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Published by Numérithèque, 2021-05-20 13:18:12

Le musée des sorcières

Catherine Clément

© Éditions Albin Michel, 2020
ISBN : 978-2-226-45628-1

Pour Jeanne Favret-Saada

« Les gens n’ont de charme que
par leur folie. Voilà ce qui est
difficile à comprendre. Le vrai
charme des gens, c’est le côté où ils
perdent un peu les pédales, c’est le
côté où ils ne savent plus très bien
où ils en sont. Ça ne veut pas dire
qu’ils s’écroulent, au contraire, ce
sont des gens qui ne s’écroulent pas.
Mais si tu ne saisis pas le petit grain
de folie chez quelqu’un, tu ne peux
pas l’aimer. On est tous un peu
déments et j’ai peur, ou je suis bien
content, que le point de démence de
quelqu’un ce soit la source même de
son charme. »

Gilles Deleuze, Abécédaire

« Il n’est pas défendu de penser. »

Carmen, acte I,
livret de Henry Meilhac et Ludovic

Halévy,
musique de Georges Bizet

Prologue

Oui, c’est vrai, les génocides du vingtième siècle ont plongé dans l’oubli
ce long crime contre l’humanité que fut la chasse aux sorcières en Europe et
dans ses colonies. Je ne parle pas d’éviction politique, ni de prison, ni de
réclusion dans les in pace étroits où on leur passait la nourriture à travers les
barreaux, je ne parle même pas d’internement. Je parle, oui, souvenons-
nous, de femmes attachées sur une échelle qu’un bourreau bascule dans les
flammes, face contre feu. Je parle de celles qu’on juchait, ligotées, au
sommet de bûchers qui n’en finissaient pas de flamber – trois heures, quatre
heures avant qu’un soldat anglais ne ramasse, dit la légende, le cœur de
Jeanne d’Arc qui refusait de brûler. Voilà pour l’Europe.

Allons ailleurs. Brûler des corps de femmes vivantes, cela reste vrai
jusqu’en Inde, où les deux millions de morts de la partition de l’Empire
britannique en 1947 ont effacé les meurtres de milliers de veuves
convaincues de devenir déesses et que le feu dévorait, elles assises, la tête
de leur époux défunt posée sur leur giron. Ne serais-je pas arrivée en Inde le
jour où cela recommença pour ma plus grande horreur, que je n’aurais sans
doute pas voulu reprendre le chemin de l’histoire des sorcières. Est-ce que
je parle du dix-neuvième siècle ? Non. Une enfant mariée de dix-sept ans,
qui faisait des études supérieures à Jaïpur, s’immola par le feu sur le corps
de son mari mort, en septembre 1987.

Détruire les femmes par le feu : en Inde ou en Europe, sacrifice
volontaire au nom de l’hindouisme ou juridiction chrétienne, les
fondements sont les mêmes. En Inde, parce que le statut de la femme rejoint
celui du paria, métaphysiquement impur. En Europe, parce que le célèbre
Marteau des sorcières, manuel rédigé par deux inquisiteurs et publié en
1486 à Strasbourg, a fixé le dogme chrétien : le regard de la femme est une
véritable substance qui diffuse du poison, « une femme qui pense seule
pense à mal » et autres corneculteries qui, pour trois siècles, ont expédié des
femmes à la mort par le feu.

En 2019, la Cour suprême indienne voulut obliger un temple hindou du
Kerala, dans le sud de l’Inde, à laisser entrer des femmes, jusque-là
interdites par les brahmanes de la région parce qu’elles sont impures : et si
leur flux de sang les prenait en plein temple ? Et si l’impureté majeure
souillait du rouge des règles les statues aux yeux écarquillés ? La police fit
entrer sous protection deux femmes terrorisées. Regardez les images : elles
sont mortes de peur. Pour les soutenir, et pour rappeler que déjà le Mahatma
Gandhi s’était battu pour l’accès libre aux temples hindous, des femmes
tressèrent une chaîne humaine de six cent vingt kilomètres au milieu des
voitures. Quand cela ? En 2019.

En Europe, on ne brûle plus les femmes depuis la fin du dix-septième
siècle – je raconterai comment nous sommes toutes redevables à madame
de Montespan, deuxième favorite du Roi-Soleil. Mais la persécution qui
consiste à s’en prendre physiquement à la peau des femmes était loin d’être
terminée. Quand les bûchers s’arrêtent en France, commence la persécution
des jansénistes par le pouvoir royal – c’est presque simultané. Et alors, oh,
alors on voit les diableries des siècles précédents recommencer à l’identique
sur des corps féminins percés, cognés, assommés, transpercés, crucifiés
avec l’assentiment des victimes.

Cet épisode de notre histoire s’appelle les « convulsionnaires de Saint-
Médard ». Ce fut une révolte religieuse victimaire de toute première
grandeur : victimes, toujours, des femmes et des bourreaux, leurs
« secours » masculins chargés de leur faire mal. Jusqu’à la mort ? Bien

entendu. Cela mérite d’autant plus un récit détaillé que les victimes,
souvent, prophétisaient la fin de la monarchie dans le feu et le sang.

Ensuite, il est convenu d’appeler « hystériques » les femmes dont le
corps se tord ou se paralyse en « crises de nerfs ». L’adjectif « hystérique »
lui-même vient du latin médical hystericus et, en amont, du grec husterikos,
qui signifie « concernant la matrice ». Mais au premier siècle, Arétée de
Cappadoce, grand médecin de l’Antiquité romaine, pensait que la matrice
était « un petit animal dans un animal », capable de se déplacer à l’intérieur
du corps. Les sorcières sont-elles devenues des hystériques ? Très tôt, dès le
dix-septième siècle, des médecins français, Marescot, Yvelin, l’ont dit et
répété pour éviter la mort par le feu d’innocentes : ils parlaient
d’« hystéromania » ou d’« érotomania », et traditionnellement de
« suffocation de la matrice », ladite matrice étant toujours un petit animal
mobile à l’intérieur du corps. Sous la domination magistrale mais fantasque
du professeur Charcot, la psychiatrie française réinvente l’hystérie à la fin
du dix-neuvième siècle, et Sigmund Freud prend le relais au début du
vingtième. Est-ce suffisant ?

Non, ce n’est pas suffisant. Le terme d’« hystérique » convient à la
noblesse et à la bourgeoisie, mais n’inclut pas les classes populaires et,
surtout, fait l’impasse sur la ruralité, qui fut et qui reste la vraie gardienne
des trésors de la sorcellerie.

Où l’esprit bricoleur et non aligné que Lévi-Strauss appelait la « pensée
sauvage » a-t-il poussé les sorcières après leur transformation en
convulsionnaires extatiques ? Dans l’Absolu. Évidemment, la pensée
sauvage en France n’allait pas laisser en jachère la foisonnante imagerie
sorcière. Je ne m’attendais cependant pas à une telle surprise : à la mi-temps
du dix-neuvième siècle, entre révolutions populaires et industrialisation, le
Mal se retourne en Bien, et la sorcière réapparaît dans les campagnes sous
les traits inattendus d’innombrables Vierges Maries… Par quel tour de
passe-passe le corps féminin de la sorcière impure s’est-il inversé en corps
féminin parfaitement pur ?

Il n’y a plus d’inquisiteurs. On ne se rassemble plus sur les places pour
voir des flammes lécher les pieds de la sorcière. On va se rassembler sur la
petite colline de Krizevac, en Bosnie, pour attendre et entendre les
messages d’une Vierge, celle apparue en cet endroit en 1981, exactement un
an après la mort de Tito, comme un signe anticipant les guerres de religion
dans les Balkans.

En revanche, dans la « petite bourgeoisie intellectuelle (1) », la sorcière a
pris du galon. Elle serait dépositaire de pouvoirs secrets, magiques,
extraordinaires, dotée de « puissances invaincues », comme le dit si bien
Mona Chollet (2). Un jour, on inventera un pin’s spécial « sorcière » qui se
portera à la boutonnière comme une Légion d’honneur. J’en rêve. Ce jour-
là, il sera clair que la longue persécution qui aura tué des centaines de
milliers de femmes en Europe est vraiment terminée, et que sorcières nous
voudrons être. Alors, le mot « sorcière » s’inversera : il deviendra
honorifique.

Vraiment ?
Il s’est quand même trouvé un samedi de janvier 2019, au beau milieu
d’un défilé parisien des Gilets jaunes, une main d’imbécile pour graffer en
lettres capitales « SCHIAPPA AU BÛCHER » sur un pan de mur en travaux de la

place de la Bastille. Schiappa est le nom d’une secrétaire d’État des
gouvernements Édouard Philippe I et II : Schiappa Marlène, chargée de
l’égalité entre hommes et femmes et de la lutte contre les discriminations.
Qu’a-t-elle fait pour mériter cet appel au supplice ? Eh bien, entre autres
méfaits, elle est rousse. Le roux a toujours été la couleur des sorcières,
comme le vert, celle de leurs robes.

Donc, une main a écrit cela en lettres capitales en plein vingt et unième
siècle. X ou Y au bûcher. Il en va des insultes aux femmes comme des
insultes antisémites, cela ne passera jamais dans mon si beau pays. Le pin’s
« sorcière » n’est pas pour tout de suite et la lutte continue. Le 8 mars 2019,
place de la République, des femmes ont également tracé sur un calicot blanc
ces mots encourageants : « Place des Sorcières ».

C’est un début. Nous n’en sommes pas encore, comme à Steilneset en
Norvège, à édifier un mémorial – le mémorial de Steilneset – pour quatre-
vingt-onze êtres humains mis à mort au dix-septième siècle, soixante-dix-
sept femmes et onze hommes. Louise Bourgeois et l’architecte Peter
Zumthor ont l’un et l’autre reconstruit leurs mémoires vives avec des
fenêtres, une chaise en feu et des miroirs sorcières. Ce que les Norvégiens
ont fait, les Français pourraient le faire au Pays basque en mémoire des
quatre-vingts personnes brûlées vives pour crime de sorcellerie en 1609.

Haut les cœurs ! J’ai eu l’idée de ce musée imaginaire en espérant que,
comme dans nombre de musées à travers le monde, les chasseurs de
sorcières prendront la place des morts.

Le membre viril en danger

On entrerait dans le Musée des sorcières à travers un cabinet de curiosités
exposant des fœtus de monstres minuscules roulés dans des bocaux de
verre, des portraits d’enfants entièrement velus, une branche de corail
surmontée d’une croix, plusieurs mandragores séchées, une Mort en ivoire
gracieusement déhanchée, un bézoard antidote enchâssé dans une corne de
rhinocéros, une émeraude porte-bonheur, un squelette de bébé dragon,
richesses entassées à partir des Grandes Découvertes, c’est-à-dire avec le
commencement des colonisations européennes et de la gourmande curiosité
des puissants chercheurs d’or. De quoi composer une image de sorcière :
une Mort squelettique en ivoire juchée sur un dragon, une émeraude à la
main, cheveux au vent, roux et bouclés (3).

