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Published by Numérithèque, 2021-05-17 12:57:40

Un million de révolutions tranquilles

Bénédicte Manier

Un million de révolutions tranquilles

Ils reverdissent les déserts. Ils rendent leurs territoires autonomes en énergies
renouvelables. Ils imaginent des outils de démocratie directe. Ils construisent
des habitats coopératifs et implantent l’agriculture dans les villes. Ils créent
des circuits financiers éthiques et de nouvelles formes de travail, horizontales
et collaboratives. Et, partout dans le monde, ils échangent sans argent,
fabriquent, réparent, recyclent et mettent en place de nouveaux communs.

Qui sont-ils ? Des hommes et des femmes qui ont repris en main les enjeux
qui les concernent. Et qui, de New York à Tokyo, de Barcelone aux villages
du Burkina Faso et de l’Inde, inventent ce que pourrait être le monde de
demain.

À sa parution en 2012, ce livre a été le premier à décrire la dimension
mondiale de ces révolutions silencieuses. Il est devenu une référence pour
tous ceux qui se reconnaissent dans ces nouveaux modes de vie et a reçu le
Prix 2013 du Livre Environnement.

Avec cette deuxième édition enrichie, Bénédicte Manier poursuit son
voyage au sein de cette société civile innovante. Elle montre que de simples
citoyens peuvent trouver des solutions à la plupart des maux de la planète.
Des solutions qui dessinent les contours d’une société plus écologique, plus
participative, plus solidaire.

Bénédicte Manier

Bénédicte Manier est journaliste, spécialisée dans les questions sociales et de
développement. Elle a effectué de nombreux reportages de terrain en France
ainsi que dans plusieurs autres pays (Irlande, États-Unis, Canada, Inde,
Cambodge...), et observe depuis longtemps les initiatives de la société civile.

DU MÊME AUTEUR

Made in India. Le laboratoire écologique de la planète, Premier Parallèle,
2015.
L’Inde nouvelle s’impatiente, Les Liens qui Libèrent, 2014.
Le travail des enfants dans le monde, La Découverte, 2011.
Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie,
La Découverte, 2008.

Illustration de couverture : © Katie Edwards / Ikon Images / Getty Images

ISBN : 979-10-209-0036-4
© Les Liens qui Libèrent, 2016

Bénédicte Manier

Un million
de révolutions tranquilles

Comment les citoyens changent le monde

NOUVELLE ÉDITION AUGMENTÉE

É L L LDITIONS ES IENS QUI IBÈRENT

À Colette Kreder,
sans qui ce livre n’aurait jamais vu le jour

Préface

Un autre monde existe, il est dans celui-ci.

Paul Éluard

Dès sa première édition, en 2012, ce livre a été le premier à décrire la
dimension mondiale des initiatives sociales, économiques et écologiques
portées par la société civile. Il a séduit une génération qui se reconnaît dans
cette invention d’un nouveau monde, et reçu le Prix 2013 du Livre
Environnement. Il a inspiré d’autres livres et plusieurs de ses initiatives ont
été reprises par les documentaires Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent
(2015) et L’urgence de ralentir, de Philippe Borrel (2014). L’expression
« révolutions tranquilles » est même devenue un terme générique pour
désigner les changements menés par la société civile.

Cette seconde édition actualisée poursuit le voyage parmi ces citoyens qui,
sur tous les continents, trouvent des solutions à la dégradation de la planète, à
la pauvreté ou aux villes inhumaines. Qu’ils vivent dans des métropoles
comme New York ou dans de petits villages d’Asie ou d’Afrique, tous ont
trouvé des solutions innovantes : ils ont reverdi des déserts, fait renaître des
écosystèmes, éradiqué la faim, créé des emplois, mis sur pied une agriculture
durable et rénové la démocratie locale. Plusieurs millions ont aussi décidé de
vivre autrement. De vivre mieux. En sortant de l’hyper-consumérisme et en
réinventant l’habitat ou l’usage de l’argent.

Ce livre est la chronique de ces transformations de terrain. Il ne les
répertorie pas toutes – elles se comptent désormais par millions autour du
globe – mais il détaille les plus significatives et explique en quoi elles
pourraient changer le monde si elles étaient reproduites partout.

Délibérément, cet ouvrage n’aborde pas l’action des grandes ONG, dont le
travail est en général connu. Il se concentre sur l’action de ces anonymes qui,
seuls ou en groupes informels, se saisissent de leur économie, de leur
agriculture, de leur consommation ou de leur travail, et changent le destin de
millions de personnes avec des solutions simples et facilement
reproductibles. Cette reprise en main par les citoyens des enjeux qui les
concernent est le fil directeur de ce livre. En quelques décennies, leurs actions
se sont multipliées partout sur la planète, formant un immense réseau de
petites révolutions. Allons les visiter.

L’eau, un bien commun

Et quidem mare commune omnium est et litora, sicuti aer (Car la mer
est commune à tout le monde, ainsi que le rivage, ainsi que l’air).

Justinien, Digeste, 535 av. J.-C.

L’eau est l’origine et la substance de la vie. Mais c’est aussi une ressource
qui s’épuise. L’accroissement de la population mondiale, ainsi qu’une
agriculture et une industrie boulimiques, menacent les ressources hydriques
du globe. Le cycle naturel (évaporation, précipitation, infiltration), seul
capable d’assurer le renouvellement des réserves, est perturbé par
l’urbanisation, la déforestation et le changement climatique, et la
désertification avance partout, en Afrique, aux États-Unis, en Espagne, en
Chine, en Inde et en Asie centrale. D’après la Banque mondiale, la moitié de
la population mondiale manquera d’eau de manière chronique d’ici à 2025 et
déjà, un peu partout sur la planète, le partage de l’eau provoque des tensions
géopolitiques.

L’un des pays les plus révélateurs de cet enjeu est l’Inde. La double
croissance – économique et démographique – y pèse lourdement sur les
réserves hydriques et, à elle seule, l’agriculture accapare 90 % de l’eau
consommée, menant les ressources fluviales et souterraines au bord de
l’épuisement1. Un quart de la population est touché par la sécheresse, le
rationnement d’eau est chronique – à New Delhi, les robinets ne coulent que
quelques heures par jour – et la plupart des études prévoient un épuisement
total des réserves du pays d’ici à 2030 ou 2035.

La validité des solutions low-tech

Dans le Rajasthan : rendre l’eau à la terre

L’État indien du Rajasthan incarne à lui seul cet immense défi : les trois
quarts de sa superficie sont classés en déficit hydrique sévère et les surfaces
agricoles ne cessent d’y reculer. Il constitue l’épicentre d’un phénomène de
désertification avancée du nord-ouest de l’Inde, désormais clairement visible
sur les photos satellitaires de la Nasa2.

Et pourtant, dans ce Rajasthan aride surgit, au détour d’une route, une
exception. Dès l’arrivée dans le district d’Alwar, les arbres, les champs
verdoyants, la terre humide fraîchement labourée surprennent et donnent à ce
paysage de faux airs de Normandie : loin de la poussière jaune du reste de la
région, l’eau coule ici en abondance, grâce à la mobilisation d’un homme et,
autour de lui, de toute une communauté.

En 1985, Rajendra Singh arrive dans le district comme fonctionnaire de
santé et, très vite, s’alarme de l’état de malnutrition des enfants. Dans les
villages, les familles lui disent qu’elles ne font plus qu’un seul repas par jour,
car la terre, désespérément sèche, ne produit que de maigres récoltes. « À
l’époque, tout était sec. On ne voyait plus un seul brin d’herbe, se souvient
Rajendra. La population, qui vivait d’agriculture et d’élevage, était en train de
perdre ses moyens d’existence ». Les sols étaient si érodés par la
déforestation que durant la saison des pluies, l’eau ruisselait et ne parvenait
pas à recharger les nappes phréatiques.

Un jour, un vieil homme apprend à Rajendra qu’autrefois le Rajasthan était
pourtant bien irrigué, grâce à des bassins en terre appelés johads, conçus pour
recueillir les pluies et les laisser s’infiltrer dans le sol. Leur usage remontait
au XIIIe siècle, mais la colonisation y avait mis fin : jugés insalubres par les
Britanniques, les johads avaient été comblés. Mais après leur abandon, les
puits avaient cessé d’être alimentés et s’étaient taris. Les femmes avaient dû
aller chercher de l’eau toujours plus loin, marchant « jusqu’à trois heures à
l’aller et trois heures au retour, des jarres sur la tête », raconte Rajendra.

Réquisitionnées pour aider leur mère, les fillettes avaient dû quitter l’école.
« Et quand le seul puits restant sur des kilomètres à la ronde se vidait, les
gens émigraient vers les villes », se souvient-il.

Pour aider les villageois, Rajendra leur suggère de reconstruire les johads.
Mais il se heurte à des haussements d’épaules fatalistes, tandis que les
autorités s’opposent au retour d’un système jugé dépassé. Alors, il décide de
passer outre. Et sous les yeux des villageois médusés, il se met à piocher le
sol, seul, dix à douze heures par jour, sous un soleil brûlant. Il met plus de
trois ans à creuser ce premier johad, mais quand celui-ci recueille l’eau des
premières pluies, les villageois comprennent que l’eau pourrait bien revenir…

Rajendra, qui veut moderniser le système des anciens collecteurs, reçoit
l’aide d’un jeune ingénieur qui dessine un réseau cohérent, avec des zones de
captage au pied des collines Aravalli et des canaux qui acheminent l’eau
jusqu’à des sites de rétention, là où le sol permet une bonne infiltration
souterraine. Les plans en main, Rajendra réunit les villageois et leur demande
de donner ce qu’ils peuvent : quelques roupies, des pelles, des pioches et
surtout des heures de travail. Et, cette fois, des centaines de volontaires se
présentent. Le chantier s’organise, les hommes piochent la terre sous un soleil
de plomb et les femmes charrient les gravats dans des paniers posés sur leur
tête. En un an, la petite armée de terrassiers creuse 50 structures de rétention
d’eau, en n’utilisant que les moyens et les savoir-faire locaux.

Aujourd’hui, un réseau complet de 11 000 barrages, canaux et bassins
fournit de l’eau à plus de 700 000 habitants, dans plus d’un millier de
villages. Deux à trois moussons ont suffi pour que les eaux pluviales,
canalisées, renflouent totalement les nappes phréatiques. Une fois ces
réserves profondes reconstituées, le niveau des aquifères de surface est
remonté à son tour et désormais, « l’eau affleure naturellement, si bien que
les villageois creusent des puits trois fois moins profonds qu’avant »,
explique Maulik Sisodia, un des membres de l’ONG que Rajendra a créée,
Tarun Bharat Sangh (TBS).

Près de sa maison, une villageoise qui sort un seau du puits me tend en
souriant un verre de cette eau claire et fraîche, que la filtration naturelle des
sols rend parfaitement potable. Dans ce Rajasthan aride, où les moussons sont

chaque année plus erratiques, les puits du district d’Alwar sont aujourd’hui
les seuls à être remplis. « Nous avons eu trois années de sécheresse, mais les
puits sont restés pleins et les habitants ont en permanence deux ans de réserve
d’eau », résume Rajendra. Cette moisson d’eau de pluie a naturellement
réalimenté les sources, si bien que cinq rivières qui avaient disparu depuis
quarante ans, dont l’Arvari, se sont remises à couler. Un vaste réservoir
naturel d’eau s’est aussi reconstitué spontanément, faisant réapparaître
roseaux et poissons et, sur les collines Aravalli, un lac artificiel a été aménagé
à 700 m d’altitude pour que les habitants du village perché de Mandalwas
n’aient plus à descendre dans la vallée.

