Ses parents ont voulu la forcer à épouser un riche et vieux notaire,
François Dubois, à qui, pour commencer, elle a échappé en se cachant dans
un couvent. On la retrouve et on la marie au vieux Dubois, qui lui fait trois
enfants. Plus question d’être religieuse.
Depuis 1619, elle vit cependant près d’un noviciat de jésuites à Nancy.
Les jésuites la prennent en charge quand elle se trouve peu à peu aux prises
avec des obsessions démoniaques après un pèlerinage et surtout une
rencontre, celle du médecin de sa ville natale, Remiremont. Le docteur
Charles Poirot la soigne pendant six mois.
C’est lui qu’accuse Élisabeth, dont les obsessions ont tourné à la
possession démoniaque officielle. Aucun suspect parmi les religieux,
exempts de toute dénonciation. Charles Poirot l’aurait « charmée » – peut-
être séduite, peut-être droguée avec un philtre qui provoque des
convulsions. On vient la voir de loin.
Parmi les visiteurs, des théologiens de la Sorbonne parisienne et surtout
le très respecté père Pierre Coton, jésuite, ancien confesseur du roi Henri IV,
prédicateur royal, confesseur de la Cour, recteur du collège de Bordeaux où
il s’est retiré. Tous certifient la possession authentique d’Élisabeth de
Ranfaing, veuve Dubois.
Tous sauf Claude Pithoys, moine de l’ordre des Minimes, qui n’admet
pas la possession d’Élisabeth, la déclare fourbe avec véhémence, mais
accuse Charles Poirot de l’avoir séduite et rendue malade avec une potion.
En 1622, le médecin Charles Poirot est mis au feu avec Anne-Marie
Boulay, une paysanne qui s’accuse elle-même de « sortilège ». Trois ans
plus tard sera brûlé l’énigmatique personnage dont Élisabeth de Ranfaing
affirme qu’elle l’a rencontré au sabbat, Abraham Racinot, dit André des
Bordes, seigneur de Giboumer, gouverneur de Sirques, « ci-devant premier
homme de chambre de feu Son Altesse », le duc de Lorraine. Auteur d’un
traité réputé, le Discours de la théorie de la pratique et de l’excellence des
armes, le bel escrimeur aux cheveux frisés eut le tort de se mêler des
négociations d’un mariage, ce qui ne plut pas à la maison de Lorraine.
Comment s’en débarrasser ? L’accusation de sorcellerie fera l’affaire.
On trouve sur son corps les « marques du Diable », on trouve des témoins
contre lui qui l’accusent de trop de souplesse du corps, et finalement, le duc
Henri II de Lorraine, dit Henri le Bon, qui le protégeait, meurt en 1624. Dès
lors, l’année suivante, son valet fidèle aura droit au bûcher.
Après la mort du valet des Bordes, Élisabeth n’est plus possédée. Une
autre vie commence, une vie de sainteté qui la portera au sommet de la
gloire. C’est en suivant son parcours qu’on peut comprendre l’immense
bénéfice secondaire d’une possession réussie : accéder à la notoriété, et
devenir sainte de son vivant.
Élisabeth devient le modèle de la sainteté nouvelle.
Passé les bûchers, Élisabeth de Ranfaing part en pèlerinage dans
plusieurs lieux saints du royaume et revient à Nancy pour fonder son ordre
religieux : l’Institution de Notre-Dame du refuge des vierges et des filles
repenties, bientôt approuvée par le pape.
Mais en 1627, quand elle retourne à Nancy, Élisabeth distribue des
médailles et des chapelets, supposés protecteurs parce qu’elle les a touchés.
Le trafic des reliques dites « de contact » est en marche : un bout d’étoffe
porté par une sainte ou un saint, le gobelet dans lequel il ou elle a bu. À
Rome, certains froncent le sourcil, mais l’ordre du Refuge est quand même
approuvé. Portée par la vénération populaire, devenue enfin religieuse sous
le nom de mère de la Croix de Jésus, Élisabeth de Ranfaing fonde à
nouveau un ordre, soutenu par les Jésuites, l’ordre du Salut assuré, avec
réunions secrètes ouvertes aux riches. Qu’y fait-on ?
On y invoque les diables.
En 1548, à Rome, le Saint-Office coupe les liens entre les Jésuites et la
fondatrice ; le pape condamne l’ordre du Salut assuré. Rien n’y fait. Vingt
ans plus tard, le père Surin, héros éminemment romanesque possédé par les
possédées, s’arrête à Nancy et promet de rédiger la biographie de la sainte
mère de la Croix de Jésus. Et il s’exécute, contrevenant aux instructions de
Rome.
Il n’en fera jamais d’autres, comme nous le verrons.
Comment posséder son exorciste
Urbain Grandier, curé de l’église Saint-Pierre-du-Marché dans la ville de
Loudun, est un intellectuel brillant, de ceux qu’on appelle « libertins » parce
qu’ils philosophent volontiers sur les chemins de la raison et que l’existence
de Dieu leur semble devoir être démontrée par une solide explication.
Loudun étant une grande place forte protestante, Urbain Grandier discute
volontiers avec les huguenots, les approuve sur certains points et le fait
savoir, allant jusqu’à publier un Traité contre le célibat des prêtres – ce sera
l’une des raisons de son martyre.
Le curé de Saint-Pierre est un fort bel homme et, après de nombreuses
conquêtes et quelques grossesses intempestives, il vit maritalement avec
une compagne nommée Madeleine de Brou, une ancienne couventine. Il a
été son directeur de conscience, ils sont très amoureux, Madeleine exige le
mariage, d’où le fameux Traité.
Ce n’est pas tout. Le cardinal-ministre Richelieu veut démolir les
remparts de Loudun, l’une des places fortes que le roi Henri IV accorda aux
protestants lors du traité de réconciliation. Indigné, Urbain Grandier
commet un pamphlet contre Richelieu, Lettre de la cordelière de la reine
mère à monsieur de Baradas. Il prend un risque politique qu’il paiera fort
cher.
Mère Jeanne des Anges, née de Belcier, jeune prieure du couvent des
Ursulines, aimerait qu’il accepte la direction spirituelle de son
établissement, mais le curé refuse. Mère Jeanne n’est pas contente et
l’affront crie vengeance. Pour la direction spirituelle, elle se rabat sur un
ennemi de Grandier, qui multiplie les attaques contre lui. Jeanne des Anges
ne connaît pas Urbain Grandier, le curé de Saint-Pierre. Ils ne se sont jamais
rencontrés.
Après une de ces pestes printanières qui sent la fin du monde, la prieure
du couvent des Ursulines de Loudun et deux de ses ouailles aperçoivent à
l’automne un spectre, celui de leur aumônier mort tandis que déboule un
chien noir agressif. Il faut un animal pour de la sorcellerie, et le chien noir
est parfait pour le rôle. Ce n’est pas tout : mère Jeanne des Anges reçoit, en
pleine nuit, trois mystérieuses épines d’« aubespin », l’aubépine en occitan.
La prieure s’en inquiète : l’épine qui fait mal en piquant en appelle toujours
à la couronne d’épines dont fut coiffé le Christ au cours de sa Passion.
Quelques semaines plus tard, se promenant dans le jardin, mère Jeanne
des Anges ramasse un bouquet de roses muscades dont elle respire le
parfum et qu’elle fait partager à ses sœurs. Le bouquet attendait les nonnes
sur des marches ; qui l’y a mis ? Personne. Trois épines et des roses ? Il y a
de l’enchantement là-dessous. Les roses muscades ont le parfum puissant
du musc auquel elles doivent leur nom : d’origine animale à l’époque, le
musc est une glande qui se développe au moment du rut du chevrotain
porte-musc (ou du bœuf musqué), ce qui n’a rien d’étonnant si l’on
considère que le musc naturel contient de l’andostérone, une hormone
produite par le foie dans le métabolisme de la testostérone. Le parfum du
musc sent l’herbe, l’urine, les bois et le sexe, avec une nuance
excrémentielle. La rose muscade est rare, alors tout un bouquet !
La nuit suivante, les ursulines entrent en possession, grimpant sur les
branches des arbres et feulant comme des chattes. Elles savaient sûrement
grimper aux arbres, ces jeunes filles. À la campagne, les filles apprennent
ça ; en tout cas, moi, on m’a appris cet art de garçon pendant la guerre, en
Anjou.
Louise de Jésus a vingt-huit ans ; Anne de Sainte-Agnès dix-neuf ; Claire
de Saint-Jean trente ; Élisabeth de la Croix vingt-deux ; Catherine de la
Présentation trente-trois ; Marthe de Sainte-Monique vingt-cinq ;
Séraphique dix-sept ; Isabelle Blanchard dix-neuf ; Françoise Fillatreau
trente-sept – c’est la plus âgée des possédées .(11)
Jeanne des Anges a trente ans.
Elle n’a jamais échangé un mot avec Urbain Grandier, mais n’empêche,
la prieure des Ursulines est folle amoureuse du curé de Saint-Pierre, cela ne
fait pas de doute. Elle ne le nie pas, au contraire. Elle l’accuse de l’avoir
rendue amoureuse de lui grâce aux démons qu’il lui a mis au corps. Ils sont
six : au front, Léviathan ; Isacaron, dans la dernière côte du côté droit (sic) ;
Balam, dans la seconde côte du même côté ; Asmodée et Aman, non logés ;
et Béhémoth, le plus tenace, dans l’estomac. Comme enchanteur, le nom
d’Urbain Grandier est sorti tout de suite de la bouche exaltée de Jeanne des
Anges.
Quoique curé d’une des plus importantes églises de Loudun, Urbain
Grandier est arrêté, jeté en prison et vite acquitté, comme Louis Gaufridy
dans un premier temps. Mais le rapport de force lui est défavorable.
Jeanne des Anges est une aristocrate de haute noblesse, fille de Louis de
Belcier, baron de Cozes, et de Charlotte de Goumard, de la maison de
Chilles, nièce de Louis de Barbézieux, seigneur du Nogaret, petite-nièce
d’Octave de Bellegarde, archevêque de Sens, entre autres. Les titres de la
mère l’emporteront toujours sur la baronnie paternelle et Charlotte de
Goumard a voulu que sa fille soit abbesse dans un couvent – pensez donc,
une bossue ! Non seulement elle refuse de l’attifer comme il faut pour ses
présentations aux époux éventuels, mais lorsqu’il s’en trouve, elle les
dissuade. Charlotte est une mère maltraitante, comme souvent à cette
époque dans l’aristocratie.
Urbain Grandier, lui, est le fils d’un notaire royal de province. C’est
suffisant pour se retrouver curé à vingt-sept ans, mais devant l’aristocratie
française, Grandier ne pèse rien. C’est un provocateur qui ne se prive pas
d’attaquer le cardinal-ministre Richelieu, même en public, car les
protestants et les catholiques vivent en harmonie à Loudun où souffle
l’esprit libertin de Grandier – l’esprit de rébellion.
On sort de l’anecdote quand le cardinal de Richelieu entre en scène. Il a
son idée : reprendre aux protestants leur place forte de Loudun. Et comme il
l’avait prévu depuis longtemps, il ordonne de démolir les remparts. Pour
Richelieu, les accusations de sorcellerie contre cet enquiquineur de
Grandier tombent on ne peut mieux. Le cardinal exploite cette faille béante
dès que l’affaire éclate. Et il fait reprendre l’enquête par un conseiller en
son Conseil d’État, fraîchement nommé.
Jean Martin, baron de Laubardemont, fils d’un trésorier du roi en
Guyenne, audiencier en la chancellerie près du parlement de Bordeaux, était
devenu président de la première chambre des enquêtes au parlement de
Bordeaux en 1627. En 1629, au Béarn, après le passage d’une sorcière, les
bœufs parlaient occitan et le plus gros d’entre eux dirigeait un concert de
violons. On dit que Laubardemont poursuivit les travaux de Pierre de
Lancre sur la sorcellerie et qu’il aurait envoyé au bûcher d’autres victimes ;
il est donc considéré comme un spécialiste des procès en sorcellerie. On le
connaît également comme dévot du roi et, surtout, très empressé auprès du
cardinal-ministre à qui il obéit au doigt et à l’œil. Muni d’un mandement et
de deux ordonnances signées du roi lui-même, Laubardemont fait donc
arrêter Urbain Grandier et l’emprisonne au château d’Angers.
L’instruction est en marche. On trouve chez lui des documents
concernant son premier procès. On « trouve » aussi des pactes diaboliques
admirablement falsifiés, on passe Urbain Grandier à la question… mais il
ne craque pas. Jusque sur le bûcher, il clame son innocence. Fâcheux
magicien qui résiste à la torture et qui passionne la Cour…
Il est exécuté en août 1634. Laubardemont lui a promis l’étranglement
pour lui éviter la souffrance du feu, à condition qu’il se taise et ne proclame
pas une fois de plus son innocence. Urbain Grandier se tait ; on ne
l’étrangle pas. Il meurt brûlé vif, sans crier autre chose que : « Ah, mon
Dieu ! »
La trahison est partout, même chez les bourreaux. A-t-il souffert ?
demandent les gens. Tout a été organisé dans ce but, vous le savez bien,
braves gens. Cendres dispersées au vent et persécution systématique de
l’entourage du sorcier grillé. Madeleine de Brou, sa compagne, se réfugie
chez son beau-frère où Laubardemont la fait arrêter. Le même
Laubardemont pourchasse avec zèle le frère d’Urbain Grandier et sa mère,
Jeanne Estièvres. Il en fait trop ! Richelieu ordonne l’arrêt des procédures.