Sur un pupitre, un gros livre ouvert, dont on pourrait à loisir tourner les
pages : le Malleus Maleficarum, dit en français Le Marteau des sorcières,
manuel d’inquisition rédigé par deux dominicains et publié en 1486 à
Strasbourg.

L’extraordinaire traité de misogynie qui se trouve dans Le Marteau des
sorcières se présente comme un fatras écrit à la va-vite, empilant dans le
désordre des fragments de théologie, des faits divers circulant à une telle
vitesse qu’ils ne sauraient être que la « vraie vérité », des exemples « vus de

mes yeux vus » par un inquisiteur ou bien l’autre. Nommons-les, une fois
pour toutes : Jacques Sprenger, caution de l’ensemble et, en lettres
capitales, l’auteur, HENRY INSTITORIS. Il n’a pas eu beaucoup de temps : la

bulle du pape autorisant la chasse aux sorcières hérétiques date de 1484 et
le malheureux Institoris n’a eu que deux ans pour rédiger ce traité,
cinquante-cinq ans après la mort de Jeanne d’Arc par le feu à Rouen, elle
que seul le roi d’Angleterre qualifia de « sorcière ».

Ce n’était pas le premier traité de chasse aux sorcières, non. Mais ce fut
le plus diffusé. Le Malleus fut réédité plus d’une trentaine de fois, jusqu’en
1669 en France, y compris les versions miniatures pouvant tenir dans une
poche de soutane, avec une ligne directrice qui tient en trois phrases :

1. « Une femme qui pense seule pense à mal. »
2. « La femme est faible parce que son étymologie en témoigne ; femina
en latin vient de fe pour femme, et de mina pour mineure… »
3. « Le pouvoir du démon est grand dans les reins de l’homme. »
Les appuis théologiques, indéfiniment rabâchés, viennent d’abord de
l’Exode : « Tu ne laisseras pas en vie la sorcière en terre d’Israël », ensuite
du Deutéronome : « Tu ne laisseras pas en vie la magicienne », textes
commentés à l’envi par saint Augustin, saint Thomas, et tant d’autres. Ils ne
sont pas autrement étayés, car la finalité historique du Marteau des
sorcières est résumée dans la longue phrase, stupéfiante, par laquelle il
annonce l’effondrement du monde. Pas besoin de preuves.
« Au milieu des calamités d’un siècle qui s’écroule – nous ne le savons
pas tant par les livres que par expérience répétée – le vieil Orient qui, déchu
sous la sentence irrémédiable de sa ruine, depuis l’origine n’a cessé
d’infecter de la peste de nouvelles hérésies l’Église que le nouvel Orient,
l’Homme Christ Jésus, a fécondée par la rosée de son sang, s’y emploie
cependant surtout aujourd’hui où, le monde sur le soir descendant vers son
déclin et la malice des hommes grandissant, il sait dans sa rage, comme en
témoigne Jean en l’Apocalypse, qu’il n’a plus que peu de temps (4). »

Le démon vient de l’est

La Peste noire aurait pris naissance dans un recoin fripé du « vieil
Orient », on ne savait pas comment à l’époque, mais à coup sûr, elle aurait
été ensemencée là-bas, à l’est, du mauvais côté du monde. Sous-entendu :
l’islam, dévalant au galop les steppes et les montagnes pour conquérir
Byzance, désormais Istamboul, et tout le monde se doutait au Moyen Âge
que l’islam n’allait pas s’arrêter là. Avant lui, les païens ont œuvré, selon les
inquisiteurs.

Issues de la lointaine Grèce, les divinités orientales maternelles ont
d’abord « infecté » Rome avant de s’installer dans tout l’Empire romain :
Isis l’Égyptienne, Diane d’Éphèse, et cette Hérodiade diabolique qui obtient
la décapitation de Jean Baptiste grâce à la danse non moins diabolique de sa
fille Salomé, toutes ces vieilleries féminines puent l’accouplement et la
chair, et sont aussi puissantes en « infection » que les rats dans la ville. Mais
pourquoi préférentiellement les filles ?

Embarras des inquisiteurs. Ils reformulent la question : « Pourquoi dans
le sexe si faible des femmes trouve-t-on davantage de sorcières que parmi
les hommes ? »

Réponse, pimentée par un zeste d’autocritique : « Disons, sans mépriser
un sexe en qui Dieu, pour notre confusion, a toujours fait des œuvres de
puissance, que là-dessus des raisons diverses sont alléguées par des gens
divers, toujours cependant concordantes pour le principal. » Voilà tout ?
Oui. La réponse était dans la question. Toutes potentiellement sorcières.
Toutes hérétiques.

C’est en 1326, sous la pression de l’inquisiteur en Allemagne, que le
pape Jean XXII rédige la bulle pontificale qui assimile la sorcellerie à une
hérésie. Du coup, les sorciers et sorcières doivent être poursuivis par
l’Inquisition dominicaine. Et la bulle Summis desiderantes affectibus –
« Avec l’ardeur la plus extrême » –, rédigée par Innocent VIII en 1484,
achève de réduire l’hérésie au genre féminin. L’« hérésie des sorcières »,
qui vient de pousser « dans le champ du Seigneur », est donc une perversion

propre aux femmes, voilà, c’est dit, et nous y reviendrons à chaque page,
disent-ils.

Contre la « peste » féminine, la « rosée sanglante » du Christ n’a que peu
de pouvoir si l’Inquisition dominicaine ne fait pas son travail. Une seule
date est mentionnée dans Le Marteau des sorcières : 1484, effet immédiat
de la « bulle de l’ardeur extrême », car plus de quatre-vingts sorcières furent
brûlées par l’inquisiteur de Côme. Peut mieux faire, pense Henry Institoris.

Nos deux inquisiteurs croient comme plus tard Michelet que les déesses
du paganisme sont très actives à l’intérieur du corps féminin. Diane,
Hérodiade sont citées dans le Marteau. Ce sont ces divinités mères – on le
sait grâce aux historiens modernes, Juan Caro Baroja et Carlo Ginzburg –
que les groupes de paysannes allaient voir pour être protégées des fléaux ou
pour retrouver une fertilité disparue. La « Bona Dea », la Bonne Déesse du
paganisme refoulé, s’est inversée en « Mala Dea », sorcière, incarnation du
mal, coupable de tout et du reste.

Mêmes banales, car elles sont de tous les temps, les dramaturgies
apocalyptiques sont particulièrement insistantes au début de notre vingt et
unième siècle. Les mots clefs ne sont plus « vieil Orient » (encore que…) et
« nouvel Orient », mais « effondrement » et « décroissance ». De nouveaux
inquisiteurs, les auteurs écologiques comme René Dumont, Pierre Rabhi,
Jared Diamond ? Non. Par chance, il n’y a pas de pape pour éditer des
bulles inquisitoriales dans ce monde qui collapse.

Une fois qu’Institoris et Sprenger auront expliqué par quels moyens la
femme « infecte » l’humanité – le regard, la voix, les herbes, la musique –,
la vraie question surgit : comment préserver l’intégrité du phallus ?

La verge immobile

QUESTION IX : « Les sorcières peuvent-elles empêcher l’acte de la
puissance génitale ? », suivie d’une question annexe : « Comment
différencier l’impuissance congénitale de l’impuissance par

ensorcellement ? » Réponse savante, impossible à prêcher en chaire, mais
certifiée par Henri de Suze dit Hostiensis, un prédécesseur d’Henry
Institoris : « Quand la verge ne se dresse pas du tout et n’a jamais pu
“connaître”, c’est un signe de virginité. Quand par contre de temps en temps
elle se met en mouvement et en érection mais ne peut aller jusqu’au bout,
alors c’est signe de maléfice. » Mais on ne sait jamais : en cas de doute, les
inquisiteurs calibrent la durée de l’érection : « [L’impuissance] est
présumée temporaire quand, dans l’espace de trois ans de cohabitation et en
faisant tout l’effort possible, les époux peuvent se guérir soit par les
sacrements de l’Église, soit par d’autres moyens. Si par contre ils ne
réussissent pas, on la présume perpétuelle. »

La question suivante relève d’une angoisse universelle : « Les sorcières
peuvent-elles illusionner jusqu’à faire croire que le membre viril est séparé
du corps ? » Personne n’en doute. C’est même une de ces « expériences »
de notoriété publique, vues et entendues par les inquisiteurs en personne.
Mais, s’il y a question, c’est qu’il y a péché : « Pierre se trouve sans son
membre. Il ne sait pas si c’est par maléfice ou autrement, par la permission
de Dieu, par la puissance du diable, qu’on le lui a enlevé. »

Réponse : ceux à qui arrive pareille infortune sont adultères ou
fornicateurs, sur le point de quitter une maîtresse pour une autre, s’exposant
ainsi à la vengeance de la délaissée. Seule solution : mettre à mort la
vengeresse, car dès l’instant que la sorcière quitte la vie, son charme n’agit
plus. Et comme de toutes les manières et par tous les moyens les « crimes »
des sorcières sont pires que la « faute des parents » Adam et Ève, l’essentiel
est de les faire brûler.

Autre question, abordée au chapitre VII : « Comment les sorcières savent
enlever le membre viril ? » Pas d’hésitation. Les sorcières châtrent.
Exemple vérifié, le nid à phallus : « Un homme rapporte en effet qu’il avait
perdu son membre et, pour le récupérer, il avait appelé une sorcière. Elle
ordonna à l’infirme de grimper sur un arbre et lui accorda, s’il le voulait,
d’en prendre un dans un nid où il y en avait plusieurs. Lui ayant essayé d’en

prendre un grand, la sorcière dit : “Ne prends pas celui-là, il appartient à
l’un des curés.” » Lourde blague villageoise, les inquisiteurs sont morts de
rire.