Le retour de l’eau a métamorphosé l’économie locale. Les fermiers ont
remis en culture des terres stériles, agrandi les surfaces arables et
considérablement accru leurs rendements. Rajendra les a incités à ne cultiver
que des variétés sobres et locales (oignons, lentilles, pommes de terre,
millet…) et à bannir engrais et pesticides, qui accroissent la consommation
d’eau. La terre donne deux à trois récoltes par an et les paysans vivent
largement de leur production et de la vente de leurs surplus sur les marchés.
« Ils gagnent en moyenne 60 000 roupies par an, trois fois plus que le seuil de
pauvreté en Inde », rappelle Rajendra. L’élevage aussi est redevenu rentable :
depuis que les chèvres et les vaches paissent une végétation naturellement
irriguée, « la production de lait est passée d’un ou deux litres par jour à dix
ou onze litres en moyenne ».

Et cette restauration de l’écosystème a profondément changé la vie des
habitants. La malnutrition a disparu. Avec des puits à leur porte, les femmes
ne partent plus chercher de l’eau et les fillettes sont retournées à l’école. Les
ouvriers agricoles ont cessé d’émigrer vers les villes et plusieurs villages du
district se sont repeuplés. Les fermiers se font aujourd’hui construire des
maisons d’un ou deux étages – signe de prospérité dans l’Inde rurale – dont
les couleurs pimpantes tranchent dans le paysage.

En cette fin d’après-midi, je chemine tranquillement avec Rajendra au
milieu des champs, sous le soleil déclinant. Un sourire toujours caché sous sa
barbe, il est heureux de montrer cette prospérité revenue. Au loin, un berger
qui mène boire son troupeau de chèvres nous fait signe. Rajendra me désigne

les champs où de petits carrés de terre retiennent l’eau, transformant le
paysage agricole en une série de damiers miroitant sous le soleil. Des arbres
étayent les parois des bassins de rétention et gardent l’eau à l’ombre, limitant
l’évaporation. Les champs ont eux aussi été entourés d’arbres et de murets de
pierres pour maintenir l’humidité et, partout, plaines et collines ont été
reboisées d’arbustes, qui fixent l’eau dans le sol : « On essaie d’appliquer ce
principe : chaque goutte prélevée à la nature doit lui être restituée », me dit-il.

Une cogestion démocratique

L’autre grande réussite du réseau des johads tient à la gestion innovante de
l’eau. Rajendra a réussi à dépasser les habituelles querelles (entre partis, entre
castes, entre villages…) pour instaurer des assemblées de village, qui gèrent
démocratiquement cette ressource. Femmes et hommes, hautes et basses
castes, y siègent à égalité – une petite révolution sociale en Inde. Un
villageois – souvent l’instituteur – tient le registre des puits, dont le niveau
est mesuré régulièrement. « C’est transparent. Tout le monde sait combien il
reste d’eau et en a la responsabilité », me dit Rajendra. L’eau est gratuite pour
les familles, mais les fermiers qui irriguent paient au prorata de leur
consommation, en roupies, en outils ou en heures de travail. Dans les
réunions, les décisions sont prises par consensus. Les villageois retrouvent
ainsi « un sens de l’égalité et de l’intérêt commun. Ils comprennent l’esprit de
la démocratie locale », explique-t-il. De même, les habitants des 70 villages
traversés par l’Arvari ont créé un parlement local, le jal sansad, qui protège
l’écosystème de la rivière.

Dans la foulée, les villageois ont totalement repris en main leur territoire :
ils ont fait fermer des exploitations minières illégales, construit des écoles,
ouvert cinquante-deux dispensaires alimentés par des plantes médicinales
cultivées localement et aménagé eux-mêmes une réserve naturelle, déclarée
en 1995 « réserve du peuple pour la vie sauvage » (People’s wildlife
sanctuary). Par un effet domino, la réapparition de l’eau a finalement
transformé toute la vie locale.

En 2015, Rajendra a reçu le prestigieux Stockholm Water Prize (le « Nobel
de l’eau ») pour avoir démontré que la désertification et la pauvreté rurale ne

sont pas des fatalités. Modeste, il dit pourtant avoir « juste aidé les gens à
réaliser ce dont ils avaient besoin. À comprendre qu’ils avaient le pouvoir de
faire tout cela eux-mêmes ». Et c’est vrai, ce potentiel existe dans chaque
communauté ; dans le district d’Alwar, la construction du système
d’adduction a simplement permis aux habitants de redécouvrir leur pouvoir
d’agir.

Rajendra Singh a fait de nombreux émules en Inde. Pas très loin de chez
lui, une femme, Amla Ruia, a fait construire 200 petits barrages de rétention
des pluies, qui ont reverdi les terres autour d’une centaine de villages,
redonnant à 200 000 personnes des moyens décents d’existence3. Près de
Jaipur, des citoyens organisés en groupes de « guerriers de l’eau » (jal
yodhas) sous la houlette d’un homme, Laxman Singh, ont
régénéré 30 000 hectares et planté un million d’arbres. Résultat : 90 villages
sont sortis de la pauvreté. Plusieurs villages du désert de Thar4 ont eux aussi
été sauvés de la soif en stockant les pluies. Dans le sud-ouest de l’Inde, un
ingénieur de Bangalore, Ayyappa Masagi, a reconstitué les réserves d’eau
de 4 600 villages, transformant la vie de plusieurs centaines de milliers
d’habitants5. La récupération des pluies et la plantation de 400 000 arbres ont
aussi fait de Ralegan Siddhi le village le plus prospère du Maharashtra6. Et,
dans la plupart de ces révolutions écologiques locales, l’eau est désormais
cogérée par des conseils citoyens (pani panchayat, gram samiti).

Le recueil des pluies gagne maintenant les villes indiennes. À Chennai,
l’organisation Akash Ganga installe gratuitement des collecteurs sur les toits
et, à Bangalore, l’association Rainwater Club a aidé à équiper plus d’un
millier d’immeubles. Une évidence dans une ville arrosée de 3 000 millions
de litres d’eau chaque jour durant la mousson7, alors que l’eau du robinet est
rationnée. À New Delhi, « le palais présidentiel, le terminal 3 de l’aéroport,
l’université Jamia Hamdard et la prison de Tihar » sont eux aussi équipés en
collecteurs de pluie, explique Gita Kavarana, directrice du Centre pour la
science et l’environnement (CSE). Cette ONG indienne a d’ailleurs recensé
tous les systèmes traditionnels de recueil des pluies8 et lancé une campagne
nationale pour les faire renaître.

Une voie d’avenir pour la planète

Plusieurs villages du Népal, d’Afghanistan, d’Iran et de Thaïlande ont
aussi reproduit le système de Rajendra Singh. En Chine, le recueil des pluies
à grande échelle dans la province du Gansu a tellement amélioré les récoltes
que 17 autres provinces ont fait de même, fournissant de l’eau potable
à 15 millions d’habitants et irriguant 1,2 million d’hectares9. On se demande
d’ailleurs pourquoi le recueil des pluies n’est pas systématique en Europe, là
où l’agriculture épuise les nappes phréatiques, au point d’entraîner des
restrictions d’eau chaque été.

La méthode fonctionne aussi en altitude : dans la région himalayenne du
Ladakh, un ingénieur, Chewang Norphel, a eu l’idée de stocker les pluies
dans des micro-barrages qui, l’hiver, deviennent des glaciers artificiels. Là
encore, le retour de l’eau a amélioré les récoltes et stoppé l’exode rural10. Au
Pérou, les paysans des Andes réutilisent les vieux réservoirs incas, les
amunas, qui captent l’eau au sommet des montagnes pour la faire rejaillir
purifiée en aval11.

Les collecteurs de pluie sur les toits, eux, se répandent dans le monde
entier, notamment en Australie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au
Japon, à Singapour et dans les villages du Burkina Faso, du Sénégal, du Mali,
de Somalie ou d’Éthiopie. Aux États-Unis, pays qui détient le record mondial
de consommation d’eau par habitant, les New-Yorkais ont installé 140 grands
collecteurs publics dans les jardins partagés de leur ville12. À Grenoble, un
parc public stocke et redistribue les eaux récupérées13.

Recueillir les pluies est une solution universelle. Sa généralisation pourrait
modifier les sombres perspectives d’une planète où un tiers des grandes
réserves souterraines sont aujourd’hui déclarées « en détresse » et ne se
renouvellent plus14, et où les deux tiers de l’humanité (quatre milliards
d’humains) n’auront plus accès à l’eau buvable en 2030. Des millions de
micro-systèmes de captage des pluies, faciles à installer, pourraient régénérer
les écosystèmes dégradés et mettre fin à la pauvreté rurale, ce qui éviterait
l’exode de millions d’hommes et de femmes chaque année15. En assurant une

autosuffisance durable en eau, ils éviteraient les conflits liés à sa
raréfaction16. Ils contribueraient aussi à maintenir les activités locales,
puisque, dans le monde, trois emplois sur quatre dépendent directement ou
indirectement de l’approvisionnement en eau17. Enfin, comme l’a montré un
programme scientifique mené par des hydrologues en Slovaquie, le recueil
systématique des pluies aurait un effet bénéfique sur le climat, puisque leur
rétention dans le sol restaure le cycle naturel de l’eau et contribue à freiner le
réchauffement18.

Dans son oasis écologique du Rajasthan, en contemplant les flots d’une
rivière revenue à la vie, Rajendra Singh me l’avait bien dit : « La crise
climatique est mondiale, mais elle ne sera résolue que par des solutions
locales, décentralisées, comme la nôtre. »

Les agronomes aux pieds nus du Burkina Faso

Au Sahel, une autre région gagnée par la désertification, l’utilisation des
pluies dans l’agriculture a également donné des résultats étonnants. Au début
des années 1980, une sécheresse sans précédent frappe la province de
Yatenga, au Burkina Faso, réduisant les récoltes en poussière et obligeant des
centaines de familles à quitter leurs terres. Un jour, Yacouba Sawadogo, un
fermier du village de Gourga, se dit en regardant ses terres craquelées qu’il ne
perdrait rien à essayer une méthode oubliée, le zaï. Celle-ci consiste à creuser
dans les champs de petites cavités rondes dans lesquelles on dépose les
semences et un peu de compost. Quand la saison humide arrive, l’eau de
pluie y est piégée et fait germer les graines.

Yacouba Sawadogo19 s’attelle à la tâche et, dès sa première récolte, voit
ses rendements doubler, voire quadrupler selon les plantes. Il décide alors de
diffuser ce mode de culture : il enfourche sa moto pour aller en parler aux
paysans des villages alentour, puis organise des rencontres sur les marchés
locaux. Au fil de ces échanges, les fermiers perfectionnent la méthode, en
ajoutant des cordons de pierres pour contenir l’eau20 et en modifiant la
densité des cavités à l’hectare. Bientôt, des associations de promotion du zaï
se créent et deux autres fermiers burkinabés amplifient la diffusion. Ousséni
Zoromé, tout d’abord, qui adapte le zaï en tenant compte de la nature du
sol21 et lance des écoles de zaï dans plusieurs départements. Puis Ali
Ouédraogo, qui combine le zaï avec la plantation d’arbres, dont les racines
gardent l’eau dans le sol, et forme des dizaines de fermiers qui, à leur tour, en
forment d’autres. En quelques années, le zaï a reverdi des sols stériles,
réhabilitant plus de trois millions d’hectares, freinant l’exode rural et
améliorant le niveau d’autosuffisance alimentaire du Burkina Faso22.

Le zaï est aujourd’hui utilisé dans huit pays du Sahel, où son expansion est
portée par les fermiers eux-mêmes, aidés de quelques associations23. Au
Niger, où elle s’appelle tassa, cette technique a été importée par treize
paysans qui l’ont apprise au Burkina Faso. Bien sûr, elle nécessite une main-
d’œuvre nombreuse (il faut creuser 12 000 à 15 000 cavités par hectare), mais

ses résultats constituent un espoir pour les habitants des zones sahéliennes,
qui sont, comme bien d’autres populations rurales, les premières victimes des
variations climatiques.