Mais après la mort d’Urbain Grandier, les diableries ne s’arrêtent pas.
Les exorcistes défilent, vaincus les uns après les autres par la puissance
d’une dizaine de nonnes circassiennes particulièrement érotiques, capables
de se masturber avec un crucifix. Le dispositif des crises de possession et de
leurs exorcismes fonctionne de façon régulière, à heures fixes, dans deux
églises et trois chapelles.
Le rituel des possédées est aussi précis que celui de la torture ; il y a de la
pensée là-dedans, une pensée magistrale pour produire des miracles. C’est
le festival d’Avignon des possédées. L’entrée en scène n’est pas
spectaculaire. Les religieuses arrivent en file de façon modeste, docilement,
et vont chercher à la sacristie des cordes et des caleçons. Très important, les
caleçons : quand on les aperçoit, on comprend qu’ils serviront à masquer le
cul nu pendant la crise. Le public frémit.
Ensuite, le prêtre appelle une possédée par son nom, elle arrive, paisible,
et prie devant l’autel. Puis, pendant la prière, le prêtre lui passe la corde au
cou, y fait trois nœuds. La religieuse se relève et va s’allonger sur un lit, un
vrai lit, dont la tête est tournée vers l’autel.
Particulièrement précis, voici le témoignage d’un directeur de théâtre et
dramaturge anglais, Thomas Killigrew, pourtant catholique romain et
royaliste : « La religieuse vint s’y placer avec tant d’humilité et de calme
qu’il me sembla qu’elle méritait d’être délivrée, sans le secours des prières
du prêtre. Elle s’y étendit et aida l’exorciste à l’y attacher par deux cordes,
l’une entourant sa taille, l’autre retenant ses cuisses et ses jambes. Quand,
ainsi liée, elle vit le prêtre venir à elle, la custode [la boîte à hosties]
renfermant le saint sacrement à la main, elle poussa un soupir et trembla de
tous ses membres, comme si elle appréhendait les tourments qu’elle allait
subir. »
Tourments ou triomphe ? Tourments ou extase ?
Le saint sacrement rayonne comme un soleil dont le centre est l’hostie. Il
n’est pas seulement l’esprit divin, il peut être interprété comme la devise de
Louis XIV, Nec pluribus impar, « Au-dessus de tout », comme le soleil. Il
exorcisera les démons. Ce soleil aux rayons sculptés de bois ou d’argent
joue le rôle du brigadier qui frappe les trois coups dans un théâtre :
attention, ça va commencer.
L’église où se produit mère Jeanne des Anges est celle de Saint-Pierre-
du-Marché, dont le prêtre Urbain Grandier était autrefois le curé. Les plus
grands inquisiteurs pratiqueront sur elle leurs exorcismes. Jeanne des Anges
transmettra sa possession diabolique à deux d’entre eux : le père Tranquille,
un homme fort, qui mourra en se disant possédé par un démon migraineux,
et le père Surin, qui ne sortira jamais de la dépression majeure où l’a plongé
sa possédée.
Il faut dire que la prieure des Ursulines n’y va pas de main morte, et que
ses démons ont de l’esprit. Le père Lactance, capucin venu de Limoges,
autre exorciste, en fait les frais.
Le démon : « Va-t’en porter ta besace à ton Limoges ! Veux-tu que je te
donne un soufflet ? » Sans attendre la réponse, le démon gifle l’exorciste
qui réplique avec cinq ou six baffes. Le démon se tord de rire. L’exorciste se
fâche, et le démon le moque : « Oh ! Tu montes sur tes grands chevaux !
Parle gracieusement. » Une autre fois, au même : « Oh ! que je te ferai
perdre de temps… » Jeanne-et-son-démon se mettent ventre contre le sol, la
tête renversée, « les bras et les pieds tournés en arrière, joints et enlacés
ensemble », et d’une voix changée disent : « Je renie Dieu. » Et là,
châtiment. Le père Lactance la met à terre et la piétine violemment, un pied
sur sa gorge, répétant en latin : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic. Tu
fouleras aux pieds le lion et le dragon. »
Rien n’y fait. Je suis Jeanne la folle… Ursuline la folle, j’ai la cervelle à
l’envers…
Le cirque attire de jour en jour plus de spectateurs, fascinés par le
mélange de blasphèmes et de jouissances. On installe des tréteaux dans
l’église, des sièges, et des fauteuils pour les puissants de la Cour, qui se
déplacent afin de reluquer le spectacle. Puis survient le père Surin, que nous
avons vu à l’œuvre avec Élisabeth de Ranfaing, et qui finit par venir à bout
des démons de la prieure, mais qui en devient fou. À son tour « possédé ».
En janvier 1635, le malheureux exorciste se met à trembler, il sent glisser
sur sa peau un serpent qui s’entortille et le mord ; quand il marche, ses
semelles sont de plomb ; quand il exorcise, Béhémoth passe de l’estomac de
Jeanne au sien. Il est « pris ». Il a « deux âmes en lui ». À la fois « une
grande paix sous le bon plaisir de Dieu et, sans connaître comment, une
rage extrême et aversion de lui »… À son tour, il maudit Dieu. On le retire
en 1636, il est de retour l’année suivante, avec ses deux âmes.
C’est là que, comme Élisabeth de Ranfaing, Jeanne des Anges devient
intéressante. Lorsque le père Surin revient, la prieure est soudain
miraculeusement délivrée un beau matin par un baume divin apporté par
saint Joseph, dont le nom, ainsi que ceux de Jésus et Maria, s’impriment en
rouge sur sa main gauche. Et puisque le démon Béhémoth refuse de quitter
son corps, Jeanne des Anges part en pèlerinage avec lui en passant par
Meaux et Paris. Sa main gauche imprimée et le reste du baume de saint
Joseph l’ont transformée en une célèbre guérisseuse.
À Meaux, elle se fait présenter au cardinal de Richelieu. Vieilli,
hémorroïdaire, répandant une affreuse puanteur à cause de son « cul
pourri », il commence à souffrir de ce qui va le tuer, une pleurésie
tuberculeuse. Affaibli, Richelieu baise la main de Jeanne des Anges et
obtient un peu du baume guérisseur. À Paris, l’éternel commissaire
Laubardemont accompagne Jeanne des Anges au palais où elle rencontre la
reine Anne d’Autriche qui obtient elle aussi quelques gouttes du très
précieux baume.
Le démon Béhémoth est toujours à l’affût. Il ne disparaîtra qu’avec une
hémorragie cérébrale, peu de temps avant la mort de la folle prieure. Entre-
temps, Jeanne des Anges aura rédigé son histoire, où l’on apprend que dans
son premier couvent elle a passé « trois ans en grand libertinage »,
comment, avec « mille petites souplesses d’esprit », elle s’est rendue
nécessaire aux autres hypocritement, et comment, au terme des possessions,
délivrée des démons sauf de Béhémoth, elle prédisait l’avenir et rendait les
femmes enceintes.
Jeanne des Anges avait un atout pour tenir successivement le rôle de
possédée et celui de sainte : sa difformité. On sait que, pour devenir
chamane dans les vastes régions de l’Asie de l’Est où renaît difficilement la
culture chamanistique, l’élection se manifeste souvent par une difformité
corporelle. De même en Grèce antique, où Héphaïstos, le puissant dieu de la
forge et du feu, reçoit comme épouse Aphrodite, la plus belle des déesses,
parce qu’il est contrefait. Contrefait – admirable expression – sera l’enfant
Œdipe, dont les chevilles sont restées faibles pour avoir été trouées et
enfilées sur un bâton quand ses parents biologiques décidèrent de
l’abandonner. La difformité donne accès au divin, aux présages, aux
visions. Est-ce à cause de son aspect bossu que mère Jeanne des Anges
réussit le tour de force d’avoir été démone et de se retrouver devineresse ?
Elle restera la seule possédée française du dix-septième siècle capable
d’avoir triomphé de tous ses exorcistes, troquant presque tous ses démons
contre des stigmates et un baume de sorcière. Dont acte, avec félicitations
du jury.
On brûle un cadavre
Magdelaine Bavent, issue de la petite bourgeoisie marchande, est
religieuse au couvent des Hospitalières de Saint-Louis et Sainte-Élisabeth.
Elle n’est pas prieure ; elle n’a rien de rare. Mathurin Le Picard, curé du
Mesnil-Jourdain, occupe dans son couvent la fonction de directeur
spirituel ; il est très respecté, notamment à cause d’un petit livre destiné à
réformer les mœurs lascives des couvents, Le Fouet des paillards ou juste
punition des voluptueux et charnels, conforme aux arrêts divins et humains.
Digne, si digne Mathurin Le Picard. À sa mort, en 1642, il est si regretté
qu’on l’enterre dans la chapelle du couvent ; c’est dire.
En 1643, l’évêque d’Évreux, François Péricard, neveu de trois évêques,
couvert de titres, peut-être bachelier en théologie, débarque au couvent des
Hospitalières de Louviers. Il est flanqué de son pénitencier, Pierre de
Langle. On ne sait pas exactement pourquoi le pénitencier interroge les
religieuses ; sans doute a-t-il entendu parler de lointaines possessions
sorcières dix ans auparavant, à l’époque des possessions de Loudun.
Dix jours plus tard, Magdelaine Bavent est condamnée à la prison
perpétuelle pour sacrilège, sabbat, grossesses et accouchements d’enfants
sacrifiés, coupable d’avoir ensuite utilisé leurs cendres pour fabriquer des
charmes, parmi d’autres péchés sorciers. Qui est le père des enfants
égorgés ? Magdelaine Bavent accuse Mathurin Le Picard, qui est mort, et
son vicaire, Thomas Boullé, qui est vivant.
L’évêque donne l’ordre de déterrer le digne curé et de l’enterrer dans un
cimetière normal, loin de la chapelle où il reposait. Mais, ce faisant,
l’évêque outrepasse ses pouvoirs juridiques.
La famille de Mathurin Le Picard porte plainte au parlement de Rouen,
qui enquête. L’évêque est fort ennuyé. S’il a pris la décision d’exhumer
Mathurin Le Picard, c’est parce que les hospitalières se sont roulées sur sa
tombe avec des mouvements obscènes et rythmés du bassin et des jambes…
Éros sur tombeau. C’est l’un des nœuds de l’affaire.
En 1643, comme autrefois Michel Marescot à Paris, se dresse un médecin
humaniste, Pierre Yvelin, qui deviendra bientôt chirurgien de la reine. Il fait
partie de la commission chargée d’enquêter pour le parlement, tous les
autres étant des ecclésiastiques. Redoutable ennemi qui considère les
possédées de Louviers comme de simples malades, Yvelin ne cède pas un
pouce de terrain. Les auditions commencent. Les exorcismes également.
Les possédées remplissent admirablement leur rôle d’acrobates, avec peu
d’inventivité.
Ah si ! Sœur Marie du Saint-Sacrement exhibe au public enthousiaste son
sein stigmatisé. Il y est écrit : « Vive Jésus ! », avec une croix en dessous et
un cœur au-dessus. C’est le Vendredi saint, et la religieuse possédée date
l’apparition de ses stigmates de trois heures de l’après-midi. Quinze heures,
l’heure de la mort du Christ, et celle de la sortie de son corps du démon
Putiphar, démon hautement sexuel puisque, dans l’un des épisodes de la
Bible, sa femme voulut séduire Joseph. D’ailleurs, étrangement, ces
possédées regorgent de récits de débauches avec leurs directeurs spirituels.
L’enquête dure longtemps. Très divisé, et malgré ceux de ses membres qui
défendent la mémoire du curé Mathurin Le Picard, le parlement de Rouen
finit par trancher en 1647.
Thomas Boullé, le vicaire, sur lequel des enquêteurs ont évidemment
trouvé les fameuses « marques du Diable », est condamné au bûcher, et le
curé Le Picard également. Le jour même, le courageux vicaire, qui n’a rien
avoué sous la torture sinon le « péché de chair », est brûlé en compagnie du
curé Mathurin Le Picard, qu’on re-déterre et qu’on traîne en décomposition
sur une claie jusqu’au bûcher de l’exécution.
Le parlement a aussi décidé de reporter le jugement final de Magdelaine
Bavent jusqu’à l’audition d’une religieuse particulière. Mère Françoise de la
Croix, ancienne supérieure de Louviers, vient d’être nommée à Paris, près
de la place Royale. Magdelaine Bavent l’accuse d’avoir été la concubine du
curé Mathurin Le Picard. Et soudain, tout capote.
Le public de Louviers doit renoncer à ses spectacles ; Magdelaine Bavent
reste en prison à Rouen, rien n’avance. C’est que mère Françoise de la
Croix n’est pas n’importe qui. Parente du roi, fondatrice de nombreux
couvents, surnommée à Paris la « petite Mère », elle est considérée comme
une sainte de son vivant. Françoise de la Croix en appelle au conseil privé
du roi, et là encore, tout va vite.