Interminablement s’enchaînent les listes des capacités sorcières : dépecer
et dévorer des enfants ; noyer des enfants qui marchent au bord de l’eau
sous le regard de leurs parents ; rendre fous les chevaux sous leurs
cavaliers ; se transporter dans les airs ; déclencher un tremblement dans les
mains et les âmes de ceux qui viennent les arrêter ; révéler des « choses
occultes », faire voir des choses absentes ; provoquer l’avortement ; causer
la mort de l’enfant dans le ventre de sa mère ; détruire par la foudre ;
déclencher la peste ; priver un homme de son membre viril. Et le tout
justifié par de « vrais exemples », comme cet exemple de « sexe aplati » :
« Dans la ville de Ratisbonne, un jeune homme avait une liaison avec une
jeune fille. Quand il se mit à vouloir la quitter, il perdit son membre viril
sous l’effet de quelque sortilège au point de ne plus avoir à toucher et de
n’avoir plus qu’un sexe “aplati”. » Dans une taverne, une femme de
rencontre lui conseilla d’user de la violence puisqu’il soupçonnait cette
jeune fille qu’il baisait. « Aussi le jeune homme au crépuscule se posta sur
la route par où la sorcière avait l’habitude de passer ; quand il la vit, il se
mit à la prier de rendre la santé à son corps. Elle se déclara innocente et
affirma ne rien savoir de son affaire. Alors se jetant sur elle, il lui passa un
torchon autour du cou et se mit à serrer en disant : “Si tu ne me rends pas la
santé, tu périras de mes mains.” Elle qui ne pouvait plus crier se mit à
noircir et son visage se tuméfiait. “Libère-moi, dit-elle, et je te guérirai.” Le
jeune homme desserra le nœud et la pression ; la sorcière le toucha de sa
main entre les cuisses, disant : “Tu as ce que tu désires.” » Et le jeune
homme retrouva son phallus.

Bel exemple, en forme de court-métrage titré Vous avez le droit
d’étrangler une femme que vous aurez baisée. Rappel : une femme meurt
tous les trois jours sous les coups de son compagnon, en France, en 2020.

Suivent les précautions à prendre avec les suspectes. Dans tous les cas,
observer pour commencer deux signes corporels : le silence et les larmes.

La sorcière possède le don de « taciturnité ». Elle sait se taire. Debout
devant les inquisiteurs, elle ne dit mot. Sans doute n’aura-t-elle pas compris
ce que l’inquisiteur lui demande, peut-être ne sait-elle parler que son
dialecte natal, c’est sans importance puisque le silence, en soi, est un des
signes majeurs de son état de sorcière.

Si le mutisme est suspect, l’œil sec également. Il faut que la sorcière
sache pleurer. « Pour l’inviter à des larmes vraies si elle est innocente, et
pour écarter des larmes fausses, la méthode suivante ou une autre semblable
pourra être utilisée par le juge ou le prêtre : il posera la main sur la tête de la
personne accusée : “Je t’adjure par les larmes très amères versées par notre
Sauveur et Seigneur Jésus-Christ sur la croix pour le salut du monde, par les
larmes brûlantes versées par la très Glorieuse Vierge Marie sa mère sur les
plaies de son Fils le soir de sa mort, et par toutes les larmes versées en ce
monde par les saints et les élus de Dieu et dont Il a essuyé les yeux : dans la
mesure où tu es innocente, pleure et, si tu es coupable, ne pleure pas.” »

Quelques lignes plus loin : mais que faire si, avec la permission de Dieu,
il arrive que par ruse du diable la sorcière se met à pleurer, puisque
« pleurer, tisser et tromper sont le propre de la femme » ? Réponse
troublée : « On peut répondre ceci : insondables sont les jugements de
Dieu. »

Précaution indispensable : en tous temps, en tous lieux, porter sur soi du
sel exorcisé le jour des Rameaux, et les herbes bénites le même jour. Ah !
Et aussi ne jamais se laisser toucher par la sorcière à la jointure de la main
et du bras. La troisième précaution consiste à raser la totalité des poils sur le
corps de la sorcière. Enfin, proposer la marque au fer rouge : car les
sorcières en général étant protégées de la brûlure par leur patron diabolique,
elles accepteront forcément, preuve de leur sorcellerie.

Exemple. Trois ans auparavant, dans le diocèse de Constance, dénoncée à
plusieurs reprises par la rumeur, une célèbre sorcière fut arrêtée. Menacée
d’être torturée sous la question, elle en appela au fer rouge. Or elle le porta

sans effort sur trois pas, et même au-delà. On tenait la preuve du maléfice !
Mais le juge était un jeunot et il la libéra. Et elle vivait saine et sauve !
s’indignent les inquisiteurs.

Avec la même minutie obsessionnelle sont examinées les variantes
sorcières : les sorcières repentantes, les innocentes, les simplement
suspectes, les « véhémentement suspectes » et, neuvième manière de la
liste, « cas d’une dénoncée qui a avoué son hérésie, relapse, bien que
repentante ». Une seule candidate : Jeanne d’Arc, prudemment reléguée en
note de bas de page. Sentence : abandon au bras séculier et peine de mort
par le feu, sous condition que ce soit sur une place et pas dans un lieu
fermé, comme une église par exemple. C’est « plus décent ». La décence est
un critère important dans la répression de l’hérésie sorcière.

Jeanne d’Arc fut brûlée vive sur une place publique. Les juges de Rouen,
l’évêque Cauchon en tête, la condamnèrent pour avoir porté un vêtement
d’homme, ce qui est interdit par la Bible.

Mais le procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc avait été
lancé par le roi Charles VII en 1450, après qu’il eut repris la ville de Rouen.
Les enquêteurs de ce second procès choisirent d’accuser un mort, Pierre
Cauchon, le vilain, le laid, le méchant du procès de Jeanne. L’annulation de
1431, officiellement décrétée par le pape en personne, eut lieu en 1456, bien
avant que nos inquisiteurs commencent à écrire Le Marteau des sorcières ;
or, par une bizarrerie qui reste inexpliquée et en dépit de ce fait
incontestable, ils choisissent de la déclarer coupable dans leur texte.
Comme si la position du pape leur importait peu.

Petite note de bas de page du vingt et unième siècle : le texte autorisant
les Parisiennes à porter le pantalon date de février 2013 ! Ce détail mérite
un détour. L’interdiction du pantalon, ou plus précisément du
« travestissement des femmes », datait de 1800. Elle avait pour objet
d’empêcher les femmes d’accéder à des métiers dits d’homme. Elle fut en
partie abrogée en 1900 pour les femmes qui tenaient en main le guidon d’un
vélo ou les rênes d’un cheval. Elle ne fut jamais abrogée complètement.

Mais en février 2013, le ministère du Droit des femmes la déclara
« obsolète » en réponse à une question écrite d’un sénateur de droite.

Voilà qui ressemble au méchant fouillis du Marteau des sorcières. Pour
accuser la sorcière, la rumeur est déclarée officiellement suffisante, comme
aujourd’hui la puissance des réseaux sociaux. La rumeur dénonçant toujours
des femmes, et toute femme étant potentiellement sorcière, le problème est
résolu d’avance et le « vieil Orient » systématiquement condamné au
bûcher.

Six cents pages pour ce beau résultat.

Comment torturer les corps des femmes

Ligne directrice, QUESTION XIII : « Remarques à l’adresse du juge avant
les interrogatoires en prison et sous la torture ».

« L’action suivante du juge est claire : la justice commune en effet
demande que la sorcière ne soit pas condamnée à la peine du sang si on ne
l’a pas convaincue de par son propre aveu. On peut la tenir pour
manifestement coupable de perversion hérétique de par les indices du fait et
de par les dépositions de témoins légitimes ; mais il faut encore qu’elle soit
exposée à la question et à la torture pour confesser son crime. »

Suit une de ces « expériences » rapportées par on ne sait qui : un homme
honorable marchande avec une femme et, finalement, s’en va sans avoir
rien acheté. Elle lui crie dans le dos : « Sous peu tu souhaiteras m’avoir dit
oui. » Et le voilà aussitôt frappé d’un maléfice, la bouche déformée, élargie
jusqu’aux oreilles, façon Joker. « Nous posons ce cas au juge ; et la question
est celle-ci : est-ce qu’on peut tenir cette femme comme manifestement
surprise en délit d’hérésie des sorcières ? »

Non, on ne peut pas. Il manque l’une des trois évidences. La première est
l’évidence du fait, la deuxième est la « production légitime de témoins » et
la troisième, celle qu’on extorquera par la torture, est la confession de la
sorcière. Mais il ne faut pas « être pressé de mettre la sorcière à la

question », car les sorcières, c’est bien connu, sont insensibles à la
souffrance physique. « Concluons, disent les inquisiteurs. Il est aussi et
même plus difficile de forcer une sorcière à dire la vérité que d’exorciser
une personne possédée par le démon. »

Le juge a le droit de promettre la vie sauve à la sorcière qui avouera son
crime de sorcellerie, sous conditions. Oui, si la sorcière est condamnée au
pain sec et à l’eau avec la prison perpétuelle, « pourvu qu’elle veuille livrer
d’autres sorcières par des preuves certaines et manifestes ». Oui, à condition
de trahir la promesse donnée à la sorcière au bout d’un certain temps
d’emprisonnement, parce que, après, « il faut les brûler ». Oui encore, si le
juge se dégage du soin d’exécuter la sentence et la fait exécuter par
quelqu’un d’autre. Cela dit, et ces affreuses conditions étant énumérées, il
faut comprendre, selon les inquisiteurs, ce que la pratique et l’expérience de
la question et de la torture enseignent si l’accusée se refuse à confesser la
vérité « ni grâce aux menaces ni grâce aux promesses » ; alors il faudra la
« questionner » de façon « décente » (sic), et si, après une torture décente,
elle n’avoue pas, alors il faudra lui appliquer d’autres modes de torture.

La première fois que j’entendis parler de la torture, ce fut pendant la
guerre d’Algérie, et particulièrement en 1957 après la disparition de
Maurice Audin à Alger : il était communiste et militait pour l’indépendance
de l’Algérie. Comme on le sait, sa mort ne fut reconnue qu’une soixantaine
d’années plus tard, en premier par le président Hollande, déclarant que
Maurice Audin était mort en détention, puis par le président Macron, qui
reconnut la responsabilité de l’État dans la mort du mathématicien français.
Les premières images que j’ai pu me faire de la torture comportaient avant
tout la « gégène », torture par l’électricité, notamment sur les parties
génitales, le reste étant un mélange commun à toutes les tortures, simulacre
d’exécution, privation d’eau, de nourriture, de clarté, de sommeil. On a fait
beaucoup mieux depuis avec les « tortures blanches », qui ne laissent
apparaître aucune trace identifiable.

Dans tous les cas, la torture abandonne la victime aux mains de son
tortionnaire. J’emprunte à Nathalie Zajde, dans son article sur le

traumatisme, les repères que voici : « Ce qui perdure de l’expérience de la
torture et ce dont les victimes souffrent systématiquement, c’est les aveux
qu’on a pu leur soutirer, les douleurs qu’on leur a infligées, la mort des
proches et des camarades dont on les a rendues témoins, et surtout le fait
insoutenable d’avoir été métamorphosées » (Psychothérapies, sous la
direction de Tobie Nathan, Odile Jacob, 1998.)