En filigrane, la réussite du zaï et des canaux de Rajendra Singh au
Rajasthan démontre aussi la nécessité de sortir la modernité de son seul
logiciel occidental. Il aura en effet fallu attendre de mesurer le dérèglement
climatique pour constater que barrages, déboisement et agriculture
industrielle ont bouleversé des écosystèmes entiers. Et pour comprendre
l’utilité de techniques hydrauliques autochtones24 qui avaient assuré la
prospérité de nombreux territoires durant des siècles, avant d’être mises à
l’écart. Des solutions low-tech qui, aujourd’hui, sont redevenues une voie à
suivre.

La réappropriation citoyenne de l’eau

Contrôler soi-même la distribution

L’eau potable est-elle un bien commun, et son accès un droit universel, ou
est-elle une ressource que l’on peut privatiser et vendre ? Derrière cette
question se cachent des enjeux économiques colossaux. Partout dans le
monde, des firmes multinationales privatisent l’eau du sous-sol pour la
revendre en bouteilles, y compris dans des zones de forte sécheresse, comme
en Inde, en Australie, en Californie ou au Texas, provoquant ainsi des dégâts
irréversibles sur l’environnement. Mais nombreuses sont aussi les
contestations d’habitants qui veulent préserver leur droit à l’eau. L’issue de
leurs actions en justice est variable, allant de la confirmation des contrats
privés à l’arrêt des pompages, comme dans le parc national d’Itatiaia au
Brésil en 2006 (action contre Nestlé Waters), voire à la fermeture d’usines, ce
qu’ont obtenu à plusieurs reprises des villageois d’Inde en guerre contre
Coca-Cola, notamment à Plachimada en 200525.

Comme pour les pompages industriels, la vague mondiale de privatisation
des réseaux d’eau, dans les années 1990, a suscité des mouvements de
protestation dans de nombreux pays (Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande,
Italie, États-Unis…). Certains ont réussi à faire revenir l’eau dans le secteur
public, comme à Tucuman (Argentine), où les habitants ont cessé de payer
les factures après la privatisation26, ou à Felton (États-Unis), où la population
a collectivement racheté le réseau.

Une autre bataille emblématique, celle de Cochabamba, en Bolivie, a elle
aussi abouti à une reprise en main du réseau par les habitants. En 2000, l’eau
de la ville est concédée au consortium privé Aguas del Tunari27. D’emblée,
les factures explosent et la population refuse de payer. Le mécontentement
des urbains rejoint celui des fermiers et tous exigent la fin de la délégation au
privé : manifestations, barrages routiers, grèves et affrontements avec la
police se succèdent, faisant un mort et plusieurs blessés, jusqu’à ce qu’une
manifestation de 50 000 personnes, le 10 avril 2000, finisse par faire plier le

gouvernement. Le contrat est résilié et la distribution revient dans le giron du
service municipal (Semapa). Mais celui-ci, peu efficace, laisse la moitié des
habitants de Cochabamba sans eau potable. Les résidents des quartiers sud
s’organisent alors en comités locaux et commencent à creuser le sol pour
construire un réseau de réservoirs et de canalisations. En quelques années,
plus d’une centaine de petites coopératives détenues par les
habitants28 assurent ainsi une fourniture de base à ces quartiers et sont
reconnues par la municipalité.

Cette auto-organisation a en partie été facilitée par la présence dans ces
quartiers d’immigrants venus des plateaux andins, où existe depuis toujours
une tradition d’aide réciproque appelée ayn29. Mais la gestion de l’eau par les
habitants eux-mêmes reste fréquente en Amérique latine, au sein de
coopératives de villages qui entretiennent les canalisations et protègent
l’écosystème des sources. Parmi elles figurent par exemple les Comités
Vecinales de Agua Potable du Pérou ou les Comités de Agua Potable y
Saneamiento du Nicaragua. Ces derniers ont d’ailleurs obtenu un statut légal
en 2010, en reconnaissance de leur contribution « au développement
économique et social, à la démocratie participative et à la justice sociale ».

De nombreuses municipalités d’Amérique latine permettent aussi aux
citoyens de participer directement à la gestion publique de l’eau ou l’ont
déléguée à des coopératives d’usagers, comme la Saguapac de Santa Cruz de
la Sierra en Bolivie (151000 membres). Ces coopératives existent également
en Argentine (où elles desservent 10 % des habitants), mais aussi – on le sait
moins – aux États-Unis (3 300 structures), au Canada (200, surtout en
Alberta30), en Autriche (plus de 5 000), au Danemark (plus de 2 500) et en
Finlande (1 500)31.

Les cours d ’eau communautaires

Cette même gestion collective se retrouve dans l’usage des acequias32, ces
cours d’eau qui servent à l’irrigation dans plusieurs pays d’Amérique latine
(Argentine, Pérou, Colombie, Mexique, etc.). Leur nom complet, acequias de
común, dit tout de leur statut : elles sont un bien commun dont l’écosystème

est entretenu par les riverains, dans une cogestion d’ailleurs proche de celle
des dongs, les canaux communautaires de l’Assam (Inde)33. Aux États-Unis,
plus d’un millier d’acequias sont utilisées par les fermiers du Nouveau-
Mexique et du Colorado, États arides où elles sont indispensables. Les
riverains sont regroupés en associations, comme la Colorado Acequia
Association (CAA) et la New Mexico Acequia Association (NMAA),
destinées à défendre leur statut de « ressource communautaire » pour éviter
d’en faire une « marchandise destinée à générer des profits »34. Elles
protègent l’autonomie des territoires des acequias en refusant les OGM et en
favorisant les semences autochtones, l’agriculture biologique et la
souveraineté alimentaire locale.

Historiquement, la gestion des ressources en eau a été assurée, durant des
siècles et partout dans le monde, par des collectifs de riverains. Elle a même
constitué l’une des formes les plus anciennes de démocratie locale. Quand
elle est passée sous le contrôle du secteur public, au XIXe siècle, avec la
construction de réseaux d’assainissement, l’eau est restée considérée comme
un bien commun. Le XXe siècle, lui, a vu émerger un marché privé de l’eau.
Pourtant, après trente ans de privatisations et de partenariats public-privé, un
mouvement de retour au public semble s’esquisser : depuis le début des
années 2000, plus de 180 villes et collectivités de 35 pays35 ont repris le
contrôle des réseaux, convaincues que le public garantit un meilleur service.

Les structures de gestion collective, elles, restent nombreuses, à l’image
des assemblées villageoises et des coopératives locales, qui la gèrent de
manière durable, comme un bien commun. En préservant les écosystèmes, la
plupart apportent aussi une réponse à la crise globale de l’eau, ouvrant ainsi
des perspectives à la société civile du monde entier.

1 Voir Bénédicte Manier, « L’eau en Inde, un enjeu social et géopolitique », Le Monde diplomatique,
Planète Asie, 2010.
2 Voir sur http://www.nasa.gov/topics/earth/features/india_water.html.
3 « How One Woman Made 100 Villages in Rajasthan Fertile Using Traditional Water Harvesting
Methods », The Better India, 15 décembre 2015.
4 Avec les taankas (réservoirs) mis en place par l’association Gravis et la fondation France Libertés.

5 Voir la Water Literacy Foundation : www.waterliteracy.tk/.
6 Voir www.annahazare.org/ralegan-siddhi.html.
7 S. Vishwanath, « It is time to reduce the water footprint », The Hindu, 9 juin 2012.
8 Voir www.rainwaterharvesting.org/Rural/Traditional.htm.
9 Source : Programme des Nations unies pour l’environnement
(www.unep.or.jp/ietc./publications/urban/urbanenv-2/9.asp).
10 Shreya Pareek, « The Man Who Creates Artificial Glaciers To Meet The Water Needs Of Ladakh »,
The Better India, 6 novembre 2014.
11 « Las Amunas de Huarochiri. Recarga de los acuiferos en los Andes », Gestion social del agua y
ambiente en Cuencas (GSAAC), juin 2006.
12 Voir Grow New York : www.grownyc.org/openspace/rainwater-harvesting/map.
13 Yannick Nodin, « À Grenoble, l’eau de pluie stockée et redistribuée », Le Moniteur Hebdo,
9 septembre 2010.
14 Xavier Demeersman, « Les réserves d’eau douce souterraine de la planète sont mal en point »,
Futura Sciences, 19 juin 2015.
15 Au Mexique, par exemple, jusqu’à 900 000 personnes abandonnent leurs terres chaque année pour
migrer vers les villes ou les États-Unis. Voir la Convention des Nations unies pour la lutte contre la
désertification (UNCCD) : www.unccd.int/en/resources/Library/Pages/FAQ.aspx.
16 L’Onu estime que 80 % des conflits armés de la planète affectent des sociétés où les écosystèmes
sont dégradés par le manque d’eau.
17 Source : « L’Eau et l’emploi », Unesco, Paris, 2016,
http://unesdoc.unesco.org/images/0024/002441/244163f.pdf.
18 Voir Daniel Hofnung, « Pour un nouveau paradigme de l’eau », 2013 (https://blogs.attac.org/paix-
et-mutations/article/pour-un-nouveau-paradigme-de-l-eau), et M. Kravčík et alii, « Water for the
Recovery of the Climate – A New Water Paradigm »,
2007 (http://www.waterparadigm.org/download/Water_for_the_Recovery_of_the_Climate_A_New_Water_Paradigm.pd
19 Un documentaire a été réalisé en 2010 sur Yacouba Sawadogo : The Man Who Stopped the Desert
(www.1080films.co.uk).
20 « Innovation locale au Burkina Faso dans la vulgarisation agriculteur à agriculteur », portail du
développement du Burkina Faso (http://www.burkina-ntic.net/spip.php?article393).
21 Boukari Ouangraoua, « Burkina Faso : Ousséni Zoromé, le paysan-chercheur », Syfia, 11 mai 2005
22 Rapport du rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation Olivier de Schutter, Assemblée générale
des Nations unies, 20 décembre 2010.
23 L’association Kaab-Noogo, l’association des groupements zaï pour le développement du Sahel, ou
l’Association des écoles de zaï sur le terrain.
24 Comme les étangs traditionnels du Kerala (kulams), remplacés par des barrages qui ont dévasté des
zones autrefois bien irriguées. Sur ces savoirs vernaculaires, voir Anupam Mishra, Traditions de l’eau
dans le désert indien, L’Harmattan, 2001.
25 En 2016, Coca-Cola avait déjà fermé 5 de ses 24 usines d’embouteillage en Inde sous la pression
populaire et en raison d’une baisse de la consommation. La firme n’en reste pas moins leader du
marché de l’eau en bouteilles. Voir « Coca-Cola has closed 20 per cent of its bottling plants in India :
Report », Down to Earth, 21 mars 2016.

26 Bernard de Gouvello, Jean-Marc Fournier, « Résistances locales aux « privatisations » des services
de l’eau : les cas de Tucuman (Argentine) et Cochabamba (Bolivie) », Autrepart, no 21, IRD, 2002.
27 Ibid.
28 Regroupées dans l’association Asica-Sur – Asociación de Sistemas Comunitarios de Agua del Sur.
29 Système d’entraide lors des travaux agricoles et de la construction de maisons qui date des Incas. Le
principe est : hoy por ti, mañana por mi (aujourd’hui pour toi, demain pour moi).
30 Voir le site de la fédération des coopératives de cet État : http://abwaterco-op.com/.
31 Source : Kostas Nikolaou, « Another world exists : Thousands of water cooperatives on the planet »,
17 septembre 2014, www.fame2012.org/en/2014/09/17/water-cooperatives-on-the-planet/.
32 Leur nom dérive de l’arabe as saqiyah (canal). Venues du Maghreb et du Machrek, elles ont été
introduites en Espagne à partir du VIIIe siècle par la conquête arabe. Puis les conquistadors les ont
amenées de l’Ancien Monde au Nouveau Monde, vers les pays andins et le Mexique, où elles se sont
métissées avec les systèmes amérindiens.
33 Anup Sharma, « To Each According to His Needs », Infochange India, 2010.
34 www.lasacequias.org.
35 Notamment Grenoble, Paris, Rennes, Nice et Montpellier en France. Voir « Là pour durer : la
remunicipalisation de l’eau, un phénomène global en plein essor », rapport publié en 2014 par le
Transnational Institute (TNI), l’Unité de recherches internationales sur les services publics (PSIRU) et
l’Observatoire des multinationales.

