The words you are searching are inside this book. To get more targeted content, please make full-text search by clicking here.
Discover the best professional documents and content resources in AnyFlip Document Base.
Search
Published by Numérithèque, 2021-05-17 12:57:40

Un million de révolutions tranquilles

Bénédicte Manier

En Allemagne, le premier community land trust a été créé par un
agriculteur bio d’Eichstetten, près de Fribourg8. En 2006, Christian Hiss se
voit refuser un prêt bancaire pour agrandir sa ferme et réfléchit, avec une
poignée d’amis, à un système de financement parallèle. Ils créent alors une
société citoyenne par actions, la Regionalwert AG (RWAG), dont le capital
est ouvert aux citoyens de la région. Au début, vingt personnes acquièrent des
parts : elles sont aujourd’hui plusieurs centaines, et la RWAG détient huit
hectares de terres en propre, ainsi que des parts dans d’autres terres de la
région.

Christian Hiss est allé plus loin. Sur le même principe de gestion
collective, il a mis sur pied toute une filière bio, allant de la ferme à l’assiette.
Elle comprend seize entreprises locales qui emploient plus de 200 personnes :
des fermes produisant légumes, fruits, viande et fromages, une exploitation
viticole, un traiteur bio qui utilise les produits des fermes, un grossiste et trois
supermarchés bio, ainsi qu’un service de livraison à domicile (350 familles
sont abonnées aux paniers bio). Cette filière intégrée permet des synergies
intelligentes : les végétaux produits dans une ferme sont utilisés pour nourrir
les bêtes d’un élevage voisin, celui-ci fournissant en retour de la fumure pour
les cultures, et ainsi de suite.

Chaque année, les actionnaires citoyens de la RWAG reçoivent un rapport
d’activité qui évalue soixante-quatre critères : chiffre d’affaires, limitation de
l’impact sur les sols, utilisation rationnelle des ressources ou niveau de
salaire des employés. « Ce que Christian Hiss a apporté est une nouvelle
conception de l’économie : les bénéfices ne se comptent plus seulement en
termes financiers, mais aussi en termes sociaux et écologiques », résume
Peter Volz, directeur de l’unité de recherche de la filière.

Ces sociétés foncières citoyennes permettent ainsi à la population de se
réapproprier tout un terroir, son économie, ses emplois et la qualité de son
alimentation, c’est-à-dire l’avenir de toute une région9. Un community land
trust, rappelle Véronique Rioufol, « n’est pas seulement un levier financier.
C’est aussi un levier social, un acte d’investissement collectif qui joue sur les
choix de consommation, d’épargne, de vie locale, de paysage… Tout est
lié ». Ces copropriétés foncières promeuvent l’idée que le territoire est un

bien commun et que la société civile a son mot à dire sur ce qu’il devient.
Elles s’implantent d’ailleurs progressivement en Grande-Bretagne, en France,
en Allemagne et en Lituanie10.

Un CLT peut aussi s’étendre à d’autres usages : construction collective de
logements, ouverture de jardins et d’espaces verts partagés, co-hébergement
d’entreprises… Il permet même d’acquérir des territoires entiers, comme le
montre l’exemple de Gigha, une île des Hébrides, au large de l’Écosse, que
ses habitants ont rachetée sous cette forme en 2002. En devenant
copropriétaires de leur île, ils ont engagé une toute nouvelle politique de
développement : ils ont d’abord lancé un programme de logements
abordables, restructuré les surfaces cultivables, puis favorisé des activités
agricoles et touristiques respectueuses de l’environnement, avant de
construire le premier parc éolien coopératif d’Écosse11, qui leur fournit de
l’électricité, mais aussi des revenus, grâce à la vente d’énergie au réseau
national. En quelques années, cette gestion communautaire est parvenue à
enrayer le déclin démographique et économique de Gigha. Une réussite qui
illustre la théorie du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom : quand un groupe
se saisit de la gestion d’un bien commun, celui-ci est au final mieux
administré que par une entreprise privée ou un organisme public, car il l’est
avec pour objectif le bien de tous.

Si l’on veut se convaincre qu’un territoire agricole peut être cogéré vers
l’intérêt général, il faut aller faire un autre petit voyage en Inde, dans un
district rural du centre du pays.

Éradiquer la faim : l’histoire de Chandramma

Chandramma m’invite à m’asseoir près d’elle sur un banc de pierre, à
l’ombre d’un grand arbre, sur la place du village. Cette paysanne solide, à la
peau tannée par le soleil et qui arbore de magnifiques boucles d’oreilles
tribales en or, a des yeux vifs et une voix forte. Et c’est dans sa langue natale,
le télougou, qu’elle me raconte son histoire. Une histoire qui se confond
intimement avec celle du district de Medak, où elle vit.

Mariée à quinze ans, Chandramma cultive les champs durant des années
avec son mari, près de leur maison, située à Bidakanne. Mais, en 1980, une
récolte catastrophique laisse les fermiers sans nourriture ni semences pour
l’année suivante. La faim s’installe. Les familles, qui ne font plus qu’un repas
par jour, reçoivent une aide du gouvernement sous forme de sacs de riz et de
semences de céréales. Mais ces variétés hybrides provoquent, dès la première
année, une vague d’allergies chez les habitants, notamment les enfants. « On
a dû arrêter de les manger. Et il nous a fallu plusieurs années avant d’aller
mieux », raconte Chandramma. L’échec est donc total. Durant cinq ans, les
villageois ne survivent qu’avec les sacs de riz envoyés ponctuellement par le
gouvernement et n’ont plus rien pour ensemencer les champs. « On avait
cessé d’être des producteurs pour n’être plus que des assistés », se souvient-
elle.

En 1985, une ONG d’Hyderabad, la Deccan Development Society (DDS),
arrive et rassemble les habitants sur les places de village pour tenter d’évaluer
leurs besoins. Au début, seuls les hommes participent à ces réunions
(sangams en hindi). « Mais on a vite vu qu’ils ne partageaient pas notre idée
du développement », se souvient Periyapatna V. Satheesh, le directeur de
l’ONG. « Ils n’avaient qu’une vision à court terme, ils voulaient seulement
regagner un peu d’argent tout de suite et, pour certains, juste de quoi aller
boire entre eux. » L’ONG demande alors aux femmes, restées en retrait, de
venir s’exprimer. Et là, tout change. « Les femmes des villages savaient
exactement ce qu’il fallait faire. Elles étaient motivées, elles avaient des

idées, l’envie de travailler dur et le sens du long terme. Alors, on a fini par
faire des sangams uniquement féminins », sourit P. V. Satheesh.

Mais la tâche à accomplir est immense. « La dégradation du district était
sociale, économique et écologique. Les champs n’étaient plus cultivés.
Partout, il y avait une grande pauvreté et un sentiment d’impuissance. Ces
femmes voulaient agir, mais elles étaient marginalisées à plusieurs titres : en
tant que femmes dans un monde d’hommes, en tant que pauvres et de basse
caste et, pour certaines, sans terre. »

Elles se mettent pourtant à l’œuvre. Avec une priorité : retrouver leur
autonomie alimentaire pour que leurs familles ne vivent plus de l’aide
publique. « Je suis allée voir des parents de ma mère, des fermiers eux aussi,
et je leur ai demandé de me prêter des semences », raconte Chandramma.
« Ils avaient des graines traditionnelles, cultivées dans la région depuis des
générations. Je leur ai demandé de m’en prêter, en promettant de les
rembourser en nature après les récoltes. C’est comme ça que l’idée est née :
un système de banques de semences, où on emprunte et on rend. »

Les femmes ont aussi conscience du mauvais état des terres et des
inégalités foncières. Alors, elles imaginent l’impensable : une réforme agraire
citoyenne. Elles recensent l’ensemble des terres disponibles – parcelles vides,
terres de mauvaise qualité laissées aux pauvres… – afin de remettre en
culture le maximum de surfaces possible. Et elles mettent en place un
processus profondément démocratique. Au milieu de la population réunie sur
les places des villages, elles prennent des craies et tracent au sol une vaste
mosaïque colorée : le cadastre des parcelles recensées autour des villages.
Puis tout le monde se redistribue équitablement les terres. Les basses castes
reçoivent autant de surfaces que les castes supérieures, les familles sans terre
ou celles qui ont des sols stériles se voient attribuer de bonnes terres. Sur les
places, transformées en agoras citoyennes, émerge un vrai sens du partage et
de l’intérêt commun.

Une fois les terres réparties, les graines prêtées par les fermiers de la région
sont distribuées de la même façon. Puis les familles se retroussent les
manches et, là encore, le travail se fait ensemble : les fermiers qui n’ont pas
de fils adultes pour les aider aux champs voient des voisins venir à la

rescousse. Les femmes des sangams, qui ont vite dépassé les différences de
caste, organisent aussi des équipes pour aider les dalits (intouchables) à
aménager des sites de recueil des pluies pour avoir de l’eau saine – car leur
statut d’impurs ne leur donne accès qu’aux eaux usées – et à défricher leurs
terres. « Je leur ai personnellement prêté mes semences, et j’ai veillé à la
bonne marche de leurs cultures », précise Chandramma, qui n’a jamais
supporté les injustices faites aux basses castes.

En six mois, ce travail collectif permet de labourer plus de mille hectares
de friches, de les enrichir en fumure organique et de les ensemencer. La suite,
P.V. Satheesh la raconte : « Grâce à ce travail de préparation, les champs sont
devenus spectaculairement fertiles. Nous sommes passés de 30 à 50 kg par
acre auparavant à 300 ou 500 kg, selon les variétés. À la première saison,
800 tonnes de grain sont sorties de terre, l’équivalent de mille repas par
famille durant six mois. »

Avec deux récoltes annuelles, l’autosuffisance alimentaire du district a été
totalement restaurée en trois ans, sauvant de la faim plus
de 200 000 personnes. Une renaissance qui doit autant à ce travail de
régénération naturelle des terres qu’à l’abandon des semences modernes au
profit de variétés traditionnelles adaptées au climat semi-aride de la région.
« Ce sont des variétés multicentenaires, résistantes et qui donnent de belles
récoltes avec peu d’eau. Trois jours de pluie suffisent pour tout faire pousser.
Elles nous permettent de ne pas être dépendants d’engrais ou de pesticides, et
nous dispensent de faire des travaux d’irrigation », explique P. V. Satheesh.
Les 6 000 têtes de bétail ont aussi fourni gratuitement la fumure qui a
régénéré la terre. « C’est comme si, en plus des plantes, nous avions fait
pousser des sols : le nombre d’hectares cultivés n’a cessé d’augmenter »,
explique P. V. Satheesh.

De son état de délabrement initial, le district est passé à une prospérité
visible. Les habitants sont largement autosuffisants et vendent leurs surplus
sur les marchés bio d’Hyderabad. Partout, le paysage regorge de verdure :
plus de 5 000 fermes bio produisent légumes verts, légumes secs, oléagineux
et céréales, avec une prédominance du millet, bien plus protéiné que le riz.
Cette polyculture est basée sur les synergies naturelles, certaines plantes

enrichissant les sols ou éloignant les parasites des cultures voisines. Les
femmes ont également planté des milliers d’arbres, dont les fruits (noix de
coco, bananes, mangues, corossol…) complètent en vitamines une nourriture
fraîche et variée : nulle part ailleurs en Inde je n’ai trouvé de
thalis12 végétariens aussi savoureux que ceux que j’ai partagés là-bas avec les
habitants.

Cette qualité alimentaire a d’ailleurs radicalement amélioré la santé
publique : « Dans le district, les familles ne consultent quasiment plus de
médecin », dit Chandramma en souriant. Et la biodiversité a restitué aux
habitants une pharmacopée naturelle : elle me montre un petit pot contenant
un condiment à base de graines de lin broyées qu’on donne ici « aux
personnes qui ont des problèmes cardiaques ». Sans avoir jamais entendu
parler des oméga 3, ces villageoises illettrées savent que les graines de lin,
qui en sont riches, sont bénéfiques pour la santé.

Nourrir le monde

Avec leurs seed banks, les femmes ont reconstitué une vaste réserve locale
de graines qui fonctionne sur un mode coopératif : elles se prêtent
mutuellement les variétés qu’elles n’ont pas et, une fois les récoltes finies,
remboursent 1,5 à 2 fois le volume emprunté, tout en conservant de quoi
semer de nouveau l’année suivante. Les échanges sont en nature, sans
argent : « Les gens d’ici ont une relation très forte à la terre. Ils considèrent
que ces graines sont un don de la nature et qu’elles doivent être partagées, pas
vendues », explique Chandramma. Avec plusieurs centaines de variétés de
graines et de plants (dont plus de vingt types de millet et trente de
manguiers), ces femmes « sont devenues les dépositaires de la biodiversité.
Les seed banks sont en réalité des gene banks13, les réserves du patrimoine
génétique naturel de la région », dit P. V. Satheesh. Ce stock collectif, qui
s’agrandit au fil des récoltes, garantit l’autonomie alimentaire des fermiers
pour plusieurs années14.

