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Published by Numérithèque, 2021-05-20 13:18:12

Le musée des sorcières

Catherine Clément

toujours dans la transe, conduisit le traitement à la place d’Estelle : lui
donner à manger ce qu’elle aimait et ne jamais la contredire.

En état de veille, Estelle souffrait beaucoup. En état somnambulique, elle
marchait, envoyait sa mère aux orties, tutoyait Despine, ce qu’elle ne faisait
jamais en état de veille. Peu à peu, Estelle se trouva douze heures en état de
veille avec ses souffrances intolérables et douze heures dans son état joyeux
où elle mangeait de la neige et repoussait sa mère. Angéline et Estelle
avaient annoncé de concert que la petite souffrirait d’hallucinations et, en
effet, son comportement devint extravagant. Enfin, Estelle annonça en état
de transe qu’un gros ballon éclaterait et que ce jour-là elle serait guérie. Elle
fut guérie définitivement lorsque les deux états se rejoignirent. Sa phobie du
chat, dont la vue la plongeait dans la catalepsie, disparut.

Le docteur Despine était un grand thérapeute. Il comprit qu’en attachant
Estelle à sa personne, il utilisait le transfert pour la débarrasser de sa mère
encombrante. Il eut ensuite du mal à libérer Estelle de sa dépendance envers
lui, on s’en doute. Mais à terme, Estelle se maria et vécut une longue vie en
France.

La vulgarisation de la psychanalyse et son extraordinaire succès font
paraître évidentes la pratique et la réflexion du docteur Despine. Évidente,
la mère encombrante qui surprotège le derrière de sa fille, cet ange. Évident,
le transfert entre Despine le thérapeute et Estelle sa patiente. Mais en 1836,
on ne parlait pas encore du transfert, ce lien universel entre soignants et
soignés qui peut – ou non – faire effet de traitement. Seul peut-être au dix-
septième siècle le pauvre père Surin, dernier exorciste de mère Jeanne des
Anges à Loudun, aura pu comprendre que le transfert entre l’intelligente
possédée et lui, le savant jésuite, l’avait rendu fou, lui, en la guérissant, elle.

Magnétisme, hypnose, transfert plus ou moins maîtrisé, double vie – en
transe et « normale » dans le cas d’Estelle –, personnalités multiples
autrefois appelées « démons » par les exorcistes se nomment maintenant
« troubles dissociatifs de l’identité » dans le fameux manuel américain de
psychiatrie, mondialement utilisé malgré de nombreuses critiques, DSM,
c’est-à-dire Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders 4 (1994-

2000). Je ne parlerai pas du DSM 5, qui suscite déjà quelques belles
controverses en attendant le DSM 6.

Enfin surgit le professeur Charcot, célèbre en France parce que Sigmund
Freud suivit ses cours à la Salpêtrière d’octobre 1885 à mai 1886. 1885 fut
une grande année scientifique : au laboratoire de l’École normale à Paris,
Louis Pasteur appliqua pour la première fois son traitement contre la rage et
au Mékong, Alexandre Yersin découvrit le bacille de la peste, deux
découvertes fondamentales.

Nul n’a mieux combiné l’hypnose et les gens de cirque que Jean-Martin
Charcot, ce médecin inventif, le plus souvent sérieux, et quelquefois
crédule. Nous voici de nouveau confrontés à des circassiennes, autrefois
nommées les possédées et jadis, les sorcières. Les circassiennes du
professeur Charcot sont aussi fortes que celles qui les ont précédées, mais le
cadre n’est plus – et ne sera plus jamais – celui de l’Église catholique.

À la place des églises et de l’odeur d’encens, voici l’hôpital avec ses
odeurs médicinales. À la place des exorcistes, voici de savants docteurs
habillés de noir. Mais à la place des sorcières, ce sont toujours les mêmes.
Quelle énergie fiévreuse ! Et en face, quel mâle dominant !

Il ne le fut pas toujours, le petit Jean-Martin Charcot. Fils de carrossier, il
débuta timidement à l’hôpital de la Salpêtrière où il devait s’illustrer
beaucoup plus tard, mais dans la partie la plus ancienne, transformée en
asile pour cinq mille vieilles femmes démunies – il semble que cela n’avait
pas beaucoup changé depuis l’internement de l’une des grandes héroïnes de
la Révolution française, Théroigne de Méricourt, qui y vécut et mourut nue
dans ses excréments .(26)

À trente-six ans, en 1862, le docteur Charcot devint médecin-chef d’un
grand service et surtout, en 1870, il hérita d’un service spécial pour femmes
en convulsions. Beaucoup souffraient d’épilepsie, mais avec son élève Paul
Richer, Charcot transforma l’épilepsie en « hystéro-épilepsie », ou « Grande
Hystérie ».

Il présentait sa méthode avec beaucoup de rigueur, procédant par
énumération de tous les facteurs possibles du cas qu’on lui présentait, pour

ne garder in fine que la cause psychique : antécédents familiaux, causes
organiques neurologiques, lésions en tous genres, et procédait de même
pour les traitements, dont il dressait la liste avec soin. Un patient présente
un bras paralysé, mais ses doigts peuvent bouger : aucune lésion organique
ne peut rendre compte de cette surprenante structure. « Vous voyez en effet,
commente-t-il, que sur le dos de la main l’anesthésie est marquée, du côté
des doigts, par une ligne perpendiculaire au grand axe du membre, située à
quelques centimètres au-dessus des articulations métacarpophalangiennes,
tandis que sur la face palmaire, cette limite est représentée par une ligne
parallèle au pli du poignet et située au-dessus de ce pli, à un centimètre
environ .(27) » L’un des exemples les plus frappants est celui d’une mère qui
gifla son enfant et fut atteinte un an plus tard d’une paralysie de la main
droite. Et c’est sans trop d’étonnement que l’on peut retrouver le « maléfice
de taciturnité » décrit par les auteurs du Marteau des sorcières dans la
« boule hystérique » observée par Charcot dans les cas de mutisme
hystérique : quelque chose bloque la parole au niveau du larynx.