Les tortionnaires sont « affiliés », dit Nathalie Zajde : les SS, les
militaires français en Algérie, l’armée du Chili, les Khmers rouges et les
inquisiteurs dominicains dans les chasses aux sorcières luttent et torturent
pour leur cause. Les torturés, eux, sont « désaffiliés » de leur groupe
d’origine par une pratique systématique du traumatisme psychique :
« frayeur, douleur, non-sens » (Simone Veil racontait souvent que, dans le
camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, lui faire creuser un trou pour
le reboucher en creusant un autre trou était un exemple de non-sens).
Nathalie Zajde précise également que dans le Règlement du Saint-Office de
l’Inquisition au royaume du Portugal, en date de 1640, la taille de la salle
de torture, la disposition des meubles, l’orientation des fenêtres, le nombre
de portes sont décrits très précisément, de sorte que tout se présente comme
un « acte authentiquement technique ».

Le Marteau des sorcières comporte des précisions de ce genre,
notamment sur les innombrables formules de jugement pour le cas d’une
personne simplement suspecte, hautement suspecte, de mauvaise réputation,
etc. La « question », c’est-à-dire la torture dans tout son apparat
symbolique, est, comme pour tous les tortionnaires du monde, la défense de
la cause – la foi catholique – et son indispensable équivalent, la protection
du membre viril.

Les bûchers du Grand Siècle

L’écrivain ensorcelé, Pierre de Lancre au Labourd

Repartons du dix-septième siècle, le plus meurtrier pour les sorcières. Et
voyons comment un conseiller parlementaire de Bordeaux, parent de
Michel de Montaigne, a pu allumer une centaine de bûchers au Pays basque,
dans la région appelée Labourd, aujourd’hui Pyrénées-Atlantiques.

C’est une affaire de femmes de marins et de sperme de baleine.
Très tôt, avant l’an mille, des pêcheurs basques partirent chasser la
baleine boréale dans le golfe du Saint-Laurent, pour six longs mois. Leurs
épouses restaient au pays, vaillantes, solidaires et hardies. On glosait
beaucoup sur les femmes de pêcheurs. On disait que, lorsqu’ils revenaient,
les enfants dont les épouses étaient grosses étaient forcément ceux d’un
autre, et qu’ils grandissaient à l’abandon. Le Pays basque étant un nid de
corsaires situé à la frontière de l’Espagne, la contrebande y était florissante.
C’était un pays douteux : comment dire ? Un pays sale.
Les pêcheurs basques des ports du Labourd – Ciboure, Hendaye,
Bayonne et Saint-Jean-de-Luz – n’avaient pas encore établi leur suprématie
sur la zone baleinière du Saint-Laurent quand éclata en 1609, et pendant
leur absence, le plus rapide, le plus violent et le plus « intellectuel » des
procès de sorcellerie.

« Ne sautez point, jeunes fillettes ! »

Né à Bordeaux, élevé à Bordeaux, Pierre de Rosteguy de Lancre,
conseiller au parlement de Bordeaux, écrivain de renom, est obsédé par ce
qu’on appellerait aujourd’hui le paranormal. Est-ce parce qu’il a fait une
partie de ses études en Bohême ? Et qu’il a vécu à Turin ? Pierre de Lancre
connaît le monde. Dans La Sorcière, Jules Michelet le traite ironiquement
de « juge mondain » et d’« esprit distingué ». Le fait est que le conseiller de
Lancre est intarissable sur les origines de la danse et sur les danses
indécentes de son temps. Il est plein de son savoir et n’éprouve aucun
doute.

En 1603, il suit avec passion le sort d’un loup-garou emprisonné, fasciné
par le changement d’une chair d’homme en peau poilue. Obnubilé par
l’inconstance, sur laquelle il publie en 1607 un premier Tableau, Pierre de
Lancre se retrouve en 1609 investi d’une mission judiciaire par le roi
Henri IV, qui le charge de purger le Labourd.

Voilà donc un écrivain léger à qui un roi converti au catholicisme
demande d’épurer une région « infestée de sorcières » – l’expression est
signée par le roi Henri IV. Car depuis la publication du Marteau des
sorcières, il est entendu que les sorciers mâles sont infiniment moins
nombreux que les sorcières. Le roi Henri IV lui adjoint quelques jours plus
tard un autre conseiller, que Pierre de Lancre décharge des enquêtes de
sorcellerie. Qu’il aille donc s’occuper des guerres entre pêcheurs !

La mission de Pierre de Lancre commence le 2 juillet 1609.
Les marins-pêcheurs sont déjà partis chasser la baleine à fanons dans le
golfe du Saint-Laurent. Le conseiller de Lancre observe avec effroi la
hardiesse des femmes de pêcheurs, et pose des questions. Pourquoi restent-
elles seules au pays et pourquoi sortent-elles ? C’est un péché !
Conséquence : au Labourd, on ne voit que des jupons.
Pire ! On ne voit que jupons retroussés montrant haut le cul nu. L’auteur
du Tableau de l’inconstance n’a pas d’autre choix que de contempler,

horrifié, l’inconstance féminine sur chaque plage, à chaque carrefour, dans
les rues, surtout la nuit. Diablesses.

Publié en 1612, bien après la fin de sa mission, le rapport de Pierre de
Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, traque,
littéralement, tout ce qui bouge. Or les femmes de pêcheurs de baleines sont
infiniment mobiles, elles marchent, dansent, nagent, elles bougent tout le
temps.

Le malheur, c’est qu’elles sont belles à damner un conseiller au
parlement de Bordeaux. Cette nation du Labourd « a une merveilleuse
inclination au sortilège ; les personnes sont légères et mouvantes de corps et
d’esprit, ayant toujours un pied en l’air… ». Pas le genre à rester au coin du
feu. Non, elles se promènent sur les plages. Et elles sont « en cheveux (5) ».

Il y a toujours eu des frayeurs mâles devant les cheveux dénoués. C’est
un symptôme patriarcal qui se pratique beaucoup de nos jours : aux
hommes, la barbe ; aux femmes, la tête voilée, rasée si possible. Michelet, si
favorable aux sorcières, croit intelligent de les attifer de lourdes boucles
noires « serpentinement » tordues, histoire de les voiler un tantinet..

Les filles de Bayonne dénouent leurs cheveux longs qui s’envolent,
« accompagnant les yeux » – on comprend que le conseiller a reçu des
œillades. Et il se laisse aller à leur séduction : « Elles sont dans cette belle
chevelure tellement à leur avantage et si fortement armées que le soleil
jetant des rayons sur cette touffe de cheveux comme dans une nuée, l’éclat
en est aussi violent et forme de si brillants éclairs… »

Voilà pour les jeunes filles, dépositaires d’éclairs électriques sur ciel
d’orage. Et les femmes ? Elles portent un chapeau indécent, paraît-il.
Couvrent-elles leurs cheveux ? Oui. Mais pas comme il faudrait. Freud
aurait adoré.

Un chapeau indécent ? C’est une coiffe de toile blanche empesée, une
sorte de hennin en forme de point d’interrogation, haute d’un bon mètre
cinquante. Serait-ce un crochet à nuages ? Une griffe d’oiseau de proie, ou
bien… Que voit Pierre de Lancre ? Il n’ose pas le dire. Il y voit un phallus
et pour se faire comprendre, il évoque Priape, le petit dieu latin toujours en

érection. S’il en est ainsi, à bien regarder les coiffes des Labourdines, ce
phallus n’est plus en érection, mais en détumescence.

Elles font pire encore que le cheveu dénoué, les Labourdines : elles vont
au sabbat. Ah, ce sabbat… Il enflamme Pierre de Lancre, étourdi de beauté.
Bien sûr, il n’a pas été au sabbat ! Qu’allez-vous imaginer… Non, il a fait
venir des fillettes pour qu’elles lui montrent comment on y danse. Et les
petites ont dansé la sarabande.

La sarabande est un autre péché. Voici ce qu’écrit Pierre de Lancre :
« C’est la danse la plus lubrique et la plus effrontée qui se puisse voir,
laquelle des courtisanes espagnoles s’étant depuis rendues comédiennes, ont
tellement mise en vogue sur nos théâtres, que maintenant nos plus petites
filles font profession de la danser parfaitement. D’ailleurs c’est la danse la
plus violente, la plus animée, la plus passionnée, et dont les gestes, quoique
muets, semblent plus demander avec silence, ce que l’homme lubrique
désire de la femme, que tout autre. Car l’homme et la femme passant et
repassant plusieurs fois à certains pas mesurés l’un près de l’autre, on dirait
que chaque membre et petite partie du corps cherche et prend sa mesure
pour se joindre et s’associer l’un l’autre en temps et lieu. Or toutes ces
danses se font encore avec beaucoup plus de liberté et plus effrontément au
Sabbat : car les plus sages et modérées croient ne faillir, de commettre
inceste toutes les nuits avec leurs pères, frères et autres plus proches, voire
en présence de leurs maris. Et tiennent même à titre de Royauté comme
Reines du Sabbat, d’être connues publiquement devant tout le monde, de ce
malheureux Démon : quoique son accouplement soit accompagné d’un
merveilleux et horrible tourment, comme nous dirons en son lieu. »

On dirait un tango argentin, « merveilleux et horrible tourment », chaque
partie du corps s’emboîtant dans l’autre corps, ledit tango ayant été pour
cette raison condamné par le vicaire du pape en 1912. Au sabbat du Pays
basque, la sarabande rapproche les corps au son des castagnettes sur des
paroles jugées « lascives » par les juges de l’Inquisition : à preuve, le roi
d’Espagne, Philippe II, l’a interdite vingt ans plus tôt dans son royaume. Le

conseiller de Lancre est donc fondé à traiter la sarabande comme un signe
de sorcellerie. Mais pourquoi l’inceste ?

Accuser une femme soupçonnée de sorcellerie de pratiquer l’inceste est
une vieillerie de l’Église catholique. D’abord parce que la notion de
parentèle s’étend bien au-delà du simple cousinage, voire encore au-delà de
l’inceste avéré que commettraient le parrain et la marraine d’un nouveau-né
s’ils s’accouplaient. Mais ce thème de l’inceste tient surtout à l’obscurité de
la nuit du sabbat : la partouze générale qui achève la cérémonie ne permet
pas de distinguer clairement son partenaire dans le noir, répètent les
démonologues.

Résumons. Pierre de Lancre admet les danses viriles originaires qui
préludent à l’exercice de la compétition – une sorte de Haka des All Blacks.
Des danses pour hommes. Graves et cadencées, sans contact. Point
d’acrobaties, pas de petits sauts autour d’une corde. Pas de figures où
l’homme et la femme se heurtent « cul contre cul ». Et aucun de ces sauts
diaboliques comme celui de Domingina Malatena, sorcière, qui sautait du
haut des montagnes jusqu’à la plage d’Hendaye.

