des îles d’Amérique, des « biens meubles », un texte préparé par Colbert.
En octobre, il signe la désastreuse abolition de l’édit de Nantes, qui plonge
les protestants de France dans la clandestinité, la rébellion ou l’exil. Et par
un de ces tours de folie auxquels l’histoire nous habitue, la rigueur
protestante, si présente chez mère Angélique Arnauld et sa nièce, va se
transformer en débauche sous l’effet des convulsions interdites.
Vers 1735, les prophéties commencent et elles invoquent le prophète Élie,
authentique capteur de vérité pour les Hébreux dans la Bible, choisi pour
figurer les jansénistes persécutés. Les prophètes jansénistes de la période
convulsionnaire peuvent être masculins et, comme souvent dans l’aventure
des sectes, ils dirigent avec une grande cruauté.
Par exemple, natif de Montpellier du nom d’Augustin Causse, plus connu
sous le nom de frère Augustin, grand débauché alcoolique dont une mouche
policière rapporte les prédictions avec inquiétude : « Il prétend que sa sœur
Restan représente Élie, que cette femme conduira le Nouvel Israël, c’est-à-
dire la Nouvelle Église, qu’elle enfantera un fils qui représentera Joseph,
qui ressuscitera aussi bien que sa mère et sera le conducteur de la Nouvelle
Église. » Outre ces propos confus, il bat comme plâtre une autre « sœur », la
Dubois, la traîne par les cheveux, et dit qu’il a raison.
Car frère Augustin affirme « que les convulsionnaires ne sont point
criminels quand ils agissent en convulsions, attendu qu’ils ne sont point
libres et qu’ils sont sous la main de Dieu, que ce ne sont point eux qui
agissent, que c’est Dieu qui agit pour eux, et que c’est Dieu qui se fait
représenter par eux tous les crimes de la gentilité [les catholiques] et que
ces représentations lui sont agréables ». Sur quoi la mouche policière
conclut : « Il est très dangereux pour l’Église et pour l’État de laisser croître
un fanatisme pire que celui des Sévennes (sic). La Religion y est
déshonorée et même, si j’ose dire, la vie du Roy serait peut-être en danger
sous prétexte de figure. »
Donc les arrestations commencent. À la Bastille, à la Salpêtrière, c’est
selon. C’est à la Bastille également que se retrouve Louis Basile Carré de
Montgeron, dont l’histoire fascinante en dit long sur les prédictions. Son
père, magistrat, l’a élevé si librement que, jeune adulte, Carré de Montgeron
se dit franchement « libertin », autant dire athée. Mais lorsque, par curiosité,
il se rend au cimetière Saint-Médard en 1731, la ferveur du lieu le convertit
d’emblée.
Dès lors, le jeune Carré de Montgeron passera sa vie entière à défendre
les miracles des convulsionnaires, sur lesquelles il écrit un fort volume
documentant toutes les preuves juridiques des guérisons du cimetière. Il le
fait relier sous ce titre : La Vérité des Miracles opérés par l’intercession de
Monsieur de Pâris, suivi d’un Contre l’archevêque de Sens qui lui vaudra
de nombreuses vicissitudes. Et c’est ici qu’une prophétie l’entraîne dans un
abîme.
Une prophétesse lui prédit qu’il entrera à Versailles sans introduction, et
qu’il verra le roi. Son livre sous le bras, Carré de Montgeron se rend donc à
Versailles où, effectivement, il pénètre sans difficulté, et se retrouve par
hasard derrière la porte de la pièce où le roi dîne. En attendant la fin du
repas royal, Carré de Montgeron prie. Puis on lui ouvre la porte et il se
précipite aux pieds du roi en parlant précipitamment, lui tendant son
ouvrage que Louis XV prend sans plus de façons et donne au cardinal de
Fleury.
Le résultat ne se fait pas attendre. Confiant dans sa prophétie, Carré de
Montgeron n’a rien prévu d’autre, pas un seul contact, personne pour lui
venir en aide. Au milieu de la nuit, il est embastillé, et vivra en exil ou en
prison le reste de sa vie. Les cinq mille exemplaires de son livre sont brûlés
dans les fossés de la Bastille. Un peu trop allumé, cet excellent archiviste
des folies jansénistes méritait que son livre soit préservé à Utrecht, où il fut
republié plusieurs fois.
Trésorier du comité d’études historiques, archéologiques et artistiques sur
la Montagne Sainte-Geneviève, Paul Valet, notre admirateur tardif des
convulsionnaires, déjà cité, écrit en 1900, à propos de leurs prophétesses :
« Elles ont une pénétration des pensées les plus secrètes ; elles connaissent
le passé et prédisent l’avenir ; telles, de nos jours, les somnambules
extralucides. Le grand objet de leurs prédictions est le retour des Juifs et la
venue d’Élie. Son arrivée sera précédée d’une éclipse de soleil qui durera
deux heures et cinq minutes ; on verra paraître un arc-en-ciel d’une forme
singulière, une grande étoile sera visible en plein midi, des anges évolueront
autour du soleil et de la lune. » Sur ce point comme sur les débauches de
seins percés et de corps maltraités, Paul Valet s’indigne, et prétend que la
plupart des jansénistes s’en sont dissociés. Je n’en crois rien.
Femmes en travail, morceaux choisis
Rôtie au feu
La Salamandre, alias Marie Bonet, gardant sa chemise et rien d’autre,
s’installe les pieds sur un tabouret et la tête sur un autre au plus près du feu
dans la cheminée. On la recouvre d’un drap, par pudeur, et elle, ravie,
demeure le visage cramé « le temps nécessaire pour faire rôtir une pièce de
mouton ou de veau », selon Carré de Montgeron.
L’épée dans le corps
Gourmaud, curé de Gien, perce les convulsionnaires d’une épée qui leur
traverse le corps et ressort dans le dos. Juste pour vérifier que peu de sang
en coule.
Le jour du grand travail
Marthe Legrand : « Un homme lui marche sur le corps et sur les mains et
plusieurs ecclésiastiques qui s’y trouvent, ayant ôté leur manteau, pèsent
eux-mêmes sur l’homme qui est sur cette fille pour le rendre plus pesant.
Cela dure certains jours cinq à six heures, ce jour est appelé jour du grand
travail parce que de deux jours, il y en a un où le travail n’est pas si
grand. »
À rapprocher du mot « travail » accolé aux tueries du génocide au
Rwanda. Le « grand travail », c’est de massacrer.
Un catalogue parmi d’autres
En 1772, l’une de ces possédées, atteinte d’un abcès au sein, demande les
plus grands secours dès le lendemain. Petit extrait des secours : « Elle se
larde le sein de 60 coups de stylet. L’apostume [abcès] et trois glandes sous
les aisselles se guérissent toutes seules. Le 22, elle enfonce de 60 lignes
[15,24 centimètres] le stylet dans le sein malade. Le 23, avec un rasoir, elle
se fait une croix au sein, la plaie se referme aussitôt. Elle se fait assener 143
coups de pelle, fouler aux pieds, le 26, se perce le sein en croix avec le
stylet, et le mamelon, de la profondeur de six lignes. Le 28, se donne 121
coups de stylet assez profonds dans le sein, puis 132 dans le sein malade,
1 000 coups de pelle. »
Sœur Holda, sœur Perpétue et les textes sacrés
Sœur Holda porte une ceinture d’anneaux de fer à pointes plantées dans
sa chair, et elle exige « qu’on lui monte sur le front pendant le psaume 50,
sur les mains, les jambes et le cœur pendant les psaumes 22 et 129, après
quoi tous les assistants lui cracheront au visage par trois fois, elle recevra
cinq cents coups de pied sur le cœur à pointes ». Sœur Holda (Anne
Fronteau dans la vraie vie) a bien lu Ésaïe : « […] je n’ai pas dérobé mon
visage aux ignominies et aux crachats. »
Sœur Perpétue fait accompagner les coups qu’elle reçoit de versets
chantés en chœur. Vexilla Regis Adorate Supplex (Adorez l’étendard du
Grand Roi) : coups de bûche sur la tête. Flagellation : coups de sangle sur le
corps. Miserere : cœur et front piétinés. Stabat Mater : mains percées de
coups d’épée. Il faut imaginer les secouristes en plein cantique, ils ont leurs
armes à disposition et, clac, coups de sangle, coups de bûche, coups d’épée.
Adorez l’étendard du Grand Roi !
Mort pour de vrai
Juillet 1743 : frère Hippolyte se fait mettre la corde au cou et balancer
contre une muraille. Dix fois, pendant une semaine. Finalement il meurt
pendu, mais son visage n’a pas souffert, disent ceux qui le dépendent. C’est
une mort par convulsion miraculeuse.
Instruments
Épée, bûche, tenailles, sangles, paille de fer, planches pour serrer la tête,
pilon de fer, marteau, chaussures, mouchoir et corde (pour étrangler), barres
de fer, pavés, clous ronds ou clous carrés, pelles, couteau, baleine de corset,
épingles, poinçon, croix rougie au feu.
Tatouages
Où l’on rejoint la sagesse des initiations premières. Les incisions répétées
ont un sens : il s’agit de « terminer » un homme ou une femme à partir de
l’enfant, qui n’est pas humain sans incisions gravées sur de la chair. Il faut
le finir. Il faut en finir.
Sur le dos de sœur Brigitte Jocabed le Lorrain, et sur toute l’étendue de la
peau de son corps, on distingue de petites formes ovales incisées au
couteau, comme des logettes en forme de toit de ruche, couvertes
d’inscriptions. Sœur Brigitte commente cette écriture de 1780 à 1791.
La Révolution n’y a rien changé. Sœur Brigitte l’enjambe avec ses
incisions qui seules disent le vrai. Le corps incisé ne connaît pas le réel.
Comble du cœur percé
En 1788 à Tours, un convulsionnaire bénédictin se fait ouvrir le cœur, le
fait transpercer de nombreuses fois avec une baleine de corset et va
appliquer son sang sur les portes des couvents. Incroyable. D’ailleurs, on
n’y croit pas.
Crucifixions
Manon Lefebvre, en croix, avec de vrais clous. Elle y reste à plat sur le
parquet deux heures et deux minutes (le Dieu méchant exige des comptes
précis).
Pendant ces deux heures, « 15 appuyages en croix, 100 coups de pied
dans le dos, 10 coups de pied de chaque côté, 5 sur les reins, 5 sur les bras,
25 appuyages sur la tête », le tout précédé, avant la mise en croix, de « 125
coups de bûche sur chaque côté du sein ». Il faudra cinq minutes pour
extraire les clous à trois pointes de ses pieds et de ses mains, avec, en prime,
cinquante-sept coups de bûche sur la poitrine pendant cette extraction.
Sœur Rachel, déguisée en fillette, est en croix couchée, « ses pieds
traversés par des clous entre le 3e et le 4e os du métatarse ».
Tours, 1788 : une fille de neuf ans, en croix, demande quatre clous dans
le front et douze mille percements de la langue – douze mille !
Edme Cellier, agent de banque, dit frère Innocent, sera crucifié dix-huit
fois en cinq mois.
Marie Bouzenet croit qu’elle doit baptiser les enfants juifs. Chaque fois
qu’un enfant juif meurt sans avoir été baptisé, Marie se sait coupable et
demande à être mise en croix, pieds croisés l’un sur l’autre, cloués au
marteau, ce qui lui brise les os. On la décloue : cela n’a pas assez rendu de
sang. Alors elle se met à genoux et on la larde de centaines d’incisions avec
une petite épée pointue, on lui rase la tête et on incise en croix le cuir
chevelu avant de lui planter dans le crâne des clous jusqu’à l’os.
Elle saigne ; tout va bien. Ah non, ce n’est pas assez. On change de clous,
et l’on prend, pour lui reclouer le crâne, des clous bien carrés avec deux
marteaux et un poinçon.
Par exception, une convulsionnaire, la femme Dufailly, demande à être
crucifiée debout – ce fut la position du Christ en croix –, une posture
mortelle par affaissement des poumons. Se faire crucifier à plat se rencontre
très souvent, mais debout, rarement. Quand même trop dangereux.
Elle fait cela tous les ans, mais sans témoins. « Ni vue ni connue », dit-
elle. Si la femme Dufailly n’est pas la seule à demander qu’on redresse la
croix où on l’a clouée, elle est absolument la seule à ne pas vouloir être
regardée. Pourquoi se priver du désir hystérique d’attirer l’attention ? Peut-
être une vraie sainte.
Anesthésie
Françoise Obillard, dite sœur Françoise, à qui rien du catalogue
masochiste ne fut épargné, fut questionnée par un juge, François Chastelus :
avait-elle absorbé une liqueur anesthésiante ? Ou huilé son corps avec un
liquide atténuant la douleur ? La réponse était non, mais le juge la déclara
simulatrice. (Avait-elle caressé ses compagnes nues avec une huile
odorante ? En étant nue elle-même ? Le juge se fait plaisir et s’en donne à
cœur joie.)