Restait, en dernière analyse, l’hypnose souveraine.
Son royaume s’ouvrait devant Charcot. Les leçons avaient lieu le mardi.
Elles devinrent, comme plus tard le séminaire de Jacques Lacan à l’École
normale supérieure de la rue d’Ulm, un lieu de mondanités intellectuelles.
En 1880, Charcot était devenu « le plus grand neurologue de son temps »
qu’on venait voir « de Samarcande ou des Antilles ». Cela n’arrangea pas
son caractère despotique ni son intolérance à la moindre contradiction. Mais
il était si unanimement respecté qu’en dépit de la haine de ses rivaux
médecins, on le laissa faire comme il voulait. On n’aurait pas dû.
Car sans le vouloir, et probablement sans le savoir, le grand professeur
Charcot devint un montreur d’ourses. Par exemple, il met sous hypnose une
jeune fille « saine » – c’est-à-dire sans symptômes – et lui, par suggestion
verbale, lui commande de paralyser son bras droit, qui dès lors ne fait plus
partie d’elle et demeure parfaitement inerte. Puis, toujours sous hypnose, il
enjoint au bras droit de se « déparalyser ». Le bras revit. À la fin, lorsqu’il
lève l’hypnose, il assène un coup violent sur l’épaule droite de la jeune-

fille-saine : immédiatement, observe-t-il, « il semble que le membre frappé
ne lui appartient plus, qu’il lui soit devenu étranger ». Charcot a donc inscrit
l’empreinte du bras paralysé dans l’inconscient de la jeune-fille-saine : c’est
ce qu’il appelle l’« obnubilation du Moi ». Précision : pour Charcot, si
l’hystérie est majoritairement un symptôme de femmes, elle ne leur est pas
réservée ; il existe des patients hystériques.

Quelle similitude avec les gestes des exorcistes ou bien des montreurs
d’animaux dans le cercle d’un cirque, voire, aujourd’hui, des
« divertissements » de prime time à la télévision… On lui amenait des
patients paralysés, équipés d’appareils, il hypnotisait et le miracle se
produisait.

Pendant ce temps, en 1880 à Lourdes, ville des miracles de l’Immaculée
Conception, on commençait la construction de ce qui sera la basilique du
Rosaire – la première basilique était devenue beaucoup trop petite. Lourdes
était déjà équipée d’une gare et les pèlerinages ne désemplissaient pas –
c’est toujours le cas aujourd’hui. Les catholiques n’aimaient guère Charcot
qui, outre la laïcité de ses miracles, avait changé, dans ses services
hospitaliers, les infirmières religieuses pour des infirmières laïques.

Le professeur Charcot, par suggestion hypnotique, ordonnait aux
paralysées de marcher, façon Jésus. Parfois, des gens se signaient devant ce
spectacle. Surnommé le « Napoléon des névroses », Charcot assuma sans
piper la découverte du somnambulisme, de l’hypnose, de la catalepsie et
bien entendu de l’hystérie, connue depuis des siècles. Sans surprise, il
écrivit un ouvrage sur la possession démoniaque qu’il présenta comme la
Grande Hystérie. Ses présentations de malades en public (le jeudi)
relevaient d’une savante mise en scène : j’entre avec un visiteur étranger et
mes assistants, je commence à voix basse et je raconte l’histoire du cas que
je vais présenter en l’agrémentant de croquis au tableau noir, avec craies de
couleur. Puis – tout le monde attend cela – c’est l’arrivée du patient.
Lorsqu’il s’agit de symptômes de tremblements, Charcot faisait entrer
plusieurs patientes coiffées de chapeaux à longues plumes, tremblotantes ou

frémissantes selon la gravité et la nature des cas. Et il eut sa vedette, la
« diva des hystériques », Marie dite Blanche Wittman.

« C’est une blonde alsacienne de vingt-six vingt-sept ans, de taille
moyenne, corpulente, poitrine richement meublée (sic !), physionomie
insignifiante et placide », note un observateur belge en 1886. Comme
d’autres, Blanche passa une bonne partie de sa vie à la Salpêtrière, au point
d’être pensionnée – logée nourrie blanchie –, et de recevoir la médaille de
l’Assistance publique. Elle fut même employée comme manipulatrice au
nouveau laboratoire de radiologie, dont la dangerosité causa son cancer, dit
« cancer des radiologues ». La toute première victime du radium fut
Blanche Wittman, qui mourut amputée des deux bras. Destin de femme,
dont acte.

Sur le grand et célèbre tableau du peintre André Brouillet Une leçon
clinique à la Salpêtrière, la femme au corsage débraillé laissant voir ses
seins (« richement meublés »), la femme abandonnée aux bras d’un
médecin, la femme hystérique et spectaculaire, c’est elle, Blanche Wittman.
Réalisatrice du film Augustine (2012) consacré à Charcot avec ses
hystériques, Alice Winocour a raison d’y voir « des hommes en costumes
trois pièces regardant une femme comme une bête traquée ». Seule femme
sur le tableau, Blanche offre aux hommes sa poitrine, à la manière d’une
sainte Blandine livrée aux lions dans l’arène. Plus tard, alors qu’elle était
soignée à l’Hôtel-Dieu par Jules Janet, celui-ci découvrit deux personnalités
bien distinctes de la diva de Charcot, Blanche II, parfaitement consciente de
l’obéissance hystérique de Blanche I. Blanche II était furieuse d’avoir été
exploitée, mais son médecin n’étant plus le même, elle avait tout loisir pour
accuser Charcot.

Vers la fin, alors que Charcot était au comble de la célébrité, il laissa
tomber les visites en salle et donc il ne sut jamais que ses patientes étaient
« magnétisées » par des gens de l’extérieur, ni qu’elles se faisaient souvent
payer pour leurs crises factices qu’elles répétaient comme des actrices.

Conclusion : les hystériques spectaculaires des miracles de Charcot
étaient aussi rusées, fortes et puissantes que les possédées de Loudun face à

leurs exorcistes. Pauvre Charcot ! On dirait un baryton d’opéra face à une
mezzo-soprano vaincue par le malheur. On cherchera en vain le
ténor d’opéra : pas de jolis cœurs dans la gloire de Charcot qui, tout de
même – oui, tout de même –, découvrit de nombreuses affections
neurologiques dont, parmi beaucoup d’autres, la sclérose en plaques et la
terrible maladie qui porte son nom, la sclérose latérale amyotrophique.
Quand il mourut, en 1894, on lui fit des funérailles nationales.