Elles n’ont aucun sens des responsabilités, les Labourdines, car si elles
étaient au parfum, elles sauraient que ces danses font avorter les femmes.
D’ailleurs, poursuit de Lancre, toujours à propos de la sarabande : « On
commence à la laisser en France, ayant fort à propos reconnu que c’est aux
furieux et forcenés seuls à user de telles danses et sauts violents. Que si elle
eût continué guère davantage, il eût fallu faire comme on fait en Allemagne
et traiter les Français en malades, contraignant les grands sauteurs et
danseurs de danses violentes, à danser posément et en cadence grave et
pesante. […] Je dirai donc volontiers et donnerai pour avis aux sorciers ou
sorcières, et surtout aux jeunes fillettes qui se laissent débaucher et
ensorceler à ce vieux Bouc de Satan, ne sautez point, jeunes fillettes, et ne
vous agitez, afin que ce malheureux Bouc ne coure après vous. »

Ah oui, Satan, le Bouc. Cette fois, de Lancre délire. Pour faire bonne
mesure, il n’évite aucun des poncifs du sabbat tant décrit qui circulent en
Europe depuis la publication du Marteau des sorcières. La sorcière baise le

trou du cul du Bouc : c’est un cliché. Pour lui donner plus d’attraits, de
Lancre ajoute qu’au moment du baiser, s’il s’agit de bouches de fillettes, le
Grand Bouc y laisse tomber des excréments. Il en est obsédé.

La merde qui sort de l’anus circule absolument partout dans les
descriptions du sabbat selon Pierre de Lancre. Elle est responsable de la
puanteur du sabbat, des « choses sales » qu’il évoque sans les nommer et de
la sodomie que le Bouc pratique avec ferveur. L’excrémentiel est le non-dit
des fantasmes du conseiller de Bordeaux. Il faut bien justifier les bûchers à
venir. Sinon, pourquoi mettre au feu tant de belles filles en cheveux ?

Quelquefois, il arrive à Pierre de Lancre de trouver une tournure
langagière sympathique à propos de ses victimes – il plaint les sorcières et
en profite pour débobiner toutes sortes d’obscénités. C’est son devoir de
magistrat. Comment peuvent-elles y trouver du plaisir ? Il leur a demandé,
elles ont répondu en toute innocence qu’elles ne voyaient nullement où était
le mal. Inconscientes, ces sorcières. Moins coupables ? Au contraire.
« Tellement que je m’émerveille, qu’il se trouve femme quelconque si
vilaine, qui veuille baiser cet animal [le Bouc] en nulle partie du corps : à
plus forte raison qui n’ait horreur de l’adorer et le baiser ès plus sales, et
parfois ès plus vergogneuses parties d’icelui. Mais c’est merveille, que
pensant faire quelque grande horreur à des filles et des femmes belles et
jeunes, qui semblaient en apparence être très délicates et douillettes, je leur
ai bien souvent demandé, quel plaisir elles pouvaient prendre au sabbat, vu
qu’elles y étaient transportées en l’air avec violence et péril, elles y étaient
forcées de renoncer et renier leur Sauveur, la sainte Vierge, leurs pères et
mères, les douceurs du ciel et de la terre, pour adorer un diable en forme de
bouc hideux, et le baiser encore et caresser ès plus sales parties, souffrir son
accouplement avec douleur pareil à celui d’une femme qui est en mal
d’enfant : garder, baiser et allaiter, écorcher et manger, les crapauds : danser
en derrière, si salement que les yeux en devraient tomber de honte aux plus
effrontées : manger aux festins de la chair de pendus, charognes, cœurs
d’enfants non baptisés : voir profaner les plus précieux Sacrements de
l’Église, et autres exécrations, si abominables : que les ouïr seulement

raconter, fait dresser les cheveux, hérisser et frissonner toutes les parties du
corps : et néanmoins elles disaient franchement, qu’elles y allaient et
voyaient toutes ces exécrations avec une volupté admirable, et un désir
enragé d’y aller et d’y être, trouvant les jours trop reculés de la nuit pour
faire le voyage si désiré, et le point ou les heures pour y aller trop lentes, et
y étant, trop courtes pour un si agréable séjour et délicieux amusement. Que
toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que
choses si soudaines, et qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur, ni
déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien
qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur
curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et
vindicatifs, qui sont délices des Dieux et non des hommes mortels. Et parce
que de tous ces exercices qu’elles font au sabbat, il n’y en a pas un qui soit
si approchant des exercices règles et communs parmi les hommes, et moins
en reproche que celui de la Danse, elles s’excusent aucunement sur celui-là,
et disent qu’elles ne sont allées au sabbat que pour danser, comme ils font
perpétuellement en ce pays de Labourd, allant en ces lieux, comme en une
fête de paroisse. »

La vérité s’exprime toute nue dans cet extrait du rapport de De Lancre :
les Labourdines trouvent au sabbat l’« accomplissement entier et libre de
leurs désirs ». C’est un péché inacceptable. Les Dieux seuls ont accès à la
pleine liberté. Quels dieux ? Les gréco-romains. De sorte que de Lancre
avance en canard, faisant appel tantôt aux dieux païens, tantôt au seul Dieu
qui commande cette mission, le Dieu souverain du christianisme. Cela ne le
dérange pas le moins du monde. Il est en mission, il est propre. Sale est le
trou du cul du diable, sales les danses où l’on se touche. Et le mot de
« saleté » draine avec lui les bohémiens, qui naissent n’importe où et ne se
fixent pas, ces êtres d’une humanité irréfléchie qui hantent les frontières du
Pays basque.

Les vagues de la mer et les pommes des pommiers

Ce n’est pas le fond du pot. Le Labourd est maudit d’avance par un Mal
absolu : la mer. Oui, la mer, l’océan, les vagues, les bateaux ! Vous ne me
croyez pas ?

« Or en ce pays de Labourd ils se jettent à cet inconstant exercice de la
mer, et méprisent ce constant labeur et culture de la terre. Et bien que nature
ait donné à tout le monde la terre pour nourrice, ils aiment mieux (légers et
volages comme ils sont), celle de la mer orageuse que celle et douce Déesse
Cérès. » Où placer Cérès, divinité romaine du blé et des moissons ? À côté
du Dieu unique, comme son épouse ? On ne sait pas.

Il faudra donc admettre ceci : le Bien est terrestre, le Mal est l’océan.
Aujourd’hui encore, dans la moderne Union indienne, il arrive que les
brahmanes de la caste la plus pure et la plus élevée refusent d’aller en mer.
L’inconstance des vagues est telle qu’elle pourrait faire tanguer la marmite
dans laquelle ils sont obligés, de par la loi de Manu, de cuisiner eux-mêmes
leur tambouille pour lui éviter tout contact avec la moindre impureté. Alors
vous pensez, cuisiner proprement sur un bateau ? Impossible.
Rigoureusement interdit d’aller sur les « eaux noires ». Ce fut l’une des
raisons de la sanglante révolte des Cipayes dont beaucoup étaient des
brahmanes et qui, en 1856, déclarèrent la guerre à leurs colons anglais qui
voulaient les transporter par bateau de Calcutta à Madras, ou en Birmanie.
Et lorsqu’on choisit de faire son métier avec l’océan, alors le compte est
bon. Légers, volages, tels sont les habitants du Labourd, inconstants comme
les vagues. Surtout les vagues de l’Atlantique où naviguent des baleines !
Partir en bateau sur ces vagues si monstrueusement hautes au Pays basque,
c’est un péché mortel, car le Mal océanique s’incarne dans une substance :
« Mer de laquelle de son écume engendra Vénus, Vénus qui renaît si
souvent parmi ces gens maritimes, par la seule vue du sperme de la Baleine
qu’ils prennent chaque année, d’où l’on dit aussi que Vénus a pris la
naissance. »
Reprenons. Aller en mer y pêcher la baleine est un acte à finalité érotique
qui, par mammifère marin interposé, fait naître la déesse de l’amour, Vénus,

fille du sperme et des couilles tranchées de son père. Le conseiller de
Lancre est doué de logique : là où il y a du sperme, il y a l’amour.

Je ne doute pas que Pierre de Lancre ait entendu parler du phallus de la
baleine (deux mètres) et de sa formidable éjaculation (vingt litres). Le
conseiller vivait en un temps où le blanc de baleine issu de la tête du
mammifère était, par erreur, réputé pour être sa semence. De là à fantasmer
comme un bonhomme en rut, il n’y eut qu’un pas.

On croit rêver : au pays du Labourd, la matrice de Vénus serait donc le
sperme de baleine, avec, pour résultat, des rendez-vous galants dans les
« grottes d’amour » sur les rochers, et surtout de grandes filles et de jeunes
pêcheurs tout nus « se pêle-mêlant dans les ondes ». On pardonnera
beaucoup à Pierre de Lancre pour ce voluptueux « pêle-mêlant » d’une
jeunesse toute nue. Au vrai, le Labourd nous fait envie.

Une dernière fantaisie de cet hurluberlu : le Labourd est un pays de
pommes. Eh bien quoi ? Justement « elles », les sorcières basques, ne
mangent que des pommes, toujours des pommes, semblables à la pomme
qu’Ève tendit à Adam. « Ce sont des Èves ! » écrit monsieur le conseiller.
Avec un léger goût de nostalgie : des Èves « nues par la tête, vivant dans les
montagnes en toute liberté et naïveté comme faisait Ève dans le Paradis
terrestre ».

Il faut donc les brûler, et c’est ce que fit Pierre de Lancre au cours de sa
mission. En à peine quatre mois de l’an 1609, il convoqua cinq cents
témoins, mit au bûcher entre soixante et quatre-vingts sorcières, tambour
battant, sans s’arrêter, le plus vite possible pour ne pas réfléchir. Je
l’imagine reluquant les filles aux cheveux dénoués et les jeunes gens tout
nus au bord des vagues, ce juge parlementaire, parcouru de frissons,
bandant comme un âne.

Pourquoi Henri IV décida-t-il de cette mission en 1609 ?

Reste à comprendre pourquoi le roi Henri IV décida de la mission de
Pierre de Lancre. En relisant la page de titre de son rapport au roi, je
découvre qu’il s’accompagne d’un Discours contenant la procédure faite
par les Inquisiteurs d’Espagne et de Navarre à 54 Magiciens, Apostats,
Juifs et Sorciers.

Magiciens, apostats, sorciers, et voici les Juifs ! Ils manquaient à l’appel.
Quelle que soit la nature de la publication, citer les Juifs en France parmi
les dangers publics est une clause de style. De même que le premier article
du Code noir, rédigé en 1685 par Colbert et promulgué par Louis XIV pour
réglementer l’usage des esclaves africains aux Caraïbes, consiste à expulser
tous les Juifs du royaume, de même, en Espagne, s’il y a des sorciers, il y
aura des marranes, ces Juifs publiquement convertis à la foi catholique,
mais qui, le samedi, jour de sabbat, judaïsent en n’allumant pas de feu dans
leurs cheminées.

