il allait, de son côté, entamer une longue et
difficile négociation avec le Viêtminh. On était ainsi, à Saigon et Hanoi,
en face de deux démarches différentes, menées par des hommes
d’opinions politiques opposées, qui allaient durement s’affronter. En un
sens, on était aussi en face de la future coupure du Vietnam en deux États,
neuf ans plus tard, après Diên Biên Phu.

Devant ces deux options possibles, qui toutes deux se fondaient sur des
arguments solides, Nam Phuong et sa famille, les Le Phat, prirent très tôt
position. Pour eux, il n’était d’autre solution, au nord, que la négociation.
Sur ce plan, ils faisaient une confiance totale au général Leclerc, qui lui
aussi acceptait l’idée d’une négociation avec le Viêtminh20. Nam Phuong
comme la plupart des Le Phat – mais pas tous – restaient attachés à la
France. Cochinchinois d’origine, ils auraient pu être sensibles à la
politique de l’amiral d’Argenlieu. Tel ne fut pas le cas, au contraire, ils ne
s’entendront guère avec ce dernier.

L’attitude de Nam Phuong, face au Viêtminh, ne peut se comprendre
qu’en fonction de cette opinion de sa famille. Tous ses faits et gestes,
durant cette période terrible de la révolution viêtminh, doivent s’analyser
en fonction de deux facteurs dominants : la peur et l’idée qu’il fallait
nécessairement négocier, plutôt que s’opposer.

Ainsi, dès le 17 septembre 1945, deux semaines après la proclamation
de la République démocratique par le Viêtminh, elle abandonna une partie
de ses bijoux lors de la « Semaine de l’or » : « À cette occasion, elle était
chaleureusement applaudie en enlevant toutes ses parures précieuses au
soutien du nouveau gouvernement », rapportait fièrement la propagande
officielle21. Elle ignorait évidemment que cet or, plus qu’à soulager les
millions de gens qui souffraient de l’effroyable famine qui sévissait alors
– il y eut près de deux millions de morts – allait servir à acheter des
armes. Mais le Viêtminh donnait l’apparence de réellement vouloir « aider
le peuple » et Nam Phuong était peut-être sensible à cette extrême misère.

Ainsi lorsque Hô Chi Minh fit parvenir quelques secours financiers à
l’impératrice, celle-ci en redistribua une partie aux pauvres, tant elle était
bouleversée par les conséquences horribles de la famine22. Le Viêminh y
fut sensible. Des journaux de Huế rapportèrent, par exemple, qu’elle fit
don de 500 piastres à un groupe pour le Secours national aux femmes23.
Lorsqu’elle était interrogée par des journalistes, elle n’hésitait pas à leur
répondre : « Je suis très heureuse et remercie vivement le gouvernement
de la République démocratique d’avoir très bien traité notre famille. Je
suis contente de voir les femmes vietnamiennes progresser rapidement sur
la voie du salut national, dans l’édification du pays. Depuis le
déménagement de la famille royale au palais An Dịnh, le logement n’est
pas encore bien rangé, c’est pourquoi je n’ai pas pu faire de grandes
choses. Plus tard, si les femmes ont besoin de moi, je serais heureuse de
les aider24. » Texte quelque peu « révisé », c’est évident.

La peur l’incitait à faire preuve d’un dévouement sans faille à l’égard
de la politique du Viêtminh ; Nam Phuong confirmera plus tard qu’elle eut
très peur en 194525. « Elle veille à protéger ses enfants, écrira sa nièce. Il
faut d’urgence améliorer leur vietnamien ; elle envoie donc les trois aînés
à l’école communale, dont l’enseignement sera très efficace. Elle circule à
bicyclette dans la ville avec ses enfants. Citoyenne de la nouvelle
“République démocratique du Vietnam”, elle se veut exemplaire, assiste
aux réunions du Comité des femmes du Vietnam26. »

Les troupes françaises du général Leclerc ayant débarqué en
Cochinchine, en octobre 1945, le Vietminh fit signer à l’impératrice une
lettre ouverte, datée du 18 novembre, qui est caractéristique de la « bonne
volonté » de celle-ci à l’égard de la révolution :

« Le Vietnam s’est libéré du joug des impérialistes français et
japonais.

« En abdiquant, mon époux, l’ex-Empereur Bao Daï, a proclamé sa
préférence d’être un simple citoyen d’une nation libre plutôt que
d’être roi d’un pays assujetti. Moi-même, j’ai abandonné sans regret

mes prérogatives d’Impératrice, m’unissant à mes sœurs pour aider
notre Gouvernement, chacune dans le domaine de ses possibilités, à
défendre la cause sacrée de notre indépendance.

« Le sang coule en abondance à l’heure actuelle sur la terre
cochinchinoise, berceau de mon enfance. De nombreuses vies
humaines sont offertes en holocauste à l’ambition et à la cupidité d’un
groupement de colonialistes français aidés par les manœuvres
criminelles de quelques militaires anglais agissant contrairement aux
instructions des Alliés.

« À tous ceux qui ont souffert, qui souffrent des cruelles douleurs
causées par la récente grande guerre, je fais appel à leur appui pour
mettre fin aux atrocités sans nom qui sévissent sur mon pays.

« Au nom des 13 millions de femmes du Viêt-Nam, je demande à
mes amis personnels et aux amis du Viêt-Nam d’élever leur voix pour
réclamer la liberté et le droit que chacun désire ardemment, pour
garder à la civilisation sa valeur propre, pour que toute la jeunesse du
monde ne doute plus, quant à l’idéalisme qu’on lui enseigne.

« En demandant à vos gouvernements respectifs d’intervenir pour
qu’une paix juste et équitable soit établie, vous aurez obéi à
l’impérieux devoir de tout être humain et gagné l’entière
reconnaissance de tout notre peuple.

« Signé : Mme Vinh-Tuy,
Ex-Impératrice Nam-Phuong27. »

La question de la signature de cet appel était venue devant le conseil
de famille, car ses oncles avaient bien compris qu’il s’agissait là d’un
sujet de première importance. Or le conseil, comme on pouvait s’y
attendre, vu sa composition, se prononça contre la signature de ce texte par
l’ex-impératrice. Pourtant, Nam Phuong décida de passer outre et le
signa28. L’impératrice sympathisante du Viêtminh ? Même si cet appel n’a
sûrement pas été rédigé par Nam Phuong elle-même, elle estima devoir le
signer. On peut facilement comprendre que son souci majeur était de ne
pas compliquer la situation de son époux à Hanoi – elle l’avait encouragé à

y aller – et surtout de ne pas mettre en danger ses enfants restés près
d’elle. Et peut-être aussi de sauver les biens de la famille.

À cette date, les actes les plus odieux du Viêtminh n’étaient peut-être
pas tous connus de l’impératrice. Entre Hanoi et Huế, l’information ne
circulait plus. Par ailleurs, l’Église indigène ne s’opposait pas
systématiquement au Viêtminh, qui apparaissait encore comme un
mouvement nationaliste plus que communiste29. Et faut-il rappeler que la
lettre ouverte de Nam Phuong était contemporaine des deux autres lettres
ouvertes rédigées par les quatre évêques annamites de l’époque, l’une au
pape Pie XII, du 23 septembre 1945, l’autre aux chrétiens du monde, du
4 novembre 1945, demandant à Sa Sainteté et aux chrétiens de soutenir la
nouvelle indépendance du pays30 ? Et que le 19 octobre 1945, Mgr Le Huu
Tu31 avait invité des représentants du nouveau pouvoir viêtminh à la
cérémonie de son sacre, à Phat Diem, auquel, effectivement, assistèrent
Pham Van Dong, le futur Premier ministre du Nord-Vietnam, et Vo
Nguyen Giap, le futur vainqueur de Diên Biên Phu ? Cela relativise
beaucoup l’aspect surprenant de la lettre de l’impératrice32.

Pour Nam Phuong, comme pour beaucoup d’autres catholiques, le
Viêtminh, semble-t-il, était avant tout symbole d’indépendance ; ses
excès, assassinats politiques, athéisme foncier, liens avec Moscou, étaient
encore quasiment inconnus. Aux yeux de l’impératrice, Hô Chi Minh était
toujours Nguyen Ai Quoc, « Nguyen le Patriote ». Le livret de propagande
Messages dans lequel était publié l’appel de l’impératrice était d’ailleurs
précédé d’un « Message du Président aux Français d’Indochine » très
habile : « Qu’il nous soit aussi permis d’aimer notre pays du Viet-Nam et
de vouloir qu’il soit indépendant. Qu’il nous soit aussi permis d’aimer nos
frères, et de vouloir qu’ils soient libres. Ce qui est un idéal pour vous, est
aussi un idéal pour nous. Nous n’avons ni haine, ni rancune contre le
peuple français. Au contraire nous respectons et admirons ce grand peuple
qui, le premier, a propagé le généreux idéal de liberté, d’égalité et de
fraternité, et qui a tant contribué à la culture, à la science et à la

civilisation (…). » Il n’était pas scandaleux de souscrire à de telles
déclarations.

N’empêche que la lettre ouverte signée par Nam Phuong contenait un
certain nombre d’expressions qui allaient très loin : « joug des
impérialistes français », « colonialistes français », « manœuvres
criminelles de quelques militaires anglais ». Autant de mots surprenants
de la part d’une femme de nationalité française dont la famille autant
qu’elle-même devait beaucoup à la France. Une France vers laquelle elle
allait à nouveau se tourner quelques mois plus tard pour fuir le Viêtminh.
L’appel de l’impératrice en faveur de l’indépendance était-il tout
simplement une concession obligée à la propagande du Viêtminh, ou
l’illustration d’une réaction nationaliste qui fut commune à Nam Phuong
et à une grande partie de la population, y compris les catholiques ? Sans
parler du souci de sauver ce qui pouvait l’être, famille et fortune.

Conformément à la tactique classique du « front uni », le Viêtminh,
pour remercier de ce geste l’ex-impératrice, devenue « Mme Vinh Tuy »,
la nomma membre d’un prétendu « Comité de reconstruction33 ».

On peut aussi comprendre l’indignation que provoqua cette déclaration
dans certains milieux attachés à la Cochinchine française ou chez
d’anciens combattants, sensibles au sacrifice de leurs frères d’armes
tombés en combattant le communisme. Le violent pamphlet intitulé Ho-
Chi-Minh, Abd-El-Krim et Cie, publié en 1949 par le commandant Jean
Renaud, ancien officier d’ordonnance d’Albert Sarrault lorsque ce dernier
était gouverneur général de l’Indochine, en sera la parfaite illustration :
« Mais que dire du message officiel de sa femme, l’ex-impératrice Nam
Phuong, qui, le 25 [septembre 1945], prend nettement position contre cet
“impérialisme français” qui a aidé à la faire impératrice ? (…) Ses amis
français et indochinois me disent : “Elle aime la France.” Je suis, par mes
sentiments, porté à le croire. Mais où est-il question de la France
protectrice dans le document34 ? » La signature de cette lettre ouverte de
septembre 1945 restera toujours, chez nombre de coloniaux ou même, tout

simplement, dans l’opinion anticommuniste d’Indochine comme de
métropole, y compris chez de nombreux Vietnamiens, un des griefs
majeurs faits à Nam Phuong. La peur, l’insécurité, la méconnaissance des
faits peuvent expliquer, mais ne sauraient tout excuser.