En restaurant l’autonomie alimentaire de ce territoire densément peuplé,
les fermières de la région ont démontré concrètement que ce que l’Onu

appelle l’« intensification écologique » de l’agriculture peut nourrir le monde.
Dans un rapport intitulé « Réveillons-nous avant qu’il ne soit trop tard », la
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced)
appelle d’ailleurs à abandonner les monocultures industrielles au profit de
productions locales, bio et « régénératives » de ce type15. Une vingtaine
d’experts internationaux indépendants sont parvenus à la même conclusion,
estimant que seuls des systèmes agroécologiques diversifiés pourront nourrir
le monde16.

Des semences locales adaptées au climat, une polyculture en rotation, des
synergies entre plantes et arbres, ainsi que des sols vivants, restaurent en effet
les écosystèmes et garantissent une agriculture durable, qui va au-delà de
l’autosuffisance. « Je suis peut-être illettrée », résume Chandramma avec un
sourire, « mais je peux défier n’importe quel scientifique et lui démontrer
qu’avec de la fumure biologique et des semences autochtones, qui ne coûtent
rien, je produis une nourriture meilleure que n’importe quelle semence
moderne qui, elle, coûte cher. Et démontrer que les produits chimiques
épuisent les sols, alors que nous, nous les enrichissons. » Une régénération
devenue d’ailleurs un enjeu vital pour la planète : les terres arables
s’appauvrissent en effet à un rythme si alarmant que les rendements stagnent
ou reculent partout dans le monde, rappelle la FAO. Cette agence de l’Onu
appelle d’ailleurs elle aussi à changer les pratiques agricoles pour régénérer
les sols ; faute de quoi, leur capacité à nourrir l’humanité sera remise en
cause17.

La vie de Chandramma s’est métamorphosée au rythme de celle des
villages : ses récoltes abondantes lui ont permis d’acquérir 10 hectares et du
bétail supplémentaires, ainsi qu’une nouvelle maison et un restaurant près de
Pastapur qui sert une cuisine issue des produits frais de sa ferme. « Les
médecins déjeunent tous ici : ils disent que la nourriture est meilleure pour la
santé », s’amuse-t-elle. Elle est aussi allée parler de son modèle de résilience
agricole à l’étranger, au Sri Lanka, au Bangladesh, en Allemagne ou au
Canada. De son côté, la Deccan Development Society y a formé deux
millions de fermiers indiens et le diffuse maintenant sur plusieurs continents,

dont l’Afrique18. « Il ne suffit pas de dire qu’un autre monde est possible : il
faut désormais montrer qu’il existe », estime P.V. Satheesh.

Un modèle d ’émancipation

Les paysannes de Medak ont aussi transgressé l’ordre social en rendant aux
femmes la légitimité de leurs savoirs agricoles et en leur redonnant la maîtrise
des terres. Mais elles sont allées plus loin : les villages de la région sont
désormais tous autogouvernés par des femmes, un phénomène unique en
Inde. Chaque semaine, quelque 5 000 femmes élues se réunissent dans les
sangams de village19, où elles adoptent démocratiquement des mesures
d’intérêt général. Elles ont ouvert 25 crèches éducatives (balwadis), créé des
écoles du soir pour adultes et organisé plus de 5 000 groupes d’aide à
l’autonomie des femmes (self-help groups). Elles ont banni le plastique et
réintroduit la culture du jute, qui sert à faire des sacs biodégradables. Elles
sillonnent les villages pour expliquer aux fermiers les avantages des
semences locales, donnent des cours d’autosuffisance alimentaire dans les
écoles, réalisent des films anti-OGM et ont créé en 2008 une radio
communautaire, Sangam Radio, conçue comme un système de savoirs
participatifs : elle permet d’échanger des informations entre habitants sur
l’agriculture, la santé ou l’environnement.

Cette démonstration magistrale d’autodétermination met évidemment les
politiciens locaux mal à l’aise. « Ils sont contents de notre réussite agricole,
bien sûr, mais ils ne soutiennent pas vraiment les sangams. Parce qu’ils se
retrouvent dépossédés de leur pouvoir : les habitants n’ont plus besoin d’eux,
ils ne leur demandent ni canal d’irrigation, ni subventions, rien. Ce qui les
prive de l’occasion de venir jouer les bienfaiteurs dans les villages »,
explique P. V. Satheesh en riant. Avec cette souveraineté locale20, le district
de Medak montre que la gestion par les habitants de leurs propres intérêts est
plus efficace qu’une politique venue d’en haut. « Le développement socio-
économique, résume P. V. Satheesh, doit être un processus géré par les gens
eux-mêmes, dans l’intérêt de leur propre bien-être. »

Confronter les modèles

On pourra bien sûr objecter que cette agriculture est obsolète et répéter que
seule l’agriculture intensive et mécanisée est une panacée pour lutter contre la
pauvreté rurale et la faim. L’objection mérite qu’on s’y arrête : étudions donc
les résultats que l’un et l’autre modèles ont produits en Inde, où ils coexistent.

Le premier argument de l’agriculture industrielle est que les engrais
multiplient les rendements. Le Punjab, l’État indien qui a été l’épicentre de la
« Révolution verte » agroindustrielle, fournit ainsi 20 % du blé et 12 % du riz
du pays21. Mais le volume des pesticides et des engrais y a été multiplié par
huit en cinquante ans et l’irrigation y est si massive qu’elle a quasiment
asséché les nappes phréatiques22. Ce qui rend visible à l’œil nu le coût de
l’agriculture intensive pour la collectivité, tant en termes de destruction
massive de l’environnement que de dégradation de la santé des habitants23.

Avec ces pratiques, rendements et revenus agricoles se sont accrus dans un
premier temps. Mais ils stagnent depuis les années 1990, car les sols sont
totalement épuisés24. Le déclin de leur fertilité oblige les fermiers à utiliser
toujours plus d’engrais, sans que les rendements n’augmentent, tandis que la
résistance croissante des parasites aux pesticides accroît le recours aux
produits chimiques. Et comme le prix de ces intrants ne cesse d’augmenter,
les fermiers se retrouvent « piégés dans une économie négative » où leur
endettement s’accroît plus vite que leurs revenus, explique Vandana Shiva25.
Entre 1960 et 2009, la production de blé au Punjab a ainsi été multipliée
par 2,5 mais l’endettement des fermiers a quintuplé sur une période bien plus
courte, de 1997 à 200826. Comme les semences modernes ne tiennent pas
leurs promesses sur des sols épuisés, une seule mauvaise récolte suffit à les
ruiner, les obligeant à vendre leurs terres. En vingt ans, l’Inde a ainsi vu
l’exode progressif de 20 millions de fermiers vers les villes et le suicide d’au
moins 300 000 d’entre eux, prisonniers d’un endettement insurmontable27.
Dans le Telangana, où ce taux de suicide des fermiers est élevé, seul le
district de Medak « en est totalement exempt », observe P.V. Satheesh : les
fermiers n’y ont en effet aucune dette, puisqu’ils n’achètent plus d’intrants, et
leurs revenus ne fluctuent pas avec les prix agricoles, car ils sont
autosuffisants.

Autre affirmation courante : l’agriculture industrielle et le libre-échange
sont les seules solutions pour nourrir le monde. Le libre-échange met en
concurrence de grandes zones de monocultures – dont les variétés
appartiennent aux firmes de biotechnologie – puis les fait transiter d’un
continent à l’autre, rendant la plupart des régions du monde dépendantes de
ces flux d’import-export28. Or, beaucoup étaient autrefois autonomes grâce à
leur production locale de denrées diversifiées. Au Punjab, explique P. V.
Satheesh, « les fermiers cultivaient du maïs, du millet et d’autres céréales, des
légumes secs, des oléagineux, et ils étaient autosuffisants. Au milieu des
années 1960, il existait encore une centaine de variétés de semences, mais
l’invasion des monocultures a tout fait disparaître : elle a anéanti la
biodiversité qui nourrissait les paysans et cela a été une tragédie ». Si bien
que, dans ce « grenier à blé » de l’Inde, un adulte sur cinq souffre aujourd’hui
de malnutrition.

L’importation de produits agricoles concurrence aussi les paysans du Sud,
qui voient leurs revenus décliner, alors que les prix des aliments qu’ils
achètent augmentent. La pauvreté s’aggrave donc dans les zones rurales, là
où la nourriture est produite. C’est pourquoi la moitié du milliard de
personnes souffrant de la faim en Inde et dans le monde sont des fermiers,
rappelle Vandana Shiva29. Non seulement l’agro-industrie et le libre-
échangisme ont échoué à nourrir le monde, mais ils ont appauvri une bonne
part des paysans.

À l’inverse, dans le district de Medak, pauvreté et malnutrition ont
totalement disparu, sans chimie ni mécanisation, simplement grâce à une
agriculture bio diversifiée. En trois ans, et avec des moyens simples, les
fermières y ont finalement résolu tous les fléaux de l’agriculture moderne :
surendettement, perte de souveraineté alimentaire, malnutrition, destruction
de la biodiversité, déstructuration de l’économie rurale, exode vers les villes,
épuisement des terres et des réserves d’eau, emprise des marchés et prise de
contrôle par l’agro-business. Elles ont fait de l’agriculture le bien commun de
toute une communauté et un modèle écologique, à léguer aux générations
futures. « Il est quand même étonnant, ironise P. V. Satheesh, que les sociétés
du savoir que nous prétendons être méprisent les savoirs véritables, ceux qui

peuvent guérir la planète. Car la multiplication d’initiatives de ce type
éradiquerait la faim et de la pauvreté. »

L’agriculture paysanne a beau être jugée dépassée, elle reste en effet la
plus capable de nourrir localement les populations grâce à une productivité
insoupçonnée. Au Brésil, par exemple, les petits fermiers détiennent à peine
un quart des terres cultivées, mais ils fournissent 87 % de la production
nationale de manioc, 46 % du maïs et 50 % des volailles30.

L’expansion de l’agriculture biologique

Cette valorisation de l’agriculture paysanne passe aujourd’hui, de plus en
plus, par le développement des cultures biologiques. Même si elles ne
couvrent qu’une fraction des surfaces, elles ne cessent en effet de s’étendre,
tant en France31 qu’en Europe32 et dans le monde33. Comme pour les autres
alternatives, le bio progresse par petites touches. Des villages, des îles, de
petits pays deviennent progressivement 100 % bio, comme le Bhoutan, les
îles Samoa, le Sikkim en Inde (pays qui compte d’ailleurs le plus grand
nombre de paysans bio au monde et où le rythme des conversions
s’accélère34). Le Danemark ambitionne de devenir, à terme, un pays cultivant
à 100 % en bio.

Le marché est aussi de mieux en mieux structuré. Aux États-Unis, où le bio
est vendu dans trois supermarchés sur quatre et dans 20 000 magasins
spécialisés, les coopératives ont joué un grand rôle dans l’organisation des
débouchés, comme Organic Valley, qui diffuse dans le pays les produits de
plus de 1 800 fermes familiales. Idem en France avec le réseau Biocoop, qui
bénéficie d’une croissance continue depuis sa création en 1986. Le revers de
cette expansion mondiale est que le bio est souvent tenté par le productivisme
et que la distribution passe sous la coupe de grandes firmes35. Mais
l’important est qu’il représente une vraie alternative en termes d’écologie des
sols, et qu’il ait aussi permis de créer des dizaines de milliers de circuits
courts36.

« Ici, en Mayenne, le bio a clairement développé les ventes à la ferme »,
témoigne par exemple Gérard Guidault, agriculteur bio depuis 1980 à
Commer. Lui-même vend directement les légumes qu’il cultive
sur 3,5 hectares, au rythme de trente paniers par semaine. « Je pourrais en
vendre soixante, facilement : j’ai des demandes de familles auxquelles je ne
peux pas répondre et que j’adresse à d’autres agriculteurs », dit-il. Il vend
également à une épicerie bio près de Laval, sur le site La Ruche qui dit oui !,
et a été sollicité par un hypermarché. Avec cette demande en hausse, il
maintient quand même des prix raisonnables : « En moyenne, sur un an, mes

légumes restent moins chers que ceux des grandes surfaces, issus de
l’agriculture conventionnelle. Mes tomates bio sont ainsi moins chères que
celles qui sont traitées aux pesticides », sourit-il en me montrant
ses 600 pieds de tomates qui mûrissent dans une serre ouverte.

Pour Gérard Guidault comme pour d’autres, le bio relève d’une démarche
globale de développement des territoires ruraux qui va bien au-delà de la
seule alimentation. Lui-même accueille des hôtes dans un gîte qu’il a
construit dans sa ferme, et il a mis sur pied des échanges avec des
agriculteurs bio voisins : il leur prête des parcelles pour expérimenter de
nouvelles cultures et reçoit d’eux de nouveaux plants. Depuis 1995, il va
aussi chaque année au Brésil aider des fermiers bio à organiser des circuits
courts et des gîtes ruraux. Il a monté une filière de commerce équitable avec
des agriculteurs brésiliens et une structure d’accueil d’étudiants brésiliens en
Mayenne.

Les agroécologies : la permaculture et l’agroforesterie

Proches de l’agriculture bio, mais allant plus loin dans la régénération des
écosystèmes, les pratiques agroécologiques – agroforesterie et
permaculture37 – sont elles aussi en plein essor. Leur représentant le plus
emblématique en France est évidemment Pierre Rabhi, créateur du réseau des
Colibris et de l’association Terre & Humanisme38, qui soutient leur diffusion
en France et en Afrique (Maroc, Mali, Burkina Faso, Cameroun…), avec
l’objectif de rendre leur autonomie aux paysans et de revaloriser leur rôle
d’« intendants millénaires de la terre nourricière »39.