L’agriculture, nouvelle frontière urbaine

« Il faut concevoir des villes où l’on donne la possibilité aux habitants,
non pas d’être des consommateurs passifs, mais d’être des cocréateurs
de valeur ajoutée. »

Navi Radjou, co-auteur de L’Innovation jugaad. Redevenons
ingénieux !1

Les villes abritent aujourd’hui la moitié de la population de la planète.
Dans leurs armures de béton et d’asphalte, on les juge fortes, modernes,
organisées, indépendantes. Elles sont pourtant vulnérables. Et leur talon
d’Achille, c’est l’alimentation. Les villes sont approvisionnées chaque jour de
l’extérieur et dépendent donc d’un flux de transport incessant, alimenté par le
pétrole. Si ce flux s’interrompait, elles n’auraient que trois à quatre jours de
nourriture en stock. Une vulnérabilité d’autant moins soutenable que leur
croissance démographique est galopante – deux humains sur trois seront
urbains en 2050 – et qu’elles concentrent déjà un ensemble de défis :
inégalités sociales, violences, aménagement chaotique des sols, pollution et
impact carbone croissants.

La première à se saisir de cet enjeu a été la société civile. Elle a développé
un vivier de solutions pragmatiques pour améliorer l’approvisionnement
local, verdir l’écosystème urbain et préparer les villes à l’après-pétrole et au
changement climatique, tout en les rendant plus humaines. Des initiatives qui
germent aujourd’hui sur tous les territoires urbains du monde, et notamment
sur le terreau de la grande pauvreté.

Détroit, prototype des villes post-industrielles

Au loin, les eaux bleues du lac Michigan ont beau miroiter sous le soleil, la
métropole de Détroit offre un paysage de désolation. Dans le centre, le long
des larges avenues désertes, des dizaines d’immeubles de bureaux sont murés
de planches et des milliers de maisons abandonnées s’effondrent
silencieusement, leurs fenêtres béant comme des regards vides. Plus loin,
isolées sur de grandes friches herbues, d’anciennes usines ne sont plus que de
grands squelettes de briques.

Détroit était pourtant une ville de légende. C’était Motor City, la ville de
l’automobile, des Ford et des Cadillac. Mais les usines ont fermées2 et Détroit
a rejoint la liste des cités désindustrialisées de la Rust Belt3. « J’étais
ingénieur chez General Motors », témoigne Mark T. Hudson, un Afro-
Américain qui habite la banlieue de Détroit. « Quand ils ont fermé l’usine, ils
m’ont dit : on te garde si tu vas en Chine, avec la production. J’ai répondu
que je ne pouvais pas : ma femme a un travail ici, j’ai cinq enfants, j’ai acheté
ma maison. Alors j’ai été viré, comme des milliers d’autres. » L’immense
majorité des licenciés n’a pas retrouvé de travail, et tous ceux qui pouvaient
tenter leur chance ailleurs sont partis, créant un exode sans équivalent aux
États-Unis4. « Ils ont tous essayé de vendre leur maison, parfois même pour
un dollar symbolique, mais il n’y avait personne pour acheter : la ville se
vidait », poursuit Mark. « Certains ont même mis le feu à leur maison pour
toucher de l’argent de l’assurance, de quoi aller vivre ailleurs. »

Bâtie pour deux millions d’âmes, l’immense agglomération n’est plus
peuplée que de 714 000 personnes. Ceux qui sont restés, surtout des familles
noires, n’ont plus grand-chose : 40 % vivent sous le seuil de pauvreté, trois
fois plus que dans le reste des États-Unis. À mesure que l’on s’éloigne du
centre, toute activité humaine semble d’ailleurs avoir disparu. Islandview est
l’un de ces quartiers périphériques dévastés par le chômage, où les seuls
commerces restants sont les liquor shops, les magasins d’alcool. « Ici,
l’insécurité alimentaire est chronique5 », explique Shane Bernardo, le
coordinateur d’Earthworks. Cette association exploite une ferme de plusieurs

hectares dans le quartier, où des volontaires font pousser des légumes et des
fruits, ce qui permet de servir 2 000 repas chaque jour aux chômeurs. Elle
forme aussi les habitants au maraîchage et leur distribue 100 000 plants
chaque année, pour améliorer leur subsistance.

Depuis le déclin de l’automobile, Détroit se réinvente en effet une autre vie
en se transformant en ville agricole : friches industrielles, terrains vagues et
espaces verts ont été massivement récupérés par les habitants pour cultiver de
quoi se nourrir. « L’agglomération compte environ 1 600 parcelles cultivées,
en grande partie des jardins communautaires installés dans des terrains
vacants », explique Malik Yakini. Cet ancien proviseur, petites lunettes,
barbe poivre et sel et dreadlocks, a lui-même fondé le Detroit Black
Community Food Security Network (Réseau pour la sécurité alimentaire de la
communauté noire) : son objectif est de redonner une nourriture saine aux
pauvres, cantonnés aux hamburgers et aux chips, au nom de la food justice
(justice sociale en matière d’alimentation).

Sans attendre l’autorisation, Malik et ses amis sont donc allés squatter un
hectare dans Rouge Park, un parc public, pour y installer des potagers et des
serres, qui produisent des légumes et des fruits bio vendus sur place, sur les
marchés et dans la coopérative alimentaire fondée par l’organisation. « Nos
ventes génèrent des revenus et démontrent que l’agriculture à Détroit est un
modèle viable. En mobilisant les habitants pour qu’ils deviennent
autosuffisants, nous sommes en train de créer un modèle durable. C’est une
aventure collective, qui travaille au progrès de tous », explique-t-il.

La municipalité, consciente qu’il faut reconvertir l’immense espace de la
ville, laisse faire. Elle a même lancé le programme Adopt A Lot (Adoptez une
parcelle), qui permet à chacun de cultiver un terrain abandonné. Beaucoup
d’habitants n’ont toutefois pas attendu pour s’approprier les friches. Mark
Covington est l’un de ces nombreux squatteurs. Ce grand Afro-Américain,
éternel sourire aux lèvres et chapeau de paille sur la tête, a créé des jardins
communautaires dans Georgia Street, un quartier aux airs de campagne de
l’Amérique profonde, où les friches dominent et où seule une maison sur
deux semble encore habitée. Dans cette rue bordée d’arbres et de vieux

poteaux électriques en bois, les seuls bruits qu’on entend sont ceux d’un
habitant qui pédale sur son vélo déglingué ou d’un coq qui chante.

Mark me fait entrer dans sa modeste maison et me raconte : « J’ai été
licencié en avril 2008. Comme je n’avais rien à faire, j’ai nettoyé le terrain en
face de chez moi, qui était plein de déchets. Et je me suis dit : je vais y
planter des fleurs et des légumes. Comme ça, les gens du quartier, qui se
battent pour survivre, pourront au moins trouver des légumes frais. » En trois
ans, Mark s’adjuge seize parcelles vides et fait pousser oignons, haricots,
tomates, maïs, poivrons, salades et courgettes. Dans son jardin, il élève aussi
une chèvre, des poulets et des oies et a son propre verger. « Je produis
maintenant 80 % de ce que consomme ma famille et je fournis les voisins en
légumes et fruits gratuits », dit-il.

Mark est ainsi devenu une sorte d’ange gardien du quartier. Il a créé des
parcelles pour les enfants et reçoit régulièrement les élèves des écoles. Il
organise une fête de la rue chaque année en juin, un réveillon collectif à Noël
et donne des cours de cuisine avec les produits des jardins. Il a aménagé un
centre social dans une maison abandonnée, où il propose des dîners et des
séances de cinéma pour le quartier. Sur son blog6, Mark tient la chronique de
la lente reconstruction de Georgia Street et de la dignité de ses habitants.
« Ici, seuls 25 % des gens ont un travail. Mais au moins, ils ont de quoi
manger. Et nous sommes tous devenus plus proches. Le quartier est plus
calme, il y a moins de criminalité et tout le monde respecte les maisons et les
cultures. » Cette évolution s’observe dans de nombreux quartiers, où les
riverains retrouvent une vie commune en faisant pousser ensemble leur
nourriture. Un véritable renouveau dans une ville où le tissu social a été
détruit et où la criminalité a explosé. « On voit un vrai changement »,
remarque Shane Bernardo. « Un jardin communautaire, ce n’est pas
seulement produire de la nourriture, c’est construire du vivre-ensemble. »

Mark, lui, veut rendre son quartier « aussi autosuffisant que possible. On
va installer une éolienne et des panneaux solaires, pour ne plus dépendre du
réseau électrique ». Comme beaucoup d’habitants de Détroit, Mark estime en
effet que l’autosuffisance agricole remplacera à terme les emplois qui ne
reviendront plus. « On ne raisonne plus en termes de revenus, mais de

réponse aux besoins essentiels des habitants. Et nous devons construire une
ville qui réponde à ces besoins », résume Shane.

L’agriculture est donc en train de métamorphoser l’ancienne cité
industrielle : fermes, potagers, vergers, serres, ruches et poulaillers sont
installés entre les avenues, au cœur des parcs ou sur d’anciens parkings.
Détroit est une ville en transition, où une multitude d’organisations7 créent
une nouvelle économie. Elles plantent des dizaines de milliers d’arbres
fruitiers, fournissent gratuitement plants et outils, forment des centaines de
fermiers urbains, ouvrent des potagers dans les écoles et transforment les
terrains vagues en fermes. Un incubateur, FoodLab Detroit, organise les
débouchés chez les entreprises locales : boulangeries, restaurants, traiteurs,
cafés. L’agriculture urbaine a déjà relancé l’Eastern Market, le grand marché
couvert où les restaurants viennent s’approvisionner chaque matin. Le public
y afflue le samedi et les plus démunis peuvent payer avec les tickets
d’alimentation8. Un réseau de slow food réunit fermiers, éleveurs, artisans,
vignerons et restaurateurs, pour promouvoir les produits du terroir et
organiser des livraisons de légumes bio, des dégustations gastronomiques,
des visites de jardins et des cours de cuisine. Détroit a ainsi mis sur pied le
premier vrai circuit d’approvisionnement local et bio au niveau d’une grande
ville, un modèle pour un pays qui connaît encore de nombreux food deserts
(déserts alimentaires, où les habitants dépendent entièrement de denrées
produites ailleurs).

Cette reprise en main gagne d’autres secteurs. Cinémas et ateliers d’artistes
ont transformé d’anciens sites industriels en espaces culturels. Partout
s’ouvrent des librairies, des bars branchés, des épiceries bio, des galeries
d’art, des entreprises de recyclage, des entreprises sociales. Des associations,
comme l’Urban Neighborhood Initiatives, retapent des maisons et combattent
la délinquance par des activités en commun. Prototype de la ville post-
industrielle, Détroit doit sa renaissance à ses propres citoyens. Et, comme au
temps des pionniers, des jeunes viennent de tout le pays pour lancer ici leur
start-up : dans cette ville qui repart de zéro, tout semble possible9.

« Détroit n’a peut-être pas encore trouvé sa voie, mais nous sommes en
train de la réinventer. De lui imaginer un futur, de créer un nouveau

modèle », basé sur l’entrepreneuriat social dans l’agriculture urbaine, analyse
Malik Yakini. Et celle-ci a encore « énormément d’espace pour se
développer : 1 300 parcelles vides, soit 2 400 hectares de friches restent à
cultiver ». Pour Mark aussi, l’avenir repose sur la multiplication des quartiers
agricoles, des « villages urbains » capables d’assurer l’autonomie alimentaire
de la ville. Une « économie verte » qui pourrait s’articuler, dit-il, avec « des
activités technologiques, une forte impulsion éducative » et un tourisme
valorisant les produits agricoles locaux.