Toutefois, très vite, les missionnaires, renseignés par leurs ouailles,
allaient être parfaitement au courant de la politique des communistes à
l’encontre des catholiques, de même que Nam Phuong, par voie de
conséquence. En novembre 1945, les Échos missionnaires, publiés par les
Missions étrangères de Paris, écrivaient encore : « Une campagne ultra-
nationaliste a tourné presque toutes les têtes et provoqué ainsi la haine du
nom français. Les missionnaires sont englobés dans cette réprobation, ils
sont devenus suspects aux yeux des patriotes annamites (…). Les prêtres
indigènes, la plupart par peur et timidité, quelques-uns poussés par le
nationalisme, n’ont plus guère de rapports avec leurs évêques et les
missionnaires. De plus le pays se trouve livré à la plus complète anarchie,
il est à la merci des bandes de pirates et de révolutionnaires communistes,
d’où plus de sécurité nulle part35. » Mais en juin 1946, le ton sera déjà tout
différent : « Il paraît de plus en plus avéré que les bandes de Viêtminh sont
composées d’indésirables qui, sous couvert de nationalisme, cachent la
plupart du temps, des visées communistes très avancées. Tant qu’elles ne
s’étaient attaquées qu’aux missionnaires français et espagnols, elles
pouvaient en faire accroire à des Français de France insuffisamment
renseignés sur les événements d’Indochine, mais aujourd’hui le voile est
jeté, car sous n’importe quel prétexte, les Viêtminh arrêtent prêtres et
chrétiens annamites, et ils commencent même à s’en prendre aux évêques
indigènes36. »

Contrairement aux apparences qu’elle s’efforçait de maintenir, Nam
Phuong était tout à la fois triste et extrêmement inquiète. La vie au palais
An Dinh était difficile, tant sur le plan matériel que moral. Tout le
personnel était viêtminh ; chaque jour, le commissaire politique rendait
compte de ses activités à la hiérarchie37. Pas d’argent – tout était bloqué à
la Banque de l’Indochine –, guère de nourriture et la peur de chaque

instant. Néanmoins, pour assister à la messe, Nam Phuong se rendait
quotidiennement à l’église des rédemptoristes québécois qui était toute
proche, ou parfois à la cathédrale de Phu Cam. Les Français étaient
assiégés dans leur quartier, les femmes de militaires emprisonnés par les
Nippons s’étaient réfugiées à la Providence, chez les Pères des Missions
étrangères, tandis que leurs maris croupissaient dans les prisons de la Cité
interdite, quand ils n’y étaient pas torturés, chaque nuit des coups de feu
retentissaient, les manifestations antifrançaises se multipliaient, les
disparitions et les exécutions aussi. Tout cela était parfaitement connu de
Nam Phuong, grâce au réseau catholique avec lequel elle était désormais
en contact lorsqu’elle allait à la messe. Une entrevue toucha beaucoup
l’ex-impératrice, ce fut lorsque Nguyen Tien Lang, son ancien secrétaire
au Palais, vint, amaigri et loqueteux, entre deux policiers, lui demander
quelques sous pour acheter un peu de nourriture. Il avait été arrêté par le
Vietminh, en même temps que Pham Quynh, son beau-père, mais, plus
chanceux que ce dernier, immédiatement exécuté, il n’avait été
qu’emprisonné.

Par ailleurs, la situation était également très tendue à Dalat. Un
collaborateur de la Banque de l’Indochine, H. de Laborie, écrira plus tard :
« Immédiatement après leur coup de force du 9 mars, les Japonais ont fait
évacuer la population française de Dalat, à l’exception de quelques agents
des services publics, et leurs familles. Cette évacuation brutale, en un
temps très court, avec des moyens de transport très insuffisants, n’a pu se
faire qu’avec un minimum de bagages (…). Le 3 octobre 1945, les
Viêtminh qui, depuis un mois, avaient fait plusieurs tentatives
infructueuses pour s’emparer des Français plus ou moins à l’amiable avec
les Japonais, se décidèrent à attaquer par surprise la petite garnison
japonaise (…). Les combats entre Japonais et Viêtminh durèrent plusieurs
jours. Ils furent assez violents : nous avons compté au moins 150 à
200 morts viêtminh. On se battit plus ou moins dans toute la ville, de
maison à maison (…). Pendant la période d’octobre 1945 à février 1946, il
nous a été impossible de circuler en ville et de savoir ce qui s’y
passait38. » À Huế, on était encore moins renseigné, mais on savait que la

situation de la ville était très tendue. Tout cela aussi avait de quoi
inquiéter l’impératrice. Qu’étaient devenus la famille et les amis ?

Lucien Bodard, le célèbre journaliste de France-Soir en Indochine,
rencontra Nam Phuong, à Huế, en cette fin d’année 1945 : « Quasi
prisonnière avec ses cinq enfants dans son petit palais d’An Dinh, à la
lisière du quartier européen, elle avait été surveillée sans répit, plus ou
moins menacée, sous-alimentée. Je m’attendais à une personne marquée
par l’épreuve. Au contraire, l’impératrice m’apparut comme une jeune
femme égale à sa réputation de beauté et de grâce. De ses tribulations, elle
ne me parla presque pas, comme si cela n’avait pas existé ou plutôt ne
comptait pas. Elle était supérieure aux événements39. » Mais derrière ce
portrait tout en apparences se cachait une femme malheureuse et apeurée.
Les affres d’une quasi détention, l’insécurité due aux affrontements
permanents entre les Français et le Vietminh, l’incertitude quant aux
véritables intentions de ce dernier, la solitude et la crainte pour les
enfants : en cette fin de 1945, Nam Phuong vivait les pires heures de son
existence. Des avances lui furent faites pour qu’elle rejoigne son mari à
Hanoi : elle ne le voulut pas. De toute façon, Bao Daï jugea bientôt
préférable d’aller lui-même se réfugier en Chine, à partir de mars 1946.
Nam Phuong était plus seule que jamais, l’exil chinois de Bao Daï risquant
de durcir l’attitude du Vietminh à l’égard de l’un et l’autre des deux
époux.

L’une des rares personnalités à se soucier du sort de l’ex-impératrice
fut le père Louis de la Trinité, c’est-à-dire l’amiral Thierry d’Argenlieu.
Ancien officier de marine, il était entré chez les Carmes en 1920. Mobilisé
pendant la guerre, il avait rejoint le général de Gaulle, à Londres, quelques
jours après l’appel du 18 juin. Le 16 août 1945, le lendemain même de la
capitulation du Japon, le général de Gaulle, on l’a rappelé, l’avait nommé
haut-commissaire de France et commandant en chef pour l’Indochine.
Peut-être le réseau catholique d’Annam l’avait-il alerté. Quoi qu’il en soit,
dans un télégramme du 9 octobre 1945, envoyé en Indochine à partir de
Chandernagor, alors comptoir français en Inde, il écrivait :

« L’impératrice d’Annam et ses enfants sont internés à Huế par les
agitateurs, la reine-mère et les ministres ont envers elle une attitude très
menaçante, elle serait en danger. Il serait à souhaiter, en raison de son
prestige personnel auprès des catholiques indochinois, que des démarches
officielles pressantes soient faites par le Saint-Siège auprès des Chinois
qui sont responsables du maintien de l’ordre en zone Nord, en vue
d’obtenir le transfert de l’impératrice à Saigon40. » Nam Phuong n’eut
probablement pas connaissance de ce télégramme, mais il était significatif
de la circulation de l’information entre les catholiques. L’ex-impératrice
ne sera jamais transférée à Saigon, mais se réfugiera bientôt chez les
missionnaires québécois de Huế, puis chez ceux des Missions étrangères, à
la Providence, avant de rejoindre le camp français.

Aux tracas dus à la tension politique et militaire, s’ajoutaient des
déceptions familiales de plus en plus cruelles. Pham Khac Hoe, désormais
passé au Vietminh et employé au ministère de l’Intérieur du gouvernement
révolutionnaire, mais avec lequel Nam Phuong restait en contact, ne lui
cachait pas les intrigues amoureuses de son époux, à Hanoi. En particulier,
ce dernier avait retrouvé la belle « danseuse » Ly Le Ha, autrefois connue
à Saigon41. Comment Nam Phuong, moralement si affectée par la situation
générale, aurait-elle pu n’en être pas touchée ? Une scène rapportée par
Pham Khac Hoe lui-même l’illustre suffisamment. À l’occasion d’un
retour à Huế, Nam Phuong insista pour qu’il lui parle de cette liaison de
Bao Daï : « Je veux que vous me disiez la vérité sur les relations
amoureuses de Vinh Thụy [Bao Daï] avec Ly Le Ha. » Pham Khac Hoe se
contenta de répondre qu’il ne la connaissait pas personnellement, mais
qu’on disait qu’elle était belle et de mœurs légères ; il n’en savait pas plus.
Visiblement, l’impératrice, qui faisait encore confiance à son époux, qui le
respectait, l’aidait – elle lui envoyait de l’argent – était très affectée42.
Pire encore, Bao Daï entretenait également des relations amoureuses avec
une autre femme, Mong Diep. Elle vint à Huế en 1946, se présenta à Tu
Cung, la reine-mère, comme étant la « seconde épouse » de l’ex-empereur.
Tu Cung en fut ravie, elle qui avait toujours regretté la monogamie
officielle de Bao Daï. Elle l’accueillit avec plaisir et exigea de l’installer,

elle aussi, au palais An Dinh. C’en était trop. Nam Phuong, qui avait
stoïquement enduré maints affronts, notamment celui de l’affaire Le thi
Phi Anh en 1943-1944, eut du mal à accepter celui-ci. Elle quitta
finalement le Palais, avec ses enfants.

Comble de malheur, ce fut cette même année 1946 que Nam Phuong
perdit son oncle Denis Le Phat An : il avait 78 ans. Elle en fut
probablement très touchée. Cet oncle était celui qui s’était le plus occupé
d’elle dans sa jeunesse et dont elle était très proche. L’empereur lui avait
accordé le titre de comte d’An Dinh. Tout cela était bien dérisoire
aujourd’hui. Dans la situation dans laquelle se trouvait l’ex-impératrice,
que pouvait-elle faire ? Son oncle fut enterré à Saigon, dans l’église de
Hanh Thong Tay qu’il avait fait construire, auprès de son épouse, décédée
en 1932 : son gisant s’y trouve toujours.

IX

« Sauver la situation »

Au cours de l’année 1946, le contexte indochinois se modifia
sensiblement. En Cochinchine, l’armée française avait remplacé les
troupes anglaises venues, les premières, désarmer les Nippons ; avec
l’amiral d’Argenlieu à sa tête, l’administration coloniale se remettait en
place. Mais c’était au Tonkin qu’avaient eu lieu les changements les plus
considérables. Après la démission du général de Gaulle, en janvier 1946,
le nouveau chef du gouvernement, Félix Gouin, sous la pression des
communistes et des socialistes, avait confié à Jean Sainteny la mission de
négocier avec le Viêtminh. Cette négociation avait abouti aux accords
franco-viêtminh du 6 mars 1946, qui reconnaissaient « la République du
Vietnam comme un État libre ayant son gouvernement, son parlement, son
armée et ses finances ». La gauche pensa avoir « gagné la paix »,
considérant cette « République du Vietnam » comme étant la « République
démocratique du Vietnam » d’Hô Chi Minh, la droite considérant qu’il
s’agissait d’une future république à mettre en place à la suite d’élections
libres. L’accord n’avait pu être conclu qu’en raison de cette ambiguïté et,
comme tout accord ambigu, il ne devait jamais être appliqué, sauf pour sa
clause militaire qui prévoyait le retour de l’armée française au Tonkin :
Leclerc et ses troupes firent leur entrée à Hanoi le 18 mars suivant, mais à
Saigon, l’amiral d’Argenlieu dénonça immédiatement cet accord, un
« Munich indochinois ». Dans le même temps, à Huế, en mars également,
une colonne militaire française, commandée par le lieutenant-colonel de

Crèvecœur, desserrait l’étau dans lequel se trouvait prise la communauté
européenne et redonnait espoir à tous, y compris à Nam Phuong.

Malgré les bouleversements qu’avait connus le pays, Nam Phuong
n’avait nullement perdu de vue son objectif : plus que jamais, il fallait
« sauver la situation ». Comme dans toutes les situations graves qu’elle
eut à affronter, l’impératrice se retourna vers les catholiques. À l’échelle
de Huế, ils pouvaient constituer une force non négligeable, venant en
appoint des militaires du lieutenant-colonel de Crèvecœur. Par ailleurs,
une grande partie de la famille impériale n’avait pas apprécié la
précipitation avec laquelle Bao Daï avait abdiqué, et lui en tenait d’autant
plus rigueur qu’il n’avait consulté personne et s’était engagé dans une
collaboration insensée avec le gouvernement révolutionnaire dont on
voyait bien, maintenant, qu’il était dominé par les communistes. Dès lors,
le Conseil de la famille impériale accepterait peut-être de proclamer
empereur le prince Bao Long, sa mère devenant régente. Des idées un peu
désordonnées, mais qui, finalement, sans l’avouer, constituaient les
prémices d’une contre-révolution.