Une semaine plus tard, le Conseil d’État rend un arrêt interdisant son
arrestation. La Fronde noie tout dans la révolte, mais la « petite Mère » est
innocentée à plusieurs reprises en 1653 et 1654, avec annulation de toutes
les procédures touchant au couvent des Hospitalières de Louviers.
Elle aura quand même été interrogée pour soupçons de sorcellerie
pendant quinze jours par l’official de Paris – une humiliation sans
précédent. En 1744, « de par le Roi Louis XV » sera publiée une Vie de la
Vénérable Mère Françoise de la Croix qui revient longuement sur cette
épreuve. On y découvre les conflits immobiliers entre les généreux
donateurs et la « petite Mère », visiblement très habituée à se défendre.
Façon Mère Teresa à Calcutta.
Et que devint Magdelaine ? Elle mourut oubliée dans son cachot.
Renverser la statue de Michelet
Respecté par les féministes du vingtième et du vingt et unième siècle,
l’historien Jules Michelet a écrit La Sorcière en plein dix-neuvième siècle,
une époque particulièrement dure pour les femmes. Dans un élan lyrique
admirable, Michelet commence par raconter la genèse d’une sorcière, ou
comment une petite paysanne chrétienne devient insolente de beauté, séduit
en robe verte le seigneur du village, avorte les femmes en difficulté, prépare
philtres d’amour et de mort… Mais Michelet ne la conduit pas jusqu’au
bûcher. Non, sa sorcière innommable s’envole sur un cheval noir et pfft !
disparaît. C’est stupéfiant.
Mais il a son modèle.
Michelet va puiser dans la tragédie grecque l’ambivalent personnage de
Médée, deux fois citée, la sorcière étrangère et « barbare » qui, par amour
pour Jason, vole pour lui la toison d’or et découpe son frère en morceaux
sanglants jetés sur la route pour ralentir les poursuivants.
Le vol de la toison n’est rien à côté des bouts de frère éparpillés sur les
routes de Colchide, terre natale de cette femme forte, capable d’amour fou
comme des plus grands crimes. Fratricide et infanticide, Médée égorgea les
enfants qu’elle eut de Jason, en victimes expiatoires de l’infidélité de leur
père. Oh, elle ne s’arrêta pas là, évidemment. En femme plaquée par son
homme, Médée prépara pour la nouvelle épouse de Jason une tunique
empoisonnée dévorante de jeune chair. Et pas de punition. Aucun châtiment
ne frappe l’épouvantable mère, l’épouvantable sœur. Elle s’envole. C’est
l’assomption de la criminelle. « Maintenant je suis Médée, mon génie s’est
développé dans le crime. Je me réjouis, oui, je me réjouis d’avoir décapité
mon frère, je m’applaudis d’avoir mis son corps en pièces », lui fait dire
Sénèque, l’un de ses admirateurs, auteur d’une des tragédies consacrées à
cette vivante énigme.
La sorcière de Michelet échappe au bûcher par un artifice de style qui, en
pirouette, nous propose l’image d’une femme juchée sur un cheval au
galop. Médée, mère infanticide, s’envole sur le char du Soleil pour échapper
aux hommes. Car elle n’est pas seulement humaine : elle est la petite-fille
du dieu Hélios, le soleil. En elle coule suffisamment de sang divin pour que
l’humanité, devant Médée, se taise : les dieux ont tous les droits ; leur
petite-fille aussi.
Dans une seconde partie, Michelet raconte trois affaires de sorcellerie, les
plus célèbres du dix-septième siècle – nous venons d’en parler –, Madeleine
Demandolx de la Palud, Jeanne de Belcier, dite Jeanne des Anges, et
Magdelaine Bavent. Il prend résolument parti pour les possédées : leurs
accusations sont véridiques. Elles auront été violées, ou séduites, ou
engrossées par leurs séducteurs religieux, bêtes noires de l’historien. À
l’époque des années 70, dans un ouvrage coécrit avec Hélène Cixous, La
Jeune née, j’ai été l’une des premières à chanter les louanges de Michelet,
en un temps où Xavière Gauthier fondait la revue féministe Sorcières,
joliment sous-titrée « Les femmes vivent ».
L’ennui, c’est que ces possédées sont décrites comme de faibles femmes
persécutées injustement. Persécutées injustement ? Admettons. Mais
faibles, que non pas ! Je les trouve au contraire fortes et vaillantes,
obstinées, ne cédant rien sur leur désir de liberté. Élisabeth de Ranfaing et
Jeanne des Anges ont fait une éblouissante carrière étayée par la splendeur
de leurs possessions – ne jamais oublier qu’un exorcisme est un spectacle
qui demande aux possédées une folle énergie corporelle. Elles crient des
obscénités, hurlent des gros mots salvateurs, se tordent en acrobaties
irréelles, font craquer les normes de la société. Ce sont des anarchistes
douées de la magie des corps et du pouvoir des mots.
Il existe des sacrifiées, Louise Capeau, Magdelaine Bavent, mortes
oubliées dans des recoins, voire attachées à leur lit. Étrangement, Michelet
choisit de charger lourdement Louise Capeau, coupable de péché de classe
sociale inférieure. Et pour finir, il s’englue dans le dix-huitième siècle avec
l’affaire Cadière contre Girard, en 1731, interminable histoire d’une jeune
possédée qui accuse son confesseur de viols répétés et qui aurait accouché
trois fois – pas un mot de Michelet sur le sort des enfants. Leur pseudo-
mère affirme qu’elle les aurait offerts au diable en les jetant au feu. Silence
de Michelet.
À quoi s’ajoute une question sensible : si l’on admet que tous les prêtres
ont pu engrosser les nonnes possédées, comme le montre l’actualité
pédophile la plus récente dans l’histoire de l’Église catholique, que faire
d’Urbain Grandier, qui n’a jamais vu Jeanne des Anges et n’en brûla pas
moins grillé vif ? Michelet s’en tire avec une note de bas de page sur Urbain
Grandier, sans même lui attribuer son nom : « Je suis, comme on va voir,
contre les brûleurs, mais nullement pour le brûlé. Il est ridicule d’en faire un
martyr, en haine de Richelieu. C’était un fat, vaniteux, libertin, qui méritait,
non le bûcher, mais la prison perpétuelle. » Passez, muscade ! La haine d’un
Michelet vaut bien celle d’un Richelieu. Non, il n’est pas ridicule de faire
un martyr d’Urbain Grandier. Il fut, entre autres, martyr de la liberté
d’expression, poursuivi pour abus de tolérance et de sensualité.
Les possédées souffrent d’une soif de liberté. Elles veulent le pouvoir, et
ne plus être commandées par des « directeurs de conscience » : il faut dire
que cette seule expression est à faire peur. Les hommes qu’elles accusent
disposent du pouvoir de les châtier avec des pénitences ou des fouets – c’est
arrivé. Ils sont leurs cibles logiques, ils sont les représentants de l’ordre du
monde par roi interposé. Ils en paieront un effroyable prix. Nul ne sait s’ils
ont été ou non coupables de séduction envers leurs pénitentes.
Nul ne le sait. Il en va de la culpabilité des curés, directeurs de
conscience, médecins illuminés ou valets de chambre, comme de la
séduction réelle des filles par leur père que Sigmund Freud, dans ses débuts,
juste avant le vingtième siècle, trouvait partout, dans tous les cas. Troublé,
Freud avait à choisir entre deux énoncés : ou bien tous les pères sont des
violeurs incestueux, ou bien toutes les filles racontent des histoires.
Sigmund Freud choisit l’innocence des pères.
La vérité n’est ni ici ni là. Gloire aux possédées qui, par de cruels
moyens, ont fini par se libérer du commandement des hommes. Gloire à
leurs convulsions et à leurs contorsions, gloire à leurs corps circassiens,
parfois si rudement maltraités. Mais il faut redonner aux grands brûlés leur
statut véritable : ce sont des victimes.
Le vent tourne
Au dix-septième siècle, le répertoire des possédées n’a pratiquement pas
changé depuis la parution du Marteau des sorcières en 1486. Les corps se
cambrent, les dos se cabrent, la langue est tirée, épaisse et rouge, le
vocabulaire est tellement ordurier qu’on se demande où les nonnes l’ont
appris, la voix peut changer de tessiture pendant un exorcisme et la bouche
déverse blasphèmes sur blasphèmes au nom des démons qui y sont entrés.
Combien sont-ils ? Des centaines. Plus la nonne est titrée, plus elle a de
démons. Ce sont les marionnettes de l’âme, comme celle des comédiens
pris par leur théâtre et qui ne sont plus eux-mêmes quelquefois.
Et tous ces symptômes ne sont rien d’autre que ceux d’une transe
exceptionnellement banale comme en verra souvent le professeur Charcot,
comme j’en ai vu en Afrique dans des messes catholiques ou des
cérémonies animistes ; banale puisque toute une chacune peut se mettre en
transe sans trop d’efforts, comme le démontre très bien la chercheuse
Corine Sombrun, l’une de mes sorcières préférées .(12) Cette femme qui a
découvert, par hasard, l’art de la transe en Mongolie a notamment le grand
mérite de démontrer, en compagnie de neurologues canadiens, les bienfaits
thérapeutiques de la transe elle-même. On s’en doutait.
Mais dans la France chrétienne du dix-septième siècle, toute possédée est
une délatrice. Si elle n’accuse personne, elle ne sera pas crue. Il faut bien
dénoncer, quitte à se repentir. Le croira-t-on ? Même la grande artiste que
fut Jeanne des Anges revint sur ses dénonciations, refusant de les répéter
quand le zélé Laubardemont fit reprendre le procès du prêtre libertaire.
En fut-il tenu compte au nom de la justice royale ? Non.
La véritable histoire de sœur Sainte-Colombe
Nous sommes à Auxonne, en Bourgogne. À partir de 1658, les diableries
se déchaînent. Pourquoi ? Au couvent des Ursulines, une religieuse a été
privée de son confesseur, et elle délire. La prieure met en place des
exorcismes publics, avec pour résultat l’entrée en possession d’une
quinzaine de nonnes, beaucoup trop pour le petit nombre d’exorcistes.
Printemps 1660. Les religieuses dénoncent des bourgeoises,
immédiatement incarcérées et jugées. Quatre d’entre elles, des veuves, sont
condamnées au bûcher lorsque le parlement de Dijon se saisit en appel.
Grand progrès en matière d’accusation sorcière, l’appel est devenu
automatique presque partout dans le royaume. Non qu’il ait été inexistant
auparavant, loin de là. Mais les cas de lynchage d’une sorcière présumée
sont si fréquents, et si terribles, que la pratique de l’appel devint plus
régulière à partir de 1620.
Comment justifier, par exemple, qu’une accusée soumise à la pratique de
la noyade soit en même temps lapidée par une foule hargneuse ? Il faut se
représenter la scène, doublement hallucinante. La noyade consiste à lâcher
l’accusée dans une eau profonde : si elle était coupable, elle surnageait. On
la brûlait.
Et innocente ? Elle se noyait. Soit une fille plongée dans l’eau au titre de
la « torture décente », lapidez-la en groupe, elle coule à pic.
Les parlements, plus ou moins réticents selon les cas, ont l’obligation de
vérifier les preuves de la sorcellerie. Ce qui change à peu près tout.
De quoi sont accusées les quatre veuves ? Participation au sabbat, trafic
avec Satan, maléfices. En juin, le parlement bannit deux veuves et
innocente les deux autres. Et soudain, tout bascule. À peine les veuves
innocentées sont-elles rentrées à Auxonne que le « peuple » se jette sur
elles, les assomme et les brûle. Lynchage comme autrefois.
Les dénonciations continuent en octobre. Échappé de justesse, un
charpentier, dont le seul péché est d’être le fils d’un sorcier condamné à
mort pour sortilège, est parvenu à fuir et maintenant fait appel. Fin octobre
se déroule une procession expiatoire, grande déambulation publique
représentant les pouvoirs religieux et politiques. Au retour de la procession,
une des religieuses, puis plusieurs autres dénoncent la responsable des
diableries : sœur de Sainte-Colombe, née Barbe Buvée, quarante-cinq ans,
ancienne prieure dans un autre couvent à Flavigny.
Barbe Buvée a fait profession de foi dans le couvent des Ursulines en
1628. C’est donc une ancienne de la maison qui revient et constate, effarée,
que de jeunes confesseurs interviennent la nuit dans les cellules des filles.
Elle a dû tonitruer assez fort, Barbe Buvée, car les dénonciations des
ursulines la dépeignent comme une vieille autoritaire. Mais on ne
découvrira la cause des désordres qu’après coup.
Barbe Buvée s’est soigneusement tenue à l’écart des exorcismes.
S’attendait-elle à ce qui arriva ? Les Ursulines déchirent son voile, la
battent à coups de cierge, et l’enferment à clef dans une cellule. Elle est
transférée à Besançon et l’enquête commence.
Les diables des ursulines d’Auxonne l’accusent d’avoir accouché d’un
enfant, de l’avoir tué, et d’avoir signé un pacte diabolique avec son sang. Le
démon s’appelle Asmodée. Pendant l’instruction du procès, la nouvelle
prieure des ursulines, anticipant une condamnation, fait construire dans le
jardin du couvent une prison pour Barbe Buvée – qui n’est pas encore
condamnée.