Fasciné par le spectacle des crises féminines à la Salpêtrière, Sigmund
Freud redonna corps aux hystériques, non sans avouer, vaincu, dans le cas
de la jeune fille Dora – un de ses cas les plus connus – un ratage complet de
son interprétation : il la croyait amoureuse d’un mari, or la jeune Dora
l’était de sa femme. Un soir de 1977 à Bruxelles, le docteur Jacques Lacan
émit des regrets singuliers sur la disparition de ce type d’hystériques : « Où
sont-elles passées les hystériques de jadis, ces femmes merveilleuses, les
Anna O., les Emmy von N. ? Elles jouaient non seulement un certain rôle,
un rôle social certain, mais quand Freud se mit à les écouter, ce furent elles
qui permirent la naissance de la psychanalyse. C’est de leur écoute que
Freud a inauguré un mode entièrement nouveau de la relation humaine.
Qu’est-ce qui remplace ces symptômes hystériques d’autrefois ? L’hystérie
ne s’est-elle pas déplacée dans le champ social ? La loufoquerie
psychanalytique ne l’aurait-elle pas remplacée ? » Et sans ambages, voilà le
docteur Lacan qui traite la psychanalyse d’escroquerie. « Il s’agit de savoir
si oui ou non Freud est un événement historique. Freud n’est pas un
événement historique. Je crois qu’il a raté son coup comme moi ; dans très
peu de temps tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. Il s’est démontré
là quelque chose ; il est clair que l’homme passe son temps à rêver qu’il ne
se réveille jamais. Nous le savons quand même, nous autres psychanalystes,
à voir ce que nous fournissent les patients, nous sommes tout aussi patients
qu’eux dans cette occasion, ils ne nous fournissent que leurs rêves. »

C’est en effet une idée séduisante que de voir dans la position
d’analysante au cours d’une cure de psychanalyse la dernière figure de
l’hystérique – je dirai plutôt la dernière figure de la sorcière. Qu’il y ait trois

mille personnes comme à Saumur sur la place Saint-Pierre pour reluquer
l’exorciste faire convulser Marthe Brossier, ou deux comme dans le face-à-
face du bourreau et de sa victime, ou bien de l’hypnotiseur avec son
hypnotisée, ou encore du psychanalyste avec sa patiente, deux s’affrontent.
Le curé brandit le crucifix, le bourreau approche la poire d’angoisse du
vagin de la sorcière, le professeur Charcot cogne l’épaule d’une fille sans
aucune maladie pour rendre son bras droit inerte, et les psychanalystes…
Ah, il y a un peu de neuf. Les hystériques sur le divan devraient tourner le
dos à leurs psychanalystes .(28)

Si les hystériques sont passées de mode, on a vu réapparaître dans les
conflits du vingt et unième siècle une torture pour filles, préférentiellement
vierges, et qui outrepasse allègrement le modèle du duo : le viol de masse.
Qualifié de crime contre l’humanité et de crime constitutif du crime de
génocide, destiné à fracturer les communautés en suscitant des grossesses
imposées ,(29) le viol de guerre systématiquement organisé a fait des ravages
pendant les récentes guerres des Balkans, mais aussi en Libye en 2013 ,(30) et
continue en République démocratique du Congo. Certes, des soldats
violeurs violent aussi des garçons, mais la grossesse imposée tend à devenir
une figure particulière en un temps d’émiettement des nations et des
peuples.

Malgré toutes ses esbrouffes, le professeur Charcot était bien loin de ces
crimes. S’il y eut un beau vaincu, ce fut cet estimable psychiatre qui se
laissa rouler dans la farine par des filles promptes à le défier. Son
involontaire successeur, le docteur Lacan, a dit un jour : « L’hystérique
cherche un maître sur lequel elle règne. » Avec Charcot, ce fut le cas.
Blanche Wittman régna sur l’innocent professeur Charcot, qui fut dupe de
son intelligence corporelle et sans doute, comme ses assistants, attiré par les
poitrines « richement meublées ».

De l’hystérie à l’opéra, jusqu’au féminicide de Carmen

En 1875, à l’Opéra de Paris, a lieu la première de Carmen, opéra de
Georges Bizet. Le livret a beau s’inspirer d’une nouvelle exotique du
célèbre Prosper Mérimée, la soirée clopine entre le « à peu près bien » et le
« à peu près nul ». Les critiques musicaux hurlent à la vulgarité, au dégoût
que leur inspire cette intrigue amoureuse dans la fange des « classes
dangereuses », cet univers de gitans et de contrebandiers, suprême manque
de « délicatesse ».

Pire encore, ce mélodrame de bas étage s’achève par un « crime
passionnel » on ne peut plus banal : elle ne l’aime plus, il la supplie de
rester, elle refuse, oui, elle en aime un autre, alors il la tue. Dans les classes
distinguées, on estime que ces crimes de jaloux sont à ranger dans la
rubrique des faits divers, et encore, seulement en cas de guillotine pour le
meurtrier de la belle. Elle n’avait qu’à pas. Aujourd’hui, on parlerait de
« féminicide », même si le mot n’est pas acceptable en termes de droit.

Il est vrai que les héroïnes de l’opéra romantique italien savent mourir en
défaillant « avec délicatesse » comme Lucia di Lammermoor, par exemple :
au deuxième acte de l’opéra qui porte son nom, elle apparaît ensanglantée
au milieu de la fête de ses noces, car elle vient de poignarder son époux.
Pour exprimer l’amour qu’elle portait à un autre, la voix de Lucia palpite
dans les hauteurs du bel canto avant de valser, seule à en mourir, dans les
bras de son amant dont elle hallucine la présence. La tueuse a belle allure, et
tout le monde la plaint. Prise en tenailles entre son terrible frère (nous
sommes en Écosse et l’opéra de Donizetti s’inspire d’une histoire vraie) et
son fiancé d’antan, c’est une victime idéale pour spectateurs la larme à
l’œil. Elle n’est pas la seule.

Même jeu pour Norma, opéra de Bellini, d’après une pièce de théâtre
appelée Norma ou l’Infanticide. Cette femme puissante, prêtresse de la
déesse Lune dans la Gaule colonisée par les Romains, peut déclarer ou la
guerre ou la paix d’un seul mouvement de sa faucille d’or. Secrètement, la
hautaine Norma, qui semble aussi chaste que la « Chaste Déesse » dont elle
chante les louanges dans sa célèbre aria, « Casta Diva », a eu
clandestinement deux enfants d’un général romain, et truque depuis des

années les consultations de sa déesse pour appeler à la paix et garder son
amant. Lorsque le Romain s’éprend d’une autre prêtresse, une vraie jeune
fille chaste, le drame éclate. Après s’être dénoncée elle-même comme
infidèle à la Lune devant les dignitaires gaulois, Norma s’en ira tête haute
brûler sur un bûcher en compagnie du Romain repentant. Sa mort est
héroïque, on ne voit pas les chairs griller, mais la larme à l’œil, les
spectateurs s’émeuvent de cette victime coupable à la voix toujours digne.