Comment survivent-elles à tant de maltraitance ? Il en meurt bien une ou
deux par-ci, par-là, dont celle qui s’écrie, après de longues crucifixions :
« Voilà la grande convulsion ! » en rendant le dernier souffle. Sans doute
toutes les morts ne sont-elles pas consignées, mais sur la durée, force est de
constater la redoutable résistance que l’on retrouve chez les
convulsionnaires comme chez les hystériques, les chamanes d’ailleurs et les
croyants fervents. Dans l’un de ses écrits, Kant avec Sade, le docteur
Jacques Lacan évoquait « la peu croyable survie dont Sade dote les
victimes ». C’est une vraie question.
Docteur en médecine, expert en mortifications par le jeûne, Philippe
Hecquet est un fervent janséniste jusqu’aux convulsions au cimetière Saint-
Médard. Mais les péripéties des « sœurs » et de leurs « secouristes » en
milieu fermé lui sont insupportables. Le docteur Hecquet renie l’Œuvre des
convulsions et surtout, il cherche à comprendre d’où viennent ces
phénomènes de cirque.
Fidèle à la tradition médicale, il suit les mouvements convulsifs de
l’utérus, dits « vapeurs utérines » et réservés aux femmes convulsionnaires,
« un ramassis de jeunes créatures » animées d’une « secrette (sic) tendance
à de honteuses passions ». Et il en trouve la cause : chez les femmes non
destinées à la maternité, la lymphe, qui est nécessaire à la reproduction,
reste inutilisée et pourrit, contaminant le « suc nerveux » dans les esprits.
Dès lors tout est bon pour stimuler les « jeunes créatures » : le ver solitaire,
un coup de vent, du brouillard, les dérèglements menstruels, les odeurs
puantes.
Le parfum à l’envers
Odeurs puantes. Elles embaument l’espace dès les origines, dès la
« pourriture » envahissante du cimetière. Rien d’étonnant que l’une des
convulsionnaires, sans un mot, se mette à déféquer, c’est sa convulsion
miraculeuse. Il en sort une odeur : étonnement ! ses excréments puent !
C’est la preuve du divin.
On trouve en Inde la même fusion entre l’ordure puante et le visage de
Dieu, par exemple dans les verbatim de Ramakrishna, immense mystique
bengali du dix-neuvième siècle. Banal ? Oui chez Sade, Ramakrishna,
Georges Bataille et chez ceux qu’attire le goût de l’étron. Rien d’étonnant à
ce que sœur Augustin, dix-neuf ans, dite aussi sœur Stercophage, ainsi
nommée à cause de son régime alimentaire, se nourrisse de toutes sortes
d’excréments accompagnés d’urine ; on l’admire. Cette boulimie de merde
a été précédée par de longs jeûnes, toute nourriture étant impure. Puis, d’un
coup, elle bascule. On l’admirera plus encore lorsque, de sa bouche, gicle
un lait parfumé, savoureux.
Retours en enfance
Anonyme, en langue infantile : « Venés accompagner ces enfants…Venès
donc les instruire mon Dieu, et faites leur dire comme de petits enfans Ba
be bi bo bu. Oui, mon Dieu, ah ! Qu’ils seront heureux ! c’est la qu’est
renfermée toute science, venés donc délier leur langue pour leur faire
répéter sans cesse Ba be bi bo bu. Ne permettés pas que ceux qui viendront
armés de fureur, remplis de corruption, puissent jamais prononcer
distinctement Ba be bi bo bu, tournés et anéantissés leur langue. »
Demoiselle des Cantins, dite sœur Catin, le 28 mai 1745 : « Moi ai dit à
mon petit papa : Appenez-moi ti sont les petits. Mon petit papa a dit à moi
viens, moi je vais te monter. Mon petit papa a mené moi dans un pays où les
zens étaient estrèmement pauvres et miselables. Zalais ze n’ai vu une si
drande misèle. Ils avaient pas d’autre nouliture te de petits morceaux de
pain bien dur et bien moisi, et leurs ricesses consistaient en de vils totillages
et de petits moceaux de fer tout ouïllé. »
Les femmes prêtres
Marie Durié, dite sœur Noël, dite encore Madame Élie, trouve légitime
« le libertinage du cœur et des mœurs », sait cacher les journaux qui
consignent point par point les horaires, la durée, les instruments, les coups
des convulsions, et les imprimés qui sont strictement interdits. Délivrée d’à
peu près tout, elle met en scène des messes qu’elle appelle « parodiques »,
donnant la communion elle-même, partageant le pain rompu et le calice
rempli de vin rouge. « Dans tout ce qu’elle entreprend, écrit-elle à son
propos, il n’y a pas besoin de prêtre. »
Jeanne Barrachin, dite sœur Mélanie, dit la messe, mais surtout elle
baptise.
Les vrais jansénistes protestent, font scission et forment une église
authentique, avec rituel traditionnel. C’est alors que les sectes fleurissent
dans l’Œuvre.
Sectes
Augustinistes, courant derrière le frère Augustin, déjà cité.
Vaillantinistes, derrière Pierre Vaillant, prêtre du diocèse de Troyes, qui
confine au satanisme d’autrefois. Simon Chopin dit qu’il est pape et prend
le nom de Père Éternel. Chopinistes.
Une convulsionnaire universaliste
La fille Husson invoque le Soleil, « dieu des Topinambours, des Chinois
et des sauvages, ou autres peuples asiatiques ou amériquains (sic) ».
Dame Poussière
La duchesse de Rochechouart va régulièrement aux rites
convulsionnaires et meurt privée de sacrements. Par testament, elle
demande à être enterrée « avec les pauvres » et veut qu’on inscrive sur sa
tombe son nom « et son état actuel, c’est-à-dire Poussière ». La duchesse est
une vraie philosophe, et elle a compris que le dieu désirable était le néant
qu’elle appelle poussière. On ne lui connaît pas d’exhibitions saignantes ni
de débauches particulières.
Et enfin, ils baisent
Lorsque vient enfin le temps de « figurer » la Genèse, quand frère Luce
et dame Viard se dévêtent, lorsqu’ils font l’amour, on respire. Vive le grand
péché de la fornication !
De même quand sœur Esaü s’adresse au frère Jean-Baptiste en criant :
« Baise-moi, j’ai envie que tu me baises ! » et que le frère répond, tout en
sueur pendant l’acte de sexe. Elle à la fin reprend la parole dans un semi-
délire : « C’est ainsi oh mon Dieu que vous enfoncerez bien avant votre
amour dans le cœur, non rien ne serait assez fort pour pousser (oh ! qu’il est
fort !) ah, mon Papa que vous êtes fort ! » Personne ne bat personne,
personne ne fait plus couler le sang.
Aucun grade, aucune dignité ecclésiastique ne correspond aux
appellations « sœur » et « frère ». Le terme de « frère » aura-t-il circulé de
la franc-maçonnerie naissante aux cercles convulsionnaires ? Celui de
« sœur » certainement pas.
Comment se peut-il que Port-Royal ait enfanté de telles cruautés sans
autre espoir que la conversion des Juifs et le Jugement dernier ? L’Église
catholique du dix-huitième siècle ne manquait pourtant pas de figures de
sainteté automutilatrices, extrémistes en souffrances corporelles, béatifiées,
puis canonisées.
En 1767, le Vatican canonise Jeanne Frémyot, veuve de Christophe de
Rabutin-Chantal qu’elle avait passionnément aimé, chose rare en ces temps
de mariages arrangés. Guidée par saint François de Sales auquel elle était
liée par un amour mystique, Jeanne de Chantal, devenue veuve, se consacra
à Dieu contre la volonté de ses enfants ; son fils se coucha en travers de la
porte pour l’empêcher de passer. On lui proposait un riche mariage qui lui
faisait horreur. Pour y échapper, la jeune veuve s’était marqué les seins au
fer rouge avec les deux lettres J C. Elle fonda l’ordre de la Visitation,
soigna les pauvres et les lépreux, souffrit autant de la mort de François de
Sales que de celle de son époux et mourut en 1641. Le fer chauffé à blanc
marqué de « Jésus-Christ » et appliqué sur l’endroit le plus fragile du corps
féminin n’est pas toujours mentionné dans les saintes biographies
d’aujourd’hui. Rome interdisait ces pratiques. Elle fut quand même
canonisée.
Morte en 1690, canonisée en 1920, Marguerite-Marie Alacoque, friande
de mortifications, suçait les plaies des malades, s’automutilait pour faire
couler le sang de ses veines et, comme elle le raconte elle-même dans ses
mémoires, léchait sur le carreau les crachats des poitrinaires puis les avalait.
Elle fut l’une des premières à concentrer ses élans mystiques sur le cœur de
Jésus, dont elle prend soin de préciser qu’il s’agit bien de l’organe physique
et non d’une métaphore. Depuis la fin du Moyen Âge, les images du Christ
le montrait écartant la plaie de son flanc infligée par la lance d’un Romain,
pour en faire jaillir un « sang-lait » giclant jusque dans la bouche ouverte
des saints – représentation bientôt interdite par Rome.
Mais le cœur de Jésus insistait, et Marguerite-Marie Alacoque lui donna
l’impulsion nécessaire. Elle fit corps avec le « Sacré Cœur de Jésus »
jusqu’à demander, par message au roi Louis XIV, d’en faire l’emblème de
son drapeau. Ce cœur rougeoyant, embrasé, couronné de flammes, dont la
future sainte faisait la promotion, fut le point de départ d’une longue
histoire politique et religieuse ; la mamelle blanche au-dessus de la
basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dite « du Vœu national », érigée à
partir de 1875 pour expier les péchés des Communards, n’en donne qu’une
petite idée.
Fils d’un franc-maçon et d’une dévote, anticlérical converti naviguant
entre l’extrême droite royaliste et l’anarchisme mystique, l’étrange Léon
Bloy (mort en 1917) écrit sans barguigner : « Marie enfonce le glaive de Sa
Piété maternelle dans le cœur de Jésus qui s’en souviendra sur le Calvaire et
plongera à son tour, dans le cœur déjà brisé de Sa Mère, l’effroyable glaive
de Sa Pitié divine » (Le Symbolisme de l’Apparition).
Si les pulsions autodestructrices des sœurs convulsionnaires se
déployèrent avec une telle énergie et une telle créativité, c’est parce que
l’autorité royale et la police en interdirent les premières secousses. Une fois
le cimetière Saint-Médard fermé, le champ était entièrement libre. Faute de
contraintes, les convulsionnaires s’en inventèrent de terribles et s’en
donnèrent à cœur joie. Privées de rituels, elles les inventèrent. Privées de
Jésus, elles se crucifièrent. Privées de Dieu, elles finirent par le renier.
Fin des exorcistes, naissance des magnétiseurs
Pendant ce temps, dans les contrées germaniques, un exorciste exorcisait
les malades en public. En 1775, il y avait foule autour du père Johann
Joseph Gassner : dignitaires, paysans, riches ou pauvres, médecins,
autorités religieuses, tout le monde se pressait pour voir le père exorciser la
malade à genoux devant lui. On ne parlait plus de possession, mais de crises
convulsives .(18)
Droit dans les yeux, le père Gassner demandait son nom à la religieuse, la
cause de sa maladie et ses symptômes, avant de formuler une dernière
demande : la malade acceptait-elle tout ce qui pourrait arriver pendant
l’exercice ? La réponse ne faisait pas de doute. Puis Gassner ordonnait
classiquement à la force surnaturelle démoniaque de se manifester :
aussitôt, convulsions. Alors l’exorciste ordonnait – en latin – au démon de
secouer telle partie du corps puis telle autre, avant de susciter chez la
malade la colère, la stupidité, l’apparence de la mort, la douleur, etc. Maté,
le démon sortait ; la convulsionnaire était guérie. En cas de mélancolie,
Gassner laissait sa malade l’exprimer à voix haute et lui donnait les moyens
respiratoires de ne plus y succomber.
Gassner était l’incarnation parfaite du guérisseur traditionnel tel qu’on le
trouve dans les sociétés autochtones : souffrant d’abord lui-même de
migraines et de vertiges chaque fois qu’il allait célébrer la messe, il
s’exorcisa lui-même avant d’exorciser les autres. Il trouva un protecteur, le
prince-évêque de Ratisbonne ; les malades accoururent. Un peu trop.
Le prince-évêque ouvrit une enquête et, à Munich, le prince-électeur de
Bavière également. Le Bavarois y invita le docteur Mesmer, pionnier du
« magnétisme animal », qui d’un simple toucher du doigt faisait disparaître
les convulsions, même en cas de crises d’épilepsie qu’il suscitait d’abord
pour, disait-il, les guérir ensuite.
L’honnêteté de Gassner ne fut pas mise en cause, mais à Rome le pape
Pie V avait lui aussi ouvert une enquête et Gassner reçut l’ordre de ne plus
exorciser que les personnes envoyées par les autorités religieuses. Relégué
dans une petite paroisse, Gassner mourut trois ans plus tard.