Car l’un de ses neveux fait appel au parlement de Dijon. Barbe Buvée
doit être immédiatement transférée à la conciergerie de Dijon, mais les
archers et l’huissier qui doivent l’accompagner voient des diables en habits
de nonne voler au-dessus du clocher… Il faut en envoyer d’autres. L’affaire
des archers visionnaires fait grand bruit, jusqu’à Paris, et la polémique,
devenue habituelle, s’enclenche à coups de brochures, pour ou contre la
sœur de Sainte-Colombe, née Barbe Buvée.
1661. Le parlement de Dijon casse la procédure d’Auxonne et envoie
Bénigne Legoux, un de ses conseillers, reprendre l’enquête pour dix-huit
mois. Bénigne Legoux installe une nouvelle commission ecclésiastique
flanquée d’un médecin. Le grand vicaire se déplace en personne et constate
qu’aucune des possédées ne sait répondre en grec et en latin. Le médecin
confirme : ces filles sont des fourbes. Non seulement les possédées
d’Auxonne ne fréquentent pas les diables, mais elles sont imprudentes par
surcroît : le médecin trouve dans leurs cellules des brochures sur les
possessions de Loudun.
Puis Bénigne Legoux découvre l’existence du confesseur nommé
ailleurs, constate qu’il a guéri nombre de « duretés de sein » et d’enflures de
ventre de ses pénitentes, qui lui sont – c’est normal – extrêmement
attachées.
Le parlement fait transférer à Dijon toutes les possédées, leurs livres, les
textes vomis par les ursulines. Et commande de restituer à Barbe Buvée les
biens qu’elle a laissés à Auxonne.
Le clergé ne se laissera pas faire. L’évêque d’Auxonne, actionné par un
curé, visite les possédées qui ont refusé leur transfert. Son rapport déroule la
totalité du répertoire des possédées antérieures, et devenues savantes
comme par magie, les ursulines y répondent cette fois en latin et en grec. Le
parlement réplique que cette affaire relève des « cabales de religieuses ».
1662. Les exorcistes continuent leurs représentations devant un public
ébloui.
En août, le parlement rend un arrêt définitif. Il libère Barbe Buvée qu’il
envoie prudemment dans un autre couvent, lance une enquête pour complot
contre elle, lui alloue une pension de dédommagement. Le couvent
d’Auxonne doit trois mille livres à Barbe Buvée. C’est fini ?
Pas du tout. Le 14 août, l’une des possédées meurt brutalement. Les
chirurgiens d’Auxonne et ceux de Dijon se disputent le corps de la jeune
Anne Moroge, dûment exorcisée auparavant. Ceux d’Auxonne jurent
qu’elle était vierge et qu’elle est morte d’un abcès ; ceux de Dijon affirment
qu’elle a accouché récemment. Et cette fois, l’affaire monte à Paris, où le
curé d’Auxonne mais aussi le conseiller Bénigne Legoux disposent
d’appuis importants. Le curé gagne la partie et le chancelier Séguier nomme
une nouvelle commission qui reprend toute l’enquête en 1663.
Rapidement, l’enquête conclut à la fourberie, joliment avouée par l’une
des ursulines : « Point de diable ni en moi ni en ces religieuses ; nous
sommes toutes folles et il faudrait nous mettre entre quatre murailles et nous
donner les étrivières. »
Le prêtre ne désarme pas. Comment parvient-il à faire relancer une
nouvelle enquête par le Conseil du roi ? Elle commence en novembre ; le
curé a fait vite.
Les parlementaires de Dijon sont furieux. Et ils osent.
Ils osent demander la cassation de la décision royale et l’application de
leur propre jugement. Le dossier est transféré au Parlement de Paris avec
toutes les pièces du dossier, et Barbe Buvée envoyée dans la capitale du
royaume pour qu’elle puisse se défendre.
Le curé d’Auxonne a perdu. Rien ne dit que Barbe Buvée a pu récupérer
ses trois mille livres.
Athénaïs de Mortemart, épouse de Montespan
Scandaleuse dans une monarchie devenue absolue depuis Henri IV,
l’affaire des poisons a été romancée et filmée si souvent qu’on peine à la
ressasser. Et pourtant elle fut décisive dans l’arrêt des poursuites de
sorcières, décrété par l’ordonnance générale de 1682.
Oublions la marquise de Brinvilliers, simple empoisonneuse dont le seul
rôle dans les affaires sorcières fut d’attirer l’attention de Colbert : il pouvait
donc exister des « serial killeuses » en France, à Paris, et dans la noblesse
de robe.
En 1677, François Desgrez, lieutenant de police, apprend par un billet
anonyme qu’un complot se trame pour empoisonner le roi – le billet a été
déposé dans le confessionnal de l’abbaye des Jésuites à Paris, rue Saint-
Antoine. Desgrez s’oriente vers une prisonnière qui reçoit souvent la visite
d’une certaine Marie Bosse, laquelle se vante imprudemment d’aider des
épouses de parlementaires à empoisonner leurs maris. Arrêtée, Marie Bosse
dénonce Catherine Deshayes, épouse Monvoisin, dite la Voisin, connue
comme devineresse, ce qui est déjà fort suspect.
Catherine Deshayes est arrêtée en mars 1679. À cette date, le roi s’est
violemment épris d’une fille de dix-sept ans, mademoiselle de Fontanges,
délaissant le lit d’Athénaïs de Mortemart, épouse de Montespan, favorite
officielle. Mère d’enfants du roi, elle garde prestige et honneurs. Mais
brusquement, la jeune Fontanges tombe enceinte et meurt d’une éclampsie
tandis qu’elle accouche. Ne s’agirait-il pas plutôt d’un cas
d’empoisonnement ?
Soumise à la question, Catherine Deshayes, dite la Voisin, dénonce à qui
mieux mieux. Il ne s’agit plus d’une ou deux fabricantes de poudres
mortelles, mais d’un réseau d’une centaine d’empoisonneurs organisés.
Chemin faisant, la Voisin laisse tomber plusieurs noms de dames de la Cour,
dont madame de Montespan ne fait pas encore partie.
Un mois plus tard, le roi Louis XIV fait installer une chambre ardente,
ainsi nommée parce qu’elle est tendue de noir et éclairée par des torches.
On enquêtera et on jugera à huis clos. La chambre ardente réunit une
dizaine de magistrats présidés par Louis Boucherat.
Les témoins avouent des messes noires célébrées sur le ventre d’une
femme nue, sur laquelle on égorge un nouveau-né. Et des apparitions de
démons, anodines au regard des crimes de sang. D’avril 1679 à juillet 1682,
la chambre ardente convoque près de cinq cents témoins, et en jette deux
cent dix-huit en prison. Catherine Deshayes est brûlée vive en place de
Grève en 1680. Fin du premier épisode.
Car la Voisin a une fille, Marie-Marguerite, qui s’en va dénoncer madame
de Montespan au lieutenant de police. Dès qu’il l’apprend, le roi ordonne
aux magistrats de la chambre ardente d’utiliser des feuilles volantes qu’il
enfermera dans une cassette, puis simplement de ne plus traiter d’affaires
citant le nom d’Athénaïs de Montespan.
Les magistrats ne sont pas contents. C’est le moins qu’on puisse dire.
Le roi se voit forcé de dissoudre la chambre ardente en août 1682. Les
derniers accusés sont dispersés sans jugement dans les prisons françaises
dont ils ne sortiront que morts. Les magistrats ont fait exécuter trente-quatre
accusés, en ont banni vingt-trois et en ont envoyé cinq aux galères .(13)
Avant la proclamation de l’ordonnance de 1682 interdisant les
accusations de sorcellerie, Colbert prend soin d’écrire à l’intention du
souverain un Mémoire contre les faits calomnieux imputés à Madame de
Montespan. Il procède avec minutie, cherchant sans les trouver les preuves
qui peuvent accabler la favorite, rejetant le témoignage d’un seul au nom du
testis unus, testis nullus (un seul témoin fournit un témoignage nul), mettant
en doute l’apparition des noms de personnes de la Cour, car « c’est une
chose commune, écrit-il, dans ces recherches publiques de magiciens, de
devins et de débiteurs de secrets, de sortilèges et de poisons que ces infâmes
marchands ont la liberté et le moyen de nommer qui il leur plaît pour se
faire des complices, parce que, comme la plupart du temps il n’y a rien de
solide contre ces particuliers, et qu’il ne se trouve presque jamais de matière
fixe et certaine des crimes qu’on puisse approfondir, mais seulement de
simples discours, il est toujours très difficile de convaincre leurs calomnies ;
c’est pourquoi ces recherches indéfinies ont toujours été considérées
comme très dangereuses et contraires au repos public ».
C’est la ligne directrice de l’ordonnance générale de 1682, qui rejette les
sorciers, les sacrilèges et les empoisonneurs comme « reprochables » :
entendez dans le mot « reprochables » mensongers, non fiables, et dont on
peut récuser les témoignages. Il est donc attesté que l’affaire des poisons fut
directement responsable de la fin des accusations de sorcellerie dans le
royaume de France.
En 1683, l’année du remariage du roi avec madame de Maintenon, la
marquise de Montespan doit quitter ses appartements et loger à Versailles
dans une soupente. Mais elle reste à la Cour et donne de grandes fêtes – elle
est toujours la mère de sept enfants royaux, avec le bizarre statut de sorcière
tolérée. Elle quitte Versailles en 1691 et cette fois pour de bon. En 1709, au
beau milieu de la guerre de Succession d’Espagne, à la demande de Sa
Majesté, le Conseil du roi décide de faire brûler les fameuses feuilles
volantes confisquées aux magistrats. Les vingt-neuf volumes sont confiés à
un valet qui les met au feu.
La même année, Louis XIV fait expulser les religieuses jansénistes du
couvent de Port-Royal-des-Champs avec une rageuse détermination. Il y a
longtemps que cette communauté religieuse infestée de miracles résiste au
pouvoir royal ; il est temps d’en finir. Le roi n’a aucune idée des démons
qu’il va libérer en fermant Port-Royal-des-Champs.
Ciel de traîne pour les possédées
Si l’ordonnance générale de 1682 récuse les accusations sorcières de
façon radicale, les parlements de province ne la suivent qu’avec une
extrême réticence. Ainsi, le roi décide que les sorcières n’existent plus ?
C’est difficile à croire. On entendra encore longtemps parler de sortilèges
dans des couvents, ou dans des maisons regroupant des filles. Soit que les
parlementaires veuillent garder leur indépendance par principe, soit que,
toujours sous l’emprise de l’idée de possession, ils rechignent. Désormais,
il faudra donc deux jugements. Car l’appel est devenu possible, comme
aujourd’hui chez nous en matière judiciaire. Et à force, lentement, à l’usure,
les parlements de province finiront par céder.
Toulouse, 1681
Quatre pensionnaires de la Maison de l’Enfance, filles de grands
bourgeois, prises de puissants hoquets, se sont mises à vomir des épingles.
Déclarées possédées, elles sont déférées devant le parlement qui mande une
commission composée de magistrats et de médecins. La commission
examine les jeunes filles pendant une vingtaine de jours, et leur tend des
pièges. Magistrats et médecins vont simuler un exorcisme ; c’est une
première.
On leur administre de l’eau bénite qui n’est que de l’eau du fleuve. On
leur lit un roman en le présentant comme étant la Bible. On leur présente
une étole qui n’avait pas été bénie, et naturellement, elles le croient. Les
possédées convulsent comme si l’eau, le livre et l’étole étaient de vrais
instruments d’exorcisme. Interrogées séparément, les jeunes filles avouent
pour finir avoir caché des épingles à l’intérieur de leurs joues pour les
vomir ensuite.
Le tribunal de Toulouse prescrit des traitements médicaux pour
mélancolie, maux d’estomac et « troubles menstruaux ». Je dois avouer une
certaine tristesse à voir les quatre petites Toulousaines privées de leurs jeux
circassiens. Le règne des médecins peut commencer.
Séverac, 1674 : sœur Rose ou la ténacité
Catherine d’Almayrac, mariée à Séverac, a quitté le domicile conjugal et
vit seule à Toulouse lorsque le grand vicaire de l’archevêque l’exorcise – et
la renvoie à Séverac où les exorcismes continuent, attirant comme à
l’ordinaire plusieurs milliers de spectateurs. Cirque habituel.
En 1680, sans même évoquer la possession ni la sorcellerie, le parlement
de Toulouse refuse la séparation des deux époux et ordonne de suivre la
longue et difficile procédure de dissolution du mariage, qui doit en référer à
Rome. Catherine d’Almayrac, condamnée à l’amende, disparaît et le curé
de Séverac, déféré devant le parlement, est finalement relaxé après plusieurs
années.
À la fin du siècle, on retrouve l’épouse disparue à Paris sous le nom de
sœur Rose, supposée tertiaire de Saint-Dominique, vieille et laide
guérisseuse extatique et possédée, capable d’effectuer des conversions, de
prédire l’avenir et de diriger ses directeurs de conscience. Ses dons et ses
extases ne conviennent pas au cardinal de Noailles, qui la chasse par deux
fois de Paris, où elle revient quand même illico !