La permaculture est une éthique globale qui vise à instaurer des
écosystèmes résilients en faisant jouer l’interaction entre tous les éléments
(eau, arbres, plantes, animaux…) pour prendre soin de la terre et des êtres
vivants. Les plantes sont associées pour leurs synergies naturelles : certaines
retiennent l’eau, d’autres génèrent des substances antinuisibles ou nourrissent
les sols, et elles se protègent et se fertilisent ainsi mutuellement. Les arbres,
eux, retiennent la chaleur et l’humidité dans les sols. Contrairement à une
agriculture industrielle qui repose sur des substrats morts, enrichis
chimiquement, la permaculture entretient des sols vivants, riches en dépôts
organiques (feuilles, rejets animaux, champignons) et en agents naturels
(insectes pollinisateurs, faune du sous-sol). Elle régénère ainsi les
écosystèmes et se révèle étonnamment productive.

Partout où elle est implantée40, la permaculture donne en effet des
rendements spectaculaires, que ce soit dans son centre de référence en
France, la ferme du Bec Hellouin, en Normandie41, ou dans d’autres zones
agricoles du monde. Au Malawi, elle a contribué à réduire la malnutrition. En
Égypte, elle a ramené à la vie une zone de désert du Sud-Sinaï42. En Jordanie,
le spécialiste australien Geoff Lawton plante des forêts nourricières dans la
vallée désertique de la mer Morte pour démontrer sa capacité à régénérer les
sols43. Dans le centre de l’Inde, elle a totalement reverdi une région
désertifiée, permettant la renaissance d’une centaine de villages, la création
d’une filière de produits bio et l’ouverture d’un centre de formation de jeunes

agriculteurs44. C’est aussi en Inde que 4 millions de fermiers se sont
convertis à une autre méthode holistique proche de la permaculture,
l’agriculture zéro budget45, qui laisse également faire la nature.

Au Maroc, les 60 familles du douar (village) de Brachoua peuvent elles
aussi témoigner à quel point la permaculture a changé leur vie. Ces villageois,
qui vivaient dans la pauvreté, ont reçu en 2013 l’aide de Mohamed
Chafchaouni, de l’association Ibn Al Baytar46, et de François Rouillay, des
Incroyables Comestibles, pour planter des arbres fruitiers, cultiver des
potagers en permaculture et installer des jardins en keyhole. Avec eux, ils ont
rapidement produit « des légumes, des poulets, des œufs et des fruits, et, en
seulement deux ans, l’avenir de Brachoua a été assuré grâce à son
autosuffisance alimentaire », raconte Mohamed. Celui-ci a ensuite contribué
à organiser la vente de légumes et de poulets beldi (fermiers), d’abord par
paniers dans la capitale, Rabat, puis sur place grâce à des excursions
organisées dans le village.

Ensuite, les habitants se sont orientés vers « l’hébergement et les repas de
terroir de qualité », poursuit Mohamed. Leur douar, situé dans une région de
randonnées, est ainsi devenu une destination reconnue de tourisme rural où
des voyageurs font halte tous les weekends. Aujourd’hui, les wwoofers
arrivent de plusieurs pays pour participer aux cultures. Quant aux femmes,
longtemps maintenues en retrait par les hommes, « elles ont créé des
coopératives de production de couscous et de poulets qui marchent si bien
qu’elles osent se mettre en avant quand des journalistes viennent », se
félicite-t-il. Cette reprise en main collective, relatée par les médias, a fait de
Brachoua un phare pour la permaculture, dans un pays où elle est en plein
développement.

L’agroforesterie restaure elle aussi les sols stériles et accroît
spectaculairement les rendements grâce aux synergies entre cultures, arbres et
élevage, ce qui lui a permis de sortir de la pauvreté des milliers d’agriculteurs
au Malawi, en Zambie, en Éthiopie ou au Burkina Faso47. Dans des zones
désertifiées du Kenya, le Green Belt Movement a fait réapparaître des
cultures, ainsi que des rivières, en plantant 51 millions d’arbres. Inspiré par
ces résultats, l’institut brésilien Terra a planté 1,7 million d’arbres dans la

vallée du Rio Doce, qui ont restauré le cycle de l’eau et permis aux fermiers
de vivre confortablement de leurs cultures. L’agroforesterie a ainsi
transformé la vie de centaines de milliers d’agriculteurs, tant sous des climats
chauds et humides (Sri Lanka, Philippines, Équateur, Amazonie brésilienne)
que tempérés (États-Unis, Europe), d’altitude (Népal, Bhoutan) ou très arides
(Jordanie, Niger…). Des réseaux internationaux48 comme Agrisud, Via
Campesina, le Mouvement brésilien des sans-terre (MST), Campesino a
Campesino ou Pelum (Participatory Ecological Land Use Management) et
Roppa (organisations paysannes d’Afrique de l’Ouest) la répandent
aujourd’hui autour du globe.

Les autorités commencent aussi à comprendre l’enjeu. Depuis 2014,
plusieurs pays d’Amérique latine commencent à reboiser, notamment le
Costa Rica, un des pays les plus engagés pour l’environnement, qui veut
restaurer 50 000 hectares. Onze pays d’Afrique (Éthiopie, République
démocratique du Congo, Kenya, Niger, Ouganda, Burundi, Rwanda, Liberia,
Madagascar, Malawi, Togo) se sont aussi engagés à restaurer d’ici
à 2030 l’équivalent de 100 millions d’hectares de forêts49 pour régénérer des
sols devenus stériles.

Préserver la biodiversité

L’érosion des terres par la déforestation n’est pas le seul fléau qui affecte
l’agriculture : l’effondrement de la biodiversité est au moins aussi alarmant.
Selon la FAO, le monde a perdu en un siècle 75 % de sa biodiversité
agricole ; en d’autres termes, la plupart des légumes et céréales qui ont nourri
l’humanité pendant des générations ont disparu. La responsabilité en revient
notamment à la poignée de semenciers industriels qui contrôlent le marché
mondial (Bayer et Monsanto, Dow Chemicals-DuPont, ChemChina,
Cropscience, etc.)50. Leur lobbying particulièrement efficace leur a permis
d’obtenir que seules les variétés modernes, inscrites au catalogue officiel,
soient cultivables. Ces firmes ont aussi fait restreindre la possibilité de
ressemer ses propres récoltes51. Quant à leurs semences OGM, elles ont, pour
la première fois depuis que l’humanité sédentaire cultive, privé les plantes

d’une faculté propre au vivant : se reproduire. Leurs graines sont stériles,
obligeant les paysans à en acheter de nouvelles chaque année. Pourtant, cette
mainmise fait l’objet d’une contre-offensive partout dans le monde, menée
par des groupes citoyens qui diffusent des semences locales, adaptées aux
climats et libres de droits. Leur objectif : permettre aux paysans de rester
indépendants du marché, tout en préservant ce bien commun qu’est la
biodiversité.

Les banques de semences similaires à celles des femmes de Medak ont
ainsi essaimé sur tous les continents52 et, rien qu’en Inde, des mouvements
comme le Beej Bachao Andolan (Sauvons les semences)53 et Navdanya ont
fait un énorme travail en ce sens. Navdanya54, fondée en 1987 par Vandana
Shiva, a sauvé plus de 5 000 variétés adaptées aux climats du pays, qui
donnent des rendements supérieurs aux semences modernes et sont cultivées
par un réseau de 500 000 agriculteurs. Ces semences leur sont fournies
gratuitement en échange d’une redistribution à d’autres fermiers après les
récoltes ou d’un don aux réserves communes.

En France, le réseau Semences paysannes a lui aussi structuré des collectifs
régionaux pour fournir des semences aux agriculteurs55. Aux États-Unis, tout
un marché s’est organisé grâce aux nombreux sites de vente de semences,
similaires à celui de l’association Kokopelli en France, qui vend des variétés
traditionnelles tout en encourageant le don de semences aux agriculteurs
d’Afrique, d’Amérique centrale, d’Asie et d’Europe de l’Est.

Leur diffusion se fait aussi par l’échange entre particuliers, via des sites
comme Graines de troc, Solaseeds ou Plantcatching en France, les réseaux
d’intercambio de semillas en Espagne ou les groupes de seed savers aux
États-Unis. C’est d’ailleurs dans ce pays que les sachets de semences locales
ont fait leur apparition dans les bibliothèques publiques, pour se servir ou en
déposer. Ces seed libraries ont essaimé en France sous la forme de
grainothèques, portées par Graines de troc et les Incroyables Comestibles.

À terme, une plus grande distribution de ces semences restituerait au
monde paysan son autodétermination et rendrait aux populations leur pleine
souveraineté alimentaire : elles font en effet système avec l’agroécologie pour
multiplier les territoires agricoles autonomes.

Assurer l’alimentation mondiale de demain

Nous n’en sommes encore que vaguement conscients, mais la biosphère
terrestre est en train de basculer dans une nouvelle ère, dont le réchauffement
climatique n’est qu’un des aspects. L’agriculture industrielle porte une lourde
responsabilité dans ce changement critique, car elle a contribué à ce que la
Terre atteigne quatre de ses dix limites fondamentales56 : destruction de la
biodiversité, déforestation, perturbation de la composition des sols par les
engrais et concentration de CO2 dans l’air. Des limites qui remettent en cause
la capacité des terres à subvenir, dans le futur, aux besoins humains57.

Cette situation n’est pas – encore – irréversible. Mais elle le deviendra si
on ne généralise pas très vite les cultures bio, l’agroforesterie, la
permaculture et les banques de semences locales – en bref, les solutions qui
permettent aux populations de restaurer les écosystèmes agricoles, de se
réapproprier leur souveraineté alimentaire et de transmettre une agriculture
résiliente aux générations futures. Sans elles, il deviendra sans doute
impossible de nourrir une humanité de bientôt 9 milliards de personnes, de
vaincre la pauvreté rurale et de sauver la biosphère d’une dégradation
irrémédiable : les agences de l’Onu – Cnuced, FAO, PNUD – s’accordent
désormais sur cette urgence.

À l’opposé d’une agro-industrie aux monocultures centralisées et
dépendantes du pétrole, l’avenir repose donc sur des millions d’autonomies
alimentaires décentralisées, basées sur l’agroécologie. Car celle-ci est capable
de doubler la production alimentaire mondiale en dix ans58 non seulement en
régénérant les sols dégradés, mais aussi en stockant dans le sol les émissions
de carbone : si elle était étendue à toutes les terres arables du monde, elle
capterait 40 % des émissions mondiales de CO259.

Pour le moment, cette conversion globale de l’agriculture reste hors
d’atteinte : elle nécessiterait de convaincre des gouvernements encore
massivement favorables à l’agro-industrie et de combattre un secteur privé
qui ne cherche qu’à tirer profit des ressources agricoles. L’expansion de ces
solutions ne repose aujourd’hui que sur la société civile, la seule à avoir pris
la mesure de cet enjeu politique pour demain : l’agriculture doit-elle

continuer sur sa lancée destructrice, ou doit-elle changer de paradigmes et
devenir un commun mondial, autant destiné à nourrir les hommes qu’à sauver
la planète où ils vivent ?

1 Sous le nom d’ejido.
2 Swann et King se sont aussi inspirés d’un mouvement de redistribution communautaire des terres
lancé en 1951 en Inde par Acharya Vinoba Bhave, disciple de Gandhi. Ce mouvement s’est appelé
Bhoodan (don de terre), puis Gramdan (don du village), car au moins 75 % des villageois faisaient don
de leurs terres pour constituer un patrimoine foncier commun, réparti équitablement entre tous. Il a
permis la redistribution de plusieurs milliers d’hectares. Voir « Bhoodan-Gramdan Movement –
50 Years : A Review » (www.mkgandhi-sarvodaya.org/bhoodan.htm). L’ONG Lafti (www.lafti.net)
poursuit ce travail.
3 Voir notamment http://rodaleinstitute.org/.
4 www.fordhallfarm.com.
5 Voir www.soilassociation.org/communitysupportedagriculture/casestudies. À tout moment, un CLT
peut ouvrir son capital à d’autres habitants ou à des collectivités locales, et cet élargissement, facilité
par des déductions fiscales, solidifie la structure.
6 www.terredeliens.org. Cette structure comprend trois entités : l’association elle-même, une société
foncière qui acquiert et transmet des terres, et une fondation recueillant les dons en espèces ou en
nature (fermes et terres).
7 En 2016, sa société foncière totalisait 48 millions d’euros. Terre de Liens gérait 122 fermes et avait
récupéré 3 000 hectares pour les consacrer au bio. Voir www.terredeliens.org.
8 Merci à Peter Volz de m’avoir permis de tirer des éléments de son article « The Regionalwert,
Creating Sustainable Regional Structures through Citizen Participation », Die Agronauten, juillet 2011.
9 Jérôme Deconinck et Christian Hiss ont d’ailleurs reçu le titre de Fellow Ashoka, qui récompense les
entrepreneurs sociaux, et Terre de Liens a reçu le grand prix Le Monde-Finansol 2011 pour ses
financements solidaires.
10 www.vivasol.lt/.
11 www.gigha.org.uk.
12 Grands plats qui contiennent l’ensemble du repas en Inde.
13 Banques de gènes.
14 Les graines se conservent plusieurs années dans un mélange de terre, de cendre et de feuilles de
neem (margousier, arbre aux qualités pesticides naturelles).
15 « Wake up before it is too late : Make agriculture truly sustainable now for food security in a
changing climate », 2013 (http://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=666).
Voir aussi Olivier de Schutter, « Agroécologie et droit à l’alimentation », rapport 2011 du Rapporteur
spécial sur le droit à l’alimentation (www.srfood.org/fr/rapport-agroecologie-et-droit-a-l-alimentation).
16 « From uniformity to diversity : a paradigm shift from industrial agriculture to diversified
agroecological systems », International Panel ofExperts on Sustainable Food Systems (http://www.ipes-
food.org/images/Reports/UniformityToDiversity_FullReport.pdf).