Plusieurs fois converti, né protestant, marié à une catholique, redevenu
protestant puis consacré Majesté Très Catholique en acceptant la messe,
Henri IV eut fort à faire pour acquérir une prestance royale. Il ne s’épargna
aucune procession, aucun lavement de pieds des pauvres, d’autant qu’il
n’avait pas été sacré à Reims, mais à Chartres avec une huile un peu
douteuse et qui n’était pas celle de la Sainte Ampoule (6).

Avant l’ultime conversion du Béarnais, un chanoine fanatique avait écrit
un Traité de l’Onction contre Henri III l’impie, qui s’était compromis avec
les protestants, et le futur Henri IV, né protestant. Seule l’onction rendait
possible le « miracle royal » : la guérison des écrouelles. De Lancre la
mentionne pour bien distinguer la sainte guérison catholique de la sale
guérison des sorcières. Parce qu’elles sont guérisseuses, les sorcières, avec
leurs herbes et leurs potions, mais qu’il s’agit de ne surtout pas confondre.
Henri IV « toucha » donc sans relâche, jusqu’à mille sept cents malades en
une séance. Il y passa des heures.

Il en va des écrouelles comme de la peste et de la lèpre : de nos jours,
traitées aux antibiotiques, ces maladies mortelles se guérissent. Mais en
1609, les « scrofuleux » atteints des écrouelles portaient au cou de gros

trous laissés par la suppuration des ganglions tuberculeux. En bon
Bordelais, de Lancre compare le cou de ces malheureux à la tête de la
lamproie, poisson de la Garonne semblable à l’anguille, dépourvu de
mâchoires et se terminant par une horrible bouche semée d’écailles jaunes.

En 1609, André du Laurens, médecin du roi Henri IV, publia au contraire
un traité, Le Pouvoir merveilleux de guérir les écrouelles, divinement
concédé aux seuls Rois Très Chrétiens, pour démontrer, une fois pour
toutes, que la guérison des écrouelles était « une grâce, gratuitement donnée
par Dieu ». Sans même attendre un effet thérapeutique, le roi qui touche est
donc de droit divin.

L’édit de pacification, plus connu sous le nom d’édit de Nantes, fut
promulgué en avril 1598 par le nouveau roi converti. Il accordait,
moyennant impôts, des lieux sûrs et places fortes aux protestants, ainsi que
le droit de pratiquer leur religion. Les sanglantes guerres de Religion
venaient de s’achever. On comprend qu’Henri IV ait eu à cœur de
représenter en public la royauté absolue en « touchant » plus de mille
scrofuleux en un jour.

Mais les protestants auraient voulu davantage de places fortes et les
catholiques écumaient. La paix religieuse en France était fragile. Les
parlements, à commencer par le Parlement de Paris, refusèrent d’enregistrer
l’édit de pacification. En janvier 1599, Henri IV convoqua au Louvre une
délégation de parlementaires de Paris et leur dit : « Vous me voyez en mon
cabinet où je viens parler à vous, non point en habit royal comme mes
prédécesseurs, ni avec l’épée et la cape, ni comme un prince qui vient parler
aux ambassadeurs étrangers, mais vêtu comme un père de famille, en
pourpoint, pour parler franchement à ses enfants. »

Peine perdue. Le dernier parlement à enregistrer l’édit de pacification fut
le parlement de Rouen, en 1609. Cette fois, les guerres étaient vraiment
finies. Non ?

Pas du tout. En 1609, mère Angélique Arnauld, une toute jeune abbesse,
refusa l’entrée de son couvent à ses propres parents. Personne n’osait

respecter la règle monacale à ce point ! On n’avait jamais vu ça au
monastère de Port-Royal, déjà gros de diableries futures qui se
contorsionnèrent au siècle suivant, nous verrons cela. Le diable se cache
souvent dans la vertu.

Puis le roi Henri IV prépara une guerre contre l’Espagne, royaume très
catholique. Sa Majesté fut accusée de trahison. En mai 1610, François
Ravaillac, un colosse catholique, l’assassina dans son carrosse en le traitant
de tyran.

Le procès des cinq mille au Pays basque espagnol

Publié en 1612, Discours que Pierre de Lancre ajoute, en appendice à son
rapport, raconte un gigantesque procès de sorcellerie comprenant cinq mille
suspects, et qui s’est déroulé dans la ville de Logroño, en Navarre, hors du
Pays basque français. Mais pourquoi le digne conseiller a-t-il brusquement
achevé sa mission en pays du Labourd ? En septembre 1609, il a foncé au
procès de Logroño.

C’est qu’en septembre et octobre, comme chaque année, les pêcheurs de
baleines rentrent au port. Ils ont appris la vérité. Et ils ont chassé Pierre de
Lancre sans ménagements. C’est donc un conseiller tout fripé qui, la queue
basse, va chercher en Navarre de quoi remplir son rapport officiel au roi de
France.

Commencé en novembre de l’année 1609, le procès de Logroño fait suite
aux procès du Labourd. D’ailleurs la première suspecte venait de revenir en
Navarre après plusieurs années passées au Pays basque, où elle avait, disait-
elle, assisté à de nombreux sabbats – de Lancre s’enorgueillit d’avoir fait
fuir en Espagne des milliers de sorcières qui auraient trouvé refuge en
Navarre. Il faut bien se consoler d’avoir été chassé par de simples pêcheurs
qui sentent le sperme de baleine, l’eau salée, le jus de pomme et tous les
vices de la création.

Sans surprise, la sorcellerie commence par une dénonciation : une
certaine Marie de Chimuldegui, qui vient de revenir au pays, accuse une
jeunette qui en entraîne une autre, jusqu’à mettre en cause des prêtres et, là,
on ne joue plus. Un abbé indigné porte l’ensemble des dénonciations à la
cour de Logroño, en Navarre. Mais la terrible cruauté de l’Inquisition au
quinzième siècle, sous son fondateur le Grand Inquisiteur Thomas de
Torquemada, n’a pas vraiment changé de cible. Ce sont les Juifs, les
marranes, Juifs cachés, puis les morisques, anciens Maures, enfin les
protestants à partir de 1530, et la chasse aux sorcières n’apparaît pas.

En 1610, un an plus tard, une première partie de la procédure
inquisitoriale s’achève par une cérémonie de pénitence comprenant trente et
un condamnés, mais seuls six d’entre eux seront brûlés vifs, cinq autres
étant morts en prison. Soit moins de la moitié des mis en cause. Où sont les
autres accusés ?

La cérémonie fut extraordinaire. De Lancre décrit par le menu les trois
jours de processions à pied et à cheval, les flambeaux dans la nuit, les titres
et les vêtements des juges, les san-benito, mitres de pénitence en papier
portées par les condamnés, les restes des morts en prison soigneusement
exhibés dans des caisses ouvertes et l’immensité de la foule réunie devant
deux échafauds. On parle de trente mille spectateurs.

Sermon, puis lecture des châtiments. Bannissements, amendes, prison à
vie, galères sans solde pour des blasphémateurs, des apostats et, surtout, des
marranes. Dix-huit autres « se réconcilièrent » dans les prières et les larmes.
De Lancre n’a pas un commentaire sur l’idée de réconciliation. Pas un seul.
Le Marteau des sorcières ignora superbement ce mot.

En revanche, notant avec précision le moindre témoignage des sorcières
accusées, de Lancre est intarissable sur le diable, qui n’est pas tout à fait le
même qu’au Labourd. Le Satan de Logroño porte une couronne de cornes
noires, dont une sur le front qui éclaire le sabbat – riche idée d’éclairagiste.
Il a des pattes d’oie et des ongles de faucon, il a la voix d’un mulet « qui se
met à braire » et pourtant ! Les accusés le décrivent comme « superbe, avec
une contenance d’une personne mélancolique, et un semblant d’homme qui

est toujours ennuyé ». « Mélancolique » : le mot, si bien trouvé, fera du
chemin à travers les siècles et connut un immense succès au début du vingt
et unième siècle, car la mélancolie était, disait-on, mainstream, dans le
courant majoritaire.

Parmi les nouveautés repérées par Pierre de Lancre dans les témoignages
des accusés de Logroño, voici les crapauds. Toujours habillés de vert ou de
gris, chapeautés, ils sont gardiens d’enfants.

L’éclairage n’est pas assuré seulement par la corne lampe sur le front du
diable. Le diable se sert aussi de torches vives, autant de bras d’enfants
morts sans baptême. Et de Lancre termine sa description du sabbat espagnol
avec une charmante historiette comme on en trouve toujours chez les
délateurs de sorcières : « […] un jour vint à Sabbat une si excellente
baladine, laquelle, au son de las castagnetas faisait de si hautes cabrioles
que les sorcières étaient en admiration, il y en eut une qui dit, par
étonnement, “Jésus, comme elle saute !”. Ce qu’elle n’eut à peine proféré
que tout s’en alla en fumée. »

Et la ballerine aux dons de chamane circassienne disparut. Il ne fallait pas
prononcer le nom de Jésus.

Mais contrairement aux procès de sorcellerie du Labourd, à Logroño, la
procédure est suspendue, le reste des cinq mille mis en cause étant trop
énorme à juger. L’un des trois juges de Logroño, Alonso Salazar y Frias,
commence une enquête et va s’installer assez longtemps à Zugarramurdi, le
village d’où tout est parti, à cause d’une grotte suspecte et d’une source
appelée rivière d’Enfer, toujours visible aujourd’hui.

Notre enquêteur a en poche un décret de grâce qui l’autorise à acquitter
les dénonciateurs qui confesseront avoir menti. Grâce lui soit rendue ! Six
d’entre eux seulement maintiennent leurs accusations et avouent leur
participation au sabbat sans se renier.

En 1612, le juge Alonso Salazar y Frias conclut qu’il n’y a pas lieu de
croire une sorcière qui revendique sa sorcellerie. Le procès de Logroño est
toujours suspendu. Les deux autres juges désapprouvent Frias. Mais

l’Inquisition espagnole n’a que faire des sorcières, car en 1614 l’inquisiteur
général de Madrid ordonne l’arrêt définitif des procès de Logroño.

Mort en 1631, Pierre de Lancre n’a pas pu ignorer la clémence de
l’inquisiteur général de Madrid. Il ne corrigea rien. Il ne le pouvait pas, car
il était devenu un théoricien majeur de la sorcellerie. L’accusateur excité par
la beauté des filles et leur chevelure dénouée, c’est lui. Pierre de Lancre
ressemble à un personnage de roman : dans une affaire sorcière, on trouvera
toujours un gaillard bandant en douce comme lui pour brûler ou pendre des
vivants (7).