Coutances : Marie des Vallées et Marie Bucaille
La ville de Coutances a connu une sainte. Marie des Vallées, morte en
1656, a été exorcisée de nombreuses fois avant de décider d’endosser les
souffrances de l’enfer pour sauver le monde, à l’image du Christ tenté par
Satan au désert. Déclarée sorcière puis acclamée comme sainte, Marie des
Vallées, trop proche des courants jansénistes, ne fut jamais canonisée ni
même béatifiée.
Marie Bucaille, possédée depuis l’âge de cinq ans, est également sujette à
des extases – selon elle, Dieu la protège… Déférée par le tribunal d’appel
des baillages ordinaires – le présidial –, elle est considérée comme une
dévote extraordinaire, communiquant directement avec Jésus, la Vierge et
son protecteur divin. C’est une vraie guérisseuse qui parcourt le bocage
normand avec une petite troupe, une servante, des dévotes et un moine
cordelier, le frère Le Saulnier, son directeur de conscience.
Marie Bucaille prêche à la fois le diable et le Bon Dieu, mais pas l’un
sans l’autre. Le Bon Dieu fait d’elle une guérisseuse, et le diable la
persécute pour contrarier le Bon Dieu. Elle est battue, on entend des coups
qu’on ne voit pas, elle reçoit souvent les stigmates, preuves de sa sainteté…
En bref, elle obéit au schéma général des chamanes qui guérissent en
appelant sur eux les forces négatives. Mais n’anticipons pas. Le procès
commence.
Le présidial de Coutances déteste cette anomalie vivante, qui pourtant,
c’est un fait, guérit. Cependant, dès l’ouverture du procès, le directeur de
conscience s’enfuit. La servante dénonce la liaison amoureuse entre le
cordelier et la guérisseuse – vrai ou faux ? On ne sait pas. Soumise à la
question ordinaire et extraordinaire, Marie Bucaille ne tarde pas à être
condamnée au feu pour « inceste spirituel », possession feinte, blasphèmes,
profanations de reliques, pratiques magiques. Le présidial de Coutances n’a
pas l’air de connaître l’ordonnance générale de 1682.
En appel, Marie Bucaille est transférée à Rouen. Prudemment, on
consulte Daniel Huet, l’évêque d’Avranches, qui découvre sur le front de la
condamnée une cicatrice qui ne saigne pas à la piqûre. Une marque de
Satan ? Mais non. Le vent tourne pour de bon. Daniel Huet est un évêque
humaniste et un intellectuel des Lumières. L’évêque raisonnable
recommande la prudence, et les magistrats le suivent « avec bonté », écrit
Daniel Huet dans ses Mémoires.
L’accusation se réduit à des « crimes d’imposture, séductions, impiétés,
abus et scandale public » – un minimum pour une dévote guérisseuse. Son
châtiment ? Le fouet et l’inscription « fausse dévote » dans les villes où elle
a officié, bannissement hors du royaume et… langue percée.
Le reste de la troupe est mis hors de cause. Le chirurgien qui a guéri sa
langue trouée avec du miel de rosat la voit comme une prophétesse qui
aurait fondé sa propre secte. Quarante ans plus tôt, Marie Bucaille aurait pu
connaître le sort glorieux d’Élisabeth de Ranfaing et de Jeanne des Anges.
Mais le roi ayant besoin d’en finir avec toutes les accusations sorcières, les
tribunaux finissent par obéir : il n’est plus de vraie dévotion mélangée aux
appels de Satan.
L’obéissance, pour finir générale, des parlements du royaume croise
assez tôt la route des Messieurs de Port-Royal, cœur du mouvement
janséniste bientôt traqué par les polices du roi. Je me suis longtemps
demandé où la fabuleuse énergie de mes circassiennes possédées avait pu
réapparaître. Et la réponse est simple. Où, en quel lieu précis, des filles et
des femmes ont-elles été saisies de convulsions « surnaturelles » ?
Au cimetière Saint-Médard, à Paris, sur la pierre tombale du diacre Pâris.
Aux possédées ont succédé les convulsionnaires jansénistes, mouvement
sectaire prophétique où, à leur demande, le corps des femmes est bon à
battre, à écraser, percer, toujours par des hommes.
Voici des sorcières d’un nouveau genre : frappez-moi et je dirai vrai.
Ce grand moment de révélations devineresses ne s’est pas arrêté avec la
Révolution française. Les anciens bourreaux de femmes en convulsions,
ceux qui s’appelleront les « secouristes », ressurgissent avec le retour des
rois sur le trône de France. Ils tâtonnent sans grands résultats autour du
fantôme de Louis XVII, l’enfant royal mort au Temple. Et vers 1820, tout
soudain, les mêmes qui, jeunes gens, plantaient leurs épées dans la chair des
convulsionnaires et qui, adultes, cherchaient partout un héritier royal
plausible suivent la voie de jeunes filles religieuses que la Vierge avait
honorées de sa visite.
1822 : apparitions de la Vierge des Mauges, en Anjou. 1830 : la Vierge
apparaît à Catherine Labouré. Ensuite, ça ne s’arrête plus. Et voilà
comment, de sorcière en convulsionnaire, le personnage haï de la femme
impure se retourne en son exact contraire : la Plus que Pure, la Mère du
Christ. Long destin, jusqu’à nos jours.
L’apparition la plus régulière de la Vierge Marie aux Croates catholiques
survient en Bosnie-Herzégovine à Medjugorje depuis la mort de Tito.
Dernier message : 15 janvier 2019. Il y en aura d’autres. La « Gospa »
délivre autant de messages que de mois dans l’année romaine et vient de
recevoir du pape François son certificat d’authenticité, en juillet 2019.
Résistantes et prophètes
Les diableries de Port-Royal
Ce fut un lieu de paix, un monastère de filles vouées à la prière et
l’ascèse, une « demeure de grâce » qui finit rasée en 1709 sur ordre du roi
Louis XIV. Pourquoi ? Ce fut un lieu de larmes et de miracles, un lieu pour
sangloter, s’abaisser, s’affliger. Ce fut surtout un lieu d’obstination et de
désobéissance, un endroit de rassemblement pour celles et ceux qui, dans la
noblesse et la grande bourgeoisie, résistaient à l’absolutisme de la
monarchie avec des moyens théologiques, spirituels et intellectuels. Une
résistance ? Oh oui ! Et de longue date.
La faute originelle
On peine à imaginer que l’antique abbaye cistercienne de Port-Royal-
des-Champs vouée à l’humilité et à la solitude ait été quelque temps un lieu
de désordres puis de débauches, lorsqu’on la compare à la haute figure de
Blaise Pascal, qui fut au dix-septième siècle l’un des soutiens les plus
ardents des jansénistes de Port-Royal.
Désordres : prières récitées n’importe comment, chants discordants et
négligés, disputes violentes entre religieuses jusque devant le saint
sacrement, crêpages de chignons en tous genres.
Débauches : la clôture monastique n’est pas respectée, les domestiques
baisent les nonnes, à moins que ce ne soient les confesseurs ou bien les
visiteurs, à la manière de la sœur de Gabrielle d’Estrées, Angélique
d’Estrées, abbesse de Maubuisson, qui, dans son abbaye, éleva douze
enfants qu’elle avait eus de douze pères différents.
Il est vrai que, novice en 1580, Angélique d’Estrées était la maîtresse du
roi Henri III et que, quinze ans plus tard, devenue abbesse, elle logea sa
sœur Gabrielle, maîtresse d’Henri IV, tout près de l’abbaye de Maubuisson.
Dans les couvents, le libertinage n’était pas rare, comme en témoignent,
pour l’Espagne, les écrits de Thérèse d’Avila et, pour la France, ceux de
Jeanne des Anges.
Quand le scandale fut trop grand aux yeux du jeune roi Louis XIII, en
1617, on envoya des moines à Maubuisson. La première fois, l’abbesse
débauchée leur promit tout ce qu’ils voulaient. La seconde fois, elle les fit
prisonniers. Et quand il fallut enfin évacuer mère Angélique d’Estrées par la
force, en 1618, les hommes d’armes la trouvèrent à moitié nue dans un
recoin d’une cellule à l’écart. Ils décidèrent de l’enrouler dans un matelas
en la ficelant convenablement et la placèrent sur une charrette.
À lui seul, ce personnage de nonne extravagante suffit à évaluer les
outrances des couvents. Car Angélique d’Estrées revint à Maubuisson six
mois plus tard à la tête d’une petite armée, résolue à reconquérir son abbaye
en frondeuse. En vain, puisqu’elle fut emprisonnée au Châtelet où elle
mourut fort maltraitée.
Désordres, débauches, vie religieuse à l’abandon. Mais de possessions
sorcières, point.
Port-Royal n’émerge dans la mémoire française qu’avec le singulier
personnage d’une abbesse de onze ans. Fille d’une grande famille de
protestants convertis, la petite Jacqueline Arnauld prononce ses vœux à huit
ans sous le nom d’Angélique de Sainte-Madeleine. Bien avant la rébellion
armée d’Angélique d’Estrées, son noviciat se passe à Maubuisson, où
l’enfant trouve en l’abbesse libertine l’amour maternel qu’elle n’aura jamais
connu et qui, au demeurant, n’était pas de mise à l’époque. Passer, à huit
ans, d’une maman particulièrement malveillante à une abbesse
particulièrement libre de son corps est une aventure singulière.
À onze ans, voici la fillette abbesse du couvent de Port-Royal-des-
Champs. Elle n’a rien demandé. « J’étais éveillée et folâtre », dit-elle. Onze
ans ? Comment est-ce possible (14) ?
Ces gens très religieux sont capables de tout.
Le père de la future mère Angélique a gravement trafiqué les papiers
destinés au pape pour qu’elle ait mensongèrement l’âge de vingt-cinq ans
selon le droit canon, à la place de onze. L’adolescente ne s’en rend pas
compte immédiatement et, lorsqu’elle l’apprendra, elle le paiera de regrets
éternels. Nous sommes en 1600. Comme de nombreuses futures saintes, la
fillette ne marque aucune appétence pour la vie monastique.
Si peu inspirée, la petite Jacqueline Arnauld, qu’elle envisage d’aller se
réfugier chez une tante protestante à La Rochelle. Le décor est planté : les
pratiques et la spiritualité jansénistes dont Jacqueline se fera l’héroïne
viennent du protestantisme, pour l’instant sous la protection de l’édit de
réconciliation.
Huit ans plus tard, à la suite d’un sermon prononcé par le père Basile, un
capucin de passage, la jeune fille reçoit une révélation et réforme le
monastère dont elle a la charge. En vertu de ses aspirations protestantes, elle
se doit de faire disparaître du costume des nonnes les dentelles, le linon, de
remplacer les tissus veloutés trop doux par de la serge de laine bien râpeuse,
de vivre en état de pauvreté, avec végétarisme et jeûnes obligatoires. Et
fermeture au monde extérieur.
En 1609, l’année même où Pierre de Lancre va purger le Pays basque de
ses sorcières aux cheveux libres, mère Angélique Arnauld ferme la clôture
de Port-Royal-des-Champs et refuse publiquement l’entrée du monastère à
ses propres parents, par respect de la règle. Pour donner l’exemple, arc-
boutée sur ses nouveaux principes. Cet acte de résistance familiale est si
rare en ce siècle qu’il est exalté sous le nom de journée du Guichet –
comme nous le verrons, le jansénisme a un sens aigu du théâtre.
La scène se passe à l’entrée de Port-Royal-des-Champs. Le père de la
jeune abbesse crie comme un furieux, elle s’évanouit, le père tombe en
pâmoison et c’est à travers les grilles de la clôture que père et fille se
réconcilient. La mère ? Elle en profite pour jurer qu’elle ne reverra jamais
sa fille – c’est commode pour une mère malveillante.
L’époque est à la préciosité, rébellion de femmes, et à la rigueur
monastique. Outre les austérités, selon le droit fil de la règle cistercienne,
mère Angélique Arnauld maintient l’apprentissage du chant grégorien
contre vents et marées. Chanter juste, en mesure et en chœur, cela s’apprend
et bientôt la beauté du chant grégorien renaît à Port-Royal-des-Champs. Et
mère Angélique pratique abondamment la charité. Aucun signe diabolique
n’est à signaler.
Comme Versailles, Port-Royal-des-Champs se situe dans une région
d’étangs peuplés de femelles de moustiques anophèles, porteuses de la
malaria. Le paludisme tue tant de religieuses que l’abbesse installe faubourg
Saint-Jacques une nouvelle abbaye, Port-Royal de Paris. L’autre,
temporairement vide de femmes, accueille dans quelques maisonnettes des
« Messieurs », appelés plus tard les « Solitaires », retirés loin de la vie
mondaine dans l’espoir d’une vie frugale et pieuse. Et ces Messieurs ne
restent pas inertes ; ils assèchent les marais, ils surélèvent l’abbaye, ils
utilisent leurs mains pour de gros travaux difficiles, qu’ils mènent à bien.
Bientôt, les étangs une fois récurés, mère Angélique et ses religieuses
peuvent revenir à Port-Royal-des-Champs.