17 L’agriculture industrielle entraîne de graves pertes de carbone, de nutriments, d’eau et de
biodiversité dans la profondeur des sols, rappelle la FAO dans son rapport « L’état des ressources en
sols dans le monde » (décembre 2015). De plus, en surface, l’érosion gagne chaque
année 90 000 hectares supplémentaires, emportant 25 à 40 milliards de tonnes de terre et faisant
perdre 7,6 millions de tonnes annuelles de céréales. Si rien n’est fait, elle aura emporté plus
de 253 millions de tonnes d’ici à 2050, mettant en danger les réserves alimentaires mondiales. Il faut
donc d’urgence planter des arbres pour fixer et régénérer les sols.
18 Au sein de l’Alliance pour la souveraineté alimentaire (Alliance for Food Sovereignty), constituée
de réseaux d’organisations locales sur plusieurs continents (www.usfoodsovereigntyalliance.org ;
www.foodsov.org ; www.africanbiodiversity.org).
19 Chaque mois, des déléguées élues sont envoyées aux sangams généraux du district et rendent
ensuite compte des débats aux habitants.
20 Cette souveraineté est proche de l’idéal développé en Inde par Gandhi, qui se décline en trois
concepts complémentaires, les trois « S » : gram Swaraj, autogouvernance citoyenne des villages
permettant de faire d’un pays une « république des villages » dotée d’une démocratie participative ;
Swadeshi, autosuffisance économique locale ; Sarvodaya, bien-être collectif qui découle des deux
premiers principes.
21 Mira Kamdar, « Things That Go Bump in the Night », Slate, 4 août 2008.
22 Bhaskar Goswami, « Scars of the Green Revolution », India Together, 2 février 2011.
23 Le Punjab a le taux le plus élevé de cancers du pays – on parle là-bas de la « cancer belt » – et
connaît une hausse notable de la stérilité.
24 La croissance de l’agriculture y est passée de 5 % par an dans les années 1980 à 1,9 % dans les
années 2000. Voir Bhaskar Goswami, op. cit.
25 Vandana Shiva, « Hunger, by Design », The Deccan Chronicle, 3 mars 2011
(http://www.im4change.org.previewdns.com/latest-news-updates/hunger-by-design-by-vandana-shiva-
6436.html).
26 Swarleen Kaur, « Five-Fold Raise in Farm Debt in Punjab », The Financial Express,
4 janvier 2010 (www.financialexpress.com/news/fivefold-raise-in-farm-debt-in-punjab/562817/0).
27 Le surendettement rural est devenu endémique dans nombre de pays du Sud. Les banques ne prêtant
pas aux petits fermiers, ceux-ci ont recours aux usuriers locaux, qui pratiquent des taux astronomiques.
28 Import-export qui dépend étroitement du pétrole. Si ces flux devaient brusquement cesser, aucun
pays n’aurait en stock plus de quelques semaines de céréales pour se nourrir.
29 Vandana Shiva, op. cit.
30 « L’agriculture familiale, paysanne et durable peut nourrir le monde », Via Campesina, 2010,
https://viacampesina.org/downloads/pdf/fr/FR-paper6.pdf.
31 Paradoxalement, alors que l’usage des pesticides par l’agriculture conventionnelle augmente en
France, l’agriculture bio ne cesse de progresser. Entre 2010 et 2016, le nombre de conversions
quotidiennes est passé de dix à vingt fermes par jour. Sur cette période, la part du bio dans la surface
agricole utile (SAU) a triplé, passant de 2 à 5,8 %. Des conversions pas toujours motivées uniquement
par l’écologie, mais aussi par les prix de vente, plus élevés dans le bio.
32 Avec un doublement des surfaces de 2002 à 2012.
33 Entre 2000 et 2011, le nombre de fermes bio a été multiplié par 7,2 et les surfaces bio
par 2,4 dans 162 pays.

34 Premier pays bio avec 650 000 paysans en 2016, l’Inde a vu les surfaces certifiées multipliées
par 29 de 2005 à 2010. Des programmes publics ont permis la conversion de plusieurs centaines de
villages (voir Bénédicte Manier, Made in India, op. cit.).
35 La grande distribution reste le vendeur numéro un de bio, mais les ventes directes (Amap,
notamment) et les magasins spécialisés enregistrent les croissances les plus élevées. Cf. Philippe
Baqué, « Florissante industrie de l’agriculture biologique », Le Monde diplomatique, février 2011.
36 Aux États-Unis, plus de 12 600 fermes vendaient en circuit court en 2012, selon le ministère de
l’Agriculture. L’Europe compterait, elle, quelque 450 000 consommateurs de produits issus d’Amap,
dont 320 000 en France (European CSA Research Group, « Overview of Community Supported
Agriculture in Europe », 2016, http://urgenci.net/the-csa-research-group/).
37 Contraction de « permanente » et de « culture », la permaculture a été conceptualisée par deux
Australiens, Bill Mollison et David Holmgren. Ils se sont inspirés des travaux du microbiologiste
japonais Masanobu Fukuoka, qui a le premier posé les principes de cette agriculture naturelle (voir
Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, Trédaniel, 2005).
38 www.colibris-lemouvement.org/ ; www.terre-humanisme.org/.
39 Pierre Rabhi, op. cit., 2010.
40 La liste mondiale des sites est sur https://permacultureglobal.org/projects.
41 Voir www.fermedubec.com/, le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015), et Caroline
de Malet, « À la ferme du Bec Hellouin, permaculture rime avec rendement », Le Figaro,
14 avril 2016.
42 Habibaorganicfarm.com.
43 Vidéo de cette opération sur www.youtube.com/watch?v=reCemnJmkzI.
44 Voir Bénédicte Manier, Made in India, op. cit.
45 « Only zero-budget farming can double food production, says Palekar », The Hindu,
23 novembre 2014.
46 www.association-ibnalbaytar.com, qui développe les coopératives d’huile d’argan au Maroc.
Mohamed Chafchaouni participe aussi à l’initiative « 1 000 jardins potagers pour l’Afrique » et au
réseau international Slow Food.
47 Voir le World Agroforestry Centre (Worldagroforestry.org) et l’Association pour la promotion des
arbres fertilitaires (Apaf).
48 Voir notamment www.permacultureglobal.com et www.worldagroforestry.org/.
49 African Forest Landscape Restoration Initiative (AFR100).
50 Monsanto, no 1 mondial des semences et des OGM, a été racheté par Bayer, et Syngenta (no 3) l’a
été par le chinois ChemChina, tandis que Dow Chemicals (no 2) et DuPont (no 5) ont fusionné. Cette
hyper-concentration donne à seulement trois firmes le contrôle les deux tiers des semences
commercialisées dans le monde. Voir Florent Detroy, « Bayer-Monsanto : Main basse sur les
semences », AlterEcoPlus.fr, 16 septembre 2016.
51 En ce qui concerne l’Europe, voir Semences paysannes, « A-t-on le droit de ressemer sa récolte ? »,
http://www.semencespaysannes.org/reglementation_especes_vegetales_cultivees_qu_117.php.
52 À l’initiative de groupes citoyens locaux ou d’ONG comme Via Campesina, Grain, le Mouvement
des sans-terre du Brésil, Semences paysannes, Save the Seeds, etc.
53 Biju Negi, « Grassroots Scientists Challenge Seed Monopolies », Infochange India, octobre 2011.

54 Voir Lionel Astruc, Vandana Shiva. Pour une désobéissance créatrice. Entretiens, Actes Sud, 2014.
55 Voir Les Maisons des semences paysannes, ouvrage collectif, Semences paysannes, 2014,
Semencespaysannes.org.
56 Une équipe internationale de chercheurs a établi en 2009 une liste de dix limites que la planète ne
peut dépasser sans basculer dans un état la rendant incapable de subvenir aux besoins humains. W.
Steffen, J. Rockström et alii, « Planetary boundaries : Guiding human development on a changing
planet », Science, no6223, 11 février 2015.
57 Guillaume Krempp, « La nature subviendra de plus en plus difficilement aux besoins humains », Le
Monde, 20 juillet 2016.
58 Olivier De Schutter, op. cit.
59 Tim J. LaSalle, Paul Hepperly, « Regenerative Organic Farming : A Solution to Global Warming »,
Institut Rodale, 2008.

Un usage citoyen de l’argent

L’importance essentielle de la monnaie vient de ce qu’elle est un lien
entre le présent et le futur.

John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de
la monnaie

Le pouvoir jaillit parmi les hommes quand ils agissent ensemble.
Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne

La crise de 2008 a beaucoup fait parler des banques : de leurs circuits
offshore, de leurs spéculations à haut risque sur les prêts hypothécaires
toxiques (les subprimes) et des bonus de leurs dirigeants. Elle a installé une
méfiance durable à leur égard et, un peu partout dans le monde, les
alternatives que sont les banques éthiques et les organismes coopératifs
d’épargne ont vu le nombre de leurs clients augmenter. Depuis, ils ne sont
plus des établissements marginaux et ne cessent de se développer.

Investir dans l’économie réelle : les clubs coopératifs d’épargne

Le siège de la Coop57 est installé dans un immeuble ancien de Barcelone,
donnant sur une rue calme et bordée d’arbres. Par ce doux matin de
printemps, les salariés, quasiment tous trentenaires, travaillent dans une
grande salle aux fenêtres ouvertes, au milieu d’une ambiance studieuse et
informelle où les sonneries de téléphone se mêlent aux conversations en
catalan. Nous sommes ici dans une coopérative citoyenne de services
financiers dont l’histoire remonte à 1986, m’explique Raimon Gassiot Ballbè,
l’un des coordinateurs.

Cette année-là, Bruguera, une maison d’édition créée à Barcelone en 1910,
ferme ses portes. Mais cinquante-sept des salariés licenciés décident de faire
un geste pour l’avenir : ils mettent en commun une partie de leurs indemnités
de licenciement et constituent un fonds de soutien à la création d’emplois
dans les entreprises locales, à condition qu’elles remplissent certains critères
sociaux. Les premiers financements vont à des coopératives et des PME
socialement innovantes. Puis, pour ne pas épuiser le fonds commun, les
fondateurs décident de l’ouvrir à des épargnants extérieurs : c’est ainsi
qu’en 1995 naît la Coop571.

Depuis, la coopérative a considérablement grandi. De cinquante-sept au
départ, le nombre de sociétaires est passé à plus de 3 501 en 2015, auxquels
s’ajoutent 740 organisations de l’économie sociale : fondations, coopératives
et associations. La hausse du nombre de sociétaires a surtout été spectaculaire
après la crise de 20082 : « Aujourd’hui, les citoyens cherchent vraiment des
alternatives aux banques, ils ont perdu confiance en elles », constate Raimon.

En plaçant leur épargne dans la Coop57, particuliers et organisations en
deviennent copropriétaires. « Ici, tout est transparent, dit Raimon : la
comptabilité est publique, et les sociétaires fixent eux-mêmes le taux de
rémunération de leurs placements, chaque année, en assemblée générale. » Et
ils choisissent la destination de leur épargne au sein des activités que la
Coop57 a choisi de financer : coopératives3, structures d’insertion, fermes
bio, écoles autogérées, énergies renouvelables, coopératives de

consommateurs… Des secteurs qui, de toute façon, « n’obtiennent jamais le
soutien des banques », sourit Raimon. Chaque demande de prêt passe devant
une commission d’adhérents qui évalue la viabilité et les critères du projet
(utilité collective, nombre d’emplois créés, échelle des salaires, égalité
hommes-femmes, impact écologique). Ensuite, un comité apporte un appui
technique ; grâce à lui il y a très peu d’échecs parmi les projets soutenus.

Pour faire face à la demande, la Coop57 a dû ouvrir des antennes dans
plusieurs régions d’Espagne. Mais elles restent « auto-organisées et proches
du terrain. Car, si on veut développer une économie éthique, il ne faut pas
créer de bureaucratie ni perdre la philosophie initiale : il faut rester proche
des projets financés », dit Raimon. L’idée est donc de multiplier les
coopératives locales d’investissement, une idée d’ailleurs imitable partout.
« C’est un modèle universel, qui peut être reproduit dans tous les territoires,
en respectant leurs caractéristiques propres », estime-t-il.