Le docteur Mesmer devint célèbre grâce à un baquet plein d’eau et de
limaille de fer supposé concentrer un « fluide magnétique » guérisseur, qu’il
croyait être le sien. En France, vêtu d’une mythique veste lilas, il
ordonnançait les séances de crises autour du baquet, relié à chacun des
malades par des tiges de fer. Convaincu que ce fluide était son propre
magnétisme animal, Messmer avait soigné en 1775, après avoir vaincu le
père Gassner, une extraordinaire musicienne, Maria-Theresa Paradis,
aveugle depuis l’âge de trois ans. Elle affirma avoir recouvré la vue.
Malheureusement, elle n’y voyait qu’en présence de Mesmer. Et un beau
soir de 1784, elle réapparut en musicienne aveugle à la cour de France, au
grand désarroi de son ancien guérisseur, présent dans l’assistance. Après
quoi, Mesmer ne réussit plus aucune cure et mourut quasiment oublié.
Grâce aux bizarres exorcismes du père Gassner et au non moins bizarre
docteur Mesmer, on allait donc se mettre à guérir médicalement les
convulsions.
Prophétesses révolutionnaires et prophétesse d’Israël
La Révolution tant de fois prédite finit par arriver alors que la plupart des
grandes figures convulsionnaires n’étaient plus. L’ennemi royal eut le cou
coupé comme prévu, mais pas trace d’émotion chez les convulsionnaires,
qui, comme partout en France, se partageaient entre royalistes et
révolutionnaires. Les convulsionnaires royalistes résistèrent beaucoup plus
longtemps que celles et ceux qui approuvaient la « Grande Convulsion »
révolutionnaire, mais dans l’ensemble, la portée considérable des
événements historiques fit disparaître les uns et les autres dans l’anonymat.
L’énergie folle des crucifiées semblait avoir fait son temps.
Mais il y eut avant et pendant la Révolution française deux prophétesses
en titre, Catherine Théot et Suzette Labrousse. Convulsionnaires ? Pas
vraiment. Aucune des deux ne cherchait la souffrance corporelle. Cependant
il se trouve que, si l’étrange personnage de la « Mère de Dieu » incarnée par
Catherine Théot n’avait aucun rapport avec le prophétisme convulsionnaire,
Clothilde-Suzanne Courcelle de Labrousse, dite Suzette Labrousse, en
revendiquait l’héritage.
Suzette et les vapeurs
Devenue à dix-neuf ans religieuse de l’ordre des Tiercelines de Saint-
François, à Périgueux, Suzette Labrousse annonce très tôt la régénération de
l’Église à travers un bain de sang – pour les prophétesses comme pour les
prophètes, le bain de sang est un poncif. En 1791, Pierre Pontard, évêque
constitutionnel de la Dordogne, rallié à la Révolution française, emmène
Suzette Labrousse à Paris où elle fréquente le fameux cercle occultiste de la
duchesse de Bourbon, princesse du sang. Voici venus les temps des
révolutions vaporeuses.
Comme son frère Philippe-Égalité, Bathilde de Bourbon, révolutionnaire
dans l’âme, s’était donné une nouvelle identité : « Citoyenne Vérité ». Elle
tenait son cercle à l’Élysée, dont elle était la propriétaire. C’est donc à
l’Élysée que s’installera Suzette Labrousse, prophétesse. Sous son
influence, la duchesse de Bourbon approuva la constitution civile du clergé,
comme une grande majorité des anciens convulsionnaires. Quoi de plus
normal en effet ? La Révolution avait coupé les liens avec la papauté, et
c’était le vœu le plus cher des jansénistes, comme autrefois celui des
huguenots.
À propos de la papauté, Suzette Labrousse ne lésine pas. Elle entend se
rendre à Rome pour proposer au pape d’abdiquer… Et elle le fait.
Lorsqu’elle quitte l’Élysée pour le Vatican, Suzette Labrousse prophétise la
résurrection du dauphin Louis XVII, et aussi celle de Mirabeau, qui plaît
moins. Alors qu’elle s’exprime avec le vocabulaire des jacobins, elle prêche
en chemin à Lyon et Marseille, et se fait arrêter par le légat du pape à
Viterbe : direction le château Saint-Ange à Rome pour réclusion à vie. Elle
s’y trouvait si bien qu’elle refusa d’en sortir quand le Directoire la fit libérer
en 1796. L’armée de Bonaparte aura plus de succès et Suzette Labrousse
rentrera à Paris où elle meurt entourée de ses fidèles en 1821.
Emprisonnée pendant un an, la Citoyenne Vérité échappa à la guillotine
de justesse et s’en retourna à l’Élysée, si démunie qu’elle se vit contrainte
de céder le rez-de-chaussée de l’hôtel particulier à des investisseurs, qui le
transformèrent en bal public. Après un exil forcé en Espagne, Bathilde de
Bourbon retourna à Paris en 1814 et fonda, en mémoire de son fils,
l’hospice d’Enghien que nous allons retrouver sous peu (fusillé sur ordre du
Premier consul dans les fossés du château de Vincennes, le fils de la
Citoyenne Vérité portait le titre de duc d’Enghien).
Je ne résisterai pas à la dernière aventure de Bathilde de Bourbon : exilée
en Espagne, à quarante-sept ans, elle s’éprit d’un jeune gendarme de vingt-
sept ans chargé de sa surveillance. Mariage. Ils finiront par se retrouver à
son nouveau domicile… l’hôtel de Matignon.
Catherine, Mère de Dieu
Catherine Théot, l’autre prophétesse, rivale de Suzette Labrousse, fut
reçue en grande pompe par Bathilde de Bourbon en son cercle élyséen, mais
n’y séjourna pas. Autrefois domestique dans un couvent, elle avait adopté le
costume d’une religieuse : voile noir, liseré blanc, robe noire serrée à la
taille. Avant la Révolution, elle s’est fait connaître : elle s’était proclamée
« Ève nouvelle », et « Vierge élue », ce qui lui valut d’abord la Bastille, puis
la Salpêtrière. Libérée en 1782, elle prophétisait moyennant monnaie
comme une vulgaire voyante, et en 1794, elle se proclama « Mère de Dieu »
avec une superbe logique.
Puis la Mère de Dieu prophétisa qu’elle avait un fils, un Messie dont le
nom se mit à circuler à son insu : Maximilien Robespierre. Là commence la
vraie raison de la célébrité de Catherine Théot.
Robespierre est en pleine gloire et la Terreur aussi. Président du Comité
de sûreté générale, le député Vadier s’empare de la prophétie de la Mère de
Dieu et, à l’aide de faux attribués à la prophétesse, compromet gravement
Robespierre, dont Catherine Théot aurait pressenti le destin de dictateur.
Vadier lance son brûlot devant la Convention le 8 thermidor. Catherine
Théot est arrêtée. Robespierre, qui sera exécuté le 9 thermidor (27 juillet
1794), a eu le temps de faire libérer la vieille dame de soixante-dix-huit ans.
Si Catherine Théot n’était qu’un moyen annexe pour faire chuter
l’Incorruptible, elle y a sans nul doute contribué. Arrêtée après Thermidor,
elle sera jugée et acquittée. Elle mourra en septembre de la même année,
non sans avoir prédit l’« épouvante » à l’heure de sa mort.
Puis Napoléon écrase presque tout. Presque. Car à l’instar de Marat et de
Robespierre avant lui, l’empereur des Français consulta quand même la
voyante à la mode, Marie-Anne Lenormand, que l’impératrice Joséphine
vénérait. La voyante de Joséphine laissa dans l’histoire de la sorcellerie un
jeu de cartes divinatoire que nous retrouverons en 1971 dans l’œuvre de
l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, le Grand Lenormand, qu’on appelle
aussi le Grand Jeu de mademoiselle Lenormand : il est toujours d’actualité.
La consultation de voyantes par les hommes politiques n’a pas vraiment
changé depuis Napoléon : le 9 mai 1981, Jacques Chirac m’a parlé de sa
voyante qui prédisait l’élection de François Mitterrand, mais qui,
étrangement, prédisait en même temps que l’élu ne serait jamais
président…
À Lyon, l’Œuvre convulsionnaire se poursuivit dans une de ses
nombreuses branches sectaires sous l’autorité de François Bonjour, curé de
Fareins. Devenu « secouriste » de filles en convulsions, le curé de Fareins
était notoirement friand de « secours violents ». En 1787, le père Bonjour
crucifia une fille sur la porte de son église, comme une chouette, et se
retrouva en prison. Libéré en 1789, il prêcha avec son frère le partage des
terres, la fin de la religion catholique et le retour prochain du Messie –
encore un poncif du vocabulaire janséniste.
Sœur Isaac, la janséniste juive
Félicité Boussin, l’« étoile juive de Mâcon, » née en 1773 à Pierreclos,
est une Juive convertie qui concentre en ses convulsions la chute du pape
Antéchrist et la conversion des Juifs, signal de la fin des temps.
Sa mère janséniste avait caché des prêtres réfractaires, se situant ainsi
dans le courant de l’Œuvre des convulsions hostile à la constitution civile
du clergé. Visionnaire dès l’âge de quatre ans, Félicité convulse à vingt ans
et voit l’archange Raphaël. Deux ans plus tard, une sœur janséniste lui
enjoint d’être la « victime volontaire élue par Dieu » en devenant israélite,
ce pourquoi Félicité Boussin prend le nom de sœur Isaac.
Désormais, elle est vouée à Israël. Elle convulse comme tant d’autres en
parlant une langue inconnue qu’elle appellera « hébreu » et qui ne l’est en
rien. En 1825, elle serait restée dans un état cataleptique pendant quarante
jours – selon une archive la concernant. Et surtout, elle vomit. Elle rejette,
dit-elle, une puanteur insupportable. Est-ce vrai ? Un témoin raconte :
« Chose incroyable, elle commença à se plaindre qu’une odeur cadavéreuse
s’élève de ses entrailles, remplissant l’estomac, la bouche, les narines
jusqu’à en éternuer, elle distinguait aussi plusieurs nuances de cette
effroyable odeur toute semblable, ajoute-t-elle, à celle des morts plus ou
moins tombés en putréfaction, aussi le cœur lui soulevait et si elle mangeait
et que l’odeur se renouvelait, aussitôt elle vomissait avec effort » (10 mai
1825) .(19)
Ce vomissement contraint vient de loin, d’âge en âge : « Lorsque les
sorcières n’y [au sabbat] veulent aller qu’en songe, elles se couchent sur le
côté gauche et lors, étant éveillées, le diable leur fait vomir et rendre par la
bouche une certaine vapeur épaisse, dans laquelle elles voient tout ce qui
s’y fait, comme si elles le voyaient dans un miroir .(20) » La transformation
du vomi en buée-miroir le rend transparent à l’interprétation : ce qui est
vomi reflète, la déjection est créatrice.
L’élection des Juifs comme peuple salvateur n’a vraiment rien de neuf
dans le milieu convulsionnaire. Avec le Journal que nous laissa sœur Isaac,
le mythe d’Israël salvateur constitue une sorte de synthèse de thèmes
apparus dès le dix-septième siècle. Les Juifs sont bien entendu un peuple
sacrilège, mais il reste peuple élu et, du fond de sa déchéance signalée par la
puanteur de cadavre, il est appelé à renaître pour sauver le monde. Israël est
le nouveau Messie. Le thème fera florès. Car depuis 1948, date de la
naissance de l’État d’Israël, la conversion élective du peuple d’Israël est
aujourd’hui la thèse principale du « sionisme chrétien », l’une des branches
conservatrices les plus actives des évangélistes nord-américains.
Félicité Boussin mourut en 1841 sans délaisser la transe juive dont elle
était devenue la « victime volontaire ». Aveugle, comme tant d’autres filles
de l’Œuvre des convulsions, aux changements religieux qui s’étaient
produits depuis sa naissance.
Les nouvelles sorcières
La recharge sacrale de l’Église de France
Elle n’apparaît pas immédiatement, la Vierge salvatrice venue du
paganisme. Pour qu’elle soit « vue », il faut passer par d’autres fantômes
parfois bien vivants, comme les deux Bourbons de la Restauration, le roi
Louis XVIII et le roi Charles X, sans oublier le prince des fantômes, le petit
roi Louis XVII, mort de maltraitances au Temple en 1795. Seuls la
Restauration et ses nombreux mythes occultistes pouvaient aboutir à la
germination de cette graine très païenne dans un pays déjà déchristianisé :
l’apparition d’une vierge enceinte qui accouche, reste vierge et n’a pas été
fécondée par un homme. Un souverain miracle.
Entre-temps se déroulèrent massacres sur massacres, la terreur guerrière
de l’empereur Napoléon, suivie des Terreurs blanches d’ultraroyalistes et
frayeurs de quelques illuminés – tous des hommes.
En 1795, éclata la première Terreur blanche, conduite par de jeunes et
dangereux monarchistes épris de lames meurtrières et de cruauté, ainsi que
par les introuvables « Compagnies de Jéhu », nom biblique donné à
différentes bandes armées en souvenir du roi Jéhu, contraint d’exterminer
tous les adeptes du culte de Baal.
En 1799, trois des directeurs du Directoire réussirent un coup d’État
contre les parlementaires royalistes, et la mécanique ultracatholique de la
Terreur monarchiste se remit en marche. Enfin, la troisième Terreur blanche
commença dès la défaite de Napoléon à Waterloo, et se poursuivit sous la
restauration du roi Louis XVIII, anciennement comte de Provence, frère de
Louis XVI. Mais la paix ne revint pas.