Parmi les personnalités qui animaient le « parti » catholique, se
trouvait Tran Van Ly. Né en 1901, il avait été gouverneur de Dalat de 1926
à 1935, puis était entré dans l’administration du Palais impérial.
Catholique, il avait été proche des nationalistes projaponais, dans
l’entourage du prince Cuong De, et celui de Ngo Dinh Diem, ministre de
l’empereur. Il avait d’ailleurs été arrêté par la police française en 1944.
Son épouse était devenue amie de Nam Phuong. Arrêté par le Vietminh en
1945, il fut une nouvelle fois relâché, car il entretenait de bonnes relations
avec Mgr Thaddée Le Huu Tu, « conseiller religieux » assez trouble d’Hô
Chí Minh. En dépit de ce parcours et de ces amitiés pour le moins
diverses, il n’en était pas moins, en cette année 1946, l’un des leaders en
vue des monarchistes catholiques, bien introduit dans tous les milieux
politiques. Si les catholiques bougeaient, Tran Van Ly serait forcément au
cœur du dispositif.

Durant tout l’été 1946, des journaux français et étrangers, et même la
radio du Viêtminh, évoquèrent plus ou moins clairement des contacts entre
les responsables français et l’ex-impératrice à propos d’une possible
restauration monarchique, le prince Bao Long succédant à son père, ou
encore une nouvelle abdication de Bao Daï, la première, au profit du
Viêtminh, n’étant pas valable car obtenue sous la menace. Les choses
allèrent assez loin. Depuis le mois de mai avait été constituée une
Fédération catholique du Sud. Puis en août, Tran Van Ly élargit le
mouvement en organisant une Fédération catholique du Vietnam qui tint
sa réunion inaugurale sous sa présidence1. De son côté, l’impératrice
accepta de devenir « conseillère suprême » de cette Fédération catholique
pour la région centrale, c’est-à-dire celle de Huế. De membre du « Comité
de reconstruction » viêtminh en 1945, Nam Phuong était ainsi devenue
« conseillère suprême » chez les catholiques en 1946. Ce n’était pas tout à
fait la même chose. Et ce fut vers cette époque qu’apparut, avec les
encouragements de Mgr Drapier, une revue intitulée Lien Doan Cong Giao
Viet Nam (Alliance catholique du Vietnam), assez critique à l’égard de la
République démocratique2. Tout cela ne pouvait que déplaire aux autorités
communistes locales.

Enfin, le 15 août 1946 – anniversaire de la capitulation nippone, mais
aussi fête de l’Assomption – l’ex-impératrice se trouva présider une
réunion, évidemment secrète, qui aborda cette question d’une possible
restauration monarchique et d’une régence. Les renseignements militaires
français en donneront le compte-rendu suivant : « Le parti monarchiste,
essentiellement catholique, a trouvé une unité d’action qui pourrait en
faire, dans les jours à venir, un vrai parti d’opposition au Viêtminh. Ce
parti veut la réunion des trois Ky [Annam, Tonkin et Cochinchine] sous
une même couronne ; Bao Daï, malgré tous les inconvénients qu’il
représente, a été préféré à une régence. Une réunion catholique a eu lieu à
Huế, le 15 août. Elle groupait trois représentants par Ky et était présidée
par l’impératrice elle-même. Cela marque une étape ou plutôt un départ de
ce parti catholique qui jusqu’alors a vécu sous la terreur de l’oppression
viêtminh (…). Si ce parti dont les pas sont hésitants est décapité, il

laissera le seul Viêtminh au pouvoir. Or, il est susceptible de représenter
une opposition qui pourrait être suivie et au besoin contrôlée par le
commandement français3. »

Nam Phuong avait-elle joué un rôle actif dans la réunion de ces
représentants, ou bien ne fit-elle que se prêter aux souhaits de quelques
personnalités, comme Tran Van Ly, voulant donner du lustre à la
conférence ? On ne sait. Certaines personnes ayant fréquenté de très près
l’impératrice n’hésitent pas à en brosser un portrait de femme politique
volontaire, et pas seulement de personnalité catholique pieuse. Par
exemple, Pham Khac Hoe, l’ancien chef de cabinet de Bao Daï, dont on a
rappelé le rôle de premier plan lors des événements de 1945, passé au
Viêtminh, mais auquel l’impératrice avait longtemps fait confiance,
n’hésitera pas à dépeindre cette dernière comme « secrète, calme,
réfléchissant beaucoup, aimant la lecture, peu intéressée par les
réjouissances », tous traits de caractère qui semblent bien, en effet,
correspondre à sa personnalité, mais aussi, ajoutera-t-il, « aimant le
pouvoir et pleine d’ambition en politique4 ». Était-ce exagéré ? Ce n’est
pas sûr.

Il n’était donc plus question du prince Bao Long ni de régence, mais
enfin l’ex-impératrice était devenue, sinon l’organisatrice, du moins l’âme
d’une tentative des catholiques de « sauver la situation ». En fait, le projet
tourna court, mais Nam Phuong n’en tenait pas moins à son idée d’un
rétablissement de la monarchie avec son fils comme empereur et le
soutien des catholiques. On aura l’occasion de le constater, huit ans plus
tard, lors de l’ascension de Jean-Baptiste Ngo Dinh Diem vers le pouvoir.
Était-ce une façon d’oblitérer le comportement assez peu digne de son
époux, tant sur le plan politique général que sur le plan familial ? Quoi
qu’il en soit, on le constatait dans ces moments difficiles, l’impératrice
pouvait également être une femme politique.

En l’occurrence, d’ailleurs, la démarche de Nam Phuong n’avait guère
été différente de celle de nombreux autres nationalistes. Après s’être laissé

impressionner par le discours nationaliste du Viêtminh, elle avait compris,
comme bien d’autres, sa nature fondamentalement communiste et
cherchait désormais à s’en démarquer. Encore que prudemment, car Bao
Daï était toujours, du moins officiellement, et aussi extravagant que cela
puisse paraître, « conseiller suprême » du gouvernement révolutionnaire.
La situation demeurait extrêmement confuse. Nombre de familles étaient
politiquement divisées, les uns attirés par le Viêtminh, les autres s’y
opposant fondamentalement. C’était d’ailleurs le cas de la famille
maternelle de Nam Phuong : un de ses cousins, Jean Le Phat Tan, le fils de
Nicolas, était passé au Viêtminh. Restée en contact avec la famille,
l’impératrice était parfaitement au courant de ces déchirements. Elle sera
d’ailleurs amenée, quelques années plus tard, à le sortir d’une très
mauvaise affaire et à lui sauver la vie5.

En cet été 1946, Nam Phuong se sentait de plus en plus seule et lasse.
Les nouvelles de la famille – en particulier de sa sœur – et des proches
étaient devenues extrêmement rares. Pourtant, elle reçut une lettre de deux
amies de vieille date, Hélène et Annick Sogny, deux des filles de Léon
Sogny, l’ancien directeur de la Sûreté en Annam, mais c’était pour lui dire
adieu avant leur départ pour la France. L’impératrice leur répondit le
24 août 1946 : on percevait dans sa réponse toute son amertume. Depuis
des années, Bao Daï et Nam Phuong étaient très amis des Sogny, tant
parents qu’enfants. Léon Sogny, le père, était arrivé en Indochine vers
1900 comme sous-officier de la Coloniale, puis était entré dans la Garde
indigène. Il avait fait presque toute sa carrière en Annam, y ayant été
nommé comme chef de la Sûreté en 1918, fonction qu’il avait exercée
jusqu’à sa retraite, en 1941, puis avait été nommé conseiller politique du
haut-commissaire en 19456. Ami du père Cadière et l’un des fondateurs
des Amis du Vieux Huế, il connaissait parfaitement le pays, parlait et
écrivait le vietnamien ; il avait été le témoin privilégié de toute la vie
politique de la colonie depuis la Première Guerre mondiale. Toute sa vie,
il avait œuvré pour le rapprochement entre Annamites et Français et pour
de bonnes relations entre la Cour et le Protectorat. En 1939, l’empereur
Bao Daï l’avait élevé à la dignité de baron d’An Binh, type de distinction

généralement réservé aux seuls dignitaires annamites. Nam Phuong aimait
beaucoup ses trois filles, Yvette, Hélène et Annick. Voici qu’en ce mois
d’août 1946, les deux dernières regagnaient la métropole. En répondant à
leur lettre, l’impératrice leur faisait part de sa « grande solitude », de sa
« lassitude », de son « dégoût de n’avoir pu encore reprendre sa liberté ».
Et elle achevait sur une phrase quelque peu alambiquée, mais qui en disait
long sur sa position politique : « Volontairement, je ne quitte pas mon
poste, pour que celui qui s’en va ne secoue pas entièrement la poussière de
son sol natal. » Bao Daï n’étant plus à Huế, capitale de l’Annam, c’était à
elle, estimait-elle, d’y maintenir une présence impériale. Preuve de
l’espoir qui était encore le sien. D’ailleurs, comme elle l’écrivait aux deux
sœurs Sogny, son plus grand souhait était de les revoir un jour dans un
« Annam ressuscité et rajeuni7 ».

Dans l’immédiat, Nam Phuong se sentait de moins en moins en
sécurité dans le palais An Dinh ; il était d’autant plus difficile d’y vivre
que ses relations avec la reine-mère étaient tendues, cette dernière
paraissant jouer le Viêtminh contre sa belle-fille. Et puis, il était évident
qu’on allait vers une guerre sans merci. Le 23 novembre 1946, la marine
française avait lourdement bombardé Haiphong, faisant des milliers de
morts. L’heure n’était plus aux négociations avec le Viêtminh, il fallait
partir. Nam Phuong fut avertie de ce déclenchement imminent des
hostilités.

Mais où aller ? Le choix n’était qu’entre le Viêtminh et la France. Or
le premier était désormais exclu et le second posait un problème.
Rejoindre les Français revenait à se couper des nationalistes et
compromettre l’avenir dynastique du prince héritier. Cela, Nam Phuong ne
pouvait l’accepter. Une solution intermédiaire fut trouvée. Les
rédemptoristes québécois8 chez lesquels l’ex-impératrice allait
régulièrement à la messe, tout près du palais An Dinh, furent sondés. Ils
abritaient déjà maintes familles françaises. Évidemment, en accueillant
l’ex-impératrice, le prince héritier et ses frère et sœurs, ils prendraient un
grand risque face au Vietminh, mettraient peut-être en péril la vie des
autres réfugiés qu’ils logeaient. Néanmoins, ils acceptèrent. Nam Phuong

fut soulagée : un refuge chez les Canadiens francophones était moins
voyant que chez les Français. Une fois encore, la reine-mère s’opposa à
cette fuite « à l’étranger », qui plus est, chez des missionnaires
catholiques. En vain.

Dans la nuit du 8 au 9 décembre 1946, ce fut tout d’abord le prince
Bao Long qui y fut envoyé. L’opération était risquée car les gardes
viêtminh auraient pu tirer. Il n’en fut rien. Puis Nam Phuong et ses quatre
autres enfants suivirent. La famille avait le sentiment d’être en lieu plus
sûr, encore que ses nouveaux « gardes » n’étaient, à tout bien penser, que
de simples religieux non armés. Mais en milieu catholique, elle se sentait
mieux.