En France, des organismes locaux déploient une activité un peu similaire à
celle de la Coop57 : ce sont les Clubs d’investisseurs pour une gestion
alternative et locale de l’épargne solidaire (Cigales4), qui réunissent
depuis 1983 des citoyens désireux d’investir leur épargne dans l’économie
locale. Chaque club vérifie que les projets qui lui sont soumis répondent à
certains critères : créer des emplois, avoir un statut coopératif ou associatif et
une portée écologique (fermes bio, entreprises d’énergies renouvelables…).
Les Cigales ont ainsi favorisé l’éclosion de plus d’un millier d’entreprises en
France, comme Ardelaine, une coopérative de filature de laine bio qui a
maintenu une vie économique locale dans le village de Saint-Pierreville, en
Ardèche.

Garrigue, une autre coopérative de capital-risque solidaire, a vu le jour
en 1985 pour financer, elle aussi, la création d’entreprises de l’économie
solidaire en France (épiceries bio, services d’auto-partage et de recyclage,
écoconstruction…) et en Afrique (coopératives de femmes, savonneries
artisanales… )5. Depuis la crise de 2008, la baisse des prêts bancaires aux
PME a amené Garrigue à renforcer ses financements.

Des banques socialement responsables

Les banques classiques ont bien perçu cette attirance accrue des citoyens
pour une épargne qui a du sens et ont développé plusieurs fonds éthiques6 qui
soutiennent des projets sociaux et écologiques. Ce type d’épargne, en hausse
constante, se compose de dons des intérêts de l’épargne à des associations ou
à des entreprises solidaires, et de prêts financés par l’épargne salariale et les
fonds d’épargne spécialisés, ainsi que des souscriptions directes au capital
d’entreprises solidaires7.

Mais, plus intéressant, des banques radicalement différentes ont
aujourd’hui le vent en poupe, avec pour mission de financer, comme la
Coop57, une autre économie : agriculture bio, énergies renouvelables, écoles
alternatives, coopératives, PME créées par des demandeurs d’emploi, etc. Et
toutes rendent compte chaque année de ces investissements à leurs
sociétaires. Les pionnières sont la Rabobank, créée dès 1972 aux Pays-Bas, la
banque coopérative allemande GLS Bank, fondée en 1974, et la néerlandaise
Oikocredit, qui finance depuis 1975 des projets d’agriculture durable,
d’énergies renouvelables et d’assainissement dans 70 pays, portés à 80 % par
des femmes. La Triodos Bank, née aux Pays-Bas en 1980, est présente dans
cinq pays européens et a déjà permis à plus de 1,3 million d’Européens de
s’équiper en énergies renouvelables.

À cette liste s’ajoutent la Merkur Bank au Danemark, la Banca Etica en
Italie et Fiare en Espagne. Ou, en Suède, l’Ekobanken et la coopérative Jak,
qui dispense des prêts gratuits ou à faible taux, avec pour objectif
l’« autonomisation financière » des citoyens. La France en compte deux, le
Crédit coopératif, première banque de financement de l’économie sociale et
solidaire, et la Nef, créée en 1988. Membre du Collectif pour une transition
citoyenne, la Nef finance des projets sociaux et environnementaux, comme
des coopératives citoyennes d’énergies renouvelables, en partenariat avec
Énergie partagée.

En Europe, les banques éthiques sont aujourd’hui réunies dans la
Fédération européenne de finances et banques éthiques et alternatives

(Feada). Au niveau mondial, la Global Alliance for Banking on Values en
regroupe plusieurs dizaines (les américaines New Resource Bank et First
Green Bank, la bolivienne BancoSol, la suisse Alternative Bank…), engagées
dans une « alternative au système financier ».

Au Québec, la caisse solidaire Desjardins n’est pas non plus une banque
comme les autres. Membre du mouvement Desjardins8, cette coopérative née
en 1971 d’une fusion de caisses solidaires de travailleurs et de syndicats s’est
« donné pour mission la transformation de la pratique bancaire », m’explique
son président, Gérald Larose, dans les bureaux modernes de son siège à
Montréal. Le conseil d’administration reflète cet engagement : il est composé
à 80 % de représentants de syndicats, d’associations, d’organisations
communautaires, de coopératives et de fondations, et à 20 % de particuliers
épargnants. La caisse n’investit que dans des fonds socialement responsables
et, chaque année, affecte ses excédents à plusieurs milliers de projets
générateurs de transformation sociale, portés par des associations, des
entreprises de l’économie solidaire et des coopératives de tous secteurs
(logement, travail, alimentation bio, santé, environnement, culture, écoles,
auto-partage…). « Nous investissons dans cette économie parce que ses
entreprises sont plus durables. C’est de l’économie réelle et non
spéculative », dit Gérald Larose.

L’économie sociale représente d’ailleurs « 10 % du PIB du Québec, bien
plus qu’ailleurs en Amérique du Nord. Elle fait partie de l’ADN des
Québécois : nous sommes le seul peuple francophone dans un océan anglo-
saxon, alors notre histoire a toujours été marquée par une pratique
collective », ajoute-t-il. À l’étranger, la caisse soutient aussi les coopératives
d’épargne et de crédit au Brésil, en lien avec le syndicat Central Única dos
Trabalhadores (CÚT). « Nous ne sommes pas une alternative avec un grand
A, mais une contribution à un changement de modèle, un aiguillon qui peut
amener le système bancaire à réfléchir à ses propres contradictions et à
réviser ses pratiques », résume-t-il.

Un autre modèle de banque sociale existe au Japon. Il s’agit des « banques
de travailleurs » Rokin, nées après la Seconde Guerre mondiale pour aider
des citoyens privés d’accès au crédit. Elles comptent aujourd’hui plus de

10 millions d’adhérents, pour la plupart des membres de syndicats, de
coopératives et de mutuelles9.

Aux États-Unis, on compte environ un millier d’institutions financières
dédiées au développement social (Community Development Financial
Institutions, CDFI10), la plupart sans but lucratif. Alimentées par l’épargne,
par des organisations religieuses, des fondations et des fonds publics ou
privés, elles ont pour mission d’offrir des services bancaires aux personnes
défavorisées, d’aider les créateurs de PME et de soutenir la rénovation de
l’habitat. La One Pacific Coast Bank, par exemple, basée à Oakland, offre des
prêts aux familles à bas revenus ou aux PME gérées par des femmes.
Enterprise Cascadia, à but non lucratif, soutient les fermes bio, la production
d’énergies renouvelables et l’habitat écologique.

Parmi ces CDFI figurent les credit unions, des organismes particulièrement
intéressants. Ces coopératives financières sans but lucratif sont nées dans
l’Allemagne rurale en 1850 pour aider les paysans à s’entraider
financièrement, et ont ensuite connu une étonnante expansion mondiale. Co-
détenues par leurs sociétaires, elles sont aujourd’hui présentes dans 105 pays,
et notamment très implantées aux États-Unis, en Inde et au Canada. Une
partie d’entre elles, les Community Development Credit Unions (CDCU),
sont plus particulièrement tournées vers les familles à très bas revenus.

Fait commun à tous ces organismes : le nombre de leurs clients a bondi
après la crise de 2008, partout dans le monde11. C’est vrai en particulier des
credit unions, réputées pour leurs valeurs coopératives et qui ont connu un
afflux de nouveaux épargnants venus des banques commerciales12. Aux
États-Unis, l’ensemble des CDFI a vu son capital doubler dans les deux ans
qui ont suivi la crise13. Elles ont notamment bénéficié d’une opération initiée
par une jeune Californienne, Kristen Christian. Celle-ci, exaspérée par les
tarifs de sa banque, la Bank of America, a eu l’idée d’un Bank Transfer Day,
un mouvement collectif de départ des banques privées le même jour,
le 5 novembre 2011. Son appel, lancé sur Facebook, a été relayé par les
médias et le mouvement Occupy Wall Street. Et à partir du 5 novembre,
214 000 Américains ont transféré leur argent vers une credit union14.

En Espagne, des communautés de prêt autofinancées

Les credit unions reposent au fond sur un concept simple : collecter
l’épargne d’une communauté pour prêter ensuite solidairement aux membres
qui en ont besoin. Une idée mise en œuvre depuis longtemps dans les tontines
traditionnelles, utilisées par des millions de personnes en Afrique, en
Amérique latine ou en Asie. Ces cagnottes communes, constituées de
membres qui se connaissent (parents, amis, voisins) et qui déposent
régulièrement de l’argent dans un fonds permanent, distribuent des prêts à
chacun, sans intérêt ou à un taux négligeable.

Ces prêts autogérés ont aussi abouti à des groupes plus organisés. Plusieurs
centaines de mutuelles de solidarité15 ont ainsi vu le jour en Afrique (Burkina
Faso, République démocratique du Congo, Rwanda…) pour accorder des
prêts d’entraide et constituer des fonds d’épargne et de crédit. Au Venezuela,
les tontines se sont formalisées en bankomunales, des organismes de
financement mutuel considérés comme des banques communautaires : leurs
membres, majoritairement des femmes, bénéficient d’ailleurs de formations
au métier de banquier.

C’est en observant ce système qu’un jeune entrepreneur espagnol, Jean-
Claude Rodriguez-Ferrera, a eu l’idée de le reproduire dans son pays, sous le
nom de comunidades autofinanciadas (communautés autofinancées, CAF).
Abdoulaye Fall a été l’un des premiers créateurs d’une CAF à Barcelone, en
juillet 2006. « Au départ, on était trois personnes, mais au bout de deux ans
on était déjà vingt », explique-t-il. Le capital collecté par le groupe a
atteint 3 000 euros, et les prêts – en général, de 100 à 500 euros – financent
les dépenses ordinaires des membres, comme l’achat de livres scolaires ou
d’une machine à laver. Pour entrer dans un groupe, chaque personne doit être
recommandée par deux membres fondateurs et agréée par un vote général des
adhérents. Le montant des versements est libre et chacun peut demander un
crédit allant jusqu’à quatre fois son apport personnel, à condition d’avoir la
garantie de deux membres.

Les groupes se réunissent tous les mois et prennent des décisions « avec le
plus de démocratie possible », explique Abdoulaye. Chaque membre est
copropriétaire du capital commun, qui est compté publiquement à chaque
réunion. Le montant, la durée et les conditions des crédits sont décidés
ensemble, et le produit des intérêts (environ 1 % par mois) est partagé à
égalité lors de l’assemblée générale annuelle. Le coordinateur est aussi
désigné démocratiquement. Abdoulaye cite l’exemple d’une femme de
ménage qui coordonne une des CAF de Catalogne et qui dit en plaisantant :
« Durant la semaine, je nettoie les maisons. Et le week-end, je suis directrice
de banque. »

Les CAF renouent finalement avec le concept bancaire d’origine : fournir
un dépôt sécurisé et un prêt en cas de besoin. Elles se sont donc multipliées à
mesure que les revenus se précarisaient en Espagne, car leurs petits prêts
devenaient indispensables pour couvrir les dépenses ordinaires. « Les
immigrés, notamment, sont dans une situation difficile : sans réseau d’appuis,
souvent au chômage et sans papiers, ce qui les empêche de s’adresser aux
banques », explique Abdoulaye. Ces prêts les aident ainsi à payer les
imprévus et à financer des projets dans leur village d’origine, comme le
forage d’un puits.

Étymologiquement, faire crédit, c’est croire (credere) en quelqu’un. Et les
relations de confiance générées par ces groupes en font maintenant « des
réseaux d’entraide qui résolvent beaucoup de problèmes, comme accomplir
les démarches de ceux qui ne savent pas lire ou échanger des services.
Aujourd’hui, 70 % des membres disent que l’argent n’est pas la priorité, mais
qu’ils apprécient ce réseau social », note Abdoulaye.

Les CAF sont très différentes du microcrédit : elles ne dépendent pas d’un
organisme centralisé (comme la Grameen Bank) et les prêts ne sont pas
conditionnés au démarrage d’une activité économique. « Elles remplissent un
vide important, celui des prêts de 300 ou 400 euros, qui ne sont fournis par
personne », relève Abdoulaye. La cogestion du capital empêche d’ailleurs les
dérives que connaît le microcrédit dans certains pays16. Et, surtout, les CAF
démontrent que les pauvres peuvent s’autofinancer. « Avec le microcrédit, le
fait de prêter aux pauvres était déjà révolutionnaire. Mais les CAF vont plus

loin. Elles disent aux personnes à bas revenus : vous pouvez vous organiser
vous-mêmes et être financièrement autonomes », dit Jean-Claude. Celui-ci a
d’ailleurs créé la plate-forme internationale Winkomun.org, dont les tutoriels
aident de nouveaux groupes à s’organiser partout dans le monde, de
l’Indonésie à l’Italie, du Portugal au Sénégal.

Une CAF est « un modèle universel, souple, adaptable, qui peut être
reproduit partout », dit Abdoulaye. « Et l’idée est de créer des millions de
petits groupes : imaginez, sur un continent, trente millions de groupes de
trente personnes, tous autogérés », renchérit Jean-Claude. Ces microbanques
peuvent se constituer à l’échelle d’un village, d’un quartier, d’une ville –

entre collègues de travail ou membres d’un même club de sport, par
exemple –, et bénéficier à tous ceux qui se voient refuser des prêts bancaires.
Dans les pays en développement, elles permettent d’ailleurs aux plus pauvres
de s’émanciper des usuriers privés, aux taux d’intérêt élevés17.