À plus de 600 km de là, Baltimore connaît une évolution similaire : la ville
portuaire, dont un quart des habitants vit sous le seuil de pauvreté, voit se
multiplier les jardins communautaires pour lutter contre les déserts
alimentaires dans les ghettos noirs. Les serres de l’entreprise sociale Big City
Farms fournissent déjà une partie de la ville en légumes frais. Et cette
transformation a l’appui total de la municipalité, qui veut faire de Baltimore
une green city, avec des fermes, des espaces verts, des mobilités douces et un
food hub construit dans des quartiers réhabilités10.

New York, pépinière de la guérilla verte

Ces révolutions agricoles et culturelles sont observées de près, car elles
constituent le fer de lance d’un mouvement qui se répand aux États-Unis et
au Canada, avec des milliers de jardins et de fermes communautaires créés
par des urbains qui veulent mettre fin à l’insécurité alimentaire des plus
pauvres et relocaliser la production de leur alimentation.

Le mouvement a commencé en 1973, à Manhattan. À l’époque, New York
est en plein déclin. La municipalité est au bord de la faillite, la classe
moyenne quitte le centre-ville, l’immobilier est en berne et les terrains vides
abondent. Un jour, une artiste peintre du Lower East Side, Liz Christy, réunit
quelques amis pour nettoyer les déchets d’un terrain vague et, dans la foulée,
le groupe décide de le transformer en jardin collectif. La municipalité légalise
leur occupation l’année suivante, en échange d’un dollar symbolique par
mois. Aujourd’hui, ce jardin collectif est un des plus beaux de Manhattan,
avec des plates-bandes cultivées, des espaces pour lire, une treille, un plan
d’eau et des arbres fruitiers où nichent des oiseaux.

Avec ce premier jardin, Liz Christy lance un mouvement : la guérilla verte
(green guerilla). Ses armes sont des pelles, des plantoirs et des seed bombs,
des « grenades » de terreau emplies de graines, que Liz et ses amis jettent
par-dessus les grillages des terrains vagues pour y faire pousser légumes et
fleurs. Le groupe ensemence plusieurs friches dans les quartiers déshérités et
encourage l’occupation de nombreux terrains. Quatre décennies plus tard, la
métropole compte 800 jardins communautaires11, installés par les New-
Yorkais sur d’anciennes friches du Bronx, du Queens, de Manhattan et de
Brooklyn, explique Julie Walsh, de GrowNYC, une des associations qui
soutiennent ces espaces collectifs12. Le jardin Hattie Carthan, par exemple, a
été créé en 1991 par les résidents d’un quartier de Brooklyn. Il compte des
carrés de légumes, des arbres fruitiers et un élevage de poulets. Ce qui n’est
pas rare à New York, où de nombreux citadins élèvent des volailles,
notamment dans le Bronx. Tous les samedis, œufs et légumes sont vendus à

très bas prix sur un marché installé à côté du jardin13, pour permettre aux plus
démunis – un tiers des familles du quartier – de manger des produits frais.

Si certains de ces jardins communautaires ne sont que « de minuscules
parcelles coincées entre deux immeubles, d’autres vont jusqu’à 1 800 mètres
carrés », précise Julie. De véritables fermes, gérées par des associations ou
des groupes de voisins, ont même vu le jour à Brooklyn et dans le Bronx.
L’ONG Added Value, par exemple, cultive deux fermes à Brooklyn et sur
Governor’s Island, avec des jeunes en insertion. Une partie des douze tonnes
de légumes bio produits chaque année est vendue à des restaurants, sur les
marchés et par paniers aux familles, et le reste est donné à des associations.
Une autre ferme, La Finca del Sur, squattée par des femmes sur une friche du
South Bronx, se revendique comme « la première ferme urbaine cultivée par
des femmes de toutes origines raciales ». Ce potager communautaire fournit
des légumes bio bon marché aux familles et organise des fêtes avec musique,
poésie et activités pour enfants.

Les États-Unis et le Canada comptent au moins 18 000 parcelles urbaines
communautaires, d’après l’American Community Gardening Association, un
réseau qui n’a pas pu toutes les recenser. Toutes les villes les voient se
multiplier : Montréal, Ottawa, Vancouver, Toronto, Portland, Los Angeles,
Chicago, Minneapolis, Salt Lake City… Cette croissance de l’agriculture
urbaine se double d’un autre mouvement : le partage des jardins privés.
L’initiative sharing backyards met en contact les familles cherchant une
parcelle avec des institutions (églises, centres communautaires…) ou des
particuliers souhaitant prêter ou partager un jardin. Après son succès au
Canada et aux États-Unis, l’idée a ensuite gagné le Royaume-Uni, l’Australie
et la France14.

Le nombre d’Américains produisant eux-mêmes une partie de leur
nourriture a ainsi atteint une échelle inédite depuis la Seconde Guerre
mondiale15 : une famille sur trois (35 %) cultive aujourd’hui des légumes,
soit 42 millions de familles16. Le nombre de maraîchers urbains est passé, en
cinq ans (de 2008 à 2013), de 7 à 9 millions. Dans un pays où l’alimentation
parcourt en moyenne 2 400 km avant de parvenir à l’assiette, ce retour à
l’autoproduction locale traduit une réelle évolution des esprits et commence à

compter. De 2008 à 2013, le nombre de jardins communautaires a en effet
triplé, passant de 1 à 3 millions, tout comme le nombre de foyers américains
qui y sont impliqués. On voit des urbains aller, le soir ou le dimanche, y
planter des légumes, et des étudiants y effectuer leur stage d’été. Des ateliers
de jardinage et d’élevage (poulets, canards, chèvres, abeilles…) s’ouvrent en
ville et des dizaines de milliers d’écoles sont dotées de potagers.

Quand New York redécouvre les marchés fermiers

L’émergence des jardins urbains aux États-Unis a contribué à relancer les marchés fermiers, qui
avaient disparu de la plupart des villes. À New York, « ils ont été très populaires jusque dans les
années 1950, puis sont tombés en désuétude quand les aliments transformés des supermarchés ont
changé les habitudes alimentaires », explique Julie Walsh. Son organisation, GrowNYC, les a
relancés en 1975, pour que les New-Yorkais retrouvent le goût des produits de la région. « Et le
succès a été immédiat : le premier jour, les fermiers étaient sceptiques, mais tous leurs légumes
sont partis en deux heures. Au point que l’un d’eux a demandé en plaisantant s’il n’y avait pas une
pénurie de nourriture à New York… », raconte-t-elle.

La métropole compte aujourd’hui une soixantaine de marchés, approvisionnés par les jardins et
fermes urbaines locales et par 200 fermiers de la région. L’un des plus grands, celui de Union
Square à Manhattan, attire 250 000 personnes quatre fois par semaine. « Il y avait une demande,
c’est clair », constate Julie, qui envisage l’ouverture d’autres marchés à l’avenir. Tous acceptent
les tickets d’alimentation, pour soutenir l’accès des plus démunis aux produits frais. GrowNYC y a
aussi installé des bornes où les New-Yorkais déposent téléphones portables ou vêtements usagés
(plus de 300 tonnes recyclées chaque année) et des déchets destinés au compost des jardins
urbains. Les marchés fermiers sont aujourd’hui de retour dans toutes les grandes villes
américaines, avec la vente de légumes urbains et péri-urbains.

Des espaces publics comestibles

La production vivrière dans les villes n’est évidemment pas nouvelle :
depuis des générations, elle nourrit 60 à 70 % de la population urbaine
d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les citadins cultivent tous les
interstices de l’espace urbain – terrasses, toits, arrière-cours, petits jardins,
talus des voies ferrées – et installent des micro-cultures dans des sacs, des
bidons ou de vieux pneus. Selon la FAO, 800 millions d’urbains produisent
ainsi 15 à 20 % de l’alimentation mondiale, sur environ 456 millions
d’hectares, une superficie équivalente à celle de l’Union européenne.

Mais ce qui est nouveau, c’est que l’agriculture urbaine a en peu de temps
gagné tous les pays industrialisés : Londres, Amsterdam, Malmö, Bâle,
Berlin, Hong-Kong, Tokyo, Sydney, Singapour, Buenos Aires, Calgary et
d’autres ont adopté cette micro-agriculture, qui déborde joyeusement des
espaces d’habitation pour envahir les lieux publics. Paris compte une centaine
de jardins partagés et Londres une soixantaine17 (sur un millier de jardins
urbains dans tout le pays). À Berlin, un terrain vague de 6 000 m2 sur Moritz
Platz a été transformé en un potager biologique18 cultivé dans un esprit de
partage et d’engagement écologique. Depuis 2011, plus de 300 personnes
cultivent aussi 5 000 m2 de jardins partagés sur le site de l’ancien aéroport
berlinois de Tempelhof.

En Irlande aussi, des jardiniers de toutes générations partagent avec
bonheur plusieurs centaines de jardins urbains19. Le réseau Grow It Yourself
(GIY) soutient par exemple 65 000 personnes et 1 500 groupes (salariés
d’entreprises et d’administrations, élèves et enseignants) qui cultivent des
jardins dans des espaces publics, des écoles ou sur leur lieu de travail, tant en
Irlande qu’au Royaume-Uni et en Australie. Le nombre de ces nouveaux
maraîchers augmente chaque année : « Il y a une forte demande. Les gens
veulent savoir d’où vient leur alimentation et ils veulent avoir leurs propres
cultures », observe Ronan Douglas, un des responsables de GIY, qui, face à
la demande, travaille maintenant avec les municipalités à convertir les
espaces publics et les friches en jardins potagers.

D’autres Irlandais plantent des arbres. Des centaines d’arbres. Comme à
Kilkenny, ville engagée dans une démarche de transition. C’est là, dans une
rue pavée du centre, que Malcolm Noonan me rejoint à la terrasse d’un café
pour m’expliquer comment cette belle ville historique est redevenue la cité de
vergers qu’elle était autrefois : « En 2009, on voulait célébrer les 400 ans de
Kilkenny », me raconte ce militant écologiste aux yeux rieurs, aujourd’hui
conseiller régional du Green Party. « Et, comme on est dans un terroir connu
de longue date pour sa culture des pommes, on s’est dit qu’on allait
planter 400 pommiers. On a été étonnés, parce que l’idée a tout de suite
suscité l’enthousiasme dans les écoles, les entreprises, les associations et chez
les habitants. Tout le monde s’y est mis. On a planté des vergers dans tous les
espaces publics, près des écoles et jusque dans le parc du château. »
Ces 40 vergers ne comptent que des variétés anciennes de pommiers, de
poiriers, de pruniers et de noisetiers, préservées par l’association des Irish
Seed Savers. Ils sont aujourd’hui un bien commun que les habitants se sont
joyeusement approprié : chaque automne, lors du Food Festival, qui réunit les
amoureux de la gastronomie et du slow food, ils récoltent les fruits ensemble
et partagent le jus pressé et les apple pies. « En deux ans, on a atteint notre
objectif, qui était plus large que les vergers eux-mêmes : les habitants ont été
sensibilisés à l’agriculture durable et les enfants des écoles à une nourriture
saine. De plus, les fruits profitent aux plus désavantagés, car tout est lié :
l’autonomie alimentaire et l’inclusion sociale. »

La même démarche se développe dans les villes américaines, comme à
Philadelphie, où les habitants ont planté une cinquantaine de vergers20, ou à
Boston, qui a vu émerger 40 vergers dans les espaces publics et près des
écoles, en plus des 200 jardins collectifs et de la centaine de potagers
scolaires. Des forêts comestibles cultivées en permaculture21 ont aussi vu le
jour à Austin, Madison, Boston, Los Angeles, San Francisco et ailleurs. À
Seattle, les habitants de Beacon Hill ont ainsi négocié avec la mairie la
transformation de 2,8 hectares du parc public Jefferson en forêt nourricière, la
Beacon Food Forest, conçue comme un commun où chacun peut venir
cultiver et se servir. D’autres forêts urbaines ont poussé au Canada
(Edmonton, Victoria, Calgary, Toronto, Vancouver), en Nouvelle-Zélande,

en Angleterre et en Espagne (Atlantis, à Tenerife). À Mouscron, en Belgique,
une forêt comestible privée de 1800 m2, cultivée depuis 1969 par Josine et
Gilbert Cardon22, distribue des graines à petit prix et donne des cours de
permaculture sur Youtube.