Il était temps. Dès la nuit suivante, le conflit éclatait entre troupes
françaises et vietminh, d’abord à Hanoi, puis à Huế. Dans la capitale
impériale, les Français étaient retranchés à l’hôtel Morin et à la
Providence, le Viêtminh dans la Cité impériale et dans le palais An Dinh
où se trouvaient encore Nam Phuong et ses enfants quelques heures plus
tôt. Le monastère des rédemptoristes était entre les deux, c’est-à-dire au
cœur de la guerre. L’affrontement, extrêmement violent, fit des centaines
de morts du côté du Vietminh, très mal armé. Un second assaut vietminh
eut lieu le 20 janvier 1947, lui aussi très meurtrier, mais les Français
réussirent à le repousser. Désormais, la ville de Huế, pendant des mois,
allait vivre une véritable guerre de positions.

Bientôt circulèrent des bruits selon lesquels le Vietminh songeait à
s’emparer de la famille impériale ; les Pères n’auraient rien pu faire. Nam
Phuong, toujours inquiète pour les siens et surtout pour le prince héritier,
prit le parti de renoncer à leur refuge neutre et d’accepter la protection que
les Français lui proposaient, à l’intérieur de leurs lignes. Ce qu’elle avait
voulu éviter à la fin de 1946, elle y était contrainte en ce début 1947. Le
transfert entre le couvent des rédemptoristes et la zone française, c’est-à-
dire, dans un premier temps, la Providence des Missions étrangères, était
tout aussi périlleux que celui entre le palais An Dinh et les rédemptoristes,

bien que les deux établissements fussent très proches l’un de l’autre, dans
la même rue Khai Dinh. Une fois encore, tout se passa bien, la famille se
retrouva réunie, saine et sauve, à la Providence. Mais ce n’était qu’une
étape, car il ne pouvait être question de mettre en péril l’établissement des
Missions étrangères de Paris en s’y installant durablement. D’ailleurs, on
peut remarquer que l’organe de ces dernières, les Échos missionnaires, se
faisait discret depuis longtemps, en fait depuis 1942, quant aux activités
de l’impératrice, alors qu’autrefois, le Bulletin des Missions étrangères les
commentait si souvent : double souci de ne pas compromettre
l’impératrice en ces temps politiquement difficiles, mais aussi de ne pas
accroître l’insécurité dans laquelle se trouvaient les Missions elles-
mêmes.

Les militaires français, quant à eux, avaient décidé, pour assurer la
sécurité de l’impératrice, de la loger désormais au siège local de la Banque
de l’Indochine à Huế, et plus précisément dans la salle des coffres de la
banque, au sous-sol, au moins la nuit et lors des bombardements. C’était
en février 1947. Depuis deux ans, la banque était fortement désorganisée.
Dans un rapport de janvier 1946, le directeur, G. Fafart, écrivait : « Les
tragiques événements du 9 mars [1945] nous ont totalement surpris car
aucune des autorités civiles (Résidence supérieure, Résidence-Mairie,
Garde indochinoise…) avec lesquelles nous étions en contact depuis le
début de l’année pour étudier certaines mesures de protection, ne nous a
alertés dans la journée du 9 mars9. » L’occupation de la banque par les
Nippons s’était prolongée jusqu’au 26 novembre. Puis ce furent les
incidents avec le Viêtminh qui dégénérèrent en un véritable conflit de
grande ampleur. L’insécurité était devenue totale. C’est dire que la
banque, désertée par son personnel annamite, était elle aussi dans une
situation périlleuse. Toutefois, elle accueillit sans réticence la famille
impériale, laquelle y trouva momentanément réconfort et une sécurité
relative. Cela dura jusqu’à l’arrivée d’une colonne française de secours ; le
Vietminh fut alors contraint de se retirer, le siège de Huế était terminé. La
famille pouvait enfin sortir de la capitale impériale, défigurée par les
bombardements et les combats de rue ; la Cité impériale avait été en partie

incendiée. Ces semaines avaient été fort éprouvantes, mais l’ex-
impératrice gardera toujours un excellent souvenir de l’accueil qu’elle et
sa famille avaient trouvé auprès du directeur de la banque, M. Fafard. Plus
tard, en France, elle lui confiera d’ailleurs, pendant un temps, la gestion de
ses biens.

Après tant d’événements tragiques, l’attitude de l’impératrice à
l’égard du Viêtminh n’était évidemment plus la même. Maintenant, on
savait et elle avait vu. Mais restait la misère du peuple, à laquelle elle était
infiniment sensible. À un agent du contre-espionnage français, ne
déclarait-elle pas, à cette époque : « Mes sacrifices ne sont rien à côté des
misères actuelles du peuple10. » Désormais en sécurité, ne craignant plus
directement d’éventuelles menaces de la part du Viêtminh, une telle
déclaration ne pouvait être considérée comme de la langue de bois
destinée à plaire : c’était bien la traduction de ce que ressentait
profondément l’impératrice. Dans le même temps, elle s’inquiétait
énormément du sort de plusieurs de ses amis, disparus ou incarcérés par le
Viêtminh. C’était le cas, notamment, du père Léon Cadière11, son ami
depuis des années, qui l’avait mariée, et qui était interné par le Viêtminh,
à Vinh, depuis décembre 1946 : il ne sera libéré que six ans plus tard, en
juin 1953.

Tous ces mois d’anxiété, de privations, de souffrance morale de Nam
Phuong n’auront droit qu’à sept lignes assez plates et indifférentes dans
les mémoires de l’empereur : « Dans les premiers jours de février [1947],
Giao revient. Il m’apporte des nouvelles de ma famille qui a trouvé refuge
chez les missionnaires canadiens de Huế. La capitale impériale a traversé,
elle aussi, des heures terribles. Pendant un mois et demi, la garnison
française ayant été encerclée dès le premier soir, elle a vécu depuis le
19 décembre, à l’heure des Tu-Ve. L’impératrice et nos enfants ont quitté
le palais pour éviter d’être pris en otages12. »

Le 12 avril 1947, l’armée française prit en charge Nam Phuong et ses
enfants, les escorta jusqu’à Tourane ; de là, un avion militaire les
transporta à Dalat, où, dans la villa familiale, ils retrouvèrent le reste de la

parentèle. L’impératrice était surtout heureuse de revoir sa mère, alors fort
malade et, de temps à autres, hospitalisée13. Ils y séjournèrent quatre
mois14. L’ambiance était désormais tout à fait différente. La presse,
soulignant le prestige moral dont jouissait l’impératrice, évoquait parfois
les contacts qu’elle entretenait, pensait-on, avec les milieux favorables à
une restauration monarchique15. Cette même presse relevait que la grand-
mère maternelle du prince Bao Long s’efforçait, elle aussi, de maintenir
« une atmosphère d’active sympathie » autour du prince héritier, son petit-
fils16. Selon un rapport de la Sûreté, daté de juin 1947, l’impératrice, à
cette époque, aurait même demandé à Ngo Dinh Diem de contacter
Mme Tchang Kaï-chek, épouse du président chinois, pour que cette
dernière utilise ses bonnes relations avec les Américains et, en tant que
présidente de la Ligue des femmes asiatiques, obtienne de Truman qu’il
intervienne en sa faveur, celle de son fils et celle de son mari17. Si le
renseignement était fondé, il traduirait combien on était loin de l’appel à
l’opinion publique internationale lancé en novembre 1945 par
l’impératrice en faveur de la paix souhaitée par le Viêtminh.

C’est à propos de cette période, 1947-1948, que Jacques Chancel, le
futur célèbre journaliste des émissions Radioscopie et Le Grand
Échiquier, alors militaire en Indochine, où il fut gravement blessé, évoque
la famille Bazé qui l’hébergea un temps et chez laquelle il aurait eu
l’occasion de rencontrer l’impératrice Nam Phuon18. Récit
invraisemblable, car lorsque Jacques Chancel arriva en Indochine, en
1948, l’impératrice était déjà en exil à Cannes. Peut-être, en revanche,
cette réflexion de Bao Daï à William Bazé que rapporte Jacques Chancel,
est-elle véridique : « Je ne me fais aucune illusion, je ne suis qu’un jouet
entre les mains et les intérêts de Paris. Je peux être assassiné cette nuit, on
ne s’en rendra même pas compte. Je n’existe pas. Vous êtes, William,
l’ami fidèle ; s’il devait m’arriver malheur, vous auriez à consoler Nam
Phuong et les enfants. »

Reste que l’empereur et l’impératrice fréquentaient les Bazé. William
Bazé, Eurasien, était né à Saigon en 1889 ; son père était riziculteur.

Intelligent, travailleur, il avait réussi à créer d’immenses plantations dans
les régions de Bien-Hoa, Baria et Tayninh, vers la frontière cambodgienne.
Il avait épousé Yvonne de Miribel, fille de l’ancien résident supérieur de
France au Tonkin, la sœur d’Élisabeth de Miribel qui, le 18 juin 1940,
avait tapé à la machine l’« Appel » du général de Gaulle. Tous deux, sans
enfants, avaient commencé, au début des années 1920, à s’occuper de
l’enfance malheureuse d’Indochine, en particulier des enfants eurasiens
abandonnés, une œuvre à laquelle ils consacrèrent toute leur vie – ils
adoptèrent quatorze enfants. En 1938, ils avaient créé une Fédération des
œuvres de l’enfance française d’Indochine, la célèbre FOEFI. Pendant
l’occupation nippone, William Bazé était passé à la Résistance gaulliste,
avait été arrêté et torturé par les Nippons, puis libéré, s’était rétabli et
engagé, âgé de 56 ans, dans le corps expéditionnaire du général Leclerc.
Un couple que chacun s’accordait à qualifier d’extraordinaire de bonté19.

Comment l’impératrice n’aurait-elle pas connu les Bazé, elle qui
s’intéressait si sincèrement aux œuvres sociales, en particulier celles qui
s’occupaient des enfants ? Les Bazé furent de ses amis, d’autant que Bao
Daï respectait beaucoup les connaissances de William Bazé en matière de
chasse – il était excellent pisteur – et adorait chasser avec lui20. De plus,
parmi les fondateurs de la FOEFI se trouvaient également Marguerite
Graffeuil, l’épouse du résident supérieur en Annam, très proche amie de
l’impératrice, qui après la mort de son mari consacrera tout le reste de sa
vie à cette œuvre en faveur de l’enfance. Et pourtant, l’impératrice n’était
sûrement pas d’accord avec William Bazé, le fondateur de l’Union pour la
défense de l’œuvre française en Indochine (UDOFI), en juillet 1946, qui
avait poussé l’amiral Thierry d’Argenlieu à la création de la République
de Cochinchine et s’opposait à toute réunification de la Cochinchine au
sein du Vietnam. Mais en parlaient-ils quand ils se rencontraient ?

Cette question du statut de la Cochinchine était, en effet, l’une des
principales pierres d’achoppement de tout règlement politique du
problème indochinois. Territoire français et non protectorat, comme
l’Annam et le Tonkin, la Cochinchine avait une spécificité géographique,

historique, démographique, économique qui justifiait amplement un statut
distinct et qui avait donné naissance à un courant autonomiste encouragé
par les principaux colons français de la région. Aussi, l’amiral Thierry
d’Argenlieu était-il soucieux de maintenir la Cochinchine à l’écart des
accords Sainteny-Hô Chi Minh du 6 mars 1946 qu’il jugeait, non sans
raison, faire le jeu des communistes. C’est ce qui l’avait amené, le 1er juin
1946, à faire proclamer une République autonome de Cochinchine. À la
même date, une conférence avait été prévue à Fontainebleau, entre la
France et le Viêtminh, pour mettre en œuvre les accords du 6 mars.
Effectivement, elle s’était ouverte le 22 juin, mais avait échoué du fait de
cette proclamation, le Viêtminh, mais aussi de nombreux nationalistes de
droite, faisant de l’unité, c’est-à-dire de la réunification du Vietnam, une
condition sine qua non à tout accord politique sur le statut du pays. En
dépit d’un modus vivendi signé à l’issue de la conférence, le 14 septembre
1946, Hô Chi Minh avait repris aussitôt le maquis. À la suite de cet échec
des négociations, le conflit avec le Viêtminh avait redoublé, notamment
marqué, on l’a rappelé, par le bombardement du port de Haiphong, le
23 novembre 1946.