Les « Verdets », ainsi appelés parce qu’ils portaient la cocarde de couleur
verte de l’autre frère de Louis XVI, anciennement comte d’Artois,
massacrèrent en bandes organisées d’anciens révolutionnaires, mais aussi
d’anciens soldats bonapartistes, et des protestants. Après s’être enfui devant
le retour de l’empereur pendant les Cent Jours, Louis XVIII, à peine revenu
sur son trône, organisa des élections législatives d’où sortit une Chambre
des députés majoritairement ultraroyaliste, dite « Chambre introuvable ».
Ostensiblement contre-révolutionnaire, elle gêna Louis XVIII, qui la
limogea en 1816.
C’est dans la marmite de ces ultraroyalistes déterminés que les prophéties
recommencèrent.
Éloge du « Grand Monarque »
Au commencement du dix-neuvième siècle, les apparitions se
consacrèrent exclusivement aux hommes.
Le premier élu est un paysan de Gallardon, Thomas Martin, qui reçoit la
vision d’un messager de Dieu en redingote blonde et chapeau haut de
forme, à la manière de quelqu’un de la haute. Martin de Gallardon, comme
on l’appellera bientôt, doit presser le roi de « resacraliser » le dimanche,
d’interdire le blasphème, d’organiser des processions, sinon
d’épouvantables fléaux tomberont sur le royaume, etc.
Resacraliser est l’essentiel.
Les apparitions de la redingote blonde se précipitent jusqu’au jour où
celle-ci s’ouvre sur un faisceau de lumières, et l’archange Raphaël, s’étant
présenté sous ce nom, serre l’une des mains du laboureur. Police et clergé
font remonter l’information, et Martin se retrouve hospitalisé à Charenton
sur prescription du docteur Pinel. Il y est patient, doux, sans éclat, bien
sage, au point qu’une partie du clergé français décide de le sortir de
l’hôpital et de le montrer au roi. Le laboureur transmet son message.
Louis XVIII, sur la réserve, demande tout de même à serrer « la main que
l’archange a touchée (21) ».
Soutenu par les ultras, reçu dans les hôtels particuliers du faubourg Saint-
Germain, Martin prophétisera longtemps. Un livre paraît, consignant toute
l’affaire. L’auteur s’appelle Louis Silvy. Deuxième élu.
Louis Silvy est un janséniste partisan des convulsionnaires « dures »,
celles qui s’automartyrisent avec les « secours » des hommes, promus
bourreaux. Plus tard, Silvy publiera en cinq volumes les discours tenus
pendant ses convulsions par sœur Holda ,(22) l’une des plus engagées ; et il
racheta les ruines de Port-Royal. Le lien s’est vite noué entre les
prophétesses convulsionnaires et les premiers mystiques des ultraroyalistes.
À l’archange en haut-de-forme s’ajoutent les honneurs post mortem
rendus au roi décapité et à la reine Marie-Antoinette. Un pieux royaliste
ayant acheté la parcelle du cimetière de la Madeleine où avaient été jetés les
restes royaux, on creusa, on piocha et on trouva notamment une mâchoire
que Chateaubriand reconnut comme étant celle de Marie-Antoinette à
cause, disait-il, « d’un sourire qu’elle lui avait adressé à Versailles ».
C’était au début de janvier 1815. Le 21 eut lieu l’enterrement solennel
des restes royaux dans la basilique de Saint-Denis tendue de noir.
Commence la réhabilitation du « roi martyr » qui a donné sa vie pour le
Christ et son Royaume.
Rédigé le 25 décembre 1792, le testament de Louis XVI est édité en
1816, et lu en chaire chaque 21 janvier. On tente la grande aventure de la
canonisation ; on pense à un mémorial où l’on verrait Louis XVI s’élancer
vers les hauteurs tandis qu’un ange lui soufflerait à l’oreille : « Fils de Saint
Louis, montez au ciel. » Le mémorial n’aboutit pas. Enfin, en 1816, on
marie le duc de Berry, fils du comte d’Artois, à la princesse Marie-Caroline
de Bourbon-Siciles, pour assurer la pérennité des Bourbons.
La célèbre duchesse de Berry, une « Lady Di » de la Restauration, eut en
effet en septembre 1820 un fils qui naquit après l’assassinat de son père en
février de la même année : inévitablement, il devint l’« enfant du miracle »,
le dauphin, le futur Henri V. On passera sous silence, en 1832, la rébellion
armée de Marie-Caroline en Vendée et, surtout, son accouchement en
résidence surveillée en 1833, treize ans après la mort de son époux.
Duchesse déchue !
Martin de Gallardon ronchonne et prophétise que l’archange n’est pas
content. Ce peuple français est décidément bien oublieux. Déçus par
l’aventureuse duchesse de Berry, les ultras se replièrent sur la généalogie
royale et accueillirent dans la liesse plusieurs réincarnations successives de
l’« ange de la prison », l’enfant du Temple, ce petit Louis XVII pourtant
officiellement mort en 1795, et qui aurait survécu par miracle.
Un rien leur suffisait pour croire passionnément que Naundorff, horloger
prussien, ou le baron de Richemont, escroc notoire, étaient l’enfant du
Temple (en 2014, Le Figaro soulignait que, grâce à l’analyse ADN d’un
descendant de Naundorff, on sait désormais qu’il était un Bourbon…).
La résurrection de jeunes princes morts est un phénomène fascinant, qui
saisit la Russie et le Portugal au seizième siècle, et la France de la
Restauration. Au Portugal, devenu terre d’Espagne après la disparition
désastreuse du jeune roi Sébastien au Maroc, les faux rois Sébastien se
succédèrent pendant plus d’un siècle ; et en Russie, sous le règne du tsar
Boris Godounov, l’un des faux Dimitri, succédanés d’un très jeune héritier
peut-être assassiné par Boris, leva une armée en Pologne et devint tsar
contre toute attente. Les faux Louis XVII furent tout aussi présents à l’appel
des faux enfants royaux assassinés.
Après tant de semblant, comment réinventer le sacré ? Avec l’appui des
nonnes.
En 1820, à l’est de la région qui fut appelée « Vendée militaire » par
l’administration de la Révolution française, sœur Victoire, une religieuse du
couvent trappiste de l’abbaye de Bellefontaine, eut une vision prophétique
de l’Apocalypse qui s’abattrait bientôt sur la ville maudite, ce Paris
coupable d’avoir tué son roi légitime. Son chanoine nota ses révélations.
Elles se terminaient dans un paradis perdu, la Jérusalem céleste avec quatre
portes, un globe d’or et une colombe. La trappistine en appelait au Grand
Monarque : « Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre ! Vive la
religion dans tous les cœurs ! Vive le pape ! Vive le Grand Monarque ! »
Voici le nouveau sauveur du monde, le « lion couronné » qui rétablira le
devoir, l’ordre et la religion en France, un roi qui sera doux, fort, vengeur et
sera – ou non – de la branche des Bourbons. Le Grand Monarque n’est pas
une invention : il apparaît dans l’Apocalypse de saint Jean, avec, au chapitre
12, « la Femme enveloppée de soleil », un pied sur la lune, entourée de
douze étoiles, qui met au monde un enfant mâle destiné à régner avec un
sceptre de fer.
Bientôt, dans l’univers éperdument mystique du catholicisme français
après la Révolution française, le Grand Monarque sera un nouveau roi de
France et la Femme aux douze étoiles la Vierge Marie.
Un bœuf lèche une grosse pierre
L’abbaye de Bellefontaine où prophétisait la trappistine avait été rachetée
après la Révolution française par des trappistes revenus d’exil, et elle était
toujours en activité, non loin d’un antique sanctuaire probablement païen
avant d’être christianisé. La légende court encore.
Il était une fois une vachère qui surprit l’un de ses bœufs léchant une
grosse pierre. Intriguée, elle s’approcha et découvrit dans un buisson une
petite statue de la Vierge qu’elle emporta. Le lendemain, la statue était
d’elle-même retournée au même endroit. De nouveau emportée, et cette fois
confiée au curé de Saint-Georges-les-Gardes, la statue se fâcha et s’en
retourna sous le buisson. Notre-Dame-des-Gardes était née et elle faisait des
miracles, béquilles, cannes et ex-votos s’accumulant sur les murs de l’église
du village.
En août 1791, le pèlerinage à Notre-Dame-des-Gardes comptait des
milliers de fidèles chantant Domine, salvum fac regem (Dieu sauve le roi).
La constitution civile du clergé avait plutôt renforcé les pèlerinages où tout
un chacun était libre d’aller. Dans la même région de la Vendée militaire,
les visitandines de Nantes fabriquèrent des scapulaires distribués aux
pèlerins : c’était un Sacré Cœur rouge sur un carré blanc – l’emblème des
Chouans en 1793. Des amulettes à la place de reliques.
En 1794, à la tête d’une « colonne infernale », le général Grignon
incendia les lieux du culte catholique, et le pèlerinage disparut. Les ruines
furent rachetées en deux lots.
Mais en 1835, dans l’abbaye de Bellefontaine restaurée, Notre-Dame-
des-Gardes s’adressa à sœur Victoire en se plaignant de ne pas être à sa
place dans le monastère ; et pour préciser ce qu’elle voulait, elle lui apparut
à l’emplacement de l’antique buisson de houx sur la colline des Gardes, son
lieu sacré. Elle donna même une date à sœur Victoire : 26 juillet 1836. Fut
dit, fut fait. La Vierge voulait son houx en souvenir du buisson qui,
généreusement, avait étendu ses branches pour sauver la Sainte Famille qui
fuyait en Égypte le massacre des tout-petits ordonné par le roi Hérode, eh
bien, elle aurait son buisson sacré.
À la date prescrite par la Vierge et juste à la place du houx eut lieu le
pèlerinage de la Vierge dans le buisson. Énorme affluence. Procession de
filles en bleu semant des pétales de rose – cela, et le cantique Domine,
salvum fac regem, je l’ai connu petite entre 1945 et 1950 en Anjou.
Aussitôt, miracle : multiplication du pain, du beurre et des petits pois (sic).
En 1873, on dénombra trente mille pèlerins. En 1874, même succès.
Puisque le slogan du maréchal de Mac Mahon prêchait l’ordre moral, le
vicaire général prêcha « l’ordre, la sécurité et la durée en vue de la mission
providentielle de la France ».
Mais, en 1876, les élections donnèrent le pouvoir aux républicains :
l’ordre moral et le pèlerinage disparurent en même temps.
Depuis 1830, des femmes, jeunes, souvent analphabètes, et d’origine
modeste, voient des apparitions de la Vierge Marie. Selon l’usage, je les
appellerai les « voyantes », même si ce terme s’accorde un peu trop bien
avec les vendeuses de prédictions.
Depuis la même année – 1830 –, la Femme de l’Apocalypse avec ses
douze étoiles a fait une entrée remarquée dans le paysage français. Les
couvents sont toujours peuplés de nonnes visionnaires. Elles ne sont ni
sorcières ni possédées, peut-être convulsives, mais cela ne compte plus.
L’énergie féminine passe à travers ces jeunes femmes qui, souvent, paient
cher le prix de leurs apparitions.
Retour de la Grande Mère antique, la Vierge Marie, « ô grande maman
effrayante », comme fait dire à Doña Prouhèze l’auteur catholique Paul
Claudel dans Le Soulier de satin.
La voyante sacrifiée
1830. Une jeune novice née en Bourgogne voit apparaître la Vierge Marie
de juillet à novembre. Quelques mois plus tôt, la novice a vécu dans
l’exaltation la solennelle et fastueuse cérémonie du transfert des restes de
saint Vincent de Paul à la chapelle des Lazaristes, au 95, rue du Bac à
Paris .(23)
Le 18 juillet, jour de la fête de saint Vincent de Paul, la supérieure, mère
Marthe, distribue un morceau de dentelle à chacune des novices : c’est un
bout du surplis, sorte de lavallière en dentelle qu’on appelle le « rochet ».
La novice le coupe par la moitié et dévore avidement la relique de saint
Vincent de Paul.