Cultiver les toits

Partout dans les villes, le jardinage se moque du manque apparent d’espace en se hissant sur les
toits. En Russie, la moitié des urbains cultivent des légumes sur les toits ou dans les sous-sols. À
New York, les jardins partagés envahissent les toits-terrasses, dont le potentiel est important : plus
de 5 600 hectares de toits encore inutilisés, selon l’organisation New York Sun Works. C’est
d’ailleurs à New York que sont implantées les deux plus grandes fermes bio perchées sur des toits,
les Brooklyn Grange Farms (3 000 m2 et 6 000 m2), dont les légumes sont livrés (à vélo) aux
habitants du quartier. Boston compte une autre grande ferme de 3 700 m2, la Higher Ground
Farm.

Séoul voit grand, elle aussi : légumes, arbres, plantes et ruches sont déjà installés sur plus
de 650 toits d’immeubles, avec le soutien de la municipalité. Le plus grand toit végétal d’Asie, le
Garden 5, grand comme trois stades de football, s’y étend même sur quatre immeubles reliés par
des passerelles23. L’avenir est également aux productions familiales dans des micro-fermes de
toit, comme celles qui émergent au Caire.

Si les cultures en hauteur rationalisent l’espace, elles contribuent aussi à lutter contre le
réchauffement climatique. Végétaliser 15 % des toits d’une ville y réduirait la température
moyenne de 3,3 oC, estime le laboratoire américain Lawrence Berkeley Institute Laboratory.
Même avec 6 % de toits végétalisés, la température baisserait déjà d’un ou deux degrés, relève une
étude menée à Toronto. Cette ville a d’ailleurs, comme Copenhague, rendu les couvertures
végétales obligatoires sur les nouvelles constructions, car elles stockent l’eau de pluie, contribuent
à la biodiversité et réduisent les pertes thermiques des immeubles. À ce titre, elles bénéficient d’un
abattement fiscal à New York.

Héritage de ses anciennes racines de guérilla, le maraîchage urbain a
souvent gardé un esprit ludique. Dans plusieurs villes, comme à Copenhague,
on voit des jardiniers investir de nuit des friches urbaines – plates-bandes,
ronds-points, bords d’autoroute, parcs – et les transformer en quelques heures
en potagers. Au réveil, les riverains constatent la métamorphose sans

comprendre… À San Francisco, des guerilla grafters piratent les arbres
d’ornement des rues : ils y greffent des branches d’arbres fruitiers pour y
faire pousser oranges, cerises ou prunes. En Floride, des maraîchers
bénévoles circulent à vélo dans les rues d’Orlando pour transformer les
pelouses des particuliers en mini-fermes bio24 : les propriétaires bénéficient
alors d’une partie des légumes et le reste va alimenter un circuit court local.
À Los Angeles, Denver, Madrid ou Tijuana, les habitants plantent des arbres
fruitiers dans les espaces publics25, et à Mexico les Sembradores Urbanos
(semeurs urbains) apprennent aux enfants à greffer des cultures partout, dans
des bacs ou des gouttières accrochés aux murs26. L’association parisienne
Vergers urbains plante des arbres et installe des jardins collectifs dans les
rues, les écoles, au pied des immeubles et sur les toits. À Seattle, les membres
de City Fruit cartographient les arbres fruitiers de la ville et vont aider leurs
propriétaires à récolter, pour distribuer les fruits aux banques alimentaires,
aux écoles et aux maisons de retraite. De leur côté, les habitants de villes
comme Vancouver, Portland, Melbourne ou Rotterdam27 recensent les
ressources alimentaires sauvages (herbes28, fruits, baies…) pour les
consommer, et ce foraging (glanage) alimente familles et restaurants. Dans
un esprit de partage, tous ces groupes démontrent qu’une ville recèle de
nombreuses ressources alimentaires cachées.

Le permablitz, ou création expresse de jardins

Convertir rapidement un espace disponible en jardin ? C’est possible avec le permablitz. Ce
terme guerrier désigne la transformation pacifique et ultra-rapide d’une pelouse, d’une cour, d’un
trottoir ou de tout espace public en potager cultivé en permaculture. À Montréal, c’est une jeune
militante écologiste, Clarisse Thomasset, qui diffuse cette technique, née en Australie en 2006.

Commencez par lancer un appel aux volontaires – voisins, collègues de travail ou amis des
réseaux sociaux – et demandez-leur d’apporter pelles, seaux, semis et matériaux de récupération :
déchets organiques, vieux cartons, paille, feuilles sèches. Une fois sur place, retirez la pelouse, les
graviers ou le bitume. Puis le plus simple arrive, dit Clarisse : « On utilise la technique du no-dig
garden, qui permet de planter sans creuser. On superpose simplement des couches de feuilles
sèches, de vieux journaux ou de paille, qui fournissent le carbone, et des couches de compost ou

de déchets organiques, qui apportent l’azote. » Une culture en lasagnes qui recrée le principe d’un
écosystème, mais en accéléré. Il ne reste plus qu’à planter des végétaux qui se protègent
mutuellement, selon le principe de la permaculture.

Cette métamorphose, qui ne prend qu’une journée, a un effet spectaculaire sur le voisinage :
« Les gens viennent voir et demandent à ce qu’on vienne faire la même chose sur leur pelouse »,
raconte Clarisse. « Mais avant d’aller le faire chez eux, on leur demande de participer à un
permablitz chez quelqu’un d’autre, car c’est avant tout un travail communautaire. »

Des jardins solidaires

Récupérer des friches urbaines – avec ou sans permission – est ainsi
devenu fréquent en Amérique du Nord. À Philadelphie, par exemple, plus
de 400 terrains vacants ont été transformés en jardins, une rébellion jardinière
traditionnellement tolérée depuis le XIXe siècle. Les associations Grounded in
Philly à Philadelphie, Living Lots à New York ou Open Acres à Los Angeles
ont d’ailleurs établi une cartographie interactive des friches urbaines à
squatter, pour guider les futurs jardiniers29.

À Montréal, la plate-forme Lande30 permet elle aussi de recenser les
terrains vacants à transformer en potagers. La ville compte déjà une centaine
de jardins partagés municipaux, mais, comme il faut attendre au moins deux
ans pour obtenir une parcelle, des potagers ont surgi spontanément ailleurs
dans les espaces publics, explique Gaëlle Janvier, de l’ONG Alternatives31,
organisation phare dans l’agriculture urbaine au Québec. Et en plus des
jardins partagés, un réseau de plus d’une centaine de ruelles vertes a vu le
jour à Montréal, aménagées par les riverains : ce sont de véritables coins de
campagne, des lieux de rencontres, de promenade et de partage, plantés
d’arbres, jalonnés de nichoirs à oiseaux et de composteurs, d’espaces pour les
artistes et pour les enfants. Certaines sont aussi conçues comme des ruelles
comestibles, avec des légumes en libre service32. Pour Gaëlle, ces
appropriations montrent que « les habitants peuvent partout investir un
terrain, un toit, une rue. C’est possible, l’espace ne manque pas ». Et ces
espaces collectifs ont tous les avantages : apport alimentaire bio, îlots de
fraîcheur et de silence dans la ville, éducation des enfants, échanges
intergénérationnels, intégration des nouveaux arrivants, etc.

À Montréal, une partie d’entre eux sert aussi à nourrir les moins favorisés,
en fournissant les banques alimentaires et des associations. Deux jeunes
Montréalais, Chris Godsall et Keith Fitzpatrick, ont même créé une cantine
itinérante, le Santropol Roulant, qui fournit des repas à domicile aux
personnes âgées. Ils ont d’abord cultivé leurs légumes dans des bacs installés
avec l’aide d’Alternatives sur le toit d’un garage. Puis ils sont allés investir

les toits de l’université du Québec (Uqam) et de l’université McGill :
« Quand on est allés les voir, raconte Gaëlle, on s’est dit : si on arrive à
produire une nourriture communautaire dans cette université prestigieuse, ça
sera un symbole fort. » Pari tenu : leur popote roulante y produit aujourd’hui
plusieurs tonnes de légumes, complétés l’hiver par ceux des fermiers de la
région33. Des centaines de volontaires cuisinent des repas équilibrés et bio et
vont les livrer, à vélo, en voiture ou à pied, aux personnes âgées34, malades
ou handicapées, cinq jours par semaine, leur permettant ainsi de vivre chez
elles et d’être moins isolées. Le prix est symbolique (environ 3 euros) et la
cantine vend d’autres légumes sur les marchés à des prix très réduits pour les
habitants à bas revenus.

En France aussi, les jardins gagnent du terrain dans l’espace urbain. À
Paris, la municipalité accompagne la montée de l’agriculture urbaine en
autorisant la végétalisation des espaces publics et l’organisation de jardins
partagés, notamment autour du vieux chemin de fer de la Petite ceinture.
Dans l’un d’eux, les Jardins du Ruisseau, 300 riverains, ainsi qu’une
vingtaine d’associations et d’écoles, colonisent les quais de l’ancienne voie
ferrée pour produire légumes, fruits, fleurs et miel, et créer des animations de
quartier. La capitale souhaite ainsi végétaliser cent hectares d’ici à 2020,
notamment avec le programme des Parisculteurs.

L’Île-de-France a beau être la région la plus urbanisée de l’Hexagone, elle
compte déjà plus de mille jardins partagés sur près de 900 hectares. La ville
de Marseille, elle, compte un millier de potagers sur une trentaine d’hectares.
Et de nombreuses villes françaises, à l’instar de New York, de Détroit, de
Toronto ou de Berlin, voient réapparaître sur les balcons, dans les arrière-
cours et les jardins de banlieue des micro-élevages de poulets pour avoir des
œufs frais.

Ce maraîchage urbain s’enracine d’ailleurs dans une longue tradition de
jardins ouvriers, qui remonte au XIXe siècle. Les jardins familiaux des
personnels de la SNCF par exemple, maintiennent une communauté de
jardiniers dans une soixantaine de villes depuis 194235. Et ces lopins urbains
connaissent aujourd’hui un fort regain d’intérêt. À la Fédération nationale des
jardins familiaux et collectifs (FNJFC36), qui en regroupe 300 en France, on

constate une « explosion des demandes » et cinq ans d’attente pour obtenir
une parcelle.

Mais beaucoup de Français décident aussi de cultiver sans attendre une
autorisation, comme le raconte Benjamin Gourdin, à Lille : « On a
récemment investi une friche de 1 500 m2 à Lille-Sud. Et pour y entrer, on a
dû passer au-dessus d’une clôture de trois mètres de haut avec une échelle »,
me dit-il, amusé. Son association, l’Ajonc37, soutient en effet les groupes
d’habitants qui s’approprient des terrains en friche et les aide ensuite à
négocier avec les municipalités pour cultiver légalement le terrain. « Ce qui
n’est pas toujours facile », reconnaît-t-il, car ces terrains sont souvent
réservés à des constructions. Depuis 1997, l’Ajonc a néanmoins ouvert
plusieurs dizaines de jardins communautaires dans le Nord et le Pas-de-
Calais, où chacun cultive et se sert librement. « Ils sont bien dans l’esprit de
l’éducation populaire : accessibles à tous, ils se nourrissent des idées de
chacun et créent du lien social », constate Benjamin. Les habitants « de trois à
soixante-dix ans » y retrouvent le plaisir de jardiner et de cuisiner des repas
ensemble, d’organiser des clubs nature, des ateliers écocitoyens ou des
concerts.