L’unité du Vietnam, d’ailleurs, était également une revendication
essentielle de Bao Daï. Et c’était aussi la position de Nam Phuong,
d’accord sur ce point avec le Viêtminh et la majorité des mouvements
nationalistes non communistes. Là était la raison principale de son
désaccord, et même de son inimitié avec l’amiral d’Argenlieu21, cela ne
l’empêchait pas, néanmoins, d’entretenir, comme l’empereur,
d’excellentes relations avec les Bazé, pourtant favorables à la politique de
l’amiral.

À la suite de l’échec de la Conférence de Fontainebleau, les partis,
organisations, personnalités, à la fin de 1946 et durant toute l’année 1947,
s’agitèrent en pourparlers divers, tant au Vietnam qu’en France, de façon à
trouver une solution politique au conflit qui s’aggravait. Le journal anglais
Continental Daily Mail du 25 juillet 1947 écrivait : « Des hommes
politiques français sont venus rendre visite à l’ex-impératrice Nam

Phuong pour lui proposer de rétablir son fils âgé de 13 ans [en fait, 11 ans]
sur le trône. L’ex-impératrice ne répondit rien et, tandis que les Français
se désaltéraient, elle s’installa au piano et joua l’hymne national
vietnamien (…)22. »

Pour l’heure, tous ces plans plus ou moins élaborés restèrent à l’état de
projets, mais on les verra resurgir quelques années plus tard : les idées de
l’impératrice sur cette question auront beaucoup évolué. Pourtant, on le
sentait bien, tandis que la guerre s’envenimait en Indochine, l’actualité
internationale en Asie, de son côté, offrait des exemples inverses qui
donnaient forcément à réfléchir à des esprits épris de paix et de
coopération, mais aussi d’indépendance, comme celui de Nam Phuong.
Les États-Unis avaient accordé une relative indépendance aux Philippines.
Inde, Pakistan, Ceylan avaient obtenu leur indépendance, tout en
demeurant liés à la Grande-Bretagne par une relation souple au sein du
Commonwealth. Les Indes néerlandaises évoluaient dans le même sens.
Autant d’enseignements sur ce que pourraient être le futur Vietnam et ses
relations avec la France.

Dans l’immédiat, pour Nam Phuong, son séjour à Dalat ne fut qu’une
escale pour revoir les siens, avant le grand départ. Puisqu’elle avait
basculé dans le camp français, autant aller jusqu’au bout. C’était décidé,
elle partirait pour la France, avec l’espoir de revenir un jour au Vietnam23.

De Dalat, Nam Phuong, le 1er septembre 1947, s’envola, toujours avec
ses enfants, vers Saigon, puis Hong Kong, pour y retrouver Bao Daï, qui
s’y était réfugié afin de prendre ses distances à l’égard du Viêtminh.
Depuis des mois, ce dernier donnait l’impression d’avoir totalement
oublié son épouse, papillonnant de maîtresse en maîtresse, Ly Le Ha,
Mong Diep, et puis maintenant une certaine Jenny Wong, laquelle sera
d’ailleurs enceinte de l’empereur l’année suivante24. Nam Phuong, au
contraire, estimait avoir encore des obligations à l’égard de son époux,
tout volage qu’il fût. Ils se retrouvèrent donc à Hong Kong. L’ambiance
fut probablement un mélange de déception et de rancœur. La véritable
cassure du couple date-t-elle de cette période ? « À Hong Kong, elle

[l’impératrice] a eu le sentiment que son mari avait changé et qu’il s’était
éloigné, écrira sa nièce. Peut-être s’était-elle demandé ce qu’il restait du
grand projet du temps de leur mariage : construire ensemble un nouveau
Vietnam moderne, une utopie, un rêve, une illusion ? A-t-elle douté d’elle-
même ? De son mari ? Peut-être s’est-elle sentie écrasée par un sentiment
d’impuissance et d’inutilité, en se disant qu’elle ne pouvait plus rien pour
son pays25 ? » On comprend bien ce sentiment d’échec, mais n’était-il pas
antérieur ? Vers 1944-1945 par exemple, après la naissance de son dernier
enfant ?

Quoi qu’il en soit, à cette époque, l’empereur était toujours au centre
de négociations politiques diverses avec les représentants des
innombrables tendances et factions qui composaient la scène politique
vietnamienne. Ainsi, le 9 septembre, il reçut dans la colonie britannique
une délégation de vingt-quatre personnalités représentant divers
mouvements et partis des « Trois Ky » (Tonkin, Annam et Cochinchine),
alors qu’était envisagée la constitution d’une ligue nationaliste. C’était
vraiment une « réunion entre hommes ». Or on peut remarquer que Nam
Phuong était présente, au moins sur la photographie qui concrétisait cette
rencontre et l’unanimité des intentions politiques des participants26.
Difficile de dire si elle était une référence commune à tous, mais le fait est
que Bao Daï avait jugé préférable de l’y faire figurer. Si lui-même était
loin de faire l’unanimité, l’impératrice, en revanche, jouissait d’une aura
politique certaine dans de très nombreux milieux. Il serait erroné de la
réduire à ses bonnes œuvres : elle comptait, sur l’échiquier politique
indochinois.

Bao Daï et Nam Phuong avec les délégués des trois Ky. Hong Kong,
9 septembre 1947.
Association des Amis du Vieux Huế

Hong Kong, toutefois, ne fut pour Nam Phuong qu’une escale sur la
route de l’exil. De Hong Kong, toute la famille s’envola bientôt, le
25 octobre, pour la métropole ; Bao Daï, quant à lui, partit un peu plus tard
pour Londres, puis de là, pour Genève, et enfin pour Cannes, à la mi-
janvier 1948 : c’est alors qu’il retrouva enfin son épouse et ses enfants.

Pour Bao Daï, la page vietnamienne n’était pas encore tournée. Elle
l’était pour Nam Phuong, qui ne reviendra plus jamais en Annam. Restait
Bao Long, pour lequel Nam Phuong espérait toujours qu’elle ne l’était pas
définitivement.

Comment Nam Phuong a-t-elle vécu ce départ pour l’exil ? Ce fut
forcément un déchirement de quitter la Cochinchine de sa jeunesse et

l’Annam de ses années heureuses. Mais ce déchirement ne fut-il pas aussi
mêlé d’un certain sentiment de culpabilité ? Car ce départ était aussi une
fuite devant le danger, même si la protection de ses enfants pouvait
l’expliquer. Nam Phuong avait beaucoup lu et peut-être connaissait-elle
l’histoire de cette autre impératrice très chrétienne qu’avait été Théodora,
qui elle aussi avait vécu une fin d’empire, un millénaire et demi plus tôt.
On n’oserait comparer la vie de Nam Phuong et celle de Théodora,
également fort belle et fort pieuse, mais dont la jeunesse fut des plus
légères. Toutefois, lorsque barbares et séditieux s’étaient alliés, en 532,
pour exiger la destitution de son époux, l’empereur Justinien, c’est elle qui
l’avait empêché de fuir et s’était fait, pour elle-même, un devoir de
demeurer et de résister : « Quand les affaires sont dans un état de crise, il
n’est permis à personne de se taire. Pour moi, je suis opposée à toute
retraite, même quand la vie serait sauve. » Et Guy Gauthier, auteur d’une
biographie de Justinien, de conclure : « C’est elle qui, en 532, sauva le
trône et permit ainsi à son mari d’entrer dans l’Histoire27. » Nam Phuong
ne sera donc pas Théodora.

« Être près de mon peuple comme sainte Clotilde », l’exacte
contemporaine de Théodora : c’était pourtant le vœu pieux de Nam
Phuong en 1936. Et voilà qu’elle abandonnait Huế pour Cannes, le vieil
Empire d’Annam pour la légère et futile Riviera française. Nam Phuong ne
sera pas non plus sainte Clotilde.

X

Exil doré à Cannes

Après deux ans et demi de cauchemar passés à Huế, durant la courte
période de domination nippone, postérieure au Coup du 9 mars 1945, et
surtout durant les terribles moments du siège de la capitale impériale par
le Viêtminh, en 1946-1947, se retrouver à Cannes relevait du miracle.
Finis les bombardements, les disparitions, les assassinats, les trahisons, les
incertitudes du lendemain. Toute la famille était enfin réunie, enfants et
mari, et cela dans le cadre enchanteur du château Thorenc, à peine entrevu
lors des trois mois de séjour de 1939, parfois aussi dans le futur
appartement de Nam Phuong à Neuilly.

Toutefois, en Indochine, la situation militaire restait très chaotique.
Certes, les forces françaises reprenaient progressivement le contrôle du
delta du Tonkin, mais, par exemple, en Cochinchine, en mars, un convoi
allant de Dalat à Saigon – deux villes éminemment chères à
l’impératrice – tombait dans une embuscade qui fit 150 morts. Et, à partir
de l’été 1948, commencèrent à apparaître de grandes unités viêtminh.
Bonnes et surtout mauvaises nouvelles se succédaient sans cesse. Sur le
plan politique, Paris repoussait désormais toute idée de négociation avec
le Viêtminh, ce qui signifiait clairement que l’on n’envisageait pas d’autre
mode de règlement que celui des armes. Les événements que Nam Phuong
avait vécus à Huế l’année précédente n’étaient nullement des heurts
sporadiques, mais bien le début d’une vraie guerre.

D’ailleurs, à Cannes, en 1948, l’ambiance n’était pas extraordinaire.
Ce fut une année sans Festival : c’était tout dire. Il fallut se contenter du

Festival du mimosa. L’ambiance n’était pas seulement maussade à
Cannes, mais bien dans toute la France. Le pays traversait une grave crise
financière. Les gouvernements successifs – on en connut trois dans le seul
mois de septembre 1948 – ne parvenaient pas à s’entendre, ni sur les
finances, ni sur l’Indochine. Des grèves éclatèrent dans les mines, qui
furent si violentes qu’il fallut faire appel à l’armée. Depuis que le Parti
communiste ne participait plus aux alliances gouvernementales, il ne
cessait d’organiser manifestations et grèves contre la guerre d’Indochine.
Ce fut dans ce contexte politique tendu que les affaires d’Indochine
allaient être traitées.

En dépit de cette situation difficile, l’installation à Cannes marquait,
pour Nam Phuong et ses enfants, le début d’une période vraiment
nouvelle, sans commune mesure avec celle qu’elle venait de vivre. Huế
s’était terminé dans le cauchemar. Certes, désormais, elle était séparée
d’une partie de sa famille, de ses oncles, maintenant bien âgés, et surtout
de sa sœur, demeurée en Cochinchine ; elle était éloignée du Saigon de son
enfance, des belles villas de Dalat qu’elle aimait tant. S’exilant ainsi
définitivement en France, l’empereur ne souhaitant pas qu’elle retourne au
Vietnam, ce fut probablement la mort dans l’âme qu’elle s’éloigna de sa
Cochinchine natale. Mais on pouvait reprendre espoir. Peut-être
l’empereur, après sa vie de célibataire noceur à Hong Kong, allait-il
s’assagir en retrouvant sa famille.

De ce retour en France date la commande, en 1948, d’une paire de
clips d’oreilles chez le joaillier Pierre Boivin, à Paris. La même année,
celui-ci créait pour Nam Phuong une splendide broche, « La Méduse », en
un jade impérial qu’elle avait elle-même fourni. Elle adorait les bijoux de
cet artiste en vogue. Étaient-ce des commandes de Bao Daï pour
commémorer leurs retrouvailles ? Ou des commandes personnelles pour
inaugurer sa nouvelle vie cannoise ? Quoi qu’il en soit, c’était l’indice
d’un nouveau départ.