Et ainsi de suite à l’opéra jusqu’à l’écœurement : Dona Anna, violée par
le Don Giovanni de Mozart, Elvire, abandonnée, deux sœurs ridiculisées
dans Cosi fan tutte avec une déclaration anti-femmes, et on aura beau me
dire que l’Isolde de Wagner (1865) meurt dans une extase harmonique,
toujours est-il qu’elle meurt et que c’est un délice.

Brillante guérisseuse, cette Irlandaise nommée Iseut. Le vrai premier
échange entre cet amant-là et cette folle amante aura eu lieu auparavant,
lorsque Tristan, qu’elle a guéri d’une grave blessure, ouvre les yeux sur la
fille qui le soigne. Pas de philtre d’amour, un seul regard suffit. Et quel
regard ! Au moment précis où Tristan blessé ouvre les yeux, Iseut la
sorcière est sur le point de lui planter dans le cœur une épée, celle de
Tristan, qui a fendu le crâne de son fiancé. L’amour trahi et l’amour traître
naîtront de cet instant suspendu où la haine recule. Qu’ensuite Iseut
confectionne philtres d’amour et philtres de mort la solidifie dans le
personnage de sorcière, mais ne laisse en rien prévoir sa « mort d’amour »
chromatique au dernier acte de l’opéra de Wagner.

Elle se tient là devant le cadavre encore chaud de son Tristan. Aucun
sanglot ne se noue dans sa gorge, mais à la place une lente montée du chant
qu’on appelle le Liebestod, la mort érotique qui s’achève en orgasme. Dans
les Mythologiques, Claude Lévi-Strauss analyse la fonction des deux
chromatismes, celui des couleurs de l’arc-en-ciel – un poison violent dans
les mythes amérindiens – et celui de la musique ; et il affirme que le
chromatisme musical wagnérien dans la mort d’Isolde est dangereusement
séduisant par définition, comme tous les chromatismes .(31) Le Liebestod est
l’expression mourante de sa dangerosité.

N’oublions pas la pauvre Traviata (1853), littéralement la Dévoyée,
vierge de cœur mais pute officielle dans le grand monde et qui commet la
faute d’aimer un fils de famille d’un amour fou. Le personnage de Violetta
Valéry dans l’opéra de Verdi, sacrificiel par excellence, est celui d’une
victime consentante, une tuberculeuse qui échange sa vie contre la
reconnaissance éternelle d’un riche père de famille, marché parfaitement
écœurant destiné à pouvoir marier sa chaste fille convenablement. On
l’entend, cette vieille voix de basse (si souvent interprétée par de jeunes
chanteurs affublés de perruques blanches), expliquer à la Traviata qu’elle
n’est pas épousable et qu’infailliblement les rides sur son visage, un jour,
éloigneront son amoureux. Le coup des rides est stupéfiant. Et il réussit !

Il y a du Marx et du Engels dans cet opéra-là : la famille bourgeoise, pour
marier l’une de ses filles, a besoin d’une bonne réputation et non d’une
prostituée que fréquente l’un de ses fils – il faudra le marier, celui-là, pour
bonne transmission d’héritage. Le père y veille. Violetta l’entend, donne
son consentement et renonce au fils de famille – forcément, une putain,
comment voulez-vous qu’elle se défende ? Il faut entendre le père et le fils
pleurer d’une même voix hypocrite la mort de celle qu’ils ont tuée. Et c’est
si beau.

Ce n’est donc pas le triste assassinat de la gitane par un brigadier
déserteur qui cause le scandale dans la presse bourgeoise. Non, c’est la
bohémienne, la gipsy, la romanichelle mal embouchée, la noiraude – la
diablesse. Elle fait tout pour être punie, elle le paiera de sa vie. Banal à
l’opéra.

Ce qui ne l’est pas, c’est l’étonnante survie de Carmen, qui depuis des
années est l’opéra le plus joué dans le monde, jusqu’à Pékin en 1983, il y a
déjà longtemps. Cette histoire d’amour malheureux n’est pas non plus
universelle, puisqu’en pratiquant strictement la charia, nombre de
communautés musulmanes lapident en groupe la femme adultère ou la
dévoyée, sans poignarder la condamnée avec une navaja.

Michel Cardoze a raison de voir dans Carmen une fille de la Commune
de Paris, car en 1871, elles furent nombreuses, armées de fusils sur les

barricades parisiennes face aux armées versaillaises, qui les massacrèrent.
Une révoltée ? Certainement. J’aime qui je veux quand je veux selon mon
propre désir, je suis libre et j’entends le rester.

La liberté, voilà ce qu’apporte le personnage de Carmen. À tout propos, à
tout moment, dans ses choix amoureux volatils – « Les amours de Carmen
ne durent pas six mois » –, dans le choix d’être contrebandière en se laissant
peloter par un douanier pour laisser passer la contrebande, et surtout dans
son être même. Prisonnière de don José, elle le drague en chantant : « Je ne
te parle pas, je chante pour moi-même » et, d’un même mouvement, elle
lâche cette phrase énigmatique : « Et je pense… Il n’est pas défendu de
penser. »

Curieux écho de l’interdit posé par Le Marteau des sorcières : « Une
femme qui pense seule pense à mal. »

Mais où diable la sorcière est-elle désignée comme telle dans l’opéra ?
Eh bien, par l’ensorcelé, presque tout de suite. Cette fleur de cassie qui sent
si bon et qu’elle lui a envoyée comme une balle entre les deux
yeux… « Sorcière infâme ! » dit-il quand il veut, mais en vain, s’en
débarrasser. Ensuite, par elle. Carmen se désigne comme sorcière quand elle
évoque la fleur qu’elle a jetée à don José. « La fleur de la sorcière… Tu
peux la jeter maintenant, lui dit-elle, le charme opère. »

Comme les roses muscades de mère Jeanne des Anges à Loudun au dix-
septième siècle, la fleur de cassie se porte aux narines parce qu’elle sent
bon. Le charme comme autrefois passera par une odeur et c’est ce que
chante don José dans sa déclaration d’amour : « La fleur que tu m’avais
jetée, dans ma prison, m’était restée… » Ainsi que « sa douce odeur ». Que
devient-il alors, le fringant brigadier ? « Une chose à toi. » Une chose ! Le
héros militaire est dépossédé de son humanité. Étrange écho de l’Aquero.