En Amérique latine (Brésil, Bolivie, Colombie…), un système
d’autofinancement similaire s’étend aussi sous la houlette du Vénézuélien
Salomón Raydán, créateur de la Fundación de Financiamiento Rural
(Fundefir)18.

Cofinancer l’écologie et l’économie solidaire : le crowdfunding

Si les CAF limitent volontairement le périmètre des groupes pour que tous les membres se
connaissent, le financement participatif fait le contraire : il élargit le cofinancement à tout le
monde. Le crowdfunding représente aujourd’hui une vaste sphère économique, avec des milliers
de plates-formes qui lèvent plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année dans le monde,
pour cofinancer à peu près tout : start-up et PME, projets culturels, aide humanitaire, nouveaux
médias, jeux vidéo, restauration du patrimoine, achats immobiliers ou frais de santé d’un proche. Il
prend plusieurs formes : le don à une action (individuelle ou collective), le prêt ou l’investissement
en capital. On peut ainsi aider un projet artistique, prêter à des particuliers ou devenir actionnaire
d’une jeune entreprise.

Comme d’autres sphères de l’économie collaborative, le crowdfunding a été en grande partie
investi par le secteur marchand, via les grandes banques. Mais, entre les mains des citoyens, il
reste un formidable outil d’appui à des réalisations qui, sans cet apport collectif, n’auraient que
peu de soutien. Il faut donc, au-delà de ce que proposent les leaders mondiaux (GoFundMe,

Kickstarter, Indiegogo) ou français (Ulule, Kisskissbankbank), aller explorer les plus petites
plates-formes qui lèvent des fonds pour des projets locaux et d’utilité collective.

En France, Bluebees finance les filières agro-alimentaires locales en bio et en permaculture, en
partenariat avec les Fermes d’avenir. Ecobole, Babeldoor et Zeste (adossé à la Nef) soutiennent les
initiatives à fort impact social et écologique, Miimosa finance les fermes locales, CultureTime les
projets culturels, Bulbintown les initiatives de proximité (artisans, associations de quartier…), et
Humaid.fr et Undonpouragir.fr les projets humanitaires. Enerfip et Lumo proposent, eux,
d’investir dans des projets d’énergies renouvelables menés par des entreprises, et Citizencase de
cofinancer les actions en justice des associations ou des groupes de citoyens.

Au plan international, GlobalGiving, CauseVox, Causes, Crowdrise et Razoo sont d’importants
leviers financiers pour les associations de solidarité, Kiva ou Babyloan fournissent des micro-
crédits aux petits entrepreneurs du Sud, et Women’s WorldWide Web soutient l’émancipation des
femmes dans les pays en développement et émergents. En Afrique, Fadev et CoFundy soutiennent
les entrepreneurs de l’économie sociale et Itsaboutmyafrica les projets liés à l’éducation, au
développement et à l’écologie. La plate-forme espagnole Gotéo, gérée par la fondation Fuentes
Abiertas (« open source »), finance des projets favorisant le bien commun – planter une forêt, faire
avancer une cause en justice – et fonctionne comme un hub d’échanges entre utilisateurs.

Le crowdfunding accompagne ainsi la société civile dans sa volonté de contribuer au
changement. « C’est la bonne offre qui s’est constituée au bon moment, quand la méfiance
généralisée vis-à-vis des banques19 a coïncidé avec l’engouement des citoyens pour les actions
concrètes, qui créent de l’emploi local », analyse Benoît Granger, expert de ce secteur et
administrateur de l’association Financement Participatif France. En « mettant face à face le porteur
d’un projet et un citoyen qui a de l’argent, le cofinancement en ligne est plus transparent qu’un
livret d’épargne, dont on ne sait pas ce qu’il finance. C’est un gain de clarté et de temps, mais
aussi de coût », ajoute-t-il.

L’approche à la fois « décontractée et rationnelle » du crowdfunding a d’ailleurs amené de
nouvelles tranches d’âge – c’est-à-dire « plusieurs millions de personnes supplémentaires » – vers
les circuits de l’investissement et du don, relève Benoît Granger : « On y trouve maintenant des
trentenaires pas forcément aisés, à côté de gros épargnants qui investissent dans des projets
rémunérés à 7 % – des taux devenus introuvables dans l’épargne classique ».

À l’avenir, ce secteur va « évidemment poursuivre son développement », dit-il, mais, « il finira
par plafonner, car la croissance amènera inévitablement plus de régulation, pour éviter les
dérives ». À terme, seules devraient donc se maintenir les plates-formes les plus éthiques et les
plus rentables.

Les banques communautaires

Dans les pays émergents (Mexique, Inde, Brésil…), l’auto-organisation a
permis, comme pour les CAF, de créer avec succès de petites banques
communautaires. En Inde, des groupes de femmes gèrent ainsi leur propre
coopérative bancaire, la Sewa Bank20, qui leur fournit comptes, crédits,
épargne retraite et assurance santé. Au Brésil, les femmes d’un quartier de la
ville de Vitoria ont fait de même : elles ont créé le Banco Bem – la « Banque
Bien », car tournée vers le bien commun. Ces femmes, qui avaient acquis leur
indépendance dans l’artisanat21, ont d’abord mis en commun leur épargne
pour prêter de l’argent à d’autres femmes qui voulaient faire de même. Puis,
pour structurer ces prêts, elles ont fondé en 2005 le Banco Bem, qui propose
des services bancaires, des petits crédits pour consommer, améliorer l’habitat
et ouvrir des commerces locaux, et, en plus, une formation et un appui
technique. La petite banque cogérée a lancé sa propre monnaie locale, le bem,
dont la circulation est limitée aux 31 000 habitants de Vitoria, profitant ainsi
à la micro-économie des quartiers.

Les fondatrices du Banco Bem se sont en réalité inspirées de l’expérience
menée par Joaquim Melo dans une autre ville brésilienne, Fortaleza. En 1997,
cet ancien séminariste, qui a accompagné les luttes sociales des habitants de
Conjunto Palmeiras, une ancienne favela22, prend conscience que le peu
d’argent dont disposent ses habitants quitte systématiquement le quartier, car
celui-ci n’a aucun commerce. Cette fuite des ressources ne favorise
évidemment pas l’essor d’une activité économique locale. Avec les habitants,
Joaquim Melo organise donc une micro-banque communautaire, le Banco
Palmas, qui distribue aux familles du micro-crédit à faible taux pour soutenir
la mise en place de petites activités. Et, pour qu’elles puissent acheter ce qui
est vendu sur place, elle dispense des micro-crédits à la consommation à taux
zéro. Grâce à cette double impulsion, le quartier commence à renaître. Des
commerces s’ouvrent, une coopérative de confection et une entreprise de
produits ménagers sont créées. Au final, le tissu économique se reconstitue,
permettant de maintenir 8 000 emplois et d’en créer 2 000 autres. Pour

soutenir le circuit économique du quartier, une monnaie locale, appelée
palmas, est lancée en 2002, bientôt acceptée par plus de 240 entreprises
locales.

Aujourd’hui, les habitants de Conjunto Palmeiras vivent décemment, et le
Banco Palmas a inspiré la création de 51 autres banques communautaires au
Brésil (Banco Terra, Banco Sol…), sans compter celles qui se sont
développées ailleurs en Amérique latine, notamment au Venezuela.

L’essor international des monnaies locales

L’idée de monnaies propres à un quartier ou à un groupe d’habitants, pour
améliorer le pouvoir d’achat et soutenir l’activité économique locale, n’est
pas nouvelle. Durant la Grande Dépression de 1929 aux États-Unis, dans un
contexte de chômage massif, des unités monétaires appelées depression
scrips avaient été mises en circulation par des municipalités, des entreprises,
des associations caritatives et des groupes d’individus pour aider ceux dont
les revenus en dollars s’étaient effondrés. Ces billets servaient à tout –
bulletins de paie, titres de paiement, de crédit, etc. – et ils ont maintenu des
échanges économiques de faible intensité pendant toute la récession,
permettant à des millions d’Américains de vivre sans dollars. Des monnaies
identiques avaient aussi vu le jour en Allemagne et en Suisse.

Depuis une trentaine d’années, ces monnaies – dites locales,
communautaires, complémentaires, citoyennes ou sociales – renaissent un
peu partout autour du globe, en général avec les mêmes objectifs : lutter
contre la pauvreté monétaire et dynamiser l’économie de proximité. Pour voir
leurs effets sur le terrain, je suis allée à Ithaca, une ville de l’État de New
York, rencontrer les utilisateurs de la monnaie lancée en 1991, là encore
durant une période de crise.

À l’époque, les commerces de la ville vont mal. Les habitants ont le
sentiment que l’argent qu’ils dépensent leur échappe et ne profite qu’aux
grandes surfaces de distribution. Aujourd’hui encore, Joe Romano,
propriétaire de deux magasins coopératifs de produits bio d’Ithaca, ne
décolère pas contre ces chaînes, responsables de la délocalisation de
l’économie américaine : « Les gens qui y font leurs courses », dit cet homme
à la silhouette ronde et aux yeux vifs derrière ses lunettes, « ne réalisent pas à
quel point ces multinationales aspirent nos emplois, notre style de vie, nos
activités, vers l’extérieur : c’est un robinet ouvert vers le capitalisme
offshore. »

En 1991, donc, Paul Glover, un habitant d’Ithaca, se dit que, si cet argent
était dépensé dans les commerces du centre, il aurait un effet bénéfique en

termes d’emplois et de revenus locaux. Il imagine alors une unité monétaire
qui s’échangerait en circuit fermé et donnerait aux habitants le choix de la
destination de leur argent. Il imprime lui-même les premiers billets – qui
arborent fièrement la devise « In Ithaca we trust » – et s’emploie à convaincre
habitants et commerçants.

Les Ithaca Hours sont aujourd’hui acceptées par plus de
250 professionnels : épiciers, agriculteurs, avocats, maçons, restaurateurs,
libraires… Avec elles, on achète des légumes à un fermier, qui lui-même s’en
sert pour faire réparer son tracteur chez le garagiste et, à son tour, celui-ci
paie le dentiste, etc. Les Hours gardent ainsi les flux d’argent dans la ville,
« au lieu d’aller soutenir l’économie délocalisée des multinationales », dit
Paul Strebel, un des coordinateurs. « Certains magasins n’auraient pas pu
vivre sans cette monnaie locale. Elle a aussi réorienté producteurs et
consommateurs vers d’autres choix : un marché fermier a vu le jour, qui vend
fruits, légumes et produits laitiers locaux », relève Joe, occupé à servir des
clients dans sa supérette bio. Certains propriétaires acceptent aussi des loyers
en Hours, et l’Alternative Credit Union, la coopérative d’épargne de la ville,
les prend pour rembourser les prêts.

Les échanges se comptent en heures, ce qui redonne du pouvoir d’achat à
ceux qui n’ont pas assez de dollars en poche. « L’idée, c’est de faire
abstraction des revenus de chacun et de dire : une heure de mon temps vaut
une heure de ton temps. Et ça, c’est de la justice sociale », explique Joe. Cette
valorisation des richesses non monétaires est d’ailleurs imitée dans d’autres
villes. À Philadelphie, les plus démunis acquièrent du pouvoir d’achat en
Equal Dollars en échange de bénévolat communautaire : soutien éducatif,
soins aux personnes, etc. Ensuite, ils peuvent par exemple bénéficier de soins,
même sans assurance maladie. Certaines autorités acceptent aussi un échange
direct de services, comme le paiement d’impôts et de taxes en heures de
travail (réparation d’un bâtiment, fourniture de légumes à la cantine de
l’école, etc.). Ces monnaies reviennent ainsi à la fonction d’origine de
l’argent : être un titre d’échange, et non une fin en soi.

Penser le développement des territoires

Aujourd’hui, plus de 5 000 monnaies locales et complémentaires (MLC)
circulent dans le monde23, pour moitié des titres monétaires, pour moitié des
unités de temps pour l’échange de services. Au Brésil, on échange des bonus
à São Paulo, des arco iris à Porto Alegre, des tupi à Rio, tandis que le Canada
en compte une dizaine (Toronto et Calgary Dollars, Laurentiens…), les États-
Unis une quarantaine (Time Dollars, Liberty Dollars, Detroit Cheers,
BerkShares…) et l’Allemagne une soixantaine. En France, la monnaie
numérique Coopek veut marquer une étape nouvelle, en circulant à l’échelle
nationale, en étant gérée par une coopérative et en permettant d’emprunter24.
Quant au Wir, créé à Bâle (Suisse) en 1934 pour aider l’économie locale à
sortir de la récession, il ne représente que 1 % de la masse monétaire du pays,
mais est utilisé par une PME sur cinq25.

En France coexistent deux réseaux de monnaies aux logiques similaires,
mais aux origines différentes. Un premier réseau est constitué de monnaies
émises par des collectifs d’habitants qui veulent dynamiser leur économie.
Plusieurs dizaines sont en circulation – l’Abeille à Villeneuve-sur-Lot, la
Luciole en Ardèche, l’Occitan à Pézenas, la Pêche à Montreuil, etc. – et une
plate-forme nationale mutualise maintenant ces dynamiques locales26.