Nam Phuong, comme bien des femmes annamites, a beaucoup aimé
les bijoux. En dépit de ceux qu’elle avait dû abandonner au Viêtminh lors
de l’abdication de l’empereur, puis à l’occasion de la « Semaine de l’or »,
en août-septembre 1945, son écrin, jusqu’à son décès, sera toujours

somptueusement garni. Une partie de ses bijoux seront vendus aux
enchères, à Paris, en 2004. Le magazine Point de vue et images du monde
en fera un événement, sous le titre « Le trésor d’une impératrice ». À noter
que certains de ces bijoux dataient des années 30 et avaient donc échappé
aux abandons de 1945. Y figuraient, outre cette paire de clips de Boivin,
un splendide collier à double rang de diamants en chute, de chez
Boucheron, un brillant de plus de six carats, une parure d’émeraudes,
diamants et rubis des années 40, nombre de boutons de manchettes de chez
Hermès ou Cartier, et bien d’autres bijoux de valeur. Les dates de certains
d’entre eux, créés spécialement pour l’impératrice, montrent que ces
achats s’échelonneront tout au long de ces années cannoises : un collier et
bracelet de chez Boucheron datait de 1950, deux montres-bracelets de chez
Leroy et Oméga, de 1950 également, un saphir monté en broche par René
Boivin, de 1953, ou encore un clip avec diamants, également créé par René
Boivin, de 19551. Les malheurs de la guerre en Indochine, et même la
défaite, n’entameront pas vraiment sa passion pour la joaillerie.

De même, l’impératrice achètera bientôt un immense appartement à
Neuilly. Edmonde Mourand, fille d’un futur ami de l’impératrice, s’en
souvient parfaitement. Il donnait sur le Bois. Elle en avait surtout retenu
une grande peinture représentant des grues, emblème de la longévité dans
la mythologie chinoise, ainsi que la présence d’une vieille domestique
annamite qui ne parlait pas français2. Puis Nam Phuong acheta un chalet
dans la toute nouvelle station de sport d’hiver de Valberg, ouverte depuis
1936, dans le Mercantour, à deux heures de la Côte d’Azur. Elle se rendra
quelquefois dans son chalet de Valberg, par exemple en mars 1951, avec
ses enfants et ceux de sa sœur, Jean-François Didelot et le prince Bao
Thang3. C’est dire que l’ambiance était plutôt à l’optimisme. Ou au
rapatriement du patrimoine familial vers la France, trop menacé qu’il était
en Indochine. À Cannes, Nam Phuong semblait revivre. On la vit à
nouveau jouer au tennis, au golf – elle n’y était pas très bonne – s’occuper
de ses plantes, de ses roses, de ses chiens, notamment son saint-bernard,
jouer du piano, et mille autres occupations futiles qui font la joie d’une
existence. Elle décorait la maison : Renoir, Buffet, alors très à la mode,
mais elle n’appréciait pas Picasso. Il lui arrivait même d’accompagner son

époux au casino, où il adorait jouer, soit à la roulette, soit au baccara, mais
elle n’aimait guère le jeu4. Que les tristes palais de Huế étaient loin !

Autre raison d’optimisme, cette installation de Nam Phuong à Cannes
coïncidait avec la reprise des négociations entre l’empereur et le
gouvernement français. La ville de Genève avait été choisie pour tenter de
ne pas froisser les nationalistes. Bao Daï revenait au centre d’une solution
politique pour le pays, et probablement l’impératrice s’en réjouissait-elle.
Des entretiens avaient repris à Genève le 7 janvier 1948. L’impératrice y
séjourna avec son époux. Nam Phuong s’intéressait de près à ces
pourparlers politiques ; elle y jouait même un certain rôle. Ainsi avait-elle
tenté d’amener le prince Buu Hoi à soutenir Bao Daï5. Le prince Buu Hoi,
membre de la famille impériale, était un cancérologue reconnu, mais aussi
un diplomate très tôt rallié au Viêtminh qui, à l’été 1946, avait participé
pour le compte de ce dernier aux négociations franco-viêtminh de
Fontainebleau. Peine perdue. Le prince se séparera effectivement du
Viêtminh, mais en 1950 seulement, et ce sera pour rallier le régime de
Ngo Dinh Diem. Toutefois, cela montrait que Nam Phuong ne se
contentait pas de vivre ces négociations franco-vietnamiennes en simple
spectatrice.

Des négociations qui se révélèrent fort difficiles. Ne pouvait-on
imaginer une indépendance comme celle que les Britanniques venaient
d’accorder à l’Inde quelques mois plus tôt, au sein du Commonwealth ? Il
est vrai qu’ils avaient en face d’eux un Parti du Congrès qui n’était pas
communiste, ce qui n’était malheureusement pas le cas de la France face
au Viêtminh. Le 4 février 1948, ce fut le tour de Ceylan d’accéder à une
indépendance comparable, ce pays où Nam Phuong avait plusieurs fois fait
escale avec les paquebots des Messageries maritimes.

En mars, l’empereur repartit pour Hong Kong, constitua, fin mai, un
gouvernement dirigé par le général Nguyen Van Xuan, un francophile,
ayant d’ailleurs la nationalité française, et signa enfin, le 5 juin 1948, dans
la merveilleuse baie d’Along, un accord qui reconnaissait l’union des trois
Ky dans un Vietnam indépendant et souverain, associé à la France au sein
de l’Union française. Ce n’était pas une indépendance totale – la France,
en cette période de guerre, gardait notamment le contrôle des forces

armées – mais c’était un formidable pas en avant dans la direction que
l’impératrice avait toujours souhaitée. Le mot « indépendance » était bien
là : « La France reconnaît solennellement l’indépendance du Vietnam (…).
L’indépendance du Vietnam n’a d’autres limites que celles que lui impose
son appartenance à l’Union française6. » Cannes ouvrait vraiment une
période nouvelle.

Bao Daï donnait lui aussi l’impression de repartir sur un pied nouveau.
Des décennies plus tard, il s’en souviendra encore, dans ses mémoires :
« Avec l’impératrice et nos cinq enfants, après trente mois de séparation,
nous entreprenons un véritable pèlerinage de la France de ma jeunesse.
Nous voyageons incognito par le train et je suis heureux de montrer à mon
fils aîné, le prince héritier Bao Long, qui va avoir 12 ans, les paysages de
mon enfance. Bien sûr, nous allons à Prades voir la bonne “Mémé”
Charles, toujours aussi accueillante, et nous recueillir sur la tombe de
l’ancien gouverneur, décédé pendant la guerre. » Tout cela n’empêchait
pas Nam Phuong de rester parfaitement fidèle à ses convictions
religieuses : « Nous nous rendons également à Lourdes où l’impératrice
voulait prier pour la paix au Vietnam et demander à la Vierge de
Massabielle sa protection pour notre peuple7. » À Lourdes, probablement
se remémora-t-elle la reproduction de la célèbre grotte que son grand-père,
Philippe Le Phat Dat, avait fait construire dans l’église de Cho Dui, à
Saigon, et qu’elle avait dû admirer maintes fois lorsqu’elle y allait à la
messe, étant enfant. Et Bao Daï aurait pu ajouter, dans ce voyage, le
pèlerinage de son épouse à Fatima, avec sa mère8. On était loin, pour
l’empereur, des prostituées de Hong Kong, et pour l’impératrice, des
frayeurs de Huế. Nam Phuong passa avec l’empereur, au château Thorenc,
les fêtes de la fin d’année 19489.

Mais il y avait aussi les mondanités. Sur la Riviera, il était convenu,
pour l’aristocratie française et étrangère, de se retrouver durant les mois
d’hiver. On connaît, par exemple, une photo de Nam Phuong, en costume
d’apparat, datée de Cannes, le 3 mars 1949, dédicacée « À la marquise de
Chasseloup-Laubat. Affectueux souvenirs10 », qui dut être offerte à cette
dernière lors d’une réception ou d’une visite à Cannes, à cette date. Dans

sa jeunesse, l’impératrice avait bien connu ce nom de Chasseloup-Laubat,
puisque c’était celui d’une très longue rue de Saigon qui traversait toute la
ville, mais aussi celui d’un lycée assez prestigieux – le prince Sihanouk ou
encore Marguerite Duras y firent leurs études – situé dans cette même rue,
un quartier très aisé qu’on appelait « Le Plateau ». La rue Chasseloup-
Laubat était toute proche et parallèle à la rue Taberd, où la jeune Mariette
avait passé son enfance, l’une et l’autre de chaque côté du palais du
gouverneur. Le nom de la rue et du lycée rappelait la personnalité du
marquis Prosper de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine durant le
Second Empire, entre 1860 et 1867, sous le mandat duquel eut lieu la
conquête du Cambodge et de la Cochinchine. Surprenante rencontre,
quelques générations plus tard, entre les représentantes de ces deux
familles, celle qui attacha la Cochinchine à la France et celle de
Cochinchine française qui donna une impératrice à l’Annam. Et tout cela à
Cannes, alors que la République française se battait pour conserver cet
héritage du Second Empire. Nam Phuong y songeait-elle en dédicaçant sa
photographie à la marquise de Chasseloup-Laubat ? Et se souvenait-elle
qu’après avoir fait émettre un timbre à l’effigie de l’impératrice, en 1942,
l’amiral Decoux en avait fait émettre un autre, exactement du même type,
à celle du ministre Chasseloup-Laubat, en 1943 ? Nam Phuong et
Chasseloup-Laubat doivent bien se trouver côte à côte sur quelques
vieilles lettres du temps de l’occupation nippone.

Le retour en France apportait la stabilité et la possibilité d’un cursus
scolaire moins chaotique pour les enfants. Certes, les plus grands étaient
allés à l’école à Huế, mais avec des interruptions dues à la situation
militaire et dans des établissements où, sous la pression du Viêtminh,
l’enseignement n’était plus dispensé en français, mais en vietnamien, et
dans une ambiance politique radicalement différente de celle que les
enfants avaient connue auparavant.

Le prince Bao Long fut envoyé en pension au Collège des Roches, à
Maslacq, petit village sur le chemin de Compostelle, près de Pau. À
l’origine, au début du XXe siècle, l’établissement était installé en
Normandie : il s’agissait d’un établissement privé dispensant un

enseignement moderne original, « chrétien et libéral », catholique ou
protestant, tout à la fois inspiré du scoutisme de Baden Powell et du
catholicisme social et « personnaliste » d’Emmanuel Mounier. Ce
« personnalisme » qui, en 1954-1955 deviendra l’idéologie officielle du
régime de Ngo Dinh Diem au Sud-Vietnam. Lors de l’exode, en 1940,
l’école s’était repliée au château de Maslacq. Nombre de ses anciens
élèves étaient devenus des personnalités célèbres, parmi elles le
journaliste Lucien Bodard, le romancier Jean Raspail, et bien d’autres,
mais surtout Jean de Beaumont, député de la Cochinchine française depuis
les élections législatives de 1936. Ce dernier, fort riche, grand chasseur,
très mondain, était un ami de l’empereur : ce fut probablement sur ses
conseils que l’impératrice choisit l’École des Roches pour le prince
héritier. Il y entra en janvier 1948, accompagné par un des oncles de
l’impératrice, peut-être Pierre Le Phat Vinh. Mais le jeune adolescent – il
avait 13 ans – s’y ennuyait quelque peu et demeurait très replié sur lui-
même.

Puis, en mars 1950, la presse révéla qu’il était menacé d’enlèvement
par les communistes. Il lui fallut alors quitter Les Roches. L’impératrice
le cacha quelque temps dans un monastère de moniales bénédictines, à
Madiran, dans les Basses-Pyrénées, puis il revint à Maslacq, et fut
finalement envoyé dans un autre établissement de Normandie, dépendant
de l’École des Roches, constamment flanqué, désormais, d’un garde du
corps. Le prince héritier était apparemment condamné à n’avoir jamais de
scolarité normale. Cela dut marquer son enfance et son adolescence.