La première Fronde, celle des parlements, et la seconde, la Fronde des
princes, mettent à la rue des miséreux qui affluent à Port-Royal-des-
Champs. Très efficace, mère Angélique nourrit et soigne les blessés, prend
soin des paysans dont les champs sont dévastés par les armées. L’abbaye est
entièrement remplie de sacs de blé et de grains ; on prie et on résiste, et
d’abord à la guerre. Car la Fronde est une vraie guerre qui blesse, qui tue,
elle a le goût du sang.
Port-Royal se comporte admirablement. Mais la Fronde terminée et le
jeune Louis XIV rétabli dans son droit divin, les anciens frondeurs de la
plus haute noblesse trouvent refuge auprès des religieuses. Vous me direz,
où sont donc vos sorcières ?
Pas très loin. Elles germent dans l’opposition résolue au roi Louis XIV,
qui surveille de près les belles duchesses, frondeuses retraitées, qui
protègent Port-Royal-des-Champs, comme madame de Longueville, une
cousine du roi, et amie de sa mère Anne d’Autriche. Le jansénisme étant
par définition rétif à tout pouvoir terrestre, royal ou papal, le jeune
Louis XIV voit en Port-Royal-des-Champs une « république » dissidente. Il
n’a pas tort.
Comme un sauvageon (15) issu des guerres de Religion françaises, le
germe de la dissidence pousse dans le travers d’une dispute théologique.
Les jansénistes croient qu’il y a deux Christs : celui qui est né pour racheter
le monde et celui qui a souffert sur la croix. Le second Christ s’accorde
avec une théologie du péché originel qui ne souffre aucune rédemption :
corrompue et pécheresse, l’âme humaine ne peut se corriger, même en
priant, car seule le peut la grâce divine. Pire : la grâce divine n’est pas
ouverte à tout le monde. En extrapolant de certaines pages de saint
Augustin, les religieuses et les Messieurs reprennent les thèses du
Hollandais Cornelius Jansen, dit Jansenius, auteur de l’Augustinus,
anciennement fasciné par le curé Louis Gaufridy, et grand théologien
flamand dont l’œuvre suscita la querelle alors qu’il n’était plus de ce
monde.
Non seulement la grâce divine et elle seule, écrit Jansenius, peut sauver
l’âme du pécheur humain, mais encore faut-il qu’elle soit efficace. S’abîmer
dans la souffrance du Christ est la voie du salut, sans aucune garantie. Le
libre arbitre n’y pourra rien. Retour des rigueurs de la Réforme protestante.
La passion des jansénistes pour les possédées françaises
Jansenius, ce grand théologien, s’était passionné pour les possédées du
siècle, en particulier pour les relations sexuelles de Louis Gaufridy avec
Madeleine de la Palud. Il ne fut pas le seul. Jean Duvergier de Hauranne,
abbé de Saint-Cyran, l’un des principaux confesseurs de Port-Royal, haute
figure du jansénisme qui passa cinq années dans la prison de Vincennes,
s’éprit tout autant des convulsions sorcières. Et de même le cardinal Pierre
de Bérulle, fondateur de l’Oratoire de France, l’un des hérauts du
mysticisme français : à vingt-neuf ans, il écrivait un Discours sur la
possession de Marthe Brossier, prenant « la défense d’une énergumène »
contre le matérialisme du médecin Michel Marescot, et la traitant comme
une enfant malade que l’Église se devait de soigner au moyen d’exorcismes.
Quels cadeaux de pensée offraient donc nos braves possédées, rurales ou
couventines, à ces jeunes chercheurs de haut niveau qui cogitaient
ensemble ? Liés par une forte amitié intellectuelle, Jansenius et l’abbé de
Saint-Cyran travaillèrent longtemps sur une grande réforme de l’Église
catholique qui reviendrait aux origines du christianisme. Le projet s’appelait
secrètement « Pilmot », en termes encodés, car les deux jansénistes
redoutaient l’hostilité des Jésuites. C’est donc dans le creuset du jansénisme
qu’on s’intéressa aux possessions diaboliques pour leur trouver un nouveau
sens théologique.
Pour Jansenius, c’est clair : les possédées marquées par Dieu désignent le
diable, et c’est un avertissement dont l’Église doit tenir compte. Pour
Bérulle, l’âme angélique de la possédée se débat contre « Sathan », mais là
encore, elle désigne le doigt de Dieu : « Là, écrit-il, Dieu incompréhensible
se fait comprendre ; Dieu ineffable se fait entendre, Dieu invisible se fait
voir. »
Ces damnées sont élues de Dieu. Il est là.
Là, c’est-à-dire dans toutes manifestations exhibées, toutes émotions
débordantes, toutes larmes versées, et même celles du diable comme
instrument de Dieu. Là se trouve le Dieu caché qui regarde en spectateur les
tragédies humaines – la source se trouverait dans ce verset du livre d’Isaïe :
« Mais Tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, sauveur ! » Mais s’il se
cache, ou s’il est caché, Dieu ne s’offre pas à tout le monde aussi
simplement. Dieu fait un tri.
De Jansenius vient donc le mot « janséniste », ce rejeton spontané qui,
comme ceux des fraisiers, ne fut pas « pincé » à temps pour favoriser
l’éclosion des fleurs et le mûrissement des fruits. Mais il n’y aurait pas de
jansénisme sans protestantisme – la frontière est poreuse – et, à cette
dangereuse vicinité, il faut ajouter l’« Autre », le Malin Génie catholique,
l’ennemi majeur.
L’Autre s’appelle collectivement « les jésuites », entreprenants,
éducateurs, optimistes, déterminés et volontaires, à l’opposé du jansénisme.
Les jansénistes s’abîment dans le néant pour obéir à la grâce de Dieu, si du
moins Dieu les a choisis. Tout aussi mystiques, mais ouverts sur le monde,
les jésuites s’appuient sur la liberté que Dieu accepte de laisser aux
hommes. Les jansénistes trouveront la part de Dieu dans les damnées
possédées du diable, tandis que les jésuites n’ont que mépris pour des
fariboles théâtrales qui reproduisent les possessions. Telle serait la version
noble de leurs affrontements.
Cela devient vite une affaire de clans, de réseaux mondains, de copinages
et de charges à obtenir du roi quoi qu’il en coûte. Pourtant, loin de ces petits
complots somme toute assez fréquents, un authentique miracle se produit à
Port-Royal de Paris en 1656.
Authentique ? Pas forcément. Mais identifié comme authentique, ce
miracle sauve pour un temps les jansénistes des persécutions royales.
Le miracle de la Sainte Épine
La jeune Marguerite Périer, nièce de Blaise Pascal, souffre d’un abcès
près de l’œil qu’il faudra bientôt ouvrir au bistouri. Appelée « fistule
lacrymale », cette affreuse tuméfaction la défigure, la fait souffrir, diffuse
une vilaine odeur. Toute une partie du visage est infectée, Marguerite est
peut-être perdue. Mais voici qu’à l’instigation d’une des sœurs de Port-
Royal de Paris, la nièce de Pascal frotte son œil malade contre une nouvelle
relique et le miracle a lieu : Marguerite est guérie.
Flavie Passard, la sœur qui poussa Marguerite à presser son œil contre la
surface du verre qui protégeait la relique, est une visionnaire qui rêve
énormément. On ne badine pas avec les rêves à Port-Royal. Ce sont signes
de Dieu. On les interprète en ouvrant une bible à n’importe quelle page : la
réponse s’y trouvera. Ce procédé divinatoire, fréquemment utilisé par les
réformés, trouve dans la Bible des indications contradictoires : soit Dieu se
sert du rêve pour parler au rêveur, comme ce fut le cas de Joseph, fils de
Jacob, pendant son séjour en Égypte, soit d’autres divinités, ennemies du
Dieu unique, se servent de toi pour t’éprouver avec l’assentiment de Dieu.
Par exemple, dans le Deutéronome : « S’il s’élève au milieu de toi un
prophète ou un songeur qui t’annonce un signe ou un prodige, et qu’il y ait
accomplissement du signe ou du prodige dont il t’a parlé en disant : “Allons
après d’autres dieux – des dieux que tu ne connais point –, et servons-les !”,
tu n’écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, car c’est
l’Éternel, votre Dieu, qui vous met à l’épreuve pour savoir si vous aimez
l’Éternel, votre Dieu, de tout votre cœur et de toute votre âme. »
Sœur Catherine de Sainte-Flavie, née Passart, communément appelée
Flavie Passart, est fille de tanneur. Ses songes et ses visions embellissent
Port-Royal, et nul ne songe à s’étonner qu’elle ait provoqué un vrai miracle.
Ce ne serait pas le premier. Sœur Catherine de Sainte-Flavie est
constamment malade, et constamment miraculée. Guérie subitement d’une
pleurésie par une relique de frère Antoine venue du Dauphiné : son chapelet
trempé dans l’eau d’un verre a miraculé sœur Flavie. Guérie de coliques
néphrétiques par un verre d’eau dans lequel l’abbé de Saint-Cyran a trempé
sa main. Dans sa quête de reliques miraculeuses, sœur Catherine de Sainte-
Flavie va jusqu’à collectionner les puces trouvées sur mère Angélique,
puisque ces puces contenaient du sang de la Vénérable. Autant dire qu’en
matière miraculeuse, sœur Flavie sait y faire.
Voilà pourquoi elle pousse la tête de Marguerite Périer pour bien
l’appuyer contre le verre protecteur de la relique. Cette relique étant un
éclat d’une des épines de la Sainte Couronne acquise par Saint Louis en
1236, le miracle est connu comme celui de la Sainte Épine, et presque
aussitôt identifié comme vrai miracle.
Quant à la maladie oculaire de Marguerite Périer, elle a donné lieu à de
nombreuses dissertations. Dernière version : Marguerite avait un canal
lacrymal bouché, et la pression du verre sur lequel elle s’est appuyée a
débouché ce canal dont l’infection s’est déversée. Il n’en reste pas moins
que l’œil guéri de la petite Marguerite est reconnu miraculeux par l’Église.
Or un miracle interdit la persécution. Port-Royal peut dormir tranquille.
Port-Royal fut donc aussi un lieu de visionnaires et d’émotions vivantes,
un lieu où la doctrine commandait d’interpréter ses songes en ouvrant une
bible. Mais une vraie bible, car à Port-Royal on s’est savamment occupé de
sa traduction.
Louis le Grand passe à l’attaque
En 1661, immédiatement après la mort de Mazarin, Louis XIV décide de
se passer de ministre principal et de gouverner seul. Sa colère contre le
jansénisme est intacte. Il a choisi pour confesseur personnel le père Annat,
un jésuite auteur du Rabat-joie des jansénistes, titre éloquent.
Après avoir passé une alliance avec le jeune roi de France, le pape
Alexandre VII délivre un « Formulaire » qui condamne cinq des thèses de
l’Augustinus, le livre posthume de Jansenius. Sont obligés de signer le
Formulaire du pape tous les membres de l’Église de France, quelle que soit
leur situation. Ainsi en a décidé le Conseil privé du roi.
Les religieuses de Port-Royal acceptent de le signer, mais avec mille
réserves. Ont-elles lu le livre de Jansenius ? Pour la plupart, non. Elles ont
simplement compris qu’on leur ordonnait de juger hérétique un livre dont
leurs confesseurs leur ont dit grand bien. Un subterfuge est trouvé : on
signera le Formulaire qui condamne le livre de Jansenius à condition de
bien distinguer les cinq thèses qui sont hérétiques théologiquement « en
droit », mais qui, on le précisera, ne se trouvent aucunement dans le livre de
Jansenius. Résistance !
Cette défausse irrite et le roi et le pape. Le Conseil du roi annule les
premières signatures, et le reste des religieuses refuse de signer le
Formulaire. Leur ruse a échoué. Le roi interdit le recrutement de novices,
disperse les religieuses et les Messieurs.
On notera qu’à la veille de sa mort en août 1661, trop affaiblie pour
qu’on lui présente le Formulaire à signer, mère Angélique penchait pour
que toutes ses filles signent, et vite.
1662. Le roi nomme son ancien précepteur, Hardouin de Péréfixe de
Beaumont, archevêque de Paris, et le charge de réduire l’indiscipline des
religieuses de Port-Royal. Louis XIV parle de plus en plus d’une « nouvelle
hérésie ». Voilà qui sent le bûcher.
1664. Plutôt conciliant, Hardouin de Péréfixe remet à l’ordre du jour la
signature du Formulaire en adoucissant par ses propos la portée du texte.
Les religieuses de Port-Royal demeurent impavides. Puis, au mois d’août,
« Monsieur de Paris » (c’est ainsi qu’on appelle Péréfixe) se rend en
personne à Port-Royal-des-Champs pour récolter les signatures. En vain.
Alors il se déchaîne et il saigne du nez. Il faut voir comment Péréfixe
traite les nonnes jansénistes, celle-ci par exemple, mère Madeleine de
Sainte-Agnès, abbesse à l’époque et née de Ligny : « Taisez-vous ! Vous
n’êtes qu’une petite pimbêche, une petite sotte, une petite ignorante qui ne
savez ce que vous voulez dire. »
Et c’est alors que, dans sa fureur et le menton couvert de sang, Péréfixe
lâche la phrase dont il se vantera plus tard : « Vous êtes pures comme des
anges et orgueilleuses comme des démons ! » Sur ce, il fait fermer les accès
au monastère, qui sera gardé par des soldats. Douze religieuses sont privées
de sacrements : plus de confession, plus de communion. Et elles sont
déportées dans différents couvents de Paris. Qui a dressé la liste des douze ?