Elle s’endort difficilement, obsédée par le désir de voir « notre bonne
mère ». À 23 h 30, on l’appelle. C’est un enfant rayonnant, d’environ quatre
ans, qui l’entraîne dans la chapelle à travers le couvent illuminé comme
pour la messe de minuit. La novice s’agenouille et soudain l’enfant de
lumière lui dit : « Voici la Sainte Vierge. »
La novice ne la voit pas. Elle entend très bien « comme le froufrou d’une
robe de soie », mais pas d’incarnation, pas d’images. « C’est alors, écrivit-
elle plus tard, que l’enfant me parla non plus comme un enfant mais comme
un homme le plus fort et des paroles plus fortes, alors regardant la Sainte
Vierge, je n’ai fait qu’un saut auprès d’elle à genoux sur les marches de
l’autel les mains appuyées sur les genoux de la Sainte Vierge. »
Longue conversation dont nous ne saurons rien. Une lumière s’éteint, la
Vierge est repartie. « Nous avons repris le même chemin, toujours tout
allumé, et cet enfant était toujours sur ma gauche. Je crois que cet enfant
était mon ange gardien qui s’était rendu visible pour me faire voir la Sainte
Vierge, parce que j’avais beaucoup prié pour qu’il obtienne cette faveur, il
était habillé de blanc portant une lumière miraculeuse avec lui c’est-à-dire il
était resplendissant de lumière âgée d’à peu près quatre à cinq ans. Revenu
à mon lit, il était deux heures du matin que j’ai entendu leur je ne me suis
point endormie. »
Le bruit se répandit hors des murs du couvent et l’on sut bientôt qu’une
religieuse avait vu une apparition. Qui était-elle ? Silence. Le nom de
Catherine Labouré resta inconnu fort longtemps. Le père Aladel, son
confesseur, lui avait fait jurer le silence. Et ce texte que je viens de citer ?
Eh bien, il a été écrit vingt-six ans plus tard, car la novice qui avait reçu les
visites de la Vierge devait d’abord apprendre à lire et à écrire. Elle était loin
du compte. Sa fiche d’entrée au couvent précise : « Sait lire et écrire pour
elle. » Autrement dit, mal.
Ce n’est pas le seul texte de Catherine Labouré. Plusieurs datent de 1841,
onze ans après l’apparition, d’autres de 1876, l’année où elle mourut. Mais
quel que soit le texte, il précise l’apparence de la Vierge qui devra, Elle l’a
ordonné, être reproduite sur une médaille miraculeuse. La religieuse
visionnaire en fait la description suivante : « La Sainte Vierge était debout,
habillé de blanc, une robe en soie blanc-aurore faite ce qu’on appelle la
vierge, manche plate, un voile blanc qui descendait jusqu’en bas, par
dessous le voile j’ai aperçu ses cheveux en bandeaux, par dessus une
dentelle d’à peu près 3 cm de hauteur, sans fronce, c’est-à-dire appuyée
légèrement sur les cheveux ; la figure assez découverte, ses pieds appuyée
sur une boule c’est-à-dire une moitié de boule ou du moins il ne m’a paru
que la moitié et puis, tenant une boule dans ses mains qui représentaient le
globe, c’est un élément élevé à la hauteur de son estomac d’une manière
très aisée les yeux élevés vers le ciel… Il s’est formé un tableau autour de la
Sainte Vierge, un peu ovale, où il y avait en haut du tableau ces paroles : Ô
Marie conçue sans péché priez pour nous qui avons recours à vous – écrites
en lettres d’or. Alors une voix se fit entendre qui me dit : faites, faites
frapper une médaille sur ce modèle, toutes les personnes qui la porteront
recevront de grandes grâces en la portant au cou, ses grâces seront
abondantes pour les personnes qui la porteront avec confiance. »
Depuis la première apparition, le père Aladel écoute Catherine Labouré,
qui a pris le voile, qui n’est plus novice et a été affectée à l’hospice de
Reuilly, celui-là même que Bathilde de Bourbon-Siciles avait fondé. Le
père Aladel l’écoute pendant deux ans, mais ne fait rien. Au point que la
Sainte Vierge se fâche et exige qu’on frappe la médaille. « Faites, faites
frapper… »
Harcelé par la Vierge et sa porte-parole, le père Aladel, tardivement, fait
remonter le message jusqu’à l’archevêque de Paris. Monseigneur de
Quélen, ultraroyaliste, un temps « survivantiste » (croyant à la survie de
Louis XVII), ambitieux, coquet, est un fort bel archevêque conscient d’être
joli, selon Ernest Renan qui le trouvait « efféminé ».
La conception sans péché de la Mère du Christ traîne depuis très
longtemps parmi les fidèles de l’Église catholique, mais ce n’est pas encore
un dogme. Au cœur de la revanche religieuse de la Restauration, puisque
nul roi légitime n’apparaît plus sauf au paysan laboureur de Gallardon, la
Vierge est une bonne affaire et monseigneur de Quelen n’est pas le seul à
demander que cette croyance soit légitimée officiellement : il faudrait que le
pape publie une bulle affirmant que Marie a été conçue sans péché. Ce sera
fait en 1854.
Son Fils aussi, bien sûr, puisqu’elle est restée vierge. Mais cette fois, il
s’agit d’extraire la Vierge Marie du lot commun des mortels, de la
fécondation de la mère par le sperme du père et de l’accouchement où ça
saigne, où ça délivre du gras comme un petit animal et où le placenta, la
poche grisâtre qui fut l’abri du nouveau-né, est trop sale pour avoir existé.
La nuit de la Nativité, on n’allait pas enterrer le placenta de Marie sous un
arbre, tout de même ! Il faut que tout soit propre dans l’histoire de Marie, à
commencer par sa conception qui ne peut pas, qui ne doit pas reproduire le
péché de chair des origines.
Mais la Vierge Marie mourra-t-elle de sa belle mort ? Pour l’instant, oui.
Oui jusqu’en 1950, où elle sera proclamée officiellement en assomption,
c’est-à-dire non morte.
Les dessins de la future médaille sont encore en chantier quand les
journées révolutionnaires de 1830 à Paris arrêtent tout. Avant les Trois
Glorieuses, monseigneur de Quélen avait échappé de justesse à une
arrestation, son archevêché ayant été pillé et dévasté parce que la fameuse
procession appelée « Translation des restes de saint Vincent de Paul » avait
choqué l’opinion publique – trop de faste, trop de visibilité. Après la
révolution de 1830, les vocations des Sœurs de la Charité (l’ordre fondé par
Monsieur Vincent) avaient subitement diminué, et la position de l’Église de
France était une fois de plus à reconstruire.
Monseigneur de Quélen autorisa la frappe de la médaille, qui commence
en mai 1832.
En mars avait éclaté à Paris une grave épidémie de choléra qui paraît
terminée en juillet, mais ce n’est qu’un intermède, l’épidémie repart de plus
belle en septembre. La médaille est frappée à deux mille exemplaires, et
comme l’épidémie, cette fois, s’arrête pour de bon, la médaille aura
forcément guéri le choléra. Voilà donc comment elle devient « médaille
miraculeuse ».
Ce petit médaillon ovale représente la Vierge debout, le pied sur un
globe, et les mains largement ouvertes d’où s’échappent des torrents de
lumière. Ou de foudre. Ou de grâces. Ou d’énergie. Des torrents lumineux
en zigzag. Et peut-être les mains de la Vierge laissent-elles échapper un peu
de sang, car pour beaucoup de catholiques, elles sont trouées et les torrents
qui s’échappent de ses mains ne peuvent être que d’un sang lui aussi martyr.
Bref, la Vierge de la médaille ressemble à une nouvelle divinité.
Dans la même période, au cœur du bâtiment autrefois appelé « Académie
royale de musique » et renommé « Opéra » depuis juin 1791, se déploie à
Paris le trésor de l’opéra romantique italien, qui met systématiquement les
jeunes vierges en danger, vertiges, morts au bûcher, folies mortelles et
amour fou (La Somnambule et Norma, de Bellini, en 1831, Lucia di
Lammermoor, de Donizetti, en 1835, Rigoletto, de Verdi, en 1851, Le
Trouvère et Traviata en 1853). On dirait que, même pendant la Révolution
française, le dix-neuvième siècle exalte dans l’Église une « Plus que
femme » en la personne de la Vierge, et dans l’opéra romantique le devoir
de défaite des femmes, toujours vaincues malgré leur merveilleux courage.
(Voilà qui rappellera peut-être à certains et à certaines l’essai que j’ai publié
en 1979, L’Opéra ou la Défaite des femmes.)
Succès foudroyant de la Vierge aux mains ouvertes : à la fin de 1834,
cinq cent mille médailles ont été distribuées. En 1836, plus d’un million
cinq cent mille exemplaires. Lorsque l’archevêque de Paris veut ouvrir une
enquête canonique sur Catherine Labouré, le père Aladel prétend, et c’est
invraisemblable, qu’elle a tout oublié et qu’« il est inutile de l’interroger ».
De qui se moque-t-il ? Eh bien, il soigne sa propre réputation.
En 1834, le père Aladel en a profité pour sortir un livre, son livre à lui,
sans indication d’auteur, avec le même succès que la médaille : Notice
historique sur l’origine et les effets de la nouvelle médaille frappée en
l’honneur de l’Immaculée Conception de la très sainte Vierge, et
généralement connue sous le nom de « Médaille miraculeuse ». Trois
rééditions et de nouveaux miracles.
Catherine Labouré peut apparaître dans d’autres livres sous le nom de
« sœur N ». Et elle n’est pas contente, sœur N. Parce que l’image de la
Vierge sur la médaille n’est pas du tout conforme à ses visions. Disparues,
les mains tenant le globe du monde à la hauteur de l’estomac. Monseigneur
de Quélen lança une enquête de canonisation sur sœur N. confiée à un
chanoine responsable des problèmes canoniques, ancien prêtre devenu
administrateur sous la Terreur et revenu au clergé par la suite.
Le chanoine aux croyances zigzagantes écrit que bien sûr, il eût fallu
recueillir de sa bouche le témoignage de la voyante, mais que « des causes
que le promoteur ne peut se permettre d’approfondir, Dieu ayant ses
desseins en toutes choses, ont empêché de remplir, en cette enquête, une
formalité et une condition bien essentielles ». Voilà qui ressemble beaucoup
aux bredouillis du Marteau des sorcières ! Quelle sera sa source ? Le père
Aladel, évidemment, coupable d’effacement de voyante. La sœur N. a
totalement disparu.
Elle ne sera identifiée qu’après sa mort sous son nom, Catherine Labouré,
béatifiée en 1933, canonisée en 1947.
En 1841, dans une notice probablement dictée, elle détaille la
« Particularité essentielle : la sainte Vierge tient légèrement le monde dans
ses mains et elle l’éclaire d’une vive lumière avec une tendresse
maternelle », mais cette mère divine deviendra exigeante et dure à travers le
dix-neuvième siècle. Une mère cruelle ? Pendant ce temps, le père Aladel
fait peindre la Vierge – sa Vierge – que Catherine Labouré ne reconnaîtra
pas comme la sienne. Plus tard, Bernadette Soubirous ne reconnaîtra pas
non plus sa vision dans la statue de « la Dame ».
« Le bras de mon Fils s’appesantit »
Après 1830, les visions de religieuses se multiplient, mais le ton des
apparitions a changé. Au lieu d’une bonté magnanime comme celle que
semble manifester la Vierge miraculeuse apparue à Catherine Labouré,
Marie redoute que la colère de son Fils ne s’abatte sur le monde, car son
bras s’appesantit chaque jour et la Vierge a bien du mal à l’empêcher de
frapper.
Visions menaçantes, à faire peur, du Cœur Sacré de Marie et du Sacré
Cœur de son Fils : rouges, en flammes, palpitants de courroux. En 1843, au
carmel de Tours, Perrine Éluère, devenue sœur Marie de Saint-Pierre, reçoit
l’apparition du Christ très en colère – au-dehors éclate un violent orage. Ce
qui le fâche, c’est la fréquence des blasphèmes et, pour les réparer, il dicte à
Perrine une prière appelée « La Flèche d’or ». Jésus y est qualifié de
« suradorable » et de « très inconnu ».
Dans une autre de ses apparitions, Jésus annonce « qu’il ne peut plus
demeurer dans cette France qui, comme une vipère, déchirait les entrailles
de Sa miséricorde […] et que la France avait sucé les mamelles de Sa
miséricorde jusqu’au sang ». Sucer les mamelles : revoilà le Christ
transgenre de l’époque médiévale.
Perrine Éluère fut nommée portière au carmel de Tours. Elle prodiguait
régulièrement des conseils aux visiteurs, et même, elle leur donnait un
scapulaire brodé du Sacré Cœur par ses soins : nommé le « Petit Évangile »,
le tissu contenait des versets de l’Évangile de la fête de la Circoncision, le
1er janvier, huit jours après la naissance de Jésus, accompagnés de deux vers
qu’elle avait composés et de feuilles séchées du buis béni le jour des
Rameaux. Le « Petit Évangile » de Perrine connut, lui aussi, un grand
succès. Ses visions continuèrent et se tournèrent vers la Vierge Marie,
qu’elle appela « Notre-Dame de la Sainte Face » et dont Perrine Éluère
découvrit sur le tard qu’elle avait allaité l’enfant Jésus d’un lait
« suradorable ».
On pressent que le culte des reliques cherche à se rouvrir la voie. Prières,
processions, confessions et même macérations ne suffisent plus ; il faut
pouvoir toucher un lambeau de dentelle que l’on dévore, ou alors s’abreuver
à une eau miraculeuse.
Une dame assise sur un « paradis »
Là-haut, sur la montagne de la Salette, le samedi 19 septembre 1846 à
quinze heures, Mélanie Calvat, presque quinze ans, et Maximin Giraud,
onze ans, une bergère et un berger, ont construit un « paradis », c’est-à-dire
une petite colline de pierres. Le lendemain, ils voient apparaître une dame
lumineuse assise sur le paradis, le visage inondé de larmes. Elle s’adresse à
eux en occitan et leur confie des secrets.