Pour les autres enfants, Nam Phuong s’en tint à des formules scolaires
plus traditionnelles dans la famille. La princesse Phuong Mai, l’aînée des
filles, âgée de 11 ans à la rentrée de 1948, fut envoyée au couvent des
Oiseaux, comme sa mère et sa tante avant elle. Le prince Bao Thang,
« Bébé », âgé seulement de 5 ans en 1948, fut confié, quant à lui, à
l’institut Stanislas, à Cannes. Fondé en 1866 par les Marianistes comme
annexe du Collège Stanislas de Paris, l’Institut Stanislas était l’un des
établissements catholiques les plus cotés de la région. On ne comptait plus

les élèves célèbres qui y avaient été formés : le général Weygand, le duc
Philippe d’Orléans, Guillaume Apollinaire, le prince Antoine d’Orléans-
Bragance, et tant d’autres. Le prince Bao Thang ne déparait pas dans cette
illustre liste. Les deux autres enfants, âgés respectivement de 10 et 6 ans,
demeurèrent également près du domicile familial. La princesse Phuong
Dung, par exemple, allait à l’École Assomption-Lochabair, à Cannes, une
institution religieuse, elle aussi très cotée, fondée par les religieuses de
l’Assomption en 1879. Plus tard, elle ira en pension, à Mégève ; Bao Daï y
viendra lui rendre visite lors de la Conférence de Genève sur l’Indochine,
au printemps 195411. Une fois encore, on peut remarquer que l’impératrice
rejetait la formule d’une éducation particulière par des précepteurs au
profit d’écoles dûment choisies, où ses enfants pouvaient rencontrer
d’autres camarades de leur âge. Nam Phuong surveillait de très près ses
enfants, les élevait assez strictement, les réprimandait souvent. D’ailleurs,
ils trouvaient assez pesante la discipline familiale que leur mère imposait.
Les filles, d’ailleurs, se montreront quelque peu difficiles, d’autant
qu’elles souffraient des absences fréquentes, et souvent longues, de leur
père12.

Le relatif bonheur retrouvé en 1948 ne devait pas durer bien
longtemps.

Tout d’abord, la situation se détériorait en Extrême-Orient en général,
en Indochine en particulier. En 1949, les communistes s’imposaient en
Chine et proclamaient une République populaire en octobre. À la fin de
l’année, les troupes communistes chinoises atteignaient la frontière du
Tonkin et faisaient leur jonction avec les maquis viêtminh : cela ne
pouvait que renforcer ces derniers. Et puis, en 1950, ce fut en Corée que la
guerre éclata. Au Vietnam, de fait, le Vietminh lança de grandes
opérations offensives dès la fin de 1949 et le début de 1950.

Tout cela inquiétait l’impératrice, qui suivait de très près les nouvelles
politiques et militaires. De Saigon, sa sœur Agnès, la baronne Didelot, la
tenait au courant des événements. Les deux sœurs étaient très différentes.
Agnès, de dix ans son aînée, était une femme d’action plus que de
méditation, quelque peu autoritaire, très directe, ne mâchant pas ses mots.

On raconte que pendant la guerre, estimant que la répression politique
menée par l’amiral Decoux était excessive, elle déclara « C’est une honte
pour la France ». Cela se répéta et se sut. Agnès et Mariette s’aimaient
beaucoup, peut-être même qu’Agnès « aimait trop sa sœur », en ce sens
que, pour la protéger, elle finissait par vouloir lui dicter sa conduite. Les
enfants, d’ailleurs, trouvaient leur tante un peu envahissante13. Nam
Phuong, modeste, effacée, douce, était tout le contraire. Elle vivait mal ce
qui se passait en Indochine, en particulier autour de son époux : « Inutile
de travailler, inutile de persévérer à consolider quoi que ce soit après avoir
vu tous ces freluquets qui papillonnent autour de mon époux pour lui
donner des conseils abracadabrants. Agnès [Didelot] me conseille de ne
pas aller jusqu’au don total. Elle a mille fois raison sur le plan humain.
Mais Dieu n’est pas satisfait du moitié [sic]14. » Ne pas tout sacrifier à ses
objectifs, même les plus nobles ? Premier signe de renoncement.

Dans la sphère familiale, de tristes événements contribuèrent au
découragement. Deux des derniers oncles de l’impératrice décédèrent
durant cette période, Jean-Baptiste Le Phat Thanh en 1948, puis Nicolas
Le Phat Tan en 1949. De la grande fratrie qui l’avait tant soutenue dans sa
jeunesse et après, il ne subsistait plus que Pierre Le Phat Vinh. Mais ce qui
attristait le plus Nam Phuong était le comportement de son mari, qui
passait des nuits entières dans les salles de jeu de la Côte et se perdait dans
les bras de concubines d’un soir.

En août 1949, le Viêtminh avait divulgué les conclusions d’un rapport
établi par le général Revers en Indochine : il y dénonçait sans beaucoup de
retenue la corruption de l’entourage politique de Bao Daï. Les enfants
grandissaient : il devenait de plus en plus difficile de le leur cacher, sans
parler de la position difficile dans laquelle cela plaçait Nam Phuong elle-
même. L’image personnelle de l’empereur était très dévaluée : les
gaullistes n’avaient pas oublié ses accords avec les Nippons, pas plus que
les nationalistes n’avaient oublié ses fonctions de « conseiller suprême »
auprès d’Hô Chi Minh. Il avait beau se dire « Fils du Ciel » au-dessus des
partis, ses louvoiements politiques, alliés à sa vie personnelle débridée,

l’avaient passablement déconsidéré aux yeux des opinions publiques, tant
en métropole qu’en Indochine. Et cela rejaillissait forcément sur Nam
Phuong et même sur ses enfants.

Parmi les grands scandales de l’époque, celui du trafic des piastres
figurait en bonne place15. Le système était simple. Sur les marchés
financiers d’Extrême-Orient, la piastre s’achetait à 10 francs environ,
parfois moins. En métropole, elle était fixée à 17 francs depuis 1945. Il
suffisait d’obtenir de l’Office indochinois des changes une autorisation
d’importation en France pour faire une plus-value de 7 à 8 francs par
piastre. L’empereur en profita de façon éhontée. Selon les sources
françaises, il percevait environ 12,5 millions de piastres par mois, pour les
seuls revenus déclarés ; selon les sources américaines, ce chiffre était à
multiplier presque par deux si l’on tenait compte de divers autres revenus,
plus discrets, provenant de France comme de l’étranger. Or, très
réglementairement, l’OIC lui accordait de pouvoir transférer 10 millions
de piastres par mois, à titre personnel, mais aussi 2,5 millions au nom de
l’impératrice Nam Phuong, et un million au nom de ses enfants16. On
imagine les plus-values, les unes officielles, les autres officieuses. En
1951, Jean Letourneau, ministre chargé des États associés et haut-
commissaire en Indochine, avait affirmé à l’ambassadeur des États-Unis à
Saigon que Bao Daï, dans l’année, avait placé 47 millions de piastres, soit
800 millions de francs, dans des banques françaises et suisses et des
investissements en France et au Maroc. Plus tard, au moment du scandale
du trafic des piastres, Arthur Laurent, celui qui accusera la Banque de
l’Indochine d’être au cœur du système, dénoncera violemment la
participation de l’empereur à ce trafic : « Et c’est à ce fantoche corrompu
dont le général Revers avait déjà révélé qu’il était un des principaux
bénéficiaires du trafic des piastres, que le gouvernement français a voulu
faire jouer le rôle de rassembleur du peuple vietnamien17. » Et il ne
manquera pas, au passage, d’égratigner l’impératrice en citant l’appel de
« Mme Vinh-Thuy », en 1945, dénonçant les « colonialistes français ».

Dans quelle mesure l’empereur reversait-il à l’impératrice et à leurs
enfants les revenus qui arrivaient d’Indochine à leur nom ? Et cette
dernière profitait-elle également du trafic des piastres ? Selon Letourneau,
ce n’était qu’« une relativement petite proportion de ces transferts [qui]
allait à l’entretien de l’impératrice et de ses enfants, lesquels vivaient
bien, mais sans pompe impériale, à Cannes »18. Mais il est vrai qu’en ces
années 1949-1952, transferts financiers, achats immobiliers et opérations
bancaires de l’impératrice comme de l’empereur, fort importants,
paraissent avoir été spécialement surveillés par les autorités françaises.
Par exemple, en mai 1949, Bazin, chef de la Sûreté de Cochinchine,
apprenait que l’empereur s’était fait ouvrir un compte dans une banque
suisse de Rome et avait donné procuration à une personnalité
ecclésiastique du Vatican pour éventuellement en retirer de l’argent afin
de le remettre à l’impératrice en cas de besoin19. En février 1951, Bao Daï
faisait demander à Nam Phuong de payer les impôts qu’il devait à Cannes
pour le château Thorenc – impayés depuis 1944 – sur des sommes mises à
sa disposition20. Par ailleurs, Pierre Le Phat Vinh, l’oncle de l’impératrice,
gagna beaucoup d’argent avec ce trafic des piastres21 : cela profitait à
toute la famille, et donc, plus ou moins directement, à Nam Phuong.

De fait, en ce début des années 1950, l’empereur, mais aussi Nam
Phuong, procédaient à des investissements importants hors du Vietnam.
Par exemple, en Afrique. Bao Daï souhaitait acheter au Congo belge des
terres et aller y chasser le gros gibier. Les autorités belges firent savoir à
la France qu’elles seraient tout à fait ravies d’y accueillir l’empereur pour
la chasse, mais qu’elles étaient plus réticentes pour l’achat des terres, ce
qui, en cette période de guerre en Indochine, pourrait entraîner des
complications diplomatiques qu’elles voulaient éviter. Nam Phuong,
toutefois, réussit à acquérir un grand domaine agricole de près de deux
cents hectares au Congo français, dans la province du Kivu central,
territoire de Kabare, au lieu-dit Butorangwe22 ; elle en demeurera
propriétaire jusqu’à son décès, mais n’ira jamais le visiter23. De même, fin
1950 et début 1951, Nam Phuong effectua plusieurs déplacements au
Maroc, parfois via Tanger, et acheta une grande villa à Rabat, une

ancienne propriété du comte de Paris. En avril 1951, ce fut même en avion
spécial qu’elle rentra de Casablanca à Marseille-Marignane24. Bien qu’il
s’agisse de voyages privés, c’était généralement M. Baudoin, chef du
service diplomatique à la Résidence générale, qui y accueillait
l’impératrice25. De même, elle acheta une propriété en Haute-Volta, des
biens au Sénégal26. Pourquoi tous ces achats à cette même période, au
beau milieu du scandale des piastres ? Probablement parce que le nouveau
statut d’État semi-indépendant du Vietnam n’inspirait confiance ni à Bao
Daï ni à Nam Phuong, et parce que la situation militaire en Indochine
devenait de plus en plus préoccupante du fait de la victoire communiste en
Chine. Mieux valait, par précaution, transférer quelques biens à l’étranger,
en l’occurrence des territoires coloniaux francophones dont l’avenir ne
semblait pas immédiatement menacé.

Pourtant, dans le même temps, la position politique de l’empereur
s’affirmait à nouveau. À dire vrai, le gouvernement français n’avait guère
d’autre solution, ou plutôt ne parvenait pas à imaginer d’autre solution que
celle de Bao Daï. Les accords de la baie d’Along, en 1948, et les textes
subséquents en avaient fait le chef d’État du nouveau Vietnam. Dès lors,
Nam Phuong se retrouvait « première dame ». Paradoxale situation que
celle de Bao Daï que l’on continuait à qualifier d’« empereur » alors qu’il
n’y avait plus d’empire, mais qui n’en restait pas moins à la tête de l’État
successeur ; tout aussi paradoxale était la situation de Nam Phuong, que
l’on continuait, non moins officiellement, à qualifier d’« impératrice ».
Ces accords de la baie d’Along paraissaient cependant tout à fait positifs à
cette dernière. Elle avait toujours souhaité une indépendance sans rupture
avec la France. Ce statut d’« État associé » au sein de l’Union française
prévu par les accords – encore fallait-il voir comment il serait mis en
œuvre – répondait en partie à son souhait. Elle partageait d’ailleurs cette
opinion avec son oncle Pierre Le Phat Vinh, seul survivant de ses quatre
oncles et désormais unique responsable du conseil familial27.

À nouveau devenu chef de l’État, Bao Daï repartit en Indochine en
avril 1949, tandis que Nam Phuong demeurait à Cannes avec ses enfants.