Unanimes, les religieuses pointent le doigt sur sœur Catherine de Sainte-
Flavie, qu’on a vue empressée auprès de Péréfixe. La traîtresse, le Judas,
c’est elle. C’est aussi ce que pense la plus remarquable des douze entêtées,
mère Angélique de Saint-Jean, de la famille Arnauld, nièce de la fondatrice,
la « grande » mère Angélique.
Emprisonnée au couvent des Annonciades dans le quartier Saint-Antoine,
mère Angélique de Saint-Jean est consciente de subir ce qu’elle croit être un
martyre pour la cause de Dieu. Comme les autres, elle écrit une « relation
de captivité » qui remplira son office bien plus tard. Elle y décrit une vie de
solitude, avec récitations muettes des offices et gestes attenants – un office
mimé, toujours la passion du théâtre –, ponctuée par des visites de
propagandistes encombrantes qui veulent lui faire signer le Formulaire.
Vainement. Mère Angélique de Saint-Jean est une « répondeuse » qui ne
cède pas d’un pouce sur la défense du livre de Jansenius. Et l’on peut être
sûr qu’elle l’a lu.
On observera cependant que l’imitation des offices, répétée
quotidiennement, ouvre la porte à une attitude simulatrice rituelle qui se
déploiera largement chez les convulsionnaires de Saint-Médard, et au-delà.
Au monastère de Port-Royal à Paris, la grande spécialité de mère
Angélique de Saint-Jean consiste dans la fabrication de reliquaires en cire,
qu’elle réussit très bien. Est-elle comme sœur Flavie éprise de reliques ?
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas une raison pour trahir en signant. Dans son
exil, la nièce de la première mère Angélique pleure énormément, parfois en
public. Les autres exilées également, mais elles signent. Mère Angélique de
Saint-Jean ne signera rien. En 1665, la voici cependant
délivrée. « J’entendis pendant cela la cloche des Chartreux qui sonnait le
second coup des matines, c’est à dire qu’il était onze heures et cela me
réjouit de me reconnaître par là si proche de notre pauvre Sion désolée, dont
je n’avais rien vu ni entendu pendant que j’avais pleuré sur les fleuves de
Babylone. » La résistante incarne donc le peuple hébreu en exil. Voilà un
thème qui aura du succès.
Les douze déportées reviennent à Port-Royal-des-Champs. Il faut de
nouveaux miracles, il faut une ferveur populaire, il faut absolument de
nouveaux saints. Comme l’éclat de la Sainte Épine est à Port-Royal de
Paris, les religieuses de Port-Royal-des-Champs entreprennent de sanctifier
la fondatrice, la première mère Angélique, dont le corps est à Paris mais
dont le cœur est aux Champs.
Déjà, avant l’irruption véhémente de Péréfixe, mère Angélique de Saint-
Jean avait comptabilisé douze miracles accomplis par sa tante, dont
plusieurs après sa mort. La quête des saints commence à faire rage et
lorsque meurt un des Messieurs, les pauvres et les paysans arrachent des
éclats de bois de son cercueil. Reliques autorisées. Ce n’est qu’un début.
Mère Angélique de Saint-Jean a tant fabriqué de cadres de reliquaires
qu’on ne sait plus où les ranger. Ces cadres appellent leurs reliques à la
folie. Les sorcières ne sont plus très loin.
Dix ans plus tard meurt la duchesse de Longueville, cousine du roi, qui,
par respect pour elle, avait retenu sa colère contre les jansénistes. Port-
Royal-des-Champs n’est plus protégé ; immédiatement, le roi interdit le
recrutement de novices, renvoie les Solitaires, les pensionnaires et les
postulantes comme il l’a déjà fait.
Le pape Clément XI, élu à cinquante et un ans, âge fort jeune pour un
pape, renoue l’alliance avec le vieux roi Louis XIV, et fulmine deux bulles
contre le jansénisme. Une bulle qui fulmine est une condamnation radicale :
la première, Vineam Domini Sabaoth en 1701, et la seconde, Unigenitus, en
1713. Louis XIV n’a plus que deux ans à vivre.
Plus aucune restriction mentale n’est admise concernant les textes
jansénistes. Pourtant, les religieuses de Port-Royal-des-Champs inventent
une dernière ruse et signent en 1706 leur accord avec la première bulle, en
ajoutant « sans déroger à ce qui s’est fait dans ce monastère » auparavant.
Pour rien. Leur ruse est encore éventée.
En 1708, le roi transfère les revenus de Port-Royal-des-Champs à Port-
Royal de Paris. En 1709, une bulle papale ordonne la fermeture de Port-
Royal-des-Champs.
Les religieuses sont expulsées par la force. Le lieutenant général de
police, Marc-René Voyer d’Argenson, arrive à Port-Royal-des-Champs dont
il fait garder l’enceinte par des archers, à la stupéfaction des paysans et des
artisans, et prend place sur la chaire réservée à l’abbesse. Là, il demande
qu’on lui remette les titres de propriété et lit le décret d’expulsion. Elles
s’en vont, d’Argenson demeure trois semaines, le temps de tout fouiller.
Louis XIV ne s’en contentera pas.
En 1710, le roi ordonne la démolition de Port-Royal-des-Champs. Dans
les trois ans qui suivent, les familles des religieuses décédées viennent
exhumer les dépouilles de leurs proches enterrées dans l’église, tandis que
trois mille autres sont jetées à la fosse commune. En chemin, des corps
laissent tomber des fragments d’ossements que les fidèles enterrent sur
place. Le temps des reliques interdites vient de commencer.
« Après que la troupe sacrée de vos vierges, Seigneur, a été enlevée,
l’homme ennemi s’est encore irrité contre le saint lieu qu’elles ont habité. Il
a voulu tout anéantir jusqu’à la place sur laquelle des pieds si saints
s’étaient arrêtés. Souvenez-vous, Seigneur, des enfants d’Edom ; de ce qu’ils
ont fait au jour de la ruine de Jérusalem, lorsqu’ils disaient : Exterminez,
exterminez tout jusqu’à ses fondements », écrit le fervent janséniste Jean-
Baptiste Sesnes, abbé d’Étemare, dans les Gémissements d’une âme
vivement touchée de la destruction du saint Monastère de Port-Royal-des-
Champs.
En 1713, l’abbaye de Port-Royal-des-Champs est rasée entièrement.
L’« homme ennemi », c’est-à-dire le roi Louis XIV, en a fini avec la
république dissidente d’une centaine de religieuses et d’une poignée de
Messieurs.
Monsieur François, le bienheureux
En 1713, un jeune monsieur d’une très ancienne famille de noblesse de
robe réussit enfin à entrer au séminaire malgré la vive réticence de ses
parents.
Entré à sept ans au pensionnat des Chanoines réguliers de Sainte-
Geneviève à Nanterre, François de Pâris se fit remarquer par sa piété
précoce en refusant tout contact physique avec les « personnes du sexe »,
pas de baise-main, pas de bisous, rien. Au bout de trois ans, son père,
comprenant que l’éducation profane n’était pas pratiquée par les chanoines,
le mit au collège Mazarin et lui fit donner des leçons par un précepteur,
notamment en philosophie. François de Pâris n’aimait guère les études,
auxquelles il préférait les exercices religieux, priant la nuit, s’interrompant
sans cesse le jour pour prier Dieu, avec comme unique plaisir les offices de
l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
Mais quand il fit part à son père de son désir d’entrer dans les ordres,
monsieur de Pâris lui refusa tout net. À la place de la prêtrise, il voulut faire
entrer son fils dans le monde. François de Pâris s’obstina, attrapa la petite
vérole et, comme sainte Catherine de Sienne au quatorzième siècle, prit
grand soin de gratter ses croûtes pour mieux être défiguré. Son père finit par
céder.
Mais le projet de François n’était pas d’être prêtre. Profondément
janséniste, il voulait rassembler autour de lui une petite communauté de
« Solitaires » comme ceux de Port-Royal-des-Champs. Il s’y essaya,
échoua, mena une existence chaotique avec deux points fixes : la pauvreté
et les macérations. Des deux côtés, il n’y alla pas de main morte. Il donna
tous ses biens aux pauvres, vécut dans des galetas en dormant sur un lit de
planches et, comme il ne voulait rien posséder, il acheta chez un bonnetier
un métier pour faire des bas, qu’il vendait en redistribuant ses gains aux
pauvres.
Quant aux macérations et mortifications, voici la liste des cilices qu’il
portait à même la peau : une ceinture, deux jarretières, des bracelets, le tout
en chaînons de fer recouverts de pointes acérées, un cœur et une croix en fer
recouverts de pointes en forme de hameçons, à placer sur la poitrine en
hameçonnant la peau.
Il s’est trouvé de nombreux peuples sur la planète qui désignent l’un des
leurs pour se faire hameçonner la peau, par exemple le chamane des Sioux
Sitting Bull, pendant la résistance des Amérindiens aux armées blanches
américaines. Au cours de la cérémonie visionnaire où le chamane regarde le
soleil en face et sans cligner, le dos hameçonné par des baguettes en bois
glissées dans des incisions profondes et reliées aux cornes d’une tête de
bison labourant la terre, Sitting Bull entre en transe et voit une pluie de
soldats blancs tomber sur les peuples sioux. Le lendemain, les Sioux
rassemblés remportent leur unique victoire sur les armées américaines, en
1876, à la bataille de Little Big Horn.
En transe, on ne sent pas la douleur. Un hameçon permanent enfoncé
dans la peau du dos est une tout autre affaire. La douleur peut devenir
méchante quand elle est la porte du paradis.
François de Pâris se nourrissait exclusivement de légumes verts bouillis
sans aucun assaisonnement. Comme on peut aisément mourir de faim, en
1727, l’ascète tomba malade, le corps secoué de convulsions. Et finalement
il mourut. On parla de « suicide religieux », la mort par la faim ayant existé
chez les Cathares et existant encore chez les Jaïns de l’Inde. Son visage
devint beau, et son cadavre répandait une « odeur de sainteté » dont
personne ne savait à l’époque la cause réelle : l’odeur d’un mort ascétique,
végétale et agréable, est due au régime végétarien pour peu qu’il soit
suffisamment sévère.
Le phénomène convulsionnaire se déclenche au pied du lit de mort de
François de Pâris.
Saint-Médard est l’une des paroisses catholiques parisiennes tenues par
des curés jansénistes – elles sont nombreuses à Paris. Le culte des reliques
attira une petite foule autour du mort, chacun et chacune emportant un
morceau de chemise, de drap, de bois du lit, et du cercueil de celui que tout
le monde appelait déjà le « bienheureux ». Et les miracles commencèrent,
dont les résistants jansénistes tinrent aussitôt un relevé précis : Madeleine
Beignet, veuve Piquot, fileuse de laine, avait un bras paralysé ; elle
embrassa les pieds de François de Pâris et se releva guérie. Les jansénistes
avaient développé une pensée de l’archive pour les miracles et les
persécutions, qui ont légué à l’histoire de notre pays un immense monument
de témoignages.
Pendant un an, les adeptes du bienheureux vinrent au cimetière prendre
une poignée de terre sur sa tombe. Puis le frère du défunt fit construire une
tombe si parfaite qu’on jurerait qu’il l’avait conçue exprès pour la suite des
« miracles » : quatre lés de pierre sombre supportant une plaque de marbre,
des lés suffisamment hauts pour qu’on puisse se loger dessous.
Archives
– Pierre Lero, trente-cinq ans, marchand fripier, souffrant de plusieurs
ulcères à la jambe gauche, se rend au tombeau du bienheureux à plusieurs
reprises. Le sacristain lui donne un morceau du lit de mort qui, placé sur les
ulcères, les fait disparaître.
– Élisabeth de la Loë, vingt-cinq ans, souffre d’une grosseur au sein. Une
de ses amies lui donne un sachet contenant quelques brins de laine du
matelas du bienheureux. Appliqué sur la grosseur, le sachet la fait
disparaître.
– Mademoiselle Thibault, soixante et un ans, atteinte d’hydropisie
(œdème), se fait transporter au pied de la tombe de François de Pâris dans le
drap qu’elle pense être son linceul, mais pas du tout ! Car au bout d’un
quart d’heure, elle est guérie.
– Philippe Sergent, paralysé du côté droit, se fait conduire au tombeau ;
guéri, il monte sur la tombe et chante un Te Deum.
– Mademoiselle Hardouin, trente-six ans, paralysée des deux jambes,
privée de parole, se fait porter sur le marbre de la tombe où elle retrouve
immédiatement la voix et l’usage de ses membres. Pour le cas de la
demoiselle Hardouin, quarante-quatre témoins dont un maître chirurgien
consignent leurs déclarations devant notaire.
Port-Royal est ressuscité.