Un second réseau, les monnaies Sol – la Gonette à Lyon, le Bou’Sol à
Boulogne-sur-Mer, le Sol-Angélique à Niort, etc. –, a été lancé en 2005 par le
Collectif Richesses27, cette fois en partenariat avec des collectivités et des
entreprises de l’économie sociale28. Dans ce cadre, le Sol développe trois
rôles : payer des achats (Sol éco), échanger du bénévolat contre des services
ou des biens (Sol temps) ou servir de support à une aide sociale. À Toulouse,
« la ville, qui soutient fortement l’initiative, distribue une partie de son aide
sociale en Sols-Violettes, ce qui permet aux bénéficiaires d’accéder aux
services qui ne leur étaient pas accessibles avant », explique Célina Whitaker,
co-fondatrice du Collectif Richesses. Au Pays basque, l’Eusko, l’une des
monnaies les plus dynamiques, distribue de son côté des bénéfices sociaux :
3 % des montants échangés sont versés à des associations, et un partenariat

avec le fonds d’investissement solidaire Herrikoa permet d’investir dans des
projets d’intérêt collectif29.

L’usage de ces monnaies reste bien sûr marginal30, mais ces circuits
financiers secondaires injectent des liquidités bienvenues dans l’économie
locale31. À Ithaca, les Hours ont ainsi « fait comprendre aux habitants qu’ils
pouvaient soutenir l’économie réelle, et ils en voient les résultats », relève
Paul Strebel. Plusieurs études32 ont d’ailleurs démontré qu’un achat local
génère trois fois plus de richesses pour la collectivité et crée trois fois plus
d’emplois locaux qu’un achat effectué dans des entreprises multinationales.
Ces firmes, relève la sociologue américaine Saskia Sassen, fonctionnent en
effet dans une logique d’extraction, d’assèchement des économies locales33,
car la majeure partie de l’argent qui y est dépensé s’évapore dans les
dividendes aux actionnaires et les circuits offshore.

Les monnaies locales font aujourd’hui l’objet de plusieurs mesures
d’impact et d’un intérêt croissant des collectivités locales, parce qu’elles sont
« l’occasion de penser un projet de territoire », observe Célina Whitaker. En
Argentine, l’économiste Heloisa Primavera, qui a coordonné l’expérience du
credito lors de la crise des années 2000, plaide d’ailleurs pour une
« biodiversité de milliers de monnaies locales différentes » pour redynamiser
les économies locales, non seulement par l’injection locale d’argent, mais
aussi parce que l’auto-organisation de groupes d’habitants autour d’une
monnaie débouche souvent sur d’autres projets économiques communs
(coopératives d’énergies, circuits courts, etc.).

À Ithaca, Joe Romano estime lui aussi que les monnaies ne sont qu’une
étape. « Il faut dépasser le soutien au commerce local et construire une vraie
économie de proximité, basée sur toutes les productions de la région. Ici,
d’ailleurs, l’idée d’une autosuffisance territoriale fait son chemin. » Et, pour
lui, les pouvoirs publics devraient faciliter cette transition : « Imaginez
que 10 % de tout ce qui est investi dans l’économie d’un pays soit
obligatoirement investi localement. Avec seulement 10 %, pensez à tout ce
qu’on pourrait déjà faire : construire de nouvelles écoles, aider les
entreprises, tout ce qu’on veut. C’est un objectif réalisable, et ça ferait revivre
les économies locales. »

Avec ou sans de tels coups de pouce, les territoires gagneraient en tout cas
à bénéficier d’une synergie entre l’ensemble des instruments financiers
aujourd’hui gérés par la société civile : banques éthiques, credit unions,
monnaies locales, plates-formes de crowdfunding et coopératives d’épargne.
Car, même s’ils se multiplient, ces circuits agissent encore de manière
dispersée, alors qu’ils ont les mêmes objectifs et, souvent, financent des
initiatives situées dans une même région. Leur dispersion empêche
probablement ces outils d’investissement d’atteindre une masse critique et
une visibilité vis-à-vis des pouvoirs publics. Leur coordination, en revanche,
amènerait davantage de visibilité, d’efficacité, d’intelligence collective au
développement d’un territoire, et accentuerait leur effet de levier dans
plusieurs domaines : conversion de l’agriculture, transition énergétique et
création de nouvelles filières productives. Cette coordination des acteurs et
des outils est sans doute la prochaine frontière.

1 www.coop57.coop.
2 Avec cet afflux, l’encours de la Coop57 est passé de 4,1 millions d’euros en 2008 à 30,3 millions
en 2015. Et la hausse se poursuit.
3 Les coopératives sont présentes de longue date en Catalogne. Interdites sous le franquisme, elles ont
repris leur essor après le retour de la démocratie.
4 Pascale-Dominique Russo, Les Cigales : notre épargne, levier pour entreprendre autrement, Yves
Michel, 2007.
5 www.garrigue.net.
6 Voir notamment « Les placements solidaires », Alternatives économiques -Finansol.
7 En 2015, l’épargne solidaire regroupait un million d’épargnants en France et son encours était
de 8,46 milliards d’euros (+24 % en un an), selon le baromètre Finansol. Cet encours n’était que
de 309 millions d’euros en 2002. Voir Céline Mouzon, « La finance solidaire poursuit son ascension »,
AlterEcoPlus.fr, 7 juin 2016.
8 Premier groupe bancaire coopératif du Québec avec 5,8 millions de membres. Voir le chapitre sur les
coopératives.
9 Voir http://all.rokin.or.jp/ et « Rokin Bank : The story of workers’ organizations that successfully
promote financial inclusion », OIT, 2011.
10 Passant de 25 milliards de dollars en 2007 à 41,7 milliards début 2010, selon la Coalition of
Community Development Financial Institutions.
11 L’encours de la banque allemande GLS a par exemple bondi de 37 % dans les deux ans qui ont suivi
la crise. Elle revendique aujourd’hui 2 000 nouveaux clients chaque mois.

12 De 2009 à 2014, le nombre de membres des credit unions est passé de 184 millions dans le monde
à 217,3 millions (+15 %) – dont 100 millions aux États-Unis –, selon le World Council of Credit
Unions.
13 Selon le rapport 2010 de la Social Investment Forum Foundation.
14 Selon l’Union nationale des credit unions américaines (http://Cuna.org).
15 http://mutuelle-solidarite.org.
16 En Inde, par exemple, le microcrédit est devenu lucratif et certains organismes le pratiquent à des
taux exorbitants.
17 Des usuriers aussi présents dans les pays industrialisés, où ils ciblent les immigrés : en Angleterre,
310 000 foyers sont ainsi tombés en 2010 sous la coupe d’usuriers pratiquant des taux allant
jusqu’à 130 %.
18 www.fundefir.org.ve.
19 En France, la légalisation du crowdfunding en 2014 a mis fin au monopole bancaire sur les prêts et
l’investissement.
20 C’est l’une des branches de la Self Employed Women’s Association (Sewa.org), fondée par Ela
Bhatt et qui a permis à 1,2 million de femmes, autrefois pauvres et illettrées, de vivre décemment d’un
métier autonome ou en coopératives.
21 Ateliedeideias.org.br et Camila Queiroz, « Banco Bem transforma a realidade de oito
comunidades », Adital, 31 mars 2011.
22 http://www.institutobancopalmas.org/ ; Joaquim Melo, Viva Favela !, Michel Lafon, 2009 ; Élodie
Bécu et Carlos de Freiras, « Au Brésil, le microcrédit sauve une favela », Le Monde 2, 28 février 2009 ;
Jean-Pierre Langellier, « Relocaliser l’économie et créer de la richesse sur place », Le Monde
Économie, 26 mai 2010.
23 Le site www.complementarycurrency.org/ccDatabase/ donne une idée de l’implantation de celles
qui ont été recensées.
24 Baptiste Giraud, « Juste lancé, le coopek est la première monnaie nationale d’intérêt local »,
4 octobre 2016, Reporterre.
25 Voir Guillaume Vallet, « Le WIR en Suisse : la révolte du puissant ? », Revue de la régulation,
20 décembre 2015, (http://regulation.revues.org/11463).
26 http://monnaie-locale-complementaire.net. De nombreux ouvrages les analysent, notamment
Philippe Derudder, Rendre la création monétaire à la société civile. Vers une économie au service de
l’homme et de la planète, Yves Michel, 2005.
27 Collectif créé après la publication du rapport de Patrick Viveret Reconsidérer la richesse, 2002, La
Documentation Française.
28 Maif, Macif, Crédit coopératif, groupe Chèque Déjeuner. Voir www.sol-reseau.org.
29 À hauteur d’un euro pour chaque euro converti en eusko. Wojtek Kalinowski, « Monnaies locales :
on voit les premiers effets réels sur l’économie locale », AlterEcoPlus.fr, 20 juillet 2016.
30 En 2015, la trentaine de monnaies de l’Hexagone comptaient chacune en moyenne 450 utilisateurs
et 90 commerçants ou producteurs, et une circulation équivalente à 26 000 euros, selon le rapport de
Jean-Philippe Magnen, Christophe Fourel et Nicolas Meunier, D’autres monnaies pour une nouvelle
prospérité, La Documentation française, 2015.
31 En général, l’économie réelle ne bénéficie que de 2 % de la masse monétaire existante. Voir « Les
monnaies locales complémentaires dynamisent l’économie locale », Le Labo de l’ESS, 20 mai 2016.

32 Voir Justin Sacks, The Money Trail, New Economics Foundation et The Countryside Agency, 2002,
http://b.3cdn.net/nefoundation/7c0985cd522f66fb75_o0m6boezu.pdf, et B. Masi, L. Schaller, M.H.
Shuman, « The 25 % shift. The Benefits of Food Localization for Northeast Ohio & How to Realize
Them », 2010, www.neofoodweb.org/sites/default/files/resources/the25shift-
foodlocalizationintheNEOregion.pdf.
33 Auteure d’Expulsions. Brutalité et complexité dans l ’économie globale, Gallimard, 2016. Voir aussi
Cécile Daumas, « Saskia Sassen : notre système économique n’incorpore plus, mais expulse »,
Libération, 5 février 2016.

Énergies : vers des milliers d’autonomies
locales

Si l’utilisation de l’énergie solaire n’a pas commencé, c’est parce que
l’industrie du pétrole ne possède pas le soleil.

Ralph Nader

Un humain sur cinq n’a pas encore accès à l’électricité. Trois milliards
doivent aussi ramasser du bois et des déjections animales ou acheter du
charbon ou du kérosène pour cuisiner et se chauffer, contribuant d’autant aux
émissions de carbone. Cette pauvreté énergétique a pourtant une solution :
l’accès universel aux sources d’énergie inépuisables et disponibles partout –

eau, vent, soleil, énergie géothermique et hydrolienne –, solution que
l’urgence climatique rend désormais impérative.

L’accès aux énergies renouvelables (EnR) reste encore minoritaire dans le
monde, mais leur progression n’a jamais été aussi rapide. Et, même si elle
avance à des rythmes très différents selon les pays, et certainement pas assez
vite au regard de l’urgence climatique, la transition énergétique est désormais
engagée de manière irréversible1. Les investissements battent des records –
d’autant que le coût des équipements ne cesse de baisser –, et les plus gros
émetteurs de carbone y contribuent largement. À l’image de la Chine2,
premier investisseur dans ce domaine et leader mondial de la production de
panneaux photovoltaïques, qui installe d’immenses parcs solaires dans ses
zones désertiques, tandis que la production de son parc éolien dépasse déjà
celle des centrales nucléaires américaines. L’Inde suit la même voie : elle qui
possède déjà la plus grande centrale solaire d’Asie et le premier aéroport

mondial fonctionnant entièrement au solaire, à Cochin, projette d’atteindre
une capacité solaire de 100 GW d’ici à 2022, tout en développant son parc
éolien.

Aux États-Unis, les installations domestiques ont triplé sur la seule
période 2010-2014 et le nombre d’emplois dans l’énergie solaire progresse
vingt fois plus vite que dans le reste de l’économie. Plusieurs villes (San
Diego, San Francisco, Aspen, Burlington…) se voient totalement autonomes
en électricité d’origine renouvelable d’ici à 20353. De son côté, l’Union
européenne a vu la part des renouvelables dans sa production électrique
doubler entre 2004 et 20144. Le niveau d’équipement de l’Allemagne est déjà
élevé, le Portugal est potentiellement indépendant5, et l’Écosse, qui a déjà
couvert 100 % de ses besoins grâce à ses éoliennes, multiplie encore les parcs
offshore. Le reste du monde suit : en Uruguay, plus de 90 % de l’électricité
est de source renouvelable, et le Costa Rica, quasiment à 100 %, ambitionne
d’être un pays neutre en CO2 en 2021 grâce à l’hydroélectricité, la
géothermie et l’éolien. Les équipements solaires du Chili, qui ont triplé en
trois ans (2013-2016), produisent des excédents dans le Nord. Le Maroc s’est
doté d’une centrale solaire qui sera en 2020 la plus grande au monde
(580 MW).

Signes d’une transition industrielle en marche, les innovations
technologiques se multiplient elles aussi, et ont déjà créé des applications
concrètes qui, demain, seront notre quotidien : tuiles et vitrages solaires,
panneaux photovoltaïques souples et légers, batteries de stockage, mini-
éoliennes à grande capacité, centrales solaires capables de produire de
l’énergie la nuit, maisons à énergie positive, désalinisation de l’eau grâce au
soleil, etc. Les routes solaires, expérimentées avec succès aux Pays-Bas et
aux États-Unis, ouvrent la voie à une production photovoltaïque sur de larges
surfaces (autoroutes, pistes cyclables…) et à des chaussées intelligentes qui
afficheront des informations auto-éclairées.