Au retour, ils en parlent. La veuve Pra, mère de l’employeur de Mélanie,
expédie les enfants chez monsieur le curé qui pleure de ravissement, prend
des notes et en parle le dimanche à la messe. Ça ne traîne pas. Le dimanche
soir, Mélanie, seule, pressée par Pra, entouré de l’employeur de Maximin,
Pierre Selme, et d’un voisin, leur dicte en occitan ce qu’ils vont très
lentement transcrire en français. Maximin est rentré chez ses parents à
Corps, une ville située non loin de là. « Avancez mes enfants n’ayez pas
peur, je suis ici pour vous annoncer une grande nouvelle ; si mon peuple ne
veut pas se soumettre, je suis forcée à laisser aller la main de mon fils ; il est
si forte et si pesante que je ne puis plus le maintenir, depuis le temps que je
souffre pour vous autres, si je veux que mon fils ne vous abandonne pas, je
suis chargée de le prier sans cesse moi-même pour vous autres n’en faites
pas de cas ; vous auriez beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la
peine que j’ai prise pour vous autres. Je vous ai donné six jours pour
travailler ; je me suis réservé le septième et on ne veut pas me l’accorder,
c’est ça qui appesantit tant la main de mon fils ; et aussi ceux qui mènent les
charrettes ne savent pas jurer sans mettre le nom de mon fils au milieu, c’est
les deux choses qui appesantissent la main de mon fils. »
Suivent toutes sortes de menaces sur les récoltes de noix, de raisin, de
pommes de terre, de blé. La Dame est menaçante, elle pleure mais elle
gronde… et elle interdit les semailles. Fin novembre, juste avant la neige,
ils sont plus d’un millier à monter jusqu’à l’endroit de l’apparition, où coule
désormais une source dont l’eau fait déjà des miracles. Les pèlerins sont
encadrés par des gendarmes et guidés par les deux voyants. Le 31 mai 1847,
ils sont cinq mille, accompagnés par Mélanie et Maximin.
C’est qu’ils sont au travail, les petits. Inlassablement, ils guident,
racontent et finalement récitent comment s’est passée leur rencontre avec
celle qu’on n’appelle plus la Dame, mais la Vierge Marie. Les pèlerins
s’agenouillent devant Mélanie et Maximin, chouchoutés, adulés. Il arrive
qu’on les réveille à trois heures du matin pour guider une personne
importante à cinq heures ; ils sont devenus sacrés, d’ailleurs, bientôt un
quidam achètera le pantalon, le chapeau, la veste de Maximin et leur fera
couper des mèches de cheveux pour en faire des reliques.
En 1850, Maximin se fait littéralement enlever par un groupe de
survivantistes dont le héros est encore un faux Louis XVII, le baron de
Richemont, que le petit voyant est supposé reconnaître en face à face, de
personne sacrée à personne sacrée. On ira d’abord rendre visite à Jean-
Marie Vianney, le curé d’Ars, qui a reconnu et adoré Notre-Dame de La
Salette depuis le début. Catastrophe : Maximin confie au curé d’Ars qu’il a
tout inventé. Il devra s’expliquer devant une assemblée d’évêques et signer
une déclaration certifiant qu’il ne s’est pas du tout rétracté.
Fureur du curé d’Ars !
Les catastrophes s’enchaînent : confronté au baron de Richemont,
Maximin ne le reconnaît pas. Encore heureux ! Car ce baron a fait de la
prison pour escroquerie, comme on l’apprendra un peu plus tard. Mais,
toujours convaincus qu’ils tiennent leur Grand Monarque, les conspirateurs
lâchent immédiatement le voyant, qu’ils font raccompagner par un chanoine
de passage. Comble du comble : les survivantistes de ce groupe affirmeront
que Maximin a fait des révélations sur le Grand Monarque.
En 1854, l’évêque de Grenoble profite de l’anniversaire de l’apparition
pour congédier les deux petits voyants : « La mission des bergers est finie,
celle de l’Église commence, dit-il résolument dans son sermon. Ils peuvent
s’éloigner, se disperser dans le monde, devenir infidèles à une grande grâce
reçue, l’apparition de Marie n’en sera pas ébranlée, car elle est certaine et
rien de postérieur ne pourra rétroagir sur elle. » Ouf ! Les enfants
visionnaires sortent de la scène sacrée. Quant à ce qu’ils pourront dire, peu
importe.
Une prophétesse en trop : sœur Zénaïde
Dès le début, en 1846, Mélanie Calvat est placée dans un couvent. En
1850, elle entre en religion et, en 1851, prend le voile de novice sous le nom
de sœur Marie de la Croix. Elle raconte toujours l’apparition de La Salette,
mais elle fait aussi de la politique : Mélanie-qui-a-vu-la-Vierge attaque la
franc-maçonnerie, et l’attaquera encore bien davantage quand le même
évêque de Grenoble lui refusera de la faire entrer dans la vie religieuse.
L’évêque juge sévèrement que Mélanie n’est « pas assez mûre ».
Il est vrai qu’elle veut fonder un ordre dont elle serait la supérieure,
l’ordre de la Mère de Dieu, ce qui inquiète la hiérarchie.
On la place chez les Sœurs de la Charité où s’occuper des pauvres ne la
dissuade pas d’évoquer un complot franc-maçon, contre La Salette, contre
la Vierge et contre elle, Mélanie. De plus en plus inquiète, sa hiérarchie
l’envoie à l’étranger et l’adolescente visionnaire se retrouve en Angleterre,
séquestrée pendant six ans dans le carmel de Darlington. Sous le nom de
sœur Zénaïde, elle sera placée à Marseille, puis au couvent de Céphalonie
en Grèce, puis à Cannes, Châlons-sur Saône, Lecce, Messine, au Piémont,
dans l’Allier, et enfin de retour à Marseille avant de quitter les ordres
religieux ; elle s’installera près de Naples avec sœur Marie, une sœur de
l’ordre de la Compassion à qui on l’a confiée depuis son premier séjour à
Marseille.
Son trajet mouvementé, géographiquement bizarre, témoigne de
l’étrangeté de Mélanie Calvat, qui, comme Maximin avec le curé d’Ars, est
capable de dire n’importe quoi.
En 1873, elle publie son propre récit, L’Apparition de la Très Sainte
Vierge sur la montagne de La Salette, que la papauté met bientôt à l’index :
à la manière des convulsionnaires, elle y prophétisait imprudemment que
« Rome perdrait la foi et deviendrait le siège de l’Antéchrist ». Folle,
décidément, et ultradroitière. Cette même année 1873, les royalistes
inventent La Marseillaise catholique, avec, dans le refrain, un Dieu
vainqueur pour « sauver Rome et la France au nom du Sacré Cœur ». C’est
un refrain qu’à la messe, j’ai beaucoup entendu lui aussi pendant la Seconde
Guerre mondiale.
Mélanie, étrange fille qu’en d’autres temps on appellerait anorexique,
nourrie de la seule hostie de la communion, stigmatisée, vengeresse, est une
prophétesse au ton terrible… Elle ne sera ni canonisée ni béatifiée.
Forcément. Car Mélanie affirmait qu’elle aussi, comme la Mère de Dieu,
avait échappé au péché originel.
Sa vie longue, mais errante, et ses points de délire font d’elle une
réprouvée parmi les saints, une fille qui, malgré son expérience mystique au
« paradis », n’a jamais réussi à devenir une vraie sainte.
La Chose tout en blanc et la fille de nulle part
Il ne fait pas bon être au dix-neuvième siècle une adolescente qui reçoit
la vision de la Vierge Marie. Mélanie Calvat était sans doute privée de
l’esprit d’obéissance, sans doute se prenait-elle pour la nouvelle Mère de
Dieu, mais les mauvais traitements qu’elle reçut de l’Église commencent à
ressembler à la haine qu’on portait jadis aux sorcières. Or on n’avait rien vu
encore du traitement que pouvait recevoir, au milieu du dix-neuvième
siècle, une jeune visionnaire face aux institutions civiles et judiciaires. Ce
sera fait, à partir de 1858, avec les nombreuses exactions que subit
Bernadette Soubirous, quatorze ans, dans les Pyrénées.
En 1858, l’empereur Napoléon III est au pouvoir, et il a des relations
complexes avec la future Italie. Dans sa jeunesse, à Rome, il a fait en 1830
le coup de main avec les carbonari nationalistes et s’est fait initier
secrètement à la Charbonnerie, ce mouvement venu des très anciens rituels
forestiers du compagnonnage médiéval dans le Jura. Ancien carbonaro et
devenu empereur, il est sensible aux « Printemps des peuples », et aux
revendications d’indépendance du nord de l’Italie contre l’Empire
d’Autriche. Quel rapport avec Lourdes ? Mais le plus grand, bien sûr. Car
c’est en Italie que réside le pape, qui garde encore un pouvoir temporel en
régnant sur les États pontificaux. Et seul capable de déclarer sainte qui bon
lui semble.
Justement, à Rome, en 1854, un pape vient de proclamer le dogme de
l’Immaculée Conception tandis qu’en France, en 1850, la loi Falloux
ouvrait les écoles aux filles. Que se passe-t-il dans la tête tortueuse de
Napoléon III ? En 1856, il offre à la ville du Puy-en-Velay une immense
statue de la Vierge noire que l’Église bénit et baptise : « Notre-Dame de
France ». Avec les catholiques, l’empereur se méfie. Très souvent
royalistes, romantiques et survivantistes, ils ont déjà tenté par deux fois de
ressusciter les Bourbons.
Marie-Bernarde Soubirous, appelée familièrement Bernadette, est
bergère, gravement asthmatique et ne parle que l’occitan pyrénéen.
L’école ? Ouverte aux filles ? Ah bon ? La petite a déjà suffisamment à faire
avec sa mauvaise santé et ses bêtes.
Or donc le 11 février 1858, alors que, encouragée par deux amies de son
âge, elle hésite à franchir un étroit passage entre deux rochers, Bernadette
Soubirous entend un bruit qui lui rappelle « le vent dans les feuilles » – ou
un froufrou de soie ? Et elle lève la tête. Une lumière blanche lui apparaît
dans la grotte de Massabielle. En son centre se trouve une petite fille
comme elle, tout en blanc. La fillette lumineuse porte une ceinture bleue et
elle a, pas possible ! des roses sous ses pieds nus. L’apparition lui a
demandé gentiment de revenir pendant quinze jours au même endroit.
Lorsque Bernadette, de retour chez ses parents, raconte ce qu’elle a vu, la
mère de Toinette, une de ses amies, lui donne des coups de bâton. Ce n’est
que le début.
L’enfant a pour parents de vrais pauvres, et qui boivent. Son père,
meunier, dégringole l’échelle sociale en perdant son emploi, et un cousin lui
offre pour loger sa famille un sous-sol que tout le monde appelle le
« cachot ». Bernadette est fluette, respire mal, et sans doute ne mange-t-elle
pas suffisamment.
Elle ne sait pas du tout ce qu’elle a vu. En blanc, une petite fille, une
espèce de chose éblouissante. Et c’est le mot qu’elle choisit : Bernadette a
vu Aquero, en occitan pyrénéen, CELA, la Chose.
Le 14 février, la Chose réapparaît en silence. Au retour à Lourdes, mère
Ursule, directrice de l’école religieuse où elle va si rarement, lui flanque
une gifle, t’as pas bientôt fini avec tes « carnavalades » ? Le 16 février,
deux dames de Lourdes suivent l’enfant Bernadette et lui font apprendre
une phrase en occitan : « Voulez-vous avoir la bonté de mettre votre nom
par écrit ? »
« Ce n’est pas nécessaire », répond Aquero.
Qui donc est la Chose ? Le fantôme d’une morte ? Elles sont plusieurs à
Lourdes à avoir mené une vie sainte… Mais comme Bernadette ne sait pas
décrire la Chose autrement que « en blanc-petite fille-petite demoiselle-
ceinture bleue », et que les deux dames ne voient pas l’apparition, elles ne
sont guère plus avancées. L’une des deux hébergera Bernadette – car nul
n’ignore à Lourdes ses conditions de vie.
19 février. Un groupe de femmes monte à Massabielle avec Bernadette,
seule à voir la « petite demoiselle ». Le 20 et le 21 février, Aquero se tait.
Mais le 21 paraît un article factuel sur l’apparition dans le quotidien
républicain de Lourdes, Le Lavedan. Et le jour même, Bernadette est
interrogée par le commissaire de police, Dominique Jacomet. Il n’a pas le
droit de la questionner sans la présence d’un parent. Cela ne le gêne en rien.
« Qui a-t-elle vu ? La Vierge ?
– Non, elle n’a pas vu la Vierge, elle a vu Aquero.
– Qui lui a dit de retourner à la grotte ? Sa mère ? Ses voisines ?
– Elles m’ont conseillé de ne pas retourner là-bas.
– Tu mens ! » lance le commissaire qui veut la piéger en relisant ses
déclarations de travers.