Presque tous ces miraculés commencent par être secoués de
tremblements « nerveux » avant de passer à la guérison. Que sont ces
tremblements ? Pour partie, des crises d’épilepsie. Pour partie encore, le
delirium tremens des alcooliques chroniques. Mais à mesure que la foule
grossissait dans le cimetière Saint-Médard, les tremblements nerveux
devinrent la seule et unique manifestation de la guérison.
Exemple. Marie-Élisabeth Giroust, douze ans, épileptique, souffre de
crises violentes quatre ou cinq fois par jour. En 1731, profitant d’une
accalmie des attaques, elle récite deux neuvaines et va au tombeau du
bienheureux avec sa mère : les accès se limitent désormais à une fois par
jour. Puis un jour, voyant traîner un papier, Marie-Élisabeth le ramasse et
convulse violemment. On lui retire le papier et l’on s’aperçoit qu’il contient
une relique de François de Pâris.
Tôt le matin, son père pose sur l’endormie le papier et la relique, et voilà
le corps de Marie-Élisabeth en arc de cercle, une position acrobatique plus
tard connue sous le nom de « grand arc hystérique », et fréquente chez
toutes les possédées démoniaques. Puis l’adolescente attrape la petite vérole
et la soigne d’étrange façon, en convulsant la tête en bas et les pieds en l’air,
« ce qui fit souvent rentrer les boutons dont son corps était envahi », écrit en
1900 Paul Valet, un janséniste attardé.
Ce n’est pas tout. L’hiver venu, Marie-Élisabeth se rétablit assez pour se
rendre au cimetière Saint-Médard où, sur la sainte tombe, elle convulse
avec joie. Oui, avec joie : les convulsions à Saint-Médard ne lui causent
plus que du soulagement.
On la met en apprentissage chez une fervente janséniste où arrive un jour
une jeune fille qui lui montre le bonnet du bienheureux François de Pâris.
Trois heures de convulsions. Marie-Élisabeth demande des aménagements.
Quand commence la secousse, il faut la tirer par les pieds, de sorte qu’elle
puisse rouler la tête sur le carreau. Ou alors quelqu’un la porte sur ses
épaules. C’est dans cette position qu’un jour de 1732, on lui fourre dans la
main une relique du bienheureux, elle s’élance vers le plafond en hurlant,
ses yeux s’injectent de sang, et d’une voix forte elle s’écrie : « Je suis
guérie. »
Et ne retomba plus jamais en convulsions.
Le terme d’« hystérie » fut employé à propos des convulsionnaires de
Saint-Médard avec la même énergie et par les mêmes médecins
qu’auparavant, d’autant plus que les déclarations signées devant notaire
semblaient bien être la preuve d’une manigance des jansénistes. Ce qu’elle
était en effet.
Mais le cas de Marie-Élisabeth donne le signal de ce qui s’appela, en
termes jansénistes, les « secours ». En demandant qu’on la tire par les pieds,
la fillette inaugure un théâtre particulièrement cruel. Des secours !!! On
croit rêver… Car les « secours » consistent en gestes violents, sadiques,
exécutés par les « secouristes », presque toujours des hommes. C’est
presque trop beau pour être vrai.
Passage de la folie
Nous sommes toujours dans le cimetière Saint-Médard, qui possède la
particularité de disposer, plus élevée que le rez-de-chaussée où s’alignent
les tombes, d’une galerie circulaire parfaite pour venir voir. Personne ne
s’en prive. Voir redevient la passion du regard si présente dans les
exorcismes. Et le même cirque installé autrefois autour des possédées du
diable reprend avec un dispositif à peine changé : en plein air, tout en bas,
des filles qui convulsent ; en haut, les spectateurs .(16)
Comme les convulsions sont devenues le signe de la guérison, on
convulse beaucoup, sur et sous la tombe de François de Pâris. On vient « se
procurer » des convulsions comme s’il s’agissait d’une botte de poireaux.
Se développe un assez joli commerce : écrivains publics, valets chargés de
compter les convulsions, et surtout le fripier.
Au début, le fripier donnait gratuitement ce qu’il appelait des « lisières »,
solides rubans destinés à entourer le corps des convulsées pour les aider à
ne pas se faire trop de mal – on pense à un adulte jouant au cheval guidé par
un enfant avec des rênes de satin. Les messieurs se pressent pour tenir les
lisières, mais que se passe-t-il lorsque la convulsée s’élance les pieds en
l’air ?
Nous le savons grâce à un rapport de police de 1731, pour qui le fripier
est l’« entremetteur du tombeau ». L’auteur de cette note blanche était une
« mouche », un inspecteur de police comme en disposaient les
Renseignements généraux d’autrefois. On le sent ravi d’avoir assisté au
spectacle ; les mouches aiment bien voir : « Ce qu’il y a de plus scandaleux,
c’est de voir des jeunes filles assez jolies et bien faites entre les bras des
hommes qui en les secourant peuvent contenter certaines passions, car elles
sont des deux trois heures la gorge et les seins découverts, les jupes basses,
les jambes en l’air qui laissent aux spectateurs tout le loisir de les examiner
quelques soins que prennent d’autres femmes d’empêcher de voir ce qu’une
fille ou femme doit cacher. Comme il m’est arrivé à moi-même lorsque je
voulus faire pareil office à une jeune fille qui me mit les deux pieds sur les
épaules et dont les cuisses restèrent découvertes. »
Peut-être s’agissait-il de Françoise Mallet Fontaine, dite « la Grimpeuse »
parce qu’elle avait une prédilection pour les pieds en l’air ? Toujours est-il
que le fripier ajouta des caleçons à son commerce. Pitoyable troupeau de
filles et de femmes du menu peuple en grande majorité, atteintes
d’ankyloses, de vapeurs, de rhumatismes, de paralysie et d’épilepsie,
circassiennes renouvelées donnant à voir leurs « intérieurs » comme au dix-
septième siècle leurs sœurs possédées !
Or on n’avait encore rien vu.
En janvier 1732, le roi Louis XV, vingt-huit ans, fait fermer le cimetière
de Saint-Médard, au motif que ces convulsions volontaires (sic) sont faites
pour se donner en spectacle, ce qui n’est ni vrai ni faux. Résultat : les
patientes se pressent dans l’église et s’engouffrent dans le cimetière au
premier enterrement. En décembre 1732, le roi et l’Église ferment le
cimetière aux enterrements. Où va se diriger la fabuleuse énergie de ces
corps dressés les pieds en l’air ?
Partout ailleurs. Appartements, caves, greniers, et surtout hôtels
particuliers de la noblesse de robe où l’on tenait salon autour des
convulsives. Siècle des Lumières, voile ta face ambiguë !
Les convulsionnaires y étaient traitées comme des acrobates. Par exemple
les sœurs Aubigan, filles d’un maître tailleur. L’aînée « figure » tous les
gestes du bienheureux comme auparavant les sœurs de Port-Royal de Paris
en exil figuraient le rituel dans un espace non consacré : la grande Aubigan
faisait semblant de tricoter des bas, de se faire la barbe, de prier, jusqu’au
moment de ses convulsions.
Jusque-là, une fille mime des rituels, passons. Mais ensuite son père
fournit quatre « lisières » à de jeunes ecclésiastiques chargés de suivre ses
contorsions, puis de les accélérer, allez, hue, dia, hardi donc ! Au moins les
possédées du siècle précédent avaient-elles le contrôle de leurs démons,
tandis que les convulsionnaires sont volontiers traitées comme animaux
domestiques. Cheval d’arçon.
S’agit-il d’elle ou de sa sœur cadette ? Une gravure de l’époque montre la
« petite Aubigan » assise et la jambe dénudée posée sur un tabouret. La
demoiselle tape sur sa jambe avec un battoir à linge en bois, et la légende
nous dit que la gravure montre un « miracle convulsionnaire ». Le miracle
réside entièrement dans « une fille se frappe, une fille se fait mal ».
Heureuse, martyre d’elle-même. Le tournant est pris ; tôt ou tard, il leur
faudra se faire martyriser. Le « figurisme », mime des Écritures sacrées, y
conduira obligatoirement, car lorsqu’il faut figurer la mort de Jésus, les
jeunes convulsives savent très bien tomber en catalepsie, corps raidi et sans
souffle, en attendant la crucifixion. Patience, elle viendra.
Lorsque les chairs s’y mettent avec tant d’entrain, les jansénistes parlent
désormais de l’« Œuvre des convulsions (17) ». Mais assez vite, les
représentations figurées changent d’allure. Exemples. Une convulsionnaire
fait du feu dans sa chambre pour ranimer des charbons de bois éteints et
lorsqu’elle y parvient, elle les mange, un par un, en souriant. Une autre,
parce qu’elle veut représenter l’« arrachement de l’Église », se fait tirer les
seins de chaque côté par deux demoiselles, elles-mêmes tirées à toute force
par des messieurs. Ou encore ceci, appliqué à Catherine Lefebvre : « Trois
hommes d’un côté et trois de l’autre pressaient la convulsionnaire par-
devant et par-derrière de toute la force dont ils étaient capables. Couchés sur
un lit, neuf hommes la tenaient par les pieds et par les bras, deux à chaque,
et un par la tête ; ils la tiraient ensuite horizontalement de toute leur force. »
Ensuite, pendant cinq heures, « deux personnes se mettant à côté d’elle,
l’une à droite, l’autre à gauche, lui frappaient du plat de la main sur le dos,
le plus vite et le plus fort qu’il était possible ».
Comment résister au rapprochement avec le marquis de Sade ? Les
postures, mécaniques, emboîtées, puis secousse convulsive, la posture se
défait, écrirait Sade. J’entends bien que les sexes, pénis et vulve, ne sont pas
en action directe chez les convulsionnaires, mais attendons, ils le seront
finalement. Pourtant, cela ne va pas. S’il fut bel et bien embastillé avec une
convulsionnaire qu’avaient trouvée les révolutionnaires du 14 juillet 1789,
le divin marquis semble n’avoir eu aucun rapport avec les stratégies des
demoiselles jansénistes. Encore que…
Un an après la fermeture du cimetière Saint-Médard, le roi publie une
nouvelle ordonnance : « Sa Majesté étant informée que, depuis
l’ordonnance qu’elle a rendue le 23 janvier 1732 pour faire fermer le petit
cimetière de Saint-Médard, plusieurs personnes, par dérèglement de
l’imagination ou par un esprit d’imposture, se prétendent attaquées de
convulsions et qu’elles se donnent même en exemple dans des maisons
particulières pour abuser de la crédulité du peuple et faire naître un
fanatisme déjà trop semblable, par de chimériques prophéties, à celui qu’on
a vu en d’autres temps… » Un mot surgit, fondamental : prophéties.
« Un jour mon prince viendra »
Il n’est pas de millénarisme sans ses prophéties. Qu’il s’agisse de
retrouver la Jérusalem céleste dans une cité égalitaire ou dans un suicide
collectif, ou qu’il s’agisse d’attendre l’arrivée des « cargos » qui, en
Océanie, rapporteront les richesses que les ancêtres, déguisés en Blancs, ont
collectées depuis la première rencontre avec l’Occident, la prophétie est
obligatoire. Même sans héros charismatique, la prophétie soude le groupe
autour d’une attente qui, d’insupportable, tend à devenir supportable
puisqu’un événement s’annonce, dit-on. Apparemment vaincus par les
polices de l’ordre royal, les jansénistes fabriqueront leur propre
millénarisme. Mais, nous le verrons, quand survient la Révolution, aucune
des prophétesses convulsionnaires engagées dans l’Œuvre ne saura
reconnaître l’événement révolutionnaire. Aveugle mais tenace, la prophétie
roulera sur son erre.
Celle qui fut léguée en partie par l’austérité voluptueuse des sœurs de
Port-Royal est claire depuis longtemps : un jour, l’« ennemi » chutera. À
compter de 1733 et jusqu’à la veille de la Révolution, les convulsionnaires
prophétiseront la chute de la monarchie et la mort du roi.
Voici sœur Dorothée : « Monarque impur, tes jours sont comptés. Tu
périras sous ton sceptre, toi et ta courtisane seront (sic) frappés d’une mort
bien tragique. » Et Esther Perpétue en 1773 : « C’est bientôt, c’est bientôt,
le tonnerre grondera… Une émeute terrible surviendra et le sang coulera en
abondance. Vous me faites voir une désolation si grande et si universelle
que tout sera saisi et consterné. » Ou encore sœur Aile en 1784 : « Il faudra
que la Révolution se fasse… Je ne vois qu’embuscades, je ne vois que
précipices, le sang coule à l’entour de moi, j’entends le bruit des armes, le
palais du roi est balayé, sa couronne lui est ôtée. »
L’autre part de l’inspiration prophétique convulsionnaire vient à coup sûr
des Petits Prophètes protestants des Cévennes qui, bien avant les opérations
policières du roi contre les jansénistes, connaissaient l’art de convulser. On
les appela les « trembleurs », ou les « souffleurs » quand ils priaient, en
transe, au grand air. Ces volcans humains se révoltèrent contre l’édit de
Fontainebleau, qui, en 1685, abolissait l’édit de réconciliation.
1685 est une bien étrange année du règne de Louis le Grand. En mars, il
signe le Code noir, sur les règles qui doivent être appliquées aux esclaves