Cependant, la position répressive de Pierre de Lancre est d’autant plus
étrange qu’il est contemporain de Michel de Montaigne, dont il épousa une
petite-nièce. On n’imagine pas caractères plus opposés : Montaigne prêche
la liberté de conscience, la tolérance, et constate que plus ses contemporains
sont éduqués, plus ils sont superstitieux, comme ce conseiller au parlement
de Bordeaux qui tire gloire d’avoir brûlé des femmes. « À tuer les gens, il
faut une clarté lumineuse et nette ; et est notre vie trop réelle et essentielle
pour garantir ces accidents surnaturels et fantastique », dit Montaigne dans
le chapitre sur « Les Boyteux ». Un peu plus loin, il ajoute : « Après tout,
c’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme
tout vif. »

Le cercle des sorcières s’agrandit

Les circassiennes

Au tournant du seizième siècle, les sorcières ne sont plus les seules
propriétaires du sabbat, du Grand Bouc et de ses enchantements. Le diable
trouve refuge dans le corps des « possédées ». La délation a changé de
visage : les prêtres et les inquisiteurs ne sont plus les premiers accusateurs.
C’est toujours la possédée qui accuse sa voisine, ou sa cousine, ou bien son
confesseur. Un curé ? Eh bien oui. Au dix-septième siècle, le pas est
franchi. Le charme diabolique a circulé du prêtre à la cousine, à la voisine
et, de là, le charme s’en prend à la possédée. Mais comment est-ce possible,
alors que le prêtre dirige les exorcismes ?

Ce qui me frappe d’abord dans la longue série des possédées, c’est leur
extraordinaire capacité corporelle quand il faut plier et recourber leur corps
à toute allure. C’est la possédée qui, à Loudun, déploie ses talents à
remonter les marches de l’autel à reculons et comme une araignée, à quatre
pattes, ventre nu offert à Jésus-Christ. On voit là une énergie farouche d’un
corps exultant, bouillonnant, une énergie du désespoir et de la fureur de
vivre. Ce que démontrent physiquement les possédées, on ne le trouvera
plus aujourd’hui que chez les gens de cirque.

Oui, les possédées imitent les cris d’animaux, oui, de leurs bouches
sortent des sifflements de merle, des aboiements de chien. Et par-dessus le
marché, elles profèrent des obscénités. Les animaux de leur enfance, les
gros mots entendus dans la campagne, ce grand déploiement de fillettes mal
élevées les rapprochent du travail des clowns. Et d’ailleurs elles sont
savantes en grimaces.

Je les ai donc nommées « circassiennes », mot réservé aux artistes de
cirque, notamment celles qui voltigent d’un trapèze à l’autre ou se servent
de leur colonne vertébrale comme d’un cerceau. Les sorcières sautaient,
dansaient la sarabande, savaient voler dans les airs, balançaient des
obscénités, aimaient baiser l’anus du Bouc, eh bien leurs héritières
possédées répètent ces exploits devant un exorciste. Et aussi un public qui,
parfois, paye sa place en aumônes.

Nicole Obry et Marthe Brossier, les rurales

Ce sont d’abord affaires d’argent. L’exorcisme rapporte, la possédée
permet de ramasser des sous.

En 1598, Jacques Brossier, père de quatre filles, n’en a marié aucune et il
est totalement ruiné. Marthe, vingt-cinq ans, l’avant-dernière, affirme
qu’elle est possédée, et accuse sa voisine Anne Chevreau de l’avoir
ensorcelée. Comment ? Avec une pomme, qu’Anne Chevreau lui a donnée
vingt-six ans auparavant. La pomme sentait le soufre et la fumée (une
pomme cuite au feu ?). À la place de pépins, la pomme contenait le démon
Beelzébuth, avec deux e. C’est d’ailleurs le même Beelzébuth qui fit grand
bruit en la ville de Laon dans le corps de la possédée Nicole Obry en 1565.
On le connaît bien, car Nicole Obry est une référence obligée en matière de
diableries (8).

À l’époque, en 1565, ladite Nicole, obsédée par l’image d’un aïeul
demandant du secours, disait-elle, pour sortir enfin du purgatoire, finit par
donner le nom de son démon après de nombreuses crises de convulsions.

Beelzébuth exigea, pour sortir de ce corps, la présence de l’évêque de Laon
en personne. Apparemment, c’était un démon qui avait le goût du faste.
L’évêque obtempéra aux vœux de Beelzébuth. Et la cérémonie commença.

On porte le corps de Nicole Obry devant le grand autel de la cathédrale
de Laon. On lui montre l’hostie et son corps se raidit. L’évêque approche le
saint sacrement de sa bouche… Le bras gauche de Nicole se lève et fait
mécaniquement un signe de croix. Encore et encore, et seulement le bras
gauche. Jamais le bras droit, le seul autorisé à signer.

Les protestants n’apprécient pas. Ils ont raison, car Beelzébuth devient de
plus en plus bavard. Il confesse qu’il a pris possession des protestants de la
ville, qu’il appelle « mes huguenots ».

Le matin et l’après-midi, l’évêque de Laon procède aux « conjurations »
devant le maître-autel, et chaque fois Nicole tire une grosse langue « rouge
et noire », enfle comme une baudruche, grimace, change de couleur,
jusqu’au moment où Beelzébuth s’endort, laissant le corps de la possédée
raidi comme une bûche (9). Les fidèles sont invités à la toucher, moyennant
une obole. On les prie de chanter le Veni Creator et on renouvelle les
quêtes.

Pour sortir Nicole Obry de sa catalepsie, l’évêque doit, encore et encore,
approcher le saint sacrement des lèvres qui se tordent. Soudain, hop !
Comme par enchantement, tout en prononçant de saintes prières, Nicole se
relève, retrouvant sa grâce et sa beauté. Puis elle sort dans la ville, les
cloches sonnent à toute volée et Nicole se livre à l’admiration de la foule.
Quête pour la paroisse et pour l’ensorcelée.

Les conjurations ont commencé le 7 janvier. Le 8 février, une fumée
noire s’échappe du corps de Nicole. Serait-elle libérée ? Non. Son bras
gauche demeure raide et inerte. Les fidèles sont priés de s’agenouiller en
prière. Deux coups de tonnerre, un brouillard dans la cathédrale et soudain
Beelzébuth s’en va, tout en exprimant sa tristesse d’être sorti d’un corps
qu’il aimait bien.

Le 27 février, au cours des processions d’actions de grâce qui n’ont pas
manqué depuis l’après-midi du miracle, Nicole tombe en extase. Les

processions reprennent et ainsi de suite. Cela dure une grande année.
Les protestants ont obtenu son départ, mais après avoir donné spectacle

dans plusieurs villes, Nicole Obry s’en retourne à Laon. Et là, l’évêque
convoque le prince de Condé, Louis Ier de Bourbon, grand chef protestant.
Le prince de Condé doit donner à Beelzébuth l’autorisation d’en finir avec
le corps de celle qu’il aime et de décaniller sans tambour ni trompette. Pour
sauver la « martyre catholique », il aura donc fallu humilier le plus grand
des chefs des huguenots en l’obligeant à reconnaître la puissance du saint
sacrement. La circassienne et le clergé travaillent à la politique.

Chemin faisant, parmi les merveilles dont fait preuve Nicole, son corps
s’envole jusqu’à cinq ou six mètres de haut, elle accomplit quotidiennement
la figure décrite plus tard sous le nom de « grand arc hystérique », corps
cambré en appui sur les doigts de pied et le crâne. (Il faut l’avoir vue pour
comprendre combien cette singulière figure d’acrobatie peut impressionner
un public. Et cela m’est arrivé à Sainte-Anne en 1966.)

Acrobate douée, circassienne méconnue, Nicole Obry a servi de modèle à
toutes les possédées du dix-septième siècle. Un, malaise ; deux,
ralentissement d’activité ; trois, convulsions ; quatre, raideur ; cinq,
contorsions et grimaces, langue tirée rouge et gonflée ; six, retour à la
normale et, sept, extases. Il y faut du talent. Nicole en avait.

Marthe Brossier en avait nettement moins. Mais les prêtres de sa paroisse
lui ayant rapporté l’un des nombreux récits de la possession de Nicole Obry
à Laon, Marthe Brossier s’y met de bonne grâce et la voisine à la pomme, la
malheureuse Anne Chevreau, se retrouve en prison.

Jacques Brossier a un plan. Il emmène sa fille à travers le Val de Loire,
pourvu d’une attestation médicale certifiant que l’état de Marthe ne peut
venir d’une quelconque maladie naturelle.

L’état de Marthe est donc surnaturel. Et le spectacle se met en place et
s’attarde à Saumur, grosse ville protestante à l’époque. Sur la place Saint-
Pierre, devant l’église du douzième siècle aujourd’hui flanquée d’un portail
de style jésuite, le curé exorcise Marthe Brossier devant trois mille

personnes. Oboles, quêtes, encens et cirque. Marthe reproduit dans le détail
les prestations de Nicole Obry. En mars 1599, le père et la fille arrivent à
Paris.

Les capucins de Sainte-Geneviève les recueillent et exorcisent en public.
Gros succès, surtout chez les dames. Marthe dénonce chaque jour un
huguenot, pratique avec entrain le cirque des convulsions, saute
admirablement, mais elle ajoute au répertoire de Nicole Obry la capacité
divinatoire de répondre aux fidèles sur le sort de leurs défunts – sont-ils au
purgatoire, en enfer ou au paradis ? Nicole avait un peu ce don, mais
Marthe en fait sa spécialité.

Fin mars, alerté par de grands désordres, l’évêque de Saumur convoque
théologiens et médecins. Parmi les médecins, Michel Marescot.

Le 30 mars, Marthe ne réussit pas son examen de passage. Les
contorsions sont de bonne qualité mais, interrogée en grec par le théologien
et en latin par le médecin Marescot, elle se trouble et ne sait pas répondre.
À Paris, on ne badine pas avec les signes de la possession. Or il manque un
symptôme : parler en latin et en grec sans l’avoir appris. Nicole Obry
n’avait pas non plus le parler en latin et en grec, mais elle n’avait pas étendu
sa tournée à Paris.

Le lendemain, le père Séraphin, exorciste, lance un défi public : « S’il y a
quelqu’un qui doute, qu’il essaie au péril de sa vie d’arrêter ce démon ! »

Ni une ni deux, Michel Marescot se lève, pose une main sur la tête de
Marthe et appuie de toutes ses forces. Marthe, qui ne peut plus bouger,
souffle que son démon est parti et Marescot triomphe : « J’ai chassé le
démon ! » L’exorciste confirme : « Ce n’est plus que Marthe. »

Ce n’est plus que Marthe, autant dire une fille sans importance.
Le duel est en place : dévôts contre médecins. Il va durer un siècle. Cette
fois, c’est le médecin qui gagne avec sa main puissante. L’affaire Marthe
Brossier ne traîne pas. Le Parlement de Paris confie Marthe au lieutenant
criminel du royaume. Les théologiens et les exorcistes protestent, l’évêque
interpelle le Parlement. Qui ne cède rien. Marthe va en prison, puis le
Parlement de Paris ordonne que le père et la fille Brossier soient reconduits

à Romorantin avec interdiction d’en sortir sans l’autorisation du juge, qui
doit délivrer un rapport à Paris tous les quatre jours.