Elle rectifie chaque fois, le commissaire s’énerve. Non, monsieur, je n’ai
pas dit ça – Si ! –Non ! Et alors le commissaire se lâche : « Tu veux devenir
une petite pute, espèce d’ivrognasse ? Tu vas aller en prison ! »
Dehors, les gens écoutent, c’est par eux qu’on sait ce qui se dit. Ça
gronde. L’interrogatoire n’est pas légal, ils le savent et voici justement que
le père de Bernadette arrive.
Ce dernier a été condamné à la prison pour vol de deux sacs de farine, et
c’est le commissaire qui l’y a mis. Il l’a relâché mais quand même, ça fait
peur ! Parce que le commissaire Jacomet menace. Il affirme maintenant
devant le père Soubirous que sa fille lui a avoué la vérité : la Chose, la
grotte, tout ça, c’était faux. Gros mensonge.
« Non ! » crie Bernadette.
Le père promet qu’elle n’y retournera plus, à la grotte.
Le 22 février, elle y retourne avec la permission de son père. Deux
gendarmes la rattrapent. Aquero ne vient pas et il y a cent personnes, sans
compter le jeune abbé Pomian, aumônier de l’ordre des Sœurs de la Charité.
Le conseil municipal de Lourdes se réunit. Ces gamines visionnaires, ce ne
sont que des ennuis. Mais quand même, le 23, des notables se déplacent. À
partir du 24 février, le nombre de personnes qui se rendent à Massabielle
augmente avec une belle régularité.
Trois cents le 24, trois cent cinquante le 25, mille le samedi 26, mille cent
le dimanche, mille cinq cents le 1er mars, mille six cent cinquante le 2 mars,
trois mille le 3 mars, huit mille le 4.
En Inde, encore aujourd’hui, les gens flairent ainsi les Choses
merveilleuses avec les narines, les oreilles et cet organe propre à ce pays : le
Croire. Il serait malvenu de ne pas « y » croire, puisque d’ailleurs la télé et
la presse attestent de l’authenticité de la Chose.
En juin, dans les années 2000, quand il faisait cinquante degrés à
l’ombre, une statue du dieu Ganesh avait bu le lait de l’offrande, et hop !
foules, dons, prières, un temple se construit. On aura beau plaider que
seules les statues en bois aspirent le liquide, et qu’un bout de bois en fait
autant selon les lois de la physique quand il fait très chaud, le nombre des
croyants augmente régulièrement.
Mais en Inde où règne un copieux polythéisme et où, normalement,
quand ce n’est pas un extrémiste hindou qui gouverne, sept grandes
religions sont autorisées, visions, miracles, merveilles font partie du
quotidien. L’Inde est une nation qu’autrefois on aurait appelée « païenne »,
et c’est ainsi qu’on peut comprendre les saisissantes apparitions de la
foule à la grotte de Massabielle : avec Aquero, la Chose, le paganisme est
de retour en chrétienté.
Un an avant l’arrivée d’Aquero, monseigneur Sibour, archevêque de
Paris, s’apprêtait à bénir ses ouailles qui l’attendaient sur les côtés de
l’église Saint-Étienne-du-Mont à Paris quand un homme en paletot se releva
et lui porta un coup de couteau catalan en plein cœur. L’assassin, le père
Jean-Louis Verger, ne chercha pas à fuir et brandit son arme en criant : « À
bas la déesse ! »
Il précisa plus tard qu’il en avait après la fête de l’Immaculée
Conception. On le guillotina. Peut-être n’était-il pas si fou, après tout.
Le jour où Bernadette, en grattant le sol, fait surgir une eau boueuse, elle
éclate de rire. L’apparition aussi. Aquero aussi : ce sont deux petites filles
joyeuses et qui jouent. Puis Aquero lui demande de se prosterner face contre
terre, dans la flaque. Quand elle se relève, Bernadette a le visage boueux et
rayonne. Sa tante pousse un grand cri en la voyant mâcher une herbe et
s’effondre sur le sol glissant. J’entends le rire cristallin d’Aquero et
Bernadette expulse la tante incongrue en lui disant que ce n’est pas la peine
de se mettre dans un état pareil – devant trois cents personnes ? Allons,
allons. Trois cents personnes qui ne perdent pas leur temps et remplissent
des bouteilles d’eau de la source nouvelle.
Le jour des trois cent cinquante, Le Lavedan publie un article vengeur sur
la catalepsie de Bernadette, ah mais ! Il ferait beau voir que des républicains
rationalistes marchent dans cette facétie ! Ce jour-là, le procureur impérial
de Lourdes, Vital Dutour, menace à son tour Bernadette de la prison si elle
n’avoue pas son mensonge. Présente à l’interrogatoire, sa mère se met à
sangloter, mais Bernadette ne cède rien. Apitoyée, madame Dutour apporte
des chaises.
Le procureur écrit : « Bernadette appartient à une famille pauvre. Son
père fut arrêté en 1857 sous l’inculpation de vol qualifié. La moralité de la
mère n’est guère moins douteuse. De notoriété publique, cette femme se
livre à l’ivrognerie. Le concours de ces misérables personnages, leur
langage, leurs mœurs et surtout leur réputation étaient certes de nature à
détruire le charme, à inspirer non seulement le doute, mais le dégoût ; ce
sont en effet des intermédiaires bien vils pour Celle qui est regardée comme
l’être pur par excellence. » Vertigineux jugement de classe qui ne se
dissimule pas : la visionnaire appartient à une famille pauvre, tout est dit.
Bernadette a vivement refusé de s’asseoir sur une chaise. « Non, on va la
salir. » Tout est dit également.
Le jour des mille cinq cents personnes, et devant un abbé qui a
transgressé l’interdiction du curé de Lourdes – pas un membre du clergé à la
grotte, c’est un ordre –, se déroule le premier miracle : massés avec l’eau de
la source, les deux doigts d’une femme, paralysés, se déplient.
Le jour des mille six cents personnes, Bernadette reçoit le deuxième
message. Le premier, c’était : « Pénitence ! » Le deuxième exprime des
désirs : que le clergé vienne à la grotte en procession, et qu’on construise
une chapelle à Massabielle.
Bernadette se précipite chez le curé de Lourdes, Dominique Peyramale,
et transmet la requête de la procession. Le curé, très en colère, explose et la
traite de menteuse, mais quand ça va s’arrêter, ce désordre dans la ville, que
tout ça soit fini… Bernadette s’enfuit, puis se souvient de la chapelle. Elle
revient sur ses pas et informe le curé qui voit rouge, alors elle précise :
« Une toute petite chapelle. »
Le jour des trois mille curieux, Aquero apparaît à Bernadette qui s’est
rendue à la grotte après l’école. Elle retourne chez le curé et insiste. « Si ce
que tu dis est vrai, crie-t-il, alors qu’elle fasse fleurir un rosier dans la
grotte ! » Le procureur Dutour décide d’en appeler au garde des Sceaux.
Lorsqu’ils sont huit mille, le commissaire organise un service d’ordre et
Bernadette est flanquée d’un gendarme. Longue apparition d’Aquero. Puis
Bernadette remarque Eugénie, une petite malvoyante, dont elle prend les
mains et qu’elle embrasse. Illuminée, Eugénie dit qu’elle y voit, comme la
pianiste aveugle qui se croyait guérie par Mesmer. C’est la première journée
des reliques : on coupe en douce le bas de la robe de Bernadette, on tire des
fils dans la doublure de sa cape.
La quinzaine est finie. Le Lavedan se moque publiquement des
superstitions. Bernadette, qui nie farouchement avoir fait un miracle, ne va
plus à la grotte, elle n’a plus rendez-vous. Mais elle va quand même rendre
visite à un enfant très malade, à la demande de sa grande sœur. Il ne bouge
plus, ne mange plus, bave la bouche ouverte, et voilà que Bernadette,
enjouée, le rudoie gentiment en le traitant de « fénian ». Il va mieux.
L’adolescente y va souvent, le secoue, il guérit. Bernadette a reproduit
l’antique mécanisme des thérapeutes, d’abord l’initiation secrète, et ensuite
le bon usage de l’empathie, du transfert et du rudoiement obligatoire.
À la grotte, les pèlerins déposent les premiers cierges et les premières
offrandes. Le culte est né. En termes juridiques, il n’est pas déclaré et il est
donc illégal. Mi-mars, réunion au sommet. Bernadette comparaît devant le
procureur Dutour, le commissaire Jacomet, le maire de Lourdes et un
secrétaire de mairie. Le tribunal des notables admet sa bonne foi et
l’honnêteté de sa famille.
25 mars, jour de la fête de l’Annonciation. Bernadette se rend à la grotte
à six heures du matin, devant seulement une centaine de pèlerins. Et enfin
Aquero se nomme : « Que soy era Immaculada Counceptiou. » Depuis le
premier jour, ils savent tous qu’Aquero est la Vierge Marie. Mais ce n’est
pas ainsi qu’elle s’annonce : elle prend le nom de son dogme tout neuf.
27 mars. Convaincu qu’il s’agit d’un « fatras de superstitions », le baron
Oscar Massy, préfet de Tarbes, a résolu de soumettre Bernadette à un
examen psychiatrique. Il faut interner cette gamine, juge-t-il, trois médecins
vont en décider. Il leur faudra quatre jours pour établir un certificat : ils ont
constaté l’asthme, évoquent des hallucinations, peut-être une crise de
possession démoniaque comme à Loudun, ou alors de l’épilepsie, de
l’hystérie peut-être ? Non, non, pas d’hystérie, et puisqu’il faut à tout prix
produire un diagnostic, ils écrivent ceci : « Maladie qui ne peut pas nuire à
la santé. »
Début avril, Bernadette emporte un gros cierge qu’elle allume devant la
grotte et ne sent pas la flamme lui lécher la paume, comme souvent dans
l’extase ordinaire. Puis elle sort de l’extase et une paroissienne de Lourdes
malintentionnée se livre à une petite expérience : elle touche la main de
Bernadette avec la flamme de son cierge à elle. Aïe ! crie Bernadette,
furieuse. Mais ça brûle !
Quatre jours plus tard se déclenche à Lourdes, chez des adolescentes, une
« épidémie de visionnaires ». La photographie d’archive est spectaculaire :
en costume traditionnel comme Bernadette, le fichu noué de la même façon,
une gamine offre son visage figé et ses mains ouvertes à une Chose
invisible.
Du coup, en mai, le préfet de Tarbes se rend à Lourdes et menace par
décret. Quiconque se déclarera visionnaire sera directement envoyé à
l’hospice de Lourdes.
Le commissaire a pris grand soin de retirer tous les objets de culte avant
l’arrivée de son supérieur.
En juin, un barriérage officiel interdit l’accès à la grotte. Il est démoli le
lendemain. Reconstruit, puis démoli. Reconstruit. Menace générale sur les
populations : il sera dressé procès-verbal à qui s’approchera de la grotte. Et
là, l’opinion bascule. Le peuple de Lourdes n’en peut plus de ces brimades
et bientôt, avoir fait l’objet d’un procès-verbal à la grotte devient un motif
de fierté. On sera condamné en juillet ; et acquitté en appel à Pau. On a
gagné ! ON A GAGNÉ !
16 juillet. Dernière apparition de l’Immaculée Conception. Bernadette ne
se rend pas à la grotte pour ne pas s’y faire remarquer, et se tient à distance
au beau milieu d’un champ. Mais c’est comme si elle était projetée au pied
des roses d’Aquero.
Et comme rien de l’ordre civil et religieux n’y fait, l’évêque de
Montpellier, qui parle l’occitan, veut voir et entendre de près l’enfant
visionnaire. Il rencontre Bernadette et il est si ému qu’il lui offre son
chapelet en or. Bernadette a toujours refusé la moindre rétribution, le
moindre cadeau, et le chapelet en or restera aux mains de l’évêque de
Montpellier. L’évêque de Soissons arrive et les deux, celui de Soissons et
celui de Montpellier, pressent l’évêque de Tarbes de venir à son tour.
Car il n’est pas encore venu. En 1861, ce sera chose faite et l’évêque de
Tarbes achète la grotte de Massabielle.
La politique finit par s’intéresser à la Chose. Le très chrétien, très
antisémite et très influent Louis Veuillot, journaliste, publie un grand article
dans L’Univers, le journal le plus catholique de la presse de l’époque.
Louis Veuillot est hostile aux évêques qui revendiquent leur autonomie de
prélats français. À Lourdes, devant les barrières, il s’écrie : « On veut donc
empêcher les gens de prier le Bon Dieu, ici ? » Apeuré, l’évêque de Tarbes
ordonne une enquête canonique sur les apparitions de Massabielle. La
reconnaissance religieuse officielle est en marche.
Louis Veuillot s’est donc rendu lui-même à Lourdes, ce qui vaut
béatification. S’y trouve aussi madame l’amirale Bruat, gouvernante des
enfants du couple impérial, Napoléon et Eugénie, parents d’un fils unique.
Le garde champêtre écrit : « La Mirale Brua, gouverneuze des enfants de
France. »
La grotte est toujours fermée.