Les pouvoirs publics et les entreprises sont cependant loin d’être les seuls
acteurs de cette transition : loin des grands investissements et des méga-
centrales, la société civile joue depuis longtemps un rôle essentiel dans la
transition des territoires. Elle a mené une action pionnière, nous allons le

voir, dans plusieurs pays industrialisés, et elle la poursuit là où les pouvoirs
publics sont réticents à s’engager. C’est aussi elle qui, dans les pays du Sud,
assure des milliers de petites révolutions énergétiques là où elles sont
nécessaires, à l’échelle des villages. Avant d’aborder les actions citoyennes
en Europe, allons donc d’abord voir en Asie comment les plus démunis
deviennent les acteurs de leur autonomie énergétique.

Quand le Sud invente ses propres solutions

Inde : les ingénieures aux pieds nus

L’air est déjà très chaud en cette fin de matinée dans le petit village de
Tilonia, en Inde. Le soleil grille implacablement les toits et, sous les pieds
nus, la terre est brûlante. Mais, ici, le soleil est une force. Nous sommes au
Barefoot College, un centre d’éducation populaire où tout fonctionne à
l’énergie solaire : éclairage, ordinateurs, pompes à eau, ventilateurs, cabinet
dentaire, et même le petit hôpital de dix lits. Et c’est ici que des villageoises
viennent du monde entier pour apprendre à domestiquer l’énergie du soleil.

Joice a ainsi laissé ses neuf enfants et six petits-enfants au Kenya pour
s’installer au collège durant six mois et suivre une formation d’ingénierie
solaire. Près d’elle, une vingtaine d’autres femmes venues du Niger, de
Mauritanie, du Cameroun, du Kenya, du Ghana et de Guinée-Bissau, assises
autour d’une grande table encombrée de matériel électrique, s’initient au
montage de lampes et de panneaux photovoltaïques. La plupart n’avaient
jamais voyagé. Elles ne parlent pas non plus la langue de la villageoise
indienne qui leur explique le fonctionnement des équipements, mais peu
importe : l’apprentissage se fait en suivant les gestes de l’instructrice et en
s’aidant de schémas simples où chaque pièce est identifiée par une couleur
différente. Ensuite, il suffit de savoir manier un tournevis…

Et ces femmes savent que l’éclairage solaire va changer la vie de leur
village. « Chez nous, on s’éclaire avec des lampes à kérosène », explique
Helen, venue du Cameroun. Mais, « avec quatre lampes, on
dépense 500 francs CFA par jour », presque le budget entier d’une famille
vivant sous le seuil de pauvreté. Pourtant, « il faut de la lumière pour pouvoir
cuisiner et manger le soir, et chasser les serpents qui entrent dans la maison.
Alors, ces lampes solaires vont nous éclairer et permettre à mes quatre
enfants d’étudier le soir à la maison ». Francesca, qui vient d’arriver du
Niger, assure elle aussi que, chez elle, « l’argent économisé sur le kérosène
des lampes sera dépensé pour la santé et l’éducation des enfants ». Outre les

dépenses de kérosène, l’énergie solaire réduit les rejets de carbone et permet
aux artisans de travailler plus tard le soir pour améliorer leurs revenus. En
plus des lampes, les femmes installent des fours solaires, qui permettent de
cuisiner sans corvée de bois ni rejet de carbone. L’éclairage solaire permet
aussi d’ouvrir des écoles du soir : le Barefoot College en a créé plus
de 500 en Inde, animées par 3 000 enseignants eux-mêmes formés à Tilonia.
Il a également construit la première usine indienne de désalinisation d’eau
fonctionnant au solaire.

La réputation du College a très vite dépassé les frontières de l’Inde.
Chaque année, 180 femmes viennent d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine
pour devenir ces ingénieures aux pieds nus. Une fois rentrées au village, elles
vivent de l’entretien des équipements photovoltaïques6. Et, par petites
touches, ces Solar Sisters ou Solar Mamas, comme les appelle
affectueusement le fondateur du College, Sanjit Bunker Roy, ont déjà apporté
l’électricité à 500 000 personnes, dans 72 pays. Dans une logique de
pollinisation, chacune d’entre elles s’est aussi engagée à former d’autres
femmes dans son pays.

Pour répondre aux nombreuses demandes de formation, le College a ouvert
six centres en Afrique – au Burkina Faso, au Liberia, au Sénégal, au Sud-
Soudan et en Tanzanie. Quand un village veut envoyer des femmes se
former, il impose que tous les habitants soient consultés et que les femmes les
plus en difficulté soient prioritaires, afin de bénéficier d’un métier et d’un
revenu7. La plus grande satisfaction des animateurs du College est d’ailleurs
que des communautés pauvres aient ainsi démystifié la technologie solaire en
montrant qu’elles pouvaient parfaitement l’utiliser. « Ces femmes,
considérées comme faibles et sans capacité d’initiative, voient leur image
changer complètement quand elles deviennent ingénieures et que leur village
constate qu’elles maîtrisent l’électricité solaire », observe l’un d’eux, Ram
Karan. D’ailleurs, « elles y trouvent enfin le respect qu’elles méritent »,
résume Sanjit Roy.

En 2005, raconte-t-il, dix Afghanes venues se former au College ont
électrifié cinq villages dans leur pays : « Dix femmes seulement. Et pour un
prix inférieur à ce que coûte un poste de consultant international durant un an

à Kaboul », ironise-t-il. Avant d’ajouter plus sérieusement : « Les populations
rurales peuvent être qualifiées, mais la société ne leur permet pas de le
montrer. Or, si on leur donne une chance, elles deviennent les actrices du
changement. Et une grand-mère illettrée qui devient ingénieure solaire, c’est
un message fort pour la société. »

Rien d’étonnant à ce que le Bangladesh mise lui aussi sur les femmes : ce
sont elles qui électrifient les villages, au rythme d’environ un millier
d’équipements solaires installés chaque jour, grâce aux formations données
par Grameen Shakti8, la branche énergie de la Grameen Bank.

Le Barefoot College : une économie de l’échange

Quand Sanjit ’’Bunker’’ Roy a créé en 1972 le Barefoot College, il en a fait un centre
d’éducation populaire. Sanjit reconnaît avoir été inspiré par les principes de Mao, d’Illich et de
Gandhi. Ici, tout le monde est à la fois enseignant et élève : chacun possède un savoir à transmettre
et peut en apprendre d’autres, dans une relation « basée sur l’égalité, le respect, la confiance
mutuelle », explique-t-il.

Ici, les villageois apprennent à être autonomes dans tous les domaines : santé, habitat,
énergies… Plusieurs centaines d’Indien-ne-s des régions rurales ont pu devenir des barefoot
doctors (médecins aux pieds nus) en travaillant avec des praticiens, infirmières ou sages-femmes,
et procurent aujourd’hui des soins de base et une éducation sanitaire dans plusieurs centaines de
villages du Rajasthan. D’autres sont devenus enseignants, informaticiens, comptables, maçons ou
ingénieurs hydrauliciens. Même les bâtiments ont été construits par des architectes aux pieds nus
qui ont utilisé des matériaux et des techniques écologiques (murs de terre ajourés, notamment) qui
climatisent naturellement, dans ce Rajasthan brûlant l’été. Tous, une fois formés, transmettent leur
savoir à d’autres, avec l’objectif de permettre de multiples autosuffisances locales en matière
alimentaire, économique et énergétique.

Le College lui-même est une communauté autosuffisante. Exception dans une région semi-
désertique, il est autonome en eau grâce à un système de captage des eaux de pluie sur les toits qui
lui donne une réserve de 400 000 litres d’eau stockée dans le sol, sous un théâtre en plein air. Le
College a diffusé cette technique de recueil des pluies, fournissant ainsi de l’eau potable à
800 écoles en Inde et à des dizaines d’autres en Éthiopie, au Sénégal et en Sierra Leone. « Gandhi
disait : Knowledge is where the problem is. Tous les savoirs, toutes les solutions existent
localement. Nous ne faisons que les rendre possibles », explique Sanjit.

Le College est également autonome en nourriture grâce à un potager doté d’une micro-
irrigation. Au total, les deux campus et sept autres centres d’apprentissage décentralisés ont créé
250 emplois, la maintenance informatique et la comptabilité étant confiées aux personnes

handicapées de la région. Dans un contexte de fort chômage rural, il a enfin revitalisé l’artisanat
textile des villages du Rajasthan, en vendant des produits en khadi (toile de coton) sur ses campus
et, pour certains, en ligne (Tilonia.com).

Des solutions autonomes et décentralisées

Cette logique d’équipement des villages est maintenant assez répandue
dans les pays du Sud : au lieu de tenter d’installer des réseaux électriques
classiques dans des zones isolées, ils misent d’emblée sur les solutions off-
grid (hors réseau), à base d’énergies renouvelables. En Asie, en Afrique, des
millions de logements s’équipent ainsi en solaire en combinant micro-crédits,
aides publiques et d’ONG.

L’arrivée de panneaux photovoltaïques peu coûteux a évidemment dopé
cette dynamique. Mais la multiplication des entreprises sociales aussi. Au
Kenya, Jesse Moore, le cofondateur de M-Kopa Solar, équipe ainsi les foyers
d’un panneau solaire, de trois lampes, d’un chargeur de téléphone et d’une
radio solaire pour 0,38 euro par jour pendant un an. Un prix bien inférieur à
celui du kérosène pour les lampes et qui explique son succès : chaque jour,
M-Kopa éclaire 500 maisons de plus au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie,
et aura dépassé le million de familles équipées en 2018.

En Inde, Harish Hande, un ingénieur formé aux États-Unis, a compris le
potentiel du solaire dès 1995, année où il a fondé son entreprise sociale,
Selco. Il a depuis apporté l’électricité à 200 000 familles, 5 000 institutions et
500 écoles. Et le rythme des installations s’accélère. Car Selco facilite
l’équipement des villages pauvres en négociant directement des micro-prêts
avec les banques rurales, les ONG et les coopératives paysannes. Pour les
familles, le prix du kit solaire domestique revient à 180 roupies par mois
(2,40 euros) durant un an, au lieu de 270 roupies (3,50 euros) pour une lampe
à kérosène. Il développe aussi des solutions pratiques – recharges solaires
d’ordinateurs, purificateurs d’eau solaires – et forme des milliers de jeunes en
Inde, au Bangladesh et au Myanmar, dans l’optique de développer en Asie
« ce qui devrait être un bien commun : des micro-réseaux solaires
décentralisés » assurant l’autonomie de quartiers ou de villages.

Harish Hande a aussi eu l’idée d’installer des stations solaires d’électricité
dans 11 bidonvilles de Bangalore, ainsi que dans les rues de la ville : on peut
y recharger son téléphone mobile quand on veut, et on peut y louer une lampe

solaire à la semaine. Une démarche que l’entreprise sociale Station Energy
développe elle aussi en Afrique : elle a installé des boutiques solaires mobiles
dans des containers pour aller apporter l’énergie dans des zones isolées du
Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et des Comores. Sur le même
principe, elle a créé des chambres froides mobiles et des pompes à eau
alimentées au solaire.

Le biogaz, une petite révolution villageoise au Népal

Pour fournir de l’énergie aux villages ruraux difficiles d’accès, le Népal a
trouvé une solution qui résout en même temps le problème du ramassage des
déchets. Le gouvernement a installé plusieurs centaines de milliers de
digesteurs où les villageois recyclent leurs déchets en gaz, ce qui les
débarrasse au passage des fumées domestiques toxiques et des corvées de
bois « qui prenaient aux femmes trois à quatre heures par jour », explique
Samir Thapa, le coordinateur de ce programme9. La méthanisation des
déchets a rendu autonome en énergie une bonne partie de la population rurale
du pays. Mais elle sauve également 250 000 arbres chaque année, réduit les
émissions de gaz à effet de serre de 7,4 tonnes par foyer et par an10 et allège
la facture pétrolière du pays. Les digesteurs sont complétés d’éoliennes et de
panneaux solaires, qui assurent l’indépendance des villages en électricité.

Même s’il n’est pas d’initiative citoyenne, ce programme laisse la
cogestion des équipements au 1,1 million d’habitants concernés, ce qui a déjà
permis de créer 9 000 emplois ruraux, indique Samir Thapa. Et ce système
décentralisé marche si bien que le Népal en a fait un programme de
coopération Sud-Sud : il envoie des experts installer des digesteurs dans
vingt-sept pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie (Cambodge, Laos,
Vietnam, Indonésie, Bangladesh, Bhoutan, Inde…). Au Vietnam, ils ont
permis de créer 300 000 emplois de maintenance dans les villages11.

L’Inde a elle aussi lancé un programme identique, tout comme l’ONG
Grameen Shakti au Bangladesh, avec également une cogestion des
équipements par les habitants. Par ailleurs, plusieurs milliers d’unités rurales
de méthanisation font leur apparition au Burkina Faso, en Éthiopie, au


Click to View FlipBook Version