En avons-nous fini avec Marthe Brossier ? Non. Six mois plus tard, elle
se fait enlever par le prieur de Randan, un La Rochefoucauld de la meilleure
noblesse. Il la cache chez lui, dans le Puy-de-Dôme, et rien n’y fait, ni les
parlements ni les ordres du roi. Mieux : le prieur de Randan emmène
Marthe Brossier à Rome pour la présenter au pape en personne. Chemin
faisant, le prieur exorcise et Marthe redéploie ses talents de circassienne.
Mais à Rome la tentative échoue, et Marthe finit ses jours dans un couvent
romain.

Pauvre Marthe ? Après un an de prison, Anne Chevreau, sa victime, avait
rédigé en 1599 une supplique qu’elle adressa à « Monsieur de Paris ». Elle
y décrit une Marthe « fort triste et solitaire », « hors d’espoir d’être mariée
n’étant que la troisième (fille de Jacques Brossier), de telle façon qu’elle en
serait venue tout frénétique ». Elle y raconte aussi une très étrange histoire
de l’adolescence de Marthe : déguisée en homme, cheveux coupés,
demoiselle Brossier aurait fugué, pour finir cachée dans l’église de
Romorantin. Si j’étais scénariste, j’enchaînerais sur un complot du père
utilisant sa Marthe pour en faire une Jeanne d’Arc.

À compter de Marthe Brossier, les temps ne sont plus aux chasseurs de
sorcières, mais à l’exploitation éhontée de l’énergie des filles par les plus
hautes autorités du clergé français.

Les médecins mettent vite un nom sur les malaises des possédées :
« hystéromanie ». Due à une « suffocation de la matrice », autrement dit un
vagin qui souffre d’absence de plaisir. Il y a beau temps que les médecins
sont attentifs à la souplesse extravagante dans les acrobaties, à la précision
de leurs convulsions qui ne leur font jamais mal, au soin que mettent les
possédées à ne pas mordre les doigts des exorcistes dans leurs bouches.
Marescot est radical : « […] quant à l’hypothèse, à savoir que Marthe
Brossier soit ou ait été possédée du démon, nous disons qu’elle est absurde,
sans aucune vérisimilitude. » Et de comparer les exploits de Marthe à ceux
des laquais du Pont-Neuf à Paris, qui, contrairement à la pauvre Marthe,

n’auraient pas confondu l’eau de la rivière avec de l’eau bénite, ni pris de
vieux os de mouton pour de saintes reliques.

Je n’oublie pas le père Brossier, premier fautif. Marescot relève qu’il a
gagné une fortune. Et les démonstrations du médecin ne sont pas destinées à
n’importe quel lecteur : l’une des brochures de Michel Marescot a été
commandée par le roi Henri IV, le même roi qui, dix ans plus tard, enverra
le conseiller de Lancre au Labourd. Or, malgré ses contradictions, la
monarchie a l’œil rivé sur le phénomène des possédées. Il y va de trop de
puissances conjuguées : le haut clergé, les parlements et le corps médical.

La révolte des nonnes contre les curés

Michelet avait raison : « Satan triomphe au dix-septième siècle. » De plus
en plus spectaculaire, se dissimulant de moins en moins, le diable a changé
de classe sociale. Le Grand Bouc ne s’en prend plus aux filles de la
campagne, mais aux demoiselles de la petite ou grande noblesse qu’il
trouve dans des couvents.

Pourquoi y sont-elles ? Le plus souvent, parce qu’elles ne sont pas
épousables ou qu’elles ont terriblement peur du mariage. La première,
Madeleine Demandolx de la Palud, soigne ses malaises nocturnes au
couvent des Ursulines, à Aix. La deuxième, Jeanne de Belcier, a été jetée au
couvent parce qu’elle est un peu de traviole et que, malgré son beau regard
et ses cheveux cendrés, elle ne trouvera aucun mari – ainsi en a décidé sa
mère. La troisième, Magdelaine Bavent – ah ! Magdelaine a de riches
protecteurs dans la bourgeoisie.

Le Grand Bouc a quitté la ruralité pour les villes moyennes où se
trouvent des couvents. Trois villes : Aix, en Provence ; Loudun, dans le
Poitou ; Louviers, en Normandie. Le Grand Bouc y déploie ses odeurs de
sexe à foison.

Les dates des possessions s’enchaînent d’autant mieux que le modèle a
été fourni par les filles Obry et Brossier : 1611, 1632, 1643. Les symptômes

sont interprétés par des possédées de génie, surtout mère Jeanne des Anges,
prieure du couvent des Ursulines de Loudun.

Mais quand les possédées de la ruralité accusaient le voisinage, celles qui
s’abritent dans les couvents accusent des curés ou leurs vicaires – c’est
nouveau.

Les grands brûlés

Aix-en-Provence : l’apparition du démon Verrine

Le curé des Accoules, premier prêtre brûlé, se nomme Louis Gaufridy.
Moine bénédictin, fils de berger, neveu d’un curé, Gaufridy a obtenu la
riche cure des Accoules à Marseille grâce à la famille Demandolx de la
Palud, dont il est proche. Tellement proche qu’il prend la direction
spirituelle de Madeleine, l’une des filles de la maison, qu’il a vue naître.

Le curé des Accoules est très apprécié de ses fidèles parce qu’il est
joyeux, fine gueule, et qu’il a de l’esprit. On lui prête des maîtresses, mais
bon. On dit même qu’il passe beaucoup trop de temps avec « ses
filles spirituelles » qui le rejoignent souvent en tête à tête.

Ce sont des racontars. Personne ne le soupçonne de quoi que ce soit
jusqu’à ce qu’une de ses protégées déclare des cauchemars nocturnes et soit
exorcisée, en vain, pendant un an par le père Romillon, fondateur de l’ordre
des Ursulines – c’est l’ordre du couvent où séjourne Madeleine Demandolx
de la Palud .(10)

Puis une autre ursuline se déclare à son tour ensorcelée, elle s’appelle
Louise Capeau ; c’est une convertie de fraîche date, du protestantisme au
catholicisme. Les convertis sont toujours traités avec le plus grand soin, car
ce sont perles rares au collier de l’Église catholique. Pour se faire

désensorceler, les deux filles sont conduites près de Saint-Maximin, au
sanctuaire de Marie-Magdeleine, où reposaient des reliques de la sainte
prostituée.

Sébastien Michaelis, dominicain, prieur de Saint-Maximin, est un vieux
de la vieille. Jeune, il a vu piller des reliques chrétiennes par des huguenots
exaltés et, à plusieurs reprises, il a été confronté à la violence des guerres de
Religion en France. Les atrocités dont il a été témoin, les morts, le sang
dans les rues, les pillages, les femmes enceintes éventrées lui donnent à
penser, comme à beaucoup d’autres, que l’Apocalypse est pour demain. De
cela, il ne doutera jamais. Outre son poste de prieur, il est inquisiteur de la
foi à Avignon. Il examine Madeleine et Louise : oui, elles sont possédées,
Madeleine par une foule de démons et Louise par un démon très particulier
nommé Verrine.

Or Verrine accuse l’abbé Gaufridy d’avoir ensorcelé Madeleine, de
l’avoir conduite au sabbat et de l’y avoir couronnée princesse. Il est bavard,
Verrine, et charitable. Selon lui, les accusations qu’il porte contre Gaufridy
doivent servir à la rédemption de Madeleine.

Michaelis n’a aucun doute : Madeleine a des crapauds sous la peau du
crâne, elle mime le coït pendant ses crises, elle fait des tentatives de suicide
et se contorsionne au seul nom de son amant, Louis Gaufridy. Le curé des
Accoules est illico emprisonné et questionné, on fouille sa maison, mais ses
paroissiens sont indignés et Gaufridy s’en sort les braies nettes.

Pour cette fois. Car Sébastien Michaelis veut à la fois la peau des
possédées et la peau du bénédictin. Il transfère les possessions de Madeleine
et de Louise au parlement d’Aix, qui reprend l’enquête. En outre, le prieur
Michaelis a prévu un traitement spécial destiné à la seule Madeleine et,
pour éprouver ses démons, la force à coucher deux nuits au milieu des
reliques de la sainte. Dormir sur un lit d’ossements secs, dans le noir, pour
une fille sensible, l’épreuve est terrible !

Louis Gaufridy est soumis à la question ordinaire et extraordinaire, c’est-
à-dire la torture. Il n’y résiste pas, confesse le pacte qu’il a signé avec Satan
dans sa jeunesse et avoue qu’il a entraîné Madeleine dans les « synagogues

du sabbat ». Chacun appréciera la menace comprise dans cette expression
antisémite, « synagogue du sabbat ».

Un mois plus tard, Louis Gaufridy est brûlé comme magicien sur la place
des Pêcheurs à Aix.

L’opinion le prend très mal. La mort, si rapide, de Gaufridy scandalise les
catholiques, d’autant que les huguenots utilisent la pseudo-confession du
curé pour dénoncer l’ensemble du clergé, ses prêtres séducteurs, vils
prédateurs de chair fraîche.

Le père Michaelis rédige alors une Histoire admirable de la possession et
de la conversion d’une pénitente séduite par un Magicien. Il y relate les
bavardages du démon Verrine, celui de Louise Capeau la convertie, qui
prétend agir sur les ordres de Dieu pour dénoncer les huguenots, et voyez-
vous comme les choses s’enchaînent, les démons de Madeleine, eux, les
protégeaient avec ostentation.

Gaufridy paie donc l’addition des guerres entre huguenots et catholiques.
Issus du diable, les huguenots préfigurent la fin du monde : « Dieu veut
prévenir le Diable et pour ce vous fait annoncer que le Jugement est proche,
et que l’Antéchrist est né sept ans avant le grand jour du Seigneur, les
femmes ne concevront pas et beaucoup de signes se verront comme il s’en
voit déjà », écrit le dominicain Michaelis.

Et les autres victimes ? Madeleine fut exilée et vivait isolée quand elle fut
de nouveau accusée de sorcellerie, trente ans plus tard. Faute de preuves,
elle fut acquittée mais remise à la garde d’un parent.

Louise Capeau devint folle et mourut de faim, attachée à son lit.

Devenir sainte et invoquer les diables

De petite noblesse, donc plutôt démunie, Élisabeth de Ranfaing se
retrouve veuve à vingt-quatre ans, mère de trois filles qui l’empêchent
d’entrer au couvent, où elle aurait été à l’abri de la pauvreté.


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