Sorcière encore lorsque Carmen se tire les cartes, et que tout soudain la
musique devient grave. Les cartes qu’elle retourne, seule, de sa main, sont
carreau – la mort – et pique – la mort (nous retrouverons pique et carreau
dans les enquêtes de Jeanne Favret-Saada). Dire que Carmen est
superstitieuse, c’est manquer le fond de l’âme gitane andalouse, où pique,

carreau, « la mort même » deviennent des devoirs d’être. Les cartes
commandent : « J’ai bien vu, d’abord moi, lui ensuite, pour tous les deux, la
mort », dit Carmen, retirée dans son être le plus sombre. Carmen
superstitieuse ? Non, pas de croyance ni de superstition. Carmen est une
figure tragique, étrangement conforme aux pensées de son peuple d’origine,
les gitans du Rajasthan, inféodés, comme tous les Indiens, aux horoscopes
qui déterminent les dates des élections générales.

Carmen sorcière n’est pas une hystérique puisqu’elle refuse tout maître
sur qui régner. Elle n’est pas hystérique parce qu’elle change d’amour pour
être libre et ne pas avoir de maître. Elle n’a pas de famille. Elle ne simule
aucun amour. Elle est l’amour présent, elle est l’amour du temps, jamais
dans la durée. Par là, elle ouvre la voie à d’autres héroïnes d’opéra
également tragiques, qui auront une belle mort musicale mais que personne
ne dompte, comme Mélisande dans le livret que Maurice Maeterlinck
écrivit pour le compositeur Claude Debussy, et Floria Tosca dans Tosca,
livret de Sardou, musique de Giacomo Puccini.

Elle n’est pas hystérique parce que son cri de combat : « Jamais Carmen
ne cédera ! Libre elle est née, libre elle mourra ! », elle le lance sous
menace de mort. Mais elle ne cédera pas « devant la mort même », devant
le poignard de l’amant cocufié, qui va la tuer, ce démon, qui la tue, qui l’a
tuée et en souffre aussitôt. « Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée,
ô Carmen, ma Carmen adorée… » On ne pleure pas, on vibre sous l’effet
d’une secousse.

Revenons au Marteau des sorcières. Puisqu’il est établi que la quantité de
sorcières excède de loin la quantité de sorciers, que par essence la femme
est bavarde, faible, menteuse et donc soumise à la sorcellerie, les
inquisiteurs décrivent gravement une de ses particularités, la voix :
« Menteuse par nature, elle [la femme] l’est dans son langage, elle pique
tout en charmant. D’où la voix des femmes est comparée au chant des
Sirènes, qui, par leur douce mélodie, attirent ceux qui passent et les tuent.

Elles tuent en effet, car elles vident la bourse, elles enlèvent les forces, elles
contraignent à perdre Dieu. »

Et don José tue « le démon ».
On pleure d’émotion devant un féminicide assumé.

Présences des Sorcières

Jeanne au Bocage

Chargée par le CNRS d’une enquête sur la sorcellerie en Mayenne,
Jeanne Favret-Saada s’engagea dans une entreprise inédite : aller consulter
elle-même une désorceleuse, puisque, autour d’elle, mises en confiance, de
nombreuses voix paysannes lui avaient dit qu’« elle était prise ». Ensorcelée
par qui ? Cela reste incertain. Pour le savoir, Jeanne avait besoin de la
désorceleuse. Elle y alla. Puis écrivit, sur sa cure de désenvoûtement, trois
livres sur lesquels je reviendrai : Les Mots, la Mort, les Sorts (Gallimard,
1977) ; Corps pour corps (Gallimard, 1981) ; Désorceler (Éditions de
l’Olivier, 2009).

C’est par Jeanne Favret-Saada que l’on redécouvrit alors la survie de la
sorcellerie rurale. Est-elle encore vivante au vingt et unième siècle ? Jeanne
en doute. Moi pas.

Comment les démons par les sorcières attirent et séduisent les
innocents

En 1486, dans le Marteau, la première méthode des démons pour attirer
les gens est limpide : « C’est la tristesse née des ennuis matériels répétés. »
À Augsbourg, disent les inquisiteurs, un voiturier a perdu en un an
quarante-quatre chevaux ; donc sa femme consulta une sorcière. « On suivit
ses conseils, peu salutaires sans doute. » Et, miracle ! À cause de la
sorcière, « les autres chevaux achetés, ensuite, on les garda des maléfices ».
Les conseils de la sorcière sont certes « peu salutaires », mais il faut bien
admettre leur efficace.

En lisant les trois ouvrages de Jeanne Favret-Saada sur les « sorts » en
France au vingtième siècle, on constate que la « tristesse des ennuis
matériels » dans les années 70 n’a pas beaucoup changé depuis 1486 autour
de la Mayenne. Comme auparavant, les vaches n’ont plus autant de lait, le
bétail tombe malade et meurt, les porcs sont victimes d’une épizootie et oui,
bien sûr, le chef de famille ne bande plus – on ne le dira pas, ou alors par
allusion aux enfants qu’on ne parvient pas à concevoir. Mais ce qu’on voit
apparaître et qui, malgré son luxe en détails, n’est pas consigné dans Le
Marteau des sorcières, ce sont les « beurrées » : signe certain que le maître
de maison et sa maisonnée sont « pris », les beurrées sont des sortes de
champignons blanchâtres et mous qui poussent pendant la nuit. Que la
vache marche dessus, elle aura moins de lait.

Lisons Corps pour corps. Un des curés auxquels Jeanne rend visite,
l’abbé Millet, reconnaît qu’on lui demande souvent de « défaire » les
chaînes magiques (Si vous n’envoyez pas cette lettre à dix autres personnes,
la chaîne sera rompue et il y aura des morts) ou de bénir une étable
ensorcelée : « Un autre prêtre était déjà passé, mais ça n’y avait pas fait.
Moi, vous comprenez, je ne veux pas être un curé guérisseur. » D’autres
prêtres y consentent ? Rarement, mais enfin, oui.