Cette éclosion de l’agriculture dans les villes participe bien sûr de la
recherche d’une alimentation saine et au-delà, d’un nouvel art de vivre,
analyse Laurence Baudelet, ethno-urbaniste et auteure d’un livre sur les
jardins partagés38. « Ceux qui s’y impliquent sont des gens qui veulent
connaître leurs voisins et s’investir dans une forme de citoyenneté, car ils
montrent aussi plus de vigilance vis-à-vis des décisions politiques », observe-
t-elle. Et implanter des jardins est possible partout. « Même dans un foncier
aussi contraint que Paris, il reste des marges de manœuvre sur les balcons, les
terrasses, les toits et au pied des immeubles, car les techniques employées –

bacs, palettes, gouttières, arbres palissés sur les murs – donnent des
productions intéressantes, même sur de petites surfaces. »

De plus, les périphéries urbaines ont souvent gardé des surfaces arables
importantes, comme à Strasbourg, Lyon ou dans la grande couronne
parisienne, où 3 000 hectares sont encore cultivés par des maraîchers. Certes,
ces terres sont devenues des enjeux très politisés, comme en témoignent les

querelles autour du Grand Paris, souligne Laurence Baudelet. Mais garder
des ceintures vivrières relève, dit-elle, « d’un choix de société majeur : veut-
on faire de l’agriculture bio ou construire des immeubles ? ».

Les municipalités qui s’engagent

De nombreuses villes soutiennent désormais l’agriculture intra-muros, non seulement pour
améliorer l’alimentation et le lien social, mais aussi pour constituer des puits de fraîcheur qui
réduisent les effets d’îlot de chaleur urbain (ICU). Aux États-Unis, plusieurs municipalités offrent
des terrains aux city farmers (Portland, Austin, Minneapolis, San Diego… )39. Seattle et San
Francisco40 ont même modifié leurs règlements municipaux pour leur permettre de vendre
légalement sur les marchés.

Séoul, en Corée du Sud, encourage aussi les habitants à cultiver jardins et balcons et multiplie
les fermes urbaines : la capitale, qui en comptait déjà plus de 2 050 en 2013, en implantera 1 800
autres d’ici à 2018 dans tous les espaces libres (écoles, parcs, toits d’immeuble) situés à moins de
dix minutes de marche des habitations. À Copenhague, un parc aménagé en 2015 en concertation
avec les habitants offre, outre ses jardins partagés, des zones de drainage qui absorbent les
inondations – une solution de résilience face aux perturbations du climat41 et un début
d’alternative aux cités 100 % asphaltées, surchauffées et vulnérables aux crues. Vancouver, qui
veut être « la ville la plus verte du monde » en 2020, multiplie aussi les espaces plantés pour
rétablir un cycle naturel de l’eau (évaporation, infiltration dans le sol).

Les petites villes ne sont pas en reste. La commune de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) a
ainsi acheté une ferme urbaine pour fournir des légumes sains toute l’année aux enfants42 :
en 2012, elle a été la première ville française de plus de 10 000 habitants à convertir intégralement
au bio ses cantines scolaires, ses crèches et ses centres de loisirs. Une démarche cohérente, car « la
santé, l’écologie, l’éducation : tout se tient », rappelle Marie-Louise Gourdon, maire adjointe à la
culture et conseillère générale des Alpes-Maritimes. Avec des résultats concrets : « les élèves vont
régulièrement à la ferme planter, semer et récolter. Ils comprennent ainsi la valeur du travail et du
bio, et ce qu’ils ont dans l’assiette prend un autre sens. Ils ont d’ailleurs appris à mieux manger ».
Et dans la foulée, « 65 % des parents ont modifié leurs habitudes alimentaires », grâce aux
informations et aux animations de la commune et « parce qu’à la maison, les enfants parlent du bio
et du gaspillage », se félicite Marie-Louise.

Mouans-Sartoux veut ainsi montrer que pour une municipalité, faire le choix de salarier un
agriculteur bio, plutôt que d’acheter toute l’année des légumes non bio à des fournisseurs
industriels extérieurs, répond à un réel enjeu sanitaire et écologique43. Un choix qui ne se révèle
pas plus cher, car le surcoût a été entièrement compensé par une réduction drastique du
gaspillage44. L’enjeu est aussi de soutenir l’économie locale, car ce que la ferme urbaine ne

fournit pas (pain, laitages, fruits) provient exclusivement de producteurs locaux. La ville a aussi
multiplié par quatre ses surfaces agricoles pour soutenir l’installation d’agriculteurs engagés dans
une gestion raisonnée de l’eau.

Des espaces de résilience

Le maraîchage, qui irrigue maintenant les villes du Nord et du Sud, ne peut
d’ailleurs pas se résumer à une tendance bourgeois-bohème. Bien au
contraire, il garde souvent son rôle traditionnel d’amortisseur de la pauvreté.
En Russie, où il est le plus répandu au monde (près des deux tiers des
urbains, soit 65 à 70 millions de personnes, cultivent une parcelle45), la baisse
des salaires et de la production agricole lors de la chute du système soviétique
a provoqué une ruée vers les jardins urbains. Les pelouses ont été converties
en potagers et la superficie cultivée des villes a doublé.

Même réflexe à Cuba : la fin de l’URSS a fait chuter les importations
russes de denrées alimentaires, d’engrais et surtout de pétrole, nécessaires à
l’agriculture intensive. Pour compenser cette pénurie, les urbains sont
devenus maraîchers et la production de légumes de La Havane a décuplé en à
peine dix ans, sans compter l’élevage. Avec 400 000 parcelles urbaines bio,
Cuba a sans doute mis en œuvre la première résilience de l’histoire après un
pic pétrolier46.

Dans les années 2000, la population de Rosario, troisième ville
d’Argentine, n’a survécu à la faillite du pays qu’en transformant 60 hectares
de terrains vacants en potagers urbains. Plus de 800 lopins communautaires
bio nourrissent aujourd’hui 40 000 habitants47 et alimentent une filière locale
de transformation et de vente. Aux États-Unis, les jardins communautaires se
sont d’abord multipliés dans les villes désindustrialisées (Détroit, Pittsburgh,
Youngstown, Cleveland48…) ; ailleurs dans le pays, ils restent en majorité
cultivés par des citadins modestes49. C’est pourquoi l’association Urban
Farming les appelle des food empowerment zones : des zones où les plus
démunis reprennent le pouvoir sur leur vie en devenant autonomes en
alimentation. De nombreuses fermes urbaines américaines consacrent
d’ailleurs leur production aux quartiers pauvres, comme la Common Good
City Farm, à Washington, ou les fermes de l’association Growing Power,
fondée par l’ancien basketteur Will Allen, qui fournissent écoles et ménages
démunis de Milwaukee, Madison et Chicago.

Souvent, les jardins communautaires installés dans des quartiers marqués
par les discriminations sociales et raciales racontent des histoires de
résilience. À Boston, par exemple, le verger d’Egleston a pris la place d’un
terrain vague jonché de canettes vides et de seringues usagées. Il est devenu
un lieu calme, qui transcende les rivalités et les classes sociales, et où des
jardiniers d’origine latino, arabe et chinoise font pousser ensemble des fruits
en accès libre. En France, à Marseille, des jardins collectifs installés au pied
des immeubles recréent de la solidarité dans des quartiers défavorisés et
marqués par la violence50. Les cultures communautaires montrent aussi leur
utilité après les catastrophes. À La Nouvelle-Orléans, le Guerrilla Garden,
installé en 2009 par des habitants revenus après le passage de l’ouragan
Katrina (2005), a fait bien plus que les nourrir : il a réparé le tissu social d’un
quartier détruit. À Haïti, après le séisme de 2010, Aviram Rozin, fondateur de
l’association Sadhana, aidé de centaines de volontaires, a planté des potagers
et des forêts comestibles qui ont redonné vie et nourriture à une zone
dévastée de près de 3 000 hectares.

Sans surprise, la crise de 2008 a elle aussi amplifié l’autoproduction
familiale de légumes dans les pays touchés. Au Portugal, par exemple, la
mairie de Lisbonne distribue des lopins publics pour aider les familles
démunies51. Quant aux Espagnols, ils cultivent 15 000 potagers urbains,
squattés sur des espaces publics par des familles, des associations et des
groupes d’Indignés, ou donnés par les mairies, les régions et les universités.

Les Incroyables Comestibles

Cette résilience en temps de crise, aucune ville ne l’illustre mieux que
Todmorden, en Angleterre. Cette ancienne cité textile en déclin, située près
de Manchester, a perdu ses emplois et, comme Détroit, la moitié de ses
habitants en un siècle. Mais, comme Détroit, elle s’est aussi reprise en main
grâce à l’agriculture urbaine. En 2008, une habitante, Pam Warhurst, réunit
quelques habitants dans un café pour y discuter des moyens d’enrayer la
spirale mortifère qui condamne la ville. « On voulait cesser de se sentir
victimes et agir, pour relancer les énergies », raconte Mary Clear, une autre
mère de famille présente à la réunion. Quelques idées fusent. Dont une que

Pam et Mary retiennent : planter des légumes pour les partager et cuisiner
ensemble.

Le petit groupe baptise joyeusement l’opération Incredible Edibles
(Incroyables Comestibles) et décide de coloniser les espaces publics. En
quelques mois, 70 bacs de légumes apparaissent sur les trottoirs, avec un
écriteau : « Food to share » (nourriture à partager). En trois ans, le nombre de
bacs double et les habitants plantent 3 000 nouveaux arbres fruitiers. Puis
Mary et Pam persuadent les fermiers situés dans un rayon de 50 miles
(80 km) de vendre leurs produits dans les boutiques et les marchés de
Todmorden, et non dans les supermarchés. Cette relocalisation retient
l’argent et les emplois dans la ville et dès 2011, « 83 % de la nourriture
consommée à Todmorden était locale », explique François Rouillay, qui a
accompagné cette aventure et l’a essaimée en France et dans d’autres pays52.

Aujourd’hui, Todmorden produit et auto-consomme plusieurs dizaines de
variétés de légumes et de fruits, du miel, des plantes aromatiques. De la
maternelle au lycée, tous les enfants élèvent des poules et cultivent les
légumes qui composent chaque jour les repas des cantines. Sur deux hectares,
Nick Green, le dynamique jardinier en chef de la ville, chapeau de toile et
barbe rousse, dirige une ferme coopérative où il produit légumes, herbes,
arbres et graines, avec des jeunes en réinsertion. Ce docteur en biochimie
enseigne aussi la permaculture, dont il pollinise les meilleures techniques que
lui et sa compagne, Helena Cook, rapportent chaque année de leurs voyages à
travers l’Europe. Et, toute l’année, une profusion d’animations et de fêtes
liées à la permaculture et à la gastronomie attirent dans la ville des visiteurs
du monde entier. « Les boutiques ont rouvert et il y a deux fois plus d’hôtels
et de restaurants qu’en 2008 », constate François. « Et beaucoup affichent le
logo Totally Locally, car tout est local : légumes, confiture, miel, pain, viande
de moutons, pulls tricotés avec leur laine, etc. »

Les légumes cultivés à Todmorden ne nourrissent pas entièrement la ville,
mais ils ont été un catalyseur : dans ma conversation avec Mary, je lui dit que
comme j’ai pu le voir à Détroit, l’agriculture a permis à sa ville de tourner la
page de la désindustrialisation et de devenir le laboratoire d’un futur
différent. « Laboratoire, j’aime ce mot », réagit Mary, car « chaque habitant a

apporté sa part de talent. Ils ont créé de nouveaux produits (fromages,
gâteaux, produits d’élevage…) et lancé des festivals de gastronomie. Ils ont
aussi ouvert le premier centre de formation à la construction en éco-
matériaux à base de paille : nous aurons bientôt un hôtel construit comme
cela. Maintenant, les gens n’ont pas peur de risquer, d’ouvrir un magasin, une
boulangerie. Nous sommes tous dans l’expérimentation permanente. Peu
importe si on se trompe, le principal est d’essayer. Parce que tout cela produit
un bien plus précieux que la nourriture : un sens de la communauté et la fierté
d’en faire partie ».