Avant de partir, il était allé à Lourdes se recueillir au pied de la Vierge de
Massabielle, en compagnie de Nam Phuong et du prince héritier. À moins
que ce ne soit l’impératrice qui l’ait poussé à s’y rendre28. L’empereur
choisit, pour son retour solennel au pays, de débarquer très officiellement
à Dalat, plutôt qu’à Huế, trop impériale, Hanoi, trop coloniale, ou Saigon,
trop sudiste. Dalat allait devenir sa vraie capitale, du moins lors de ses
séjours en Indochine ; sinon, ce serait Cannes, lorsqu’il serait en France.
Ce fut le colonel Robert Didelot, le frère du baron Didelot, qui devint le
chef du cabinet militaire et délégué de l’empereur pour les « Populations
montagnardes du Sud-Indochinois » (PMSI). Robert Didelot avait fait un
premier séjour en Indochine à partir de 1945. À cette date, il avait surtout
été chargé d’achats de matériel militaire. Puis il était revenu au Vietnam
en 1950, pour un séjour de deux ans, au cours duquel il travailla auprès de
l’empereur. Il rentra en France en 195229.

Quant à Nam Phuong, impératrice ou première dame, on ne savait plus
très bien, elle ne revint jamais en Indochine. Lors d’un séjour à Saigon, en
1949, Bao Daï avait fait adresser le message suivant à son épouse : « Au
moment où je prends contact avec la terre du Sud qui vous a vue naître, ma
pensée affectueuse va vers vous et vous associe à toutes les manifestations
de l’allégresse de notre peuple, à la suite du rétablissement de la Patrie
dans ses frontières historiques30. » Nam Phuong se réjouissait
certainement du rattachement de la Cochinchine au reste du Vietnam, une
vieille revendication de tous les nationalistes, mais ce télégramme de pure
propagande ne pouvait, pour autant, oblitérer la dure réalité : elle ne
reverrait probablement jamais « la terre du Sud qui l’avait vue naître ».
« Pourquoi le prononcer, ce nom de la Patrie ? Dans son brillant exil, mon
cœur en a frémi… », écrivait Lamartine à propos du Milly de son enfance.
Tristesse de l’exil.

Bao Daï, de son côté, entreprit alors une longue série de négociations,
tant avec les autorités françaises qu’avec des personnalités vietnamiennes.
En France, l’opposition à la guerre se renforçait : le 14 février 1950, de
grandes manifestations eurent lieu aux portes mêmes de Cannes, à Nice,

contre la politique française en Indochine. De toutes ces palabres résulta
finalement, en juin 1950, la constitution d’un gouvernement central
vietnamien ; bien d’autres devaient suivre, tous aussi impuissants les uns
que les autres. Jamais, cet « État associé » du Vietnam ne fut capable de
véritablement résister au Viêtminh ; sauf à de très rares et très courtes
périodes, la situation militaire en Indochine se dégradait rapidement.
Quant à Bao Daï, pendant cinq ans, très exactement du printemps 1949 au
printemps 1954, passant sans cesse de Cannes à Dalat et inversement,
c’est-à-dire du jeu à la chasse et inversement, il ne fut jamais là où se
jouait l’avenir du Vietnam et se révéla incapable d’imposer son autorité. Il
donnait l’impression de se laisser porter par les événements plus que de
les contrôler.

En septembre 1950, Nam Phuong fit l’un de ses derniers grands
voyages familiaux avec son époux, leurs trois aînés, sa mère. Toute la
famille partit d’abord pour Rome, où elle fut reçue en audience par le pape
Pie XII. À cette époque, le Vatican s’était très nettement prononcé contre
le communisme international. Le 1er juillet 1949, le Saint-Office avait
publié un décret condamnant clairement le « communisme athée ». Cela
impliquait, pour les catholiques vietnamiens, l’interdiction de militer au
sein du Viêtminh. On était bien loin de la position initiale de l’Église
vietnamienne en 1945. Par ailleurs, à la suite des États-Unis et de la
Grande-Bretagne, le Vatican, le 15 mars 1950, venait de reconnaître
diplomatiquement le Vietnam, nouvel « État associé au sein de l’Union
française », issu des accords de la baie d’Along. Le couple impérial se
rendait donc au Vatican dans un contexte favorable. Et c’était la seconde
fois que l’impératrice rencontrait le pape, après sa visite de 1939. Le
délégué apostolique en Indochine, un Irlandais, Mgr Dooley, avait fait le
déplacement à Rome pour l’occasion. La basilique Saint-Pierre avait
même été fermée au public de façon à ce que le couple impérial pût la
visiter en toute quiétude. Et aussi en toute sécurité, car depuis 1948,
l’empereur, déclaré « traître à la patrie », était condamné à mort par le

Viêtminh. Après Rome, Nam Phuong et Bao Daï étaient rentrés à Cannes
par la route, « par petites étapes »31.

De ce voyage au Vatican, restait l’impression que le pape Pie XII
s’engageait de plus en plus clairement dans une politique anticommuniste
qui pouvait redonner espoir aux catholiques vietnamiens. Après la
rencontre de Rome, une conférence épiscopale eut lieu, à Hanoi, le
28 octobre 1950, sous la présidence de Mgr Dooley, visant à mettre en
place un front catholique unifié favorable à l’empereur. En avril 1951, le
pape béatifiera vingt-cinq martyrs morts pour leur foi au Tonkin entre
1857 et 1862. Visiblement, le Vatican prenait clairement parti.

Sur le plan religieux, l’année 1950 fut également marquée par un autre
événement auquel fut sensible l’impératrice : la découverte des restes de
la Bienheureuse Alix Le Clerc, la fondatrice de la Congrégation Notre-
Dame à laquelle appartenaient les Sœurs du couvent des Oiseaux. Bien
évidemment, l’impératrice suivit les événements. Mais ce ne sera qu’en
1960 que ces restes seront officiellement reconnus comme étant ceux
d’Alix Le Clerc32. À Cannes, Nam Phuong demeurait également très
attachée aux manifestations et cérémonies religieuses de la ville. On la vit,
par exemple, assister – c’était en 1951 – à l’office religieux célébré à
l’occasion de la fête patronale de la ville. Celle-ci était, et reste, organisée
tous les ans pour la Saint-Cassien, le 23 juillet, ou plus exactement, durant
le week-end le plus proche de cette date. Saint Cassien (c.360-443) fut
abbé de Saint-Victor, à Marseille. Son ancien ermitage, reconstruit en
1675, se trouve à l’ouest de Cannes, sur un petit tertre, dans le quartier de
La Bocca, devenu lieu de pèlerinage depuis des siècles. C’est dans cet
antique ermitage que fut dite la messe à laquelle assista l’impératrice, à
l’issue de laquelle elle présida un apéritif d’honneur33. Rien n’obligeait
Nam Phuong à participer à de telles manifestations religieuses, mais elle
continuait à y prendre un réel plaisir, comme autrefois à Dalat ou Huế.

De la même façon, l’impératrice assistait parfois à des offices
religieux à Paris, lors de certaines commémorations, notamment celles qui
touchaient l’Indochine. Ainsi, en avril 1953, elle tint à être présente à une

messe célébrée en l’église Saint-Louis des Invalides à la mémoire des
combattants morts au champ d’honneur en Indochine. Elle y assista en
compagnie du président du Conseil, Joseph Laniel34.

Comme sa mère, Nam Phuong avait toujours aimé les pèlerinages. Dès
après son installation à Cannes, on l’a noté, elle était allée, en 1948, à
Lourdes avec Bao Daï et à Fatima avec sa mère ; puis à nouveau à
Lourdes, en avril 1949, avec Bao Daï. De même, en 1953, elle repartit pour
un long pèlerinage qui, cette fois, la mena à Lourdes et Fatima à nouveau,
mais aussi à Saint-Jacques-de-Compostelle35. En 1954, ce fut une fois
encore à Fatima qu’elle choisit de se rendre, avec ses enfants, pour
formuler un vœu36. Elle avait pris l’habitude d’aller prier la Vierge très
régulièrement, chaque année, dans un de ces grands sanctuaires ibériques.

À Cannes et dans la région, Nam Phuong, comme à Huế et Dalat
autrefois, avait su se faire apprécier et même aimer. La presse locale, par
exemple Nice-Matin, publiait fréquemment des articles la concernant, elle
et ses enfants. Le plus souvent, ces reportages lui étaient très favorables.
Elle continuait, comme avant-guerre en Annam, à s’occuper de
nombreuses œuvres de charité, en particulier celles qui avaient un rapport
avec l’Indochine. Ainsi, en décembre 1951, par l’intermédiaire de la
maréchale de Lattre de Tassigny, fit-elle don de 100 000 francs pour le
Noël des combattants d’Indochine37. Aussi était-elle régulièrement
sollicitée pour inaugurer tel ou tel monument, présider telle ou telle
cérémonie, notamment, une fois encore, celles qui touchaient à
l’Indochine. Par exemple, en juillet 1952, on lui demanda de baptiser, à
Nice, deux avions en partance pour l’Indochine. Il s’agissait de bimoteurs
civils de type SO Bretagne destinés à une petite société d’aviation locale,
les Comptoirs saigonnais de ravitaillement, ou « Cosara », fondée en 1947
par un ancien militaire français en Indochine, société qui d’ailleurs
travaillait beaucoup pour l’armée. Or, en mai 1952, un de ses avions avait
été abattu par le Viêtminh, au décollage, à Phan Thiet. Pour soutenir la
compagnie, l’impératrice avait accepté de présider la cérémonie de
baptême de ces deux nouveaux appareils, gratifiés des jolis noms de

« Cygne blanc » et « Nuage rose »38. C’étaient là des petits gestes de
sympathie qui contribuaient beaucoup à sa popularité. Et ces exemples
pourraient être multipliés.

C’était un peu dans le même esprit qu’en 1952 également, elle accepta
de préfacer un roman, Célia, signé Jean Saint-Pré. Il s’agissait d’un roman
d’amour entre un jeune officier français et une jeune Cochinchinoise,
roman « dédié aux sacrifices de ceux qui combattent en Indochine ». Le
thème lui plut et elle le préfaça, peut-être aussi pour soutenir l’auteur.

« La marque d’une œuvre, écrivait-elle, c’est le besoin que l’on en
ressent. Or, il nous est agréable, au moment où les circonstances nous
tiennent loin de la terre de nos ancêtres, de la voir venir à nous, évoquée
avec tant de poésie et de fraîcheur tout au long de cet ouvrage. Célia nous
apporte une caresse de notre sol natal qui nous émeut et nous charme.

« Par ailleurs, un symbole s’en dégage : celui de l’union des peuples
de France et du Viêt-Nam qui, aujourd’hui comme hier, se trouvent
confondus en un même sacrifice dans la lutte pour la liberté.

« C’est à ces combattants, à leurs familles et à cette union de nos deux
pays que préfigure dans ce roman, avec tant de bonheur, celle d’un officier
français et d’une jeune fille vietnamienne, que nous tenons à rendre
hommage. L’amour qui porte ces jeunes gens l’un vers l’autre et les unit
en dépit de tous les obstacles, n’est-il pas le lien même qui rattache le
Viêt-Nam à la France, malgré les troubles de l’heure présente ?

« Oui, la noble, l’éternelle loi d’amour doit rapprocher les peuples et
gouverner le monde. Remercions Monsieur Saint-Pré de l’avoir
rappelé39. »

Texte quelque peu naïf et convenu, mais qui, à n’en pas douter,
illustrait merveilleusement l’état d’âme de Nam Phuong : nostalgie de la
terre natale, des liens rompus entre la France et le Vietnam. Nostalgie
aussi de cet « amour qui porte ces jeunes gens l’un vers l’autre et les unit
en dépit de tous les obstacles », laquelle n’était peut-être que celle de ses
« dix ans de bonheur », entre 1934 et 1944.

Pourtant, Nam Phuong ne voulait plus entendre parler de Dalat, cette
petite ville qui avait été l’écrin des vacances de sa jeunesse comme de ses


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