Monsieur Chapelet, vétérinaire, est un rationaliste. Il a fait analyser les
beurrées : simples moisissures. Il ne croit pas aux sorts, mais aux secrets de
guérison, si. Par exemple, les potions des guérisseurs pour guérir les
convulsions des bébés, ça marche et ça guérit leurs vers intestinaux (sur
lesquels il n’a aucun doute). « Cerner » les verrues avec un brin de chaume

selon des règles comptables strictes (x fois dans le sens inverse de la marche
du soleil), « ça y fait ». Le vétérinaire croit aux guérisons magiques.

Rémi, le fils de Jeanne, a précisément des verrues. Jeanne va consulter.
Version médecin éclairé : on peut les enlever au bistouri, mais elles
reviendront. Obtenue d’un infirmier, voici la vraie version magique pour
cerner les brûlures : « Formule pour cerner le feu : “Feu, je te retire cette
chaleur comme Jésus-Christ s’est retiré du Jardin des Oliviers après avoir
été trahi par Judas.” La prononcer mentalement, ou en murmurant, en
faisant un cercle avec l’index tout autour de la brûlure, puis une croix au
milieu du cercle. Recommencer trois fois. Laver la brûlure à l’eau salée. »
L’eau salée ?

Cinq jours plus tard, très embêté, l’infirmier dit qu’il s’est trompé dans la
formule et la réécrit, sans le rituel de la prononciation mentale marmonnée.
Il ne parle pas du sel.

Un mois passe avant que les Babin racontent à Jeanne comment une
« madame Marie d’Izé » désorcelle. Pour la première fois dans le récit de
Jeanne, apparaît une divinité domestique plus forte que les sorts : le Sel.

Le sel, utilisé dans le monde de la Bible au moment des holocaustes,
systématiquement versé sur les gâteaux, les colombes mortes, la farine
parce qu’il est le « sel de l’Alliance » ; le sel, conservateur idéal, beaucoup
trop employé dans la nourriture industrielle d’aujourd’hui ; le sel, moyen
indispensable à l’époque pour baptiser un nouveau-né et le faire entrer dans
la communauté des chrétiens, le sel n’est apparu dans le baptême chrétien
que tardivement ; le premier à faire état du sel qu’on lui met « au sein de sa
mère » est saint Augustin. Pour les chrétiens, le sel a longtemps été
indissociable de l’exorcisme également pratiqué pendant le baptême, car
avant de « saler » le bébé, le prêtre soufflait sur lui pour en expulser le
démon et prononçait les paroles suivantes : « Je t’exorcise, créature de sel,
au nom du Dieu tout-puissant […] Nous te prions donc, Seigneur Notre
Dieu, pour que Tu sanctifies cette créature de sel par Ta sanctification, que
Tu la bénisses par Ta bénédiction, qu’elle devienne pour tous ceux qui la
recevront un remède parfait demeurant dans leurs entrailles, au nom de

Jésus-Christ Notre Seigneur qui viendra juger les vivants et les morts par le
feu. » Ensuite seulement, l’officiant touchait les lèvres minuscules avec
deux ou trois grains de sel bénit, en disant : « Reçois le sel de la Sagesse
pour qu’il te soit propice dans la vie éternelle. » Officiellement, dans la
cérémonie du baptême, la « créature de sel » a disparu avec Vatican II. Mais
le sel, lui, n’en reste pas moins inscrit dans la mémoire sauvage comme la
suite logique de l’exorcisme qui chasse le démon. Et si on lit Les Petites
Filles modèles, de la comtesse de Ségur, on aura en tête que madame de
Fleurville guérit une morsure de chien enragé en faisant tremper dans un
baquet d’eau salée la main mordue. Le sel y est décrit comme le souverain
bien et le désinfectant primordial .(32)

Les Babin racontent. Madame Marie, la « femme d’Izé », fait sauter du
sel à sec dans une poêle bien chauffée et dit : « Et l’aut’, qu’est-ce qui sent
passer ! » L’autre : le sorcier, ou l’envoûteur, étant entendu que les gens du
Bocage ne prononceront les mots « sorcier » et « envoûteur » qu’avec
prudence. Puis les Babin demandent à Jeanne si elle peut guérir Jean, qui
n’a plus de « forces » et dont l’épouse laisse entendre qu’il est impuissant…

Gonflée, imperturbable, Jeanne raconte qu’elle-même a été guérie par un
homme avec des mots et qu’à la fin de la cure, l’homme lui a dit qu’elle
guérirait quelqu’un comme elle a été guérie. (Jeanne a en effet fait un
travail d’analysante à Paris avec un psychanalyste.) Les Babin attendent la
suite, Jeanne s’angoisse.

Alors les Babin expliquent comment ils savent que Jeanne sait désorceler.
1) Elle ressemble portrait craché à la fameuse madame Marie, la femme
d’Izé, et comme madame Marie, elle a les mains qui tremblent. 2) Tout le
monde voit qu’elle est « travaillée » par ce qu’elle entend au Bocage – c’est
vrai. 3) Un sorcier présumé a serré la main d’un copain de Jean mais pas
celle de Jean. Conclusion : Jeanne avait affaibli le sorcier. À la suite de
quoi, lorsqu’elle s’en va, les Babin donnent à Jeanne un gros coq ficelé, prêt
à cuire… Car c’est souvent en nature qu’on récompense la sorcière-
guérisseuse.

Un autre jour, Jean Babin lui explique comment se protéger. Ne jamais
donner la main ; détruire les beurrées sans les toucher et les piquer avec des
pointes aiguës ; les enterrer, ou les brûler avec du sel crépitant. Poser des
médailles pieuses dans tous les bâtiments – on les obtient d’un
désenvoûteur ou d’une désenvoûteuse. La veille du 1er mai ou de la Saint-
Jean, cercler la ferme en jetant du sel sur tout le territoire pendant toute la
journée, jusqu’au coucher du soleil. Puis Jean Babin explique les méthodes
des sorciers : ils sortent la nuit, physiquement, sans envol ni balai, comme
s’ils allaient en promenade. Ils jettent des sorts quand ils sont jaloux, ils se
contentent de prononcer des paroles et ils encaissent énormément d’argent.