Elle rouvre en octobre, mais à cause de l’empereur qui prend lui-même la
décision. C’est un coup politique qui commence l’année de l’apparition
d’Aquero, en 1858.
À cette date, l’empereur a déjà signé un pacte secret avec Camillo Benso,
comte de Cavour, l’une des têtes de pont des combats nationalistes italiens.
Reste le pape, qui encombre. À compter de 1860, recrutés sur le principe du
volontariat, les zouaves pontificaux français font partie des troupes qui
protègent le pape – l’ancien voyant de La Salette, Maximin Giraud, sera du
nombre. Hormis Rome, le pape n’a plus rien. Les républicains rêvent de le
voir sans défense, et les catholiques français ne veulent pas que leur armée
de volontaires déserte la protection du pape, ou alors il faudra leur donner
un petit quelque chose en échange. Ce sera la réouverture de la grotte de
Massabielle.
Le baron Oscar Massy, préfet de Tarbes, est limogé et emporte ses
archives, retrouvées plus tard par l’abbé René Laurentin (1917-2017), à qui
l’on doit toutes les précisions sur l’histoire d’Aquero et de Massabielle.
C’est sans doute à cette date que, de leur côté, le commissaire Jacomet et le
procureur Dutour brûlent soigneusement leurs archives. On les comprend.
1862. L’évêque de Tarbes annonce : « Nous jugeons que l’Immaculée
Marie, mère de Dieu, a réellement apparu à Bernadette Soubirous le
11 février 1858 et les jours suivants dans la grotte de Massabielle près de la
ville de Lourdes. » La « petite chapelle » deviendra plus tard l’immense
basilique de l’Immaculée Conception. Sous la pression des coureurs de
reliques, harcelée tous les jours, Bernadette choisit quatre ans plus tard
d’entrer chez les Sœurs de la Charité, à Nevers, loin du pays natal.
10 mai 1866. Journée de l’inauguration de la crypte. Foule énorme, tout
le monde veut toucher la jeune sainte venue spécialement de Nevers, et
protégée cette fois par un cordon de gendarmes. L’un d’eux lui pose un
baiser sur la main.
En 1867, Bernadette entre en religion sous son vrai nom de sœur Marie
Bernard. Normalement, elle devrait être envoyée ailleurs qu’à Nevers, mais
voilà… Alors, comme convenu entre eux pour garder Bernadette à Nevers,
quand l’archevêque demande cérémonieusement, et en présence de
l’intéressée, ce que pourrait faire sœur Marie Bernard, sa supérieure
répond : « Elle n’est bonne à rien. » Le dignitaire proclame alors la nouvelle
domiciliation de Bernadette : « Sœur Marie Bernard, nulle part. »
Bernadette ne l’a pas très bien pris, car personne ne l’avait avertie de
cette bienveillante machination.
Les Vierges et les Sorcières
Les maîtres de l’utérus
Après la chute de la monarchie, le sang qui coule sur des champs de
bataille ou sur des barricades stimule en France l’apparition des Vierges et
leur temps est presque toujours celui de l’angoisse. Ce qui étonne, c’est
qu’il n’y ait pas eu de Vierge secourable pendant les deux guerres
mondiales, alors que l’une des dernières apparitions officiellement
reconnues a eu lieu à Pontmain le 17 janvier 1871, vers la fin de la guerre
contre la Prusse.
La Prusse a déjà gagné la guerre puisque à cette date, après la défaite de
Sedan, l’empereur Napoléon III est prisonnier des Prussiens, les Parisiens
crèvent de faim car ils sont assiégés, et les troupes ennemies sont arrivées
au Mans. La Vierge de Pontmain porte une robe bleu nuit constellée
d’étoiles, elle a sur la tête une drôle de couronne d’or sur son voile noir ; les
voyants, les frère Barbedette, ont douze et dix ans, et c’est en sortant d’une
grange enneigée qu’ils aperçoivent « la belle dame ». Ils ne sont pas les
seuls, les villageois peuvent voir la mandorle bleue flanquée de quatre
bougies, et une délégation de soldats allemands rend compte au général
Chanzy, à Laval, le 19 janvier : « Elle se dressa entre vous et nous,
racontent-ils, et nous repoussa avec la paume de ses mains. C’est alors que
nous sentîmes un feu brûlant qui précipita notre départ. Cette dame vous
protège. Elle a poursuivi nos troupes qui ont dû courir. » L’armistice fut
signé le 25 janvier et c’est ainsi que naquit le pèlerinage de Pontmain. La
belle dame réapparut dans le village de Béchouate, au Liban, en 1976 à la
fin de la « guerre de deux ans », puis en 2004, avant le conflit entre Israël et
le Liban.
De 1969 à 1972, une ethnologue s’installa dans un bocage de l’Ouest
pour étudier la sorcellerie française sur le terrain. Pour commencer ses
recherches, Jeanne Favret-Saada, agrégée de philosophie, chargée de
mission au Centre national de la recherche scientifique, s’adressa aux
autorités religieuses, médicales et républicaines. Hormis quelques très
vagues allusions, tous (et presque tous hommes) répondirent d’une même
voix qu’il s’agissait de « vieilles superstitions » auxquelles on ne croyait
plus guère.
On la lança sur de fausses pistes. La Vierge était apparue dans un
noisetier, « on y a mis un monument à l’endroit. Un p’tit père a été pour
enl’ver la Vierge et i’ lui a poussé une grosse bosse à la tête » (Vierge de
Charnée). Il existait de bons et de mauvais saints, un qui protégeait de la
foudre et un saint Michel qu’on n’aimait pas parce que le jour de sa fête, le
métayer payait le bail du propriétaire. Dans les jours qui suivirent, Jeanne
écrivit sur l’Église et les superstitions. « Depuis le Concile [Vatican II,
1962-1965], l’Église semble découvrir que les paysans sont polythéistes (on
me parle de tel saint ou telle Vierge, jamais de Dieu, Jésus ou Satan). Elle le
savait bien pourtant, puisqu’elle a christianisé les cultes sauvages. Jusqu’ici,
elle n’était pas du tout dégoûtée par ces Vierges et ces saints locaux, plus
“forts” que ceux des paroisses voisines ; elle leur avait même bâti des
chapelles, érigé des statues, consacré des pélerinages. Avec le Concile, a
commencé l’ère de la foi adulte, “rationnelle” (?). Désormais, on parle à
Dieu en français, comme à n’importe qui, on chasse les signes de
l’inconnaissable, on “épure” la religion de façon si radicale que les paysans
ne peuvent plus rien symboliser… Les prêtres qui râlent contre les
désenvoûteurs récoltent ce qu’ils ont semé .(24) »
Bien qu’il soit cocasse de lire chez Jeanne Favret-Saada un raisonnement
que les intégristes français ne renieraient pas, elle dit vrai. Les toutes
dernières apparitions mariales en France ont eu lieu en Indre-et-Loire, à
L’Île-Bouchard, en décembre 1947, dans un contexte social très violent.
Commencées au printemps à la régie Renault à cause d’un nouveau
rationnement de pain (de 300 grammes à 250), relancées en novembre par
l’augmentation du tarif des tramways à Marseille, les grèves lancées par la
CGT s’accompagnent, début décembre, du sabotage d’un train dont le
déraillement fait seize morts et cinquante blessés ; soixante mille soldats et
CRS sont envoyés contre les quinze mille grévistes, qui compteront parmi
eux six morts.
La Vierge est apparue le 8 décembre dans une église et a laissé dix
paroles, dont seule la première retrouve l’allure menaçante des Vierges du
siècle précédent protégeant la France du bras colérique de son fils, qui
« s’appesantit » : « Dites aux petits enfants de prier pour la France, car elle
en a grand besoin. »
Le 9 décembre, sans qu’on sache exactement pourquoi, la CGT ordonne
la reprise du travail. La Vierge continue d’apparaître jusqu’au 14 décembre.
L’opinion catholique attribue à la Vierge de L’Île-Bouchard le mot d’ordre
de la CGT, alors que la fin des grèves est sans doute le résultat d’un accord
avec le gouvernement pour éviter des poursuites pénales contre la grande
centrale syndicale.
Jacqueline Aubry, l’une des quatre fillettes visionnaires, a disparu en
2016. Reconnues par monseigneur Vingt-Trois, mais non reconnues par
Rome, ces apparitions de L’Île-Bouchard font partie des deux mille et
quelques autres apparitions mariales, alors que Rome en reconnaît rarement.
Au diagnostic de Jeanne Favret-Saada sur les effets imprévus du concile
Vatican II, j’ajouterai ceux de la paix sur le sol français – ne pas oublier que
les récentes guerres des Balkans ont suscité une Vierge en Croatie. Les
guerres, les troubles, le sang qui coule sont productifs en miracles.
Mais qui donc, après la disparition des derniers procès en sorcellerie, a
muselé le langage sorcier ? Qui a remplacé les inquisiteurs, les parlements,
les prêtres exorcistes ? Le corps médical. Nous avons vu que, dès le dix-
septième siècle, un médecin assiste aux cérémonies exorcistes et se trouve
toujours là pour affirmer que le démon n’a rien de diabolique, qu’il
s’appelle Hystérie, et qu’il s’agit d’une maladie. La médecine européenne
mettra longtemps à quitter la théorie de l’Antiquité selon laquelle l’utérus,
le « petit animal », peut suffoquer, car l’animal dans la femme, assoiffé,
demande à boire. Voilà pourquoi des médecins masturbèrent leurs patientes
hystériques avec conviction et la conscience tranquille. Des viols ? Allons
donc.
La transition passa par des magnétiseurs comme le grand et fol Mesmer
qui se croyait magnétique, puis par son meilleur disciple, Armand, marquis
de Puységur, pour qui le magnétisme prenait racine dans un orme. Un pas
de plus, et l’hypnose, que l’on voyait surtout dans des spectacles de rue, des
cirques ou des salons mondains, devint une thérapie efficace mais
mystérieuse. Largement utilisée de nos jours en pratique hospitalière, elle
fait l’objet d’un savoir en gésine grâce aux techniques d’imagerie cérébrale,
mais peut aussi faciliter des dérives pseudo-scientifiques analogues à toutes
celles des siècles passés.
Le cirque et l’hôpital : Prudence, Estelle et Blanche
Depuis qu’avec les docteurs Bernheim et Breuer Freud s’est intéressé à la
fois à l’hypnose et à l’hystérie au tournant du vingtième siècle, on peut
avoir compris que l’agent hypnotiseur suscite chez l’hypnotisé(e) un lien
puissant qui les unit l’un(e) à l’autre. Freud nomme « transfert » la relation
entre hypnotiseur et hypnotisé(e), entre le médecin et ses malades, entre le
psychanalyste et l’analysant. Dans la partie « dérives », on ne manque pas
d’exemples .(25)
Dérive 1 : l’amour conjugal
Auguste Lassaigne, né à Toulouse en 1819, était prestidigitateur à succès.
Un jour, il rencontra Prudence, dix-huit ans, somnambule, et il assista au
traitement d’un magnétiseur. Convaincu par le magnétisme, il épousa
Prudence et monta des tournées dans lesquelles il la magnétisait. Il disait de
son épouse : « Dans l’état de veille, c’est une femme ; dans l’état de
sommeil, c’est un ange. » Il était certain que le magnétisme pouvait
déterminer chez la femme une « indicible volupté » – coup double de
l’orgasme, chez l’ange et chez la femme. Mais comme de juste, il se prit à
penser que son ange voluptueux avait une mission : ramener la France à la
foi catholique, façon Jeanne d’Arc, à qui il compara sa Prudence. Il avait
cependant remarqué que le moindre conflit entre Prudence et lui cassait son
efficacité de magnétiseur, raison pour laquelle il était content de l’avoir
épousée. Mieux valait exercer avec un solide amour conjugal.
Dérive 2 : la petite fille gâtée
Le docteur Despine était, entre autres fonctions médicales, inspecteur
général de la station thermale d’Aix-les-Bains.
En juillet 1836, on lui amène Estelle, onze ans, paralysée, avec le très
grave diagnostic des médecins de Neuchâtel : lésion de la moelle épinière.
Les troubles étaient apparus lorsque, bousculée par un autre enfant, Estelle,
à neuf ans, était tombée sur le derrière. Depuis cet incident, seules sa mère
et sa tante pouvaient la toucher sans qu’elle pousse des cris de douleur. Elle
voyageait dans un grand panier garni d’un matelas rempli avec du duvet. Le
docteur Despine fut précautionneux et traita la fillette à l’hydrothérapie et
l’électricité. En décembre, selon sa mère, Estelle était assistée le soir par
des anges. Le docteur Despine proposa le magnétisme.
Longue négociation avec Estelle, qui accepta sous condition qu’elle
décide elle-même des moments de ce traitement, de leur durée, de son
régime alimentaire et, surtout, qu’on lui répéterait mot pour mot ce qu’elle
avait dit une fois magnétisée. Le traitement commença.
En état de transe, Estelle devint prescriptrice et de son traitement et de
son régime alimentaire. Puis Angéline, son ange gardien, lui apparut et,