Todmorden est en effet devenue une ville dynamique et solidaire, qui a
planté sur son sol de grandes lettres blanches, semblables à celles
d’Hollywood sur la colline de Los Angeles : le mot kindness (gentillesse),
écrit en majuscules. « Le monde vit des temps troublés : une crise énorme,
des banques qui s’effondrent, la guerre à nos portes, le climat qui change »,
rappelle Mary. « Nous entrons dans une nouvelle époque et c’est le moment
de se rassembler et d’agir. De savoir que nous pouvons compter les uns sur
les autres. Cette communauté qu’on bâtit, c’est elle qui nous protégera de
tout. C’est cela, le message d’espoir : au lieu de nous plaindre, agissons
ensemble. »

Les Incroyables Comestibles sont aujourd’hui connus dans le monde
entier. Ils se sont ramifiés dans plus de 1 200 villes – au Japon, au Qatar, au
Niger, au Togo, en Tunisie, en Colombie, aux États-Unis, etc.53 – et ce réseau
mondial continue de s’étendre, diffusant la permaculture en bacs et en
keyhole gardens, ces micro-potagers circulaires en butte, d’origine africaine,
qui sont des microcosmes de permaculture54. La démarche est en effet facile
à mettre en œuvre et elle est arrivée au bon moment, à une époque
d’engouement pour les cultures urbaines, d’affirmation d’un besoin de
convivialité et de partage. D’où un enthousiasme contagieux, qui séduit aussi
les élus locaux : « À Québec, les urbainculteurs ont remplacé la pelouse du
Parlement par des bacs de légumes, et Sherbrooke, Victoriaville, Montréal
donnent leurs espaces publics, tout comme Tournai, Liège, Avranches,
Bayonne et d’autres. On entre dans l’acte II, celui où les municipalités
viennent vers nous », observe François Rouillay.

Lui-même, après trois années consacrées à développer ce mouvement,
donne aujourd’hui des conférences sur l’autonomie alimentaire des villes. « Il
s’agit de passer à un travail en profondeur, pour tendre vers des villes
autosuffisantes, dit-il. La valeur des bacs de nourriture est de créer ensemble
de l’abondance : quand je partage mes légumes, j’en reçois deux fois plus, car
les voisins m’apportent des plants, on les cultive ensemble et, au passage, ils
deviennent des amis. Mais on peut aller plus loin. Aujourd’hui, les gens
vivent mal, parce qu’ils sont conditionnés à se concurrencer entre eux. Alors,
prendre soin de soi, prendre soin de l’autre et prendre soin de la Terre sont
trois changements d’attitude qui interagissent ensemble et créent des cercles
vertueux. En changeant de regard, en se nourrissant local et bio dans une
coopération solidaire, on peut atteindre l’autonomie alimentaire en un temps
très court. On passe d’une société d’offre mondialisée à une communauté
pacifiée, basée sur une offre locale, reliée et interconnectée. »

Demain, nourrir les villes

Des filières urbaines bio

Nourrir les villes : l’enjeu est primordial. Car en 2050, quand 75 % des
neuf milliards de Terriens seront urbains, les cités hypertrophiées auront
partout fait reculer les surfaces agricoles et le pétrole sera devenu rare. Faire
pousser la nourriture sur place sera alors indispensable à la résilience du
monde urbain après le pic pétrolier. Le réseau des villes en transition s’y
prépare déjà55 et plus de 120 municipalités aussi diverses qu’Abidjan,
Johannesburg, Rome, Madrid, Mexico ou New York se sont engagées à
organiser des systèmes alimentaires autonomes en signant en 2015 le pacte de
Milan56.

Mais, dans ce domaine, la société civile a pris de l’avance. La baie de San
Francisco compte déjà une dizaine de mouvements d’agriculteurs urbains57.
À New York, l’association Just Food a mis sur pied plus de 80 réseaux
d’approvisionnement regroupant les fermiers urbains et péri-urbains. Au
Brésil, les 8 000 fermiers de la ville de Curitiba produisent chaque année plus
de 4 100 tonnes d’aliments58 et des systèmes alimentaires locaux existent à
Porto Alegre, Recife, São Paulo ou Salvador. En Russie, près de deux tiers
des urbains sont quasi autonomes en légumes. À Hanoï, au Vietnam, 80 %
des légumes et 40 % des œufs consommés sont d’origine urbaine et péri-
urbaine, tout comme 90 % des produits frais consommés à Accra, au
Ghana59. Certaines villes sont ainsi presque autonomes, et bien d’autres
pourraient atteindre une forme de souveraineté alimentaire en étendant
simplement les surfaces cultivées.

En France, une commune alsacienne de 2 200 habitants, Ungersheim, s’est
en tout cas engagée dans cette voie : elle a amorcé une transition d’ensemble,
qui allie agriculture urbaine, monnaie locale et énergies vertes. Comme tant
d’autres, Ungersheim est environnée de terres dédiées aux monocultures de
céréales. Mais en 2002, le conseil municipal, qui juge aberrant que les
habitants vivent au milieu de cultures destinées à l’exportation, alors qu’ils

achètent des aliments importés de l’extérieur, décide de tenter un processus
de relocalisation. La mairie reprend l’exploitation d’une terre et y installe une
ferme bio, les Jardins du Trèfle rouge, gérée par une structure d’insertion. Sa
production est aujourd’hui vendue sur le marché local et par paniers aux
familles60, et alimente la confection de 500 repas par jour dans les cantines
scolaires de six communes.

Le maire Jean-Claude Mensch lance ensuite un projet de filière agro-
alimentaire allant « de la graine à l’assiette ». Chapeautée par une coopérative
d’intérêt collectif (Scic) dont la municipalité est actionnaire, cette filière
inclut une conserverie qui transforme les légumes de la ferme municipale,
une épicerie en vrac et une micro-brasserie. Depuis 2015, une monnaie
locale, le radis, circule dans la ville et permet de bénéficier de prix réduits à
la cantine et sur les légumes de la ferme municipale. Cette monnaie, dit le
maire, est « un outil indispensable à cette démarche de relocalisation et de
lien social ».

La transition d’Ungersheim est aussi énergétique : les bâtiments
municipaux sont équipés de panneaux solaires, tout comme la piscine, la
ferme se fournit chez Énercoop et une chaufferie au bois complète cet
équipement public. Un parc photovoltaïque relié au réseau national fournit
par ailleurs « l’équivalent de la consommation de tous les habitants, hors
chauffage : la commune est ainsi autonome à 80 %, industries comprises »,
dit le maire. Un éco-hameau de maisons bioclimatiques, autonome en
énergie, a de son côté été co-construit par neuf familles sur le modèle BedZed
(Beddington Zero Energy61). La ferme s’engage aussi dans le zéro carbone,
en n’utilisant que des chevaux de labour, en s’orientant vers la permaculture
et, à terme, vers une irrigation alimentée à l’énergie solaire.

La mairie implique le plus possible les habitants dans cette transition en les
invitant à participer aux commissions municipales (sur l’énergie, le
développement soutenable, les mobilités, l’eau…). Elle organise aussi toute
l’année des chantiers citoyens où ils peuvent planter des arbres fruitiers,
participer aux travaux de la ferme ou contribuer à recenser la biodiversité
locale. « Globalement, 10 % de la population contribue » à la démarche « et
on doit régulièrement relancer », dit Jean-Claude Mensch. « Mais c’est une

politique de petits pas : la transition ne se fait pas en un jour. De même, on ne
va pas dire qu’on arrivera à une souveraineté alimentaire à 100 %, parce
qu’ici on ne cultive pas de riz ou de fruits exotiques. Mais ce qu’on veut,
c’est une démarche écologique globale, qui replace l’homme dans son
environnement. Et dans ce changement de modèle, la puissance publique a un
rôle d’innovation et d’expérimentation à jouer. Comme disait Gandhi :
l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre. C’est le seul. »

Donner l’exemple, c’est aussi le pari que fait la ville d’Albi, qui
ambitionne d’atteindre son autonomie alimentaire d’ici à 2020, en s’appuyant
sur trois types d’action. Tout d’abord, multiplier les espaces publics offrant
des légumes en libre accès : « D’un côté, la ville a du foncier urbain inutilisé
et planté de pelouses, qu’il faut tondre et arroser avec de l’eau potable. De
l’autre, des familles ont du mal à boucler les fins de mois et il y a des files
d’attente aux Restos du cœur », explique Jean-Michel Bouat, l’adjoint au
maire chargé du développement durable, à l’origine du projet. Implanter des
potagers en libre accès était donc une évidence : cultivés par les services
municipaux et les jardiniers des Incroyables Comestibles, ils jalonnent
maintenant une « green route » dans la ville.

Deuxième axe : réimplanter des cultures agricoles dans l’agglomération,
sur des terrains préemptés par la mairie et loués à des maraîchers à prix
modique62. « À terme, on aura 73 hectares cultivés en permaculture », avec
des ventes en circuit court, précise Jean-Michel Bouat. Le troisième axe,
enfin, vise à reconnecter la ceinture verte de la ville au marché local : « Nous
avons 1 223 hectares exploités par soixante agriculteurs, et nous les incitons à
produire des aliments destinés à être uniquement vendus dans la ville. »

Au total, un périmètre agricole de 60 km est ainsi réorienté vers
l’approvisionnement direct des 52 000 habitants d’Albi, une première en
France. La vente en circuit court garantira des débouchés aux agriculteurs et
assurera une quasi-autosuffisance de la ville. « Sur ce périmètre, c’est
faisable », affirme Jean-Michel Bouat.

Comme Jean-Claude Mensch, celui-ci sait que l’autarcie complète ne sera
jamais atteinte. « On n’aura pas de bananes locales », plaisante-t-il, « mais au
moins, on aura réorganisé la production pour la recentrer sur le vrai

problème. » Car, face au dérèglement climatique et, demain, aux besoins
immenses d’une population à 75 % urbaine, « le temps est venu de faire ces
aménagements, de protéger nos ressources agraires locales. Il est déjà trop
tard pour avoir peur, il faut agir ». Pour contribuer à ce changement, l’élu
compte sur une nouvelle génération d’agriculteurs – comme celle qui se
forme à la permaculture au lycée agricole d’Albi – et il pense déjà à des cités
différentes, où « les quartiers de bureaux auront systématiquement un hectare
agricole ». D’autres villes emboîtent le pas à Albi, comme Rennes, qui
planifie également des potagers en libre accès, des fermes urbaines bio et des
circuits courts.

L’apport de l ’hydroponie

Parallèlement aux fermes péri-urbaines, les espaces très urbanisés, où le
foncier manque, peuvent aussi recourir aux cultures verticales en hydroponie,
une technique qui utilise dix fois moins d’eau que la culture en terre. À
Montréal, elle permet déjà de produire des légumes frais toute l’année, alors
que le climat rigoureux du Québec oblige d’habitude la ville à importer la
majorité de ses légumes de Californie. C’est là que je suis allée rencontrer un
des pionniers de cette technique, Mohamed Hage.

Mohamed a posé sa première serre hydroponique, la Ferme Lufa, sur le toit
d’un immeuble industriel de Montréal. Sur 3 000 m2, des rangs de gouttières
micro-irriguées font surgir de longues tiges chargées de poivrons, de
courgettes et de tomates. Chaque jour, la serre produit ainsi 600 kg d’une
quarantaine de variétés de légumes, vendus par paniers sur place (70 % des
clients sont du quartier) et dans des relais en ville. Le succès a été immédiat :
« Dès la première semaine, 500 paniers ont été vendus », raconte Mohamed,
qui a dû s’associer à des producteurs bio de la région pour répondre à la
demande.

La serre Lufa est le prototype d’une culture qui allie technologie et
écologie. Pas de pesticides, mais des coccinelles et des abeilles pour assurer
la pollinisation. Elle utilise peu d’eau : la micro-irrigation est fournie par le
recueil de la pluie et de la neige sur la verrière. « Chaque fois qu’il pleut, nos
réservoirs sont pleins et nous n’utilisons plus l’eau du robinet pendant une


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