Les paysans du Bocage sont tous très catholiques, et vont à l’église le
dimanche. Si Dieu n’est pas dans leur vocabulaire, les médailles pieuses
renvoient à ce ciel païen et chrétien mélangés. Ainsi de madame
Houdemont qui, pour tout problème, s’adresse au père Gautier, dont elle a
la photographie. C’est un missionnaire qui a fait des miracles et à qui elle
pose des questions, parce qu’elle lui parle avec une vraie foi. Exemple :
faut-il envoyer son fils au collège de Coutances ou à celui d’Avranches ? Le
père Gautier donne sa réponse par la bouche d’une inconnue qui essaye un
pull à son fils au marché. Saisie par une inspiration subite, madame
Houdemont demande à quel collège il est inscrit : « Coutances, à
l’Immaculée-Conception », répond l’inconnue du marché. Madame
Houdemont a sa réponse. Son fils sera inscrit à Coutances le jour même.
Jeanne fait remarquer qu’il lui a fallu un moment pour comprendre que le
père Gautier était mort, et qu’il ne donnait pas sa réponse par téléphone.
Madame Houdemont fait très attention à ne pas le déranger trop souvent
pour de petits soucis. Le père Gautier, c’est bien pour les gros soucis.

Un dimanche d’avril, à la messe, Jeanne entend l’abbé conseiller à ses
paroissiens de se méfier des miracles : « L’Église n’oblige personne à y
croire, la vraie foi se passe de ces babioles. » Il dit ces mots souvent le
dimanche, mais il envoie quand même ses ouailles au pèlerinage des
apparitions mariales de Pontmain (pèlerinage toujours en activité). Un peu

plus tard, Jeanne entend parler de la « femme de Taron », une tireuse de
cartes « drôl’ment forte », mais que Jeanne ne pourra pas rencontrer sans
être parrainée. Jeanne a déjà consulté Madame Berthe, tireuse de cartes elle
aussi, mais Madame Berthe ne fonctionne qu’à la psychologie. Pas assez
vengeresse. « Ma’me Berthe, j’crois pas qu’elle est pour le bien, méfiez-
vous ! » remarque pourtant Jules Séquard, ancien « châtrou » devenu
boucher, à la retraite, et qui avait une fois perdu d’affilée quatre-vingt-
quinze porcs gras, comme ça, par magie, et non, ce n’était pas une
épizootie, il a tous les papiers du vétérinaire.

Cet homme-là est l’« annonciateur » principal de Jeanne. Il a pris rendez-
vous pour elle chez la femme de Taron, couturière – ce qui fut son métier –
et désorceleuse – ce qui n’est écrit nulle part. Le mercredi 29 avril, Jeanne
frappe à la porte de Madame Flora. Et le soir, elle écrit dans son journal :
« Je me contrains à noter cette consultation, avec la plus grande
répugnance. »

« Une brave mémé en robe grise »
À elle seule, et contre toute attente, Madame Flora fera l’objet du dernier
livre de Jeanne Favret-Saada sur son enquête de terrain : Désorceler.
Pourquoi ce premier abord effrayant, cette répugnance ? D’abord, en
chemin pour se rendre à Taron, une livraison retarde la voiture de Jeanne ;
ensuite, c’est un accident, de la tôle froissée sur la route enfin, ce sont des
gendarmes, lorgnant la voiture abîmée et avertissant Jeanne « qu’on n’a pas
le droit de rouler dans un cercueil ». Trajet difficile, voire dangereux.
Quand il faut trouver la rue où habite Madame Flora, Jeanne se perd. Et se
fait accueillir par un reproche : le prochain coup, il faudra mieux être à
l’heure, tonitrue Madame Flora, lourde, massive, « fellinienne », « deux
cannes, une robe grise, des yeux gris globuleux et mobiles ». La
consultation se passe à côté de la cuisine, dans une pièce pesamment
meublée. Jeanne ne voit que les cinq fusils pendus au mur.
Elle a ôté son alliance ce jour-là. La désorceleuse lui demande de couper
les lames de la main gauche – histoire de pouvoir vérifier s’il y a alliance à

l’annulaire, ou pas. Madame Flora parle « à la cadence d’une mitraillette »
et pour connaître ses « pensées », une par carte, submerge sa patiente de
questions, se trompe une ou deux fois, passe très vite et poursuit, impavide.
En deux heures et demie de questionnement accéléré, et malgré trois erreurs
sur le mari et les enfants de Jeanne, Madame Flora l’informe qu’elle
traverse une grave crise conjugale, que son travail en revanche marchera
bien, que… Et c’est vrai. Jeanne, secouée, comprend que « l’habileté de
Madame Flora consiste, je crois, à dérouler un questionnaire très mobile, à
me proposer mille “pensées” virtuelles à une allure si soutenue que je ne
puisse ni m’appesantir sur des affirmations erronées, ni résister à ses
questions, ni mentir ».

Elle parle d’une voix légère, la désorceleuse fellinienne, en disant : « Est-
ce que je me trompe ? », elle guette la réponse qui sera ou surprise ou triste,
et c’est alors qu’elle assène, toujours légèrement, un « Je vous vois veuve »
pour que Jeanne proteste, suivi aussi vite d’un « Vous ne voulez pas qu’il
meure », et le tout roulant comme une avalanche sur celle qui, cependant, a
une assez solide formation d’analysante, et pourrait même déjà devenir
psychanalyste.

Viennent les interprétations : « D’entrée d’jeu, j’vous avais vue énervée,
à plat. Ct’après que j’vous ai vue seule. » Dit ainsi, c’est vrai. Un peu plus
loin, Madame Flora, surprise de la carte que Jeanne vient de retourner :
« Tiens, un enfant !… Vous voulez un aut’gosse ? » Jeanne acquiesce, oui,
c’est vrai. Quatre cartes plus tard, première injonction : « Ah, ne l’faites
surtout pas, c’gosse… y arriverait pas à terme, voyez l’as de pique à côté du
sept de trèfle ! Vz’êtes fatiguée bein d’trop, n’essayez pas ! » Plus tard,
Madame Flora revient sur le mari, qu’elle voit mort. Et là, Jeanne résiste.
Madame Flora dira quand même à propos de l’« autre affection » que
Jeanne a dans sa vie qu’il est préférable, pour faire l’enfant avec l’amant,
d’attendre que le mari soit mort dans cinq ou six ans.

La voyante tire maintenant les grands tarots. Ils sont calamiteux. Madame
Flora parle encore plus vite pour énumérer les immenses dangers qui pèsent
sur la vie de Jeanne, et s’arrête en brandissant l’une de ses cannes : « Si

vous voulez, j’peux arrêter ça… Les désenvoût’ments, j’m’en occupe ! »
Jeanne accepte, puisque c’est exactement ce qu’elle est venue chercher :
expérimenter sur elle-même une cure de désenvoûtement.

Le traitement commence. Mesures de protection à base de « Notre Père »,
de « Je vous salue Marie » en demandant la protection des trois Vierges :
Notre-Dame du Bon-Secours, Notre-Dame de Lourdes, Notre-Dame de
Pontmain. Une mèche de cheveux coupée, enveloppée dans du papier
d’argent avant d’être enfoncée dans un cierge. Prière de désenvoûtement :
« Au nom du Dieu tout-puissant et des cinq plaies de Jésus crucifié, magie,
cesse de m’entourer et je te commande, va-t’en et retourne d’où tu viens »,
à répéter trois fois la main gauche plongée dans l’eau bénite. En asperger la
voiture avec trois signes de croix. Amulette : un sachet rempli de sel bénit,
un morceau du cierge de Pâques, une médaille de saint Benoît, et
envelopper le tout dans un tissu rouge – Jeanne en a vu un, pendu au cou,
sur la poitrine de Jules Séquard, son annonciateur. Madame Flora demande
de l’argent pour financer des messes et des cierges, plus le prix de la
consultation : 2250 francs anciens, soit à peu près 40 euros. Fin de la
séance.

Quelque chose a grincé dans l’appareillage de la désorceleuse : sommée
de donner les noms de ses ennemis, Jeanne reste muette. Rien. Personne.
Même pas le mari. Il faudra trouver le moyen de nommer ces « salauds »
(les sorciers).

Des preuves ? Inutile : « Les faits sont là. »
Depuis cette première consultation, Jeanne a revu Madame Flora deux ou
trois fois, toujours avec « une peur massive ». Non, elle ne veut pas la mort
de son mari, oui, elle veut un autre enfant, et se faire assener comme lors de
la première séance un désir de mort qu’elle n’a pas, et se voir interdire un
désir d’enfant qu’elle a, c’est très violent. Justement, en relisant ses notes,
Jeanne s’aperçoit qu’elle a oublié une formule de violence accompagnant la
prière, main gauche trempée dans l’eau bénite – la main serait « une
violente épée » ou « une épée de violence » ? L’impression générale est en
effet d’une grande violence. Et la séance suivante est pire.

Madame Flora annonce que Jeanne est menacée d’une mort imminente,
pour un peu, elle lui ferait une recherche d’arsenic dans le sang. Nouvelles
mesures de protection : eau bénite sous le lit avec du charbon de bois dans
une assiette, ne jamais circuler sans avoir sur elle le texte de la prière de
désenvoûtement, « ça fait pentacle ».

Je crois reconnaître cette violence, ces questions hachées, et ce rythme
éperdu : c’est celui de nos inquisiteurs du Marteau des sorcières. Questions
sur questions suspendues à la Question elle-même, la torture du corps par
brûlure, éclatement des os ou noyade. Nommer son sorcier ou sa sorcière.
Nommer par leurs noms tous les suspects. Exactement ce que Jeanne
Favret-Saada, agrégée de philosophie, ayant enseigné à Alger et travaillé
sur la violence kabyle, ne parviendra pas à exécuter.

Surprise ! Après la séance si pénible sur sa mort imminente, Jeanne a
retrouvé le sommeil. « Quand je vais en campagne, je me sens protégée.
Tendresse et respect pour Madame Flora. »

Au bout de quelques séances, l’état de Jeanne s’améliore nettement, à
proportion des dangers menaçants que lui annonce Madame Flora et qu’elle
trouve dans les tarots. « Voilà comment quatre séances suffisent à
convaincre une novice de ne plus rien vivre sans en référer à sa voyante-
désorceleuse », conclut Jeanne.

« À certains moments, j’avais l’impression (déjà ressentie dans les
séances précédentes) que Madame Flora était énorme, une géante qui me
dominait de toute sa taille ; ses deux cannes et les cinq fusils envahissaient
la totalité de mon champ visuel. À d’autres moments, je voyais une brave
mémé en robe grise, pas plus grande que moi, un peu obèse. » La cure de
Jeanne est enclenchée et le transfert marche du tonnerre.

La dame de carreau rouge
Corps pour corps, coécrit avec Josée Contreras, a été publié en 1981 ;
Désorceler, en 2009. De longues années et des différences de nature
séparent ces deux livres : Corps pour corps était un journal, Désorceler, un

livre de théorie. Corps pour corps reprend le parler paysan, disparu
aujourd’hui presque entièrement, tandis que Désorceler ne s’y réfère pas.

Revenant sur l’apaisement qu’elle a trouvé elle-même après deux séances
chez Madame Flora, Jeanne Favret-Saada explique ce regain d’énergie. Les
ensorcelés arrivent déprimés, abattus – comme Jeanne elle-même – et se
relèvent ragaillardis dès la fin de la première séance alors que Madame
Flora les menace presque tous – et presque toutes – de mort imminente.
Presque toutes : car les maris assistent aux deux premières séances, ensuite
on ne les voit plus trop. Ce sont donc les ensorcelées qui retrouvent la
vigueur sorcière perdue depuis le dix-septième siècle.

Comment la désorceleuse s’y prend-elle ? En leur redonnant « de la
force », c’est-à-dire de la haine et de l’agressivité. Jamais la désorceleuse ne
le dira sous cette forme, mais elle « rebranche » les ensorcelés. Sur quoi ?
Elle les rebranche sur « leur aptitude à la violence et au mal, mais malgré
eux et sans qu’ils y comprennent jamais rien ; les amènent à se
compromettre de mille façons avec le mal, mais sans jamais le leur dire et
sans exiger d’eux qu’ils le reconnaissent ». Lourde responsabilité.

Madame Flora est supposée agir « pour le bien », mais les prières, l’eau
bénite, le charbon de bois, le sachet rouge sur la peau de la poitrine qui
semblent si chrétiens sont chargés de défendre l’ensorcelé bec et ongles, oui
mais avec la main gauche en guise d’épée de violence. Lorsque l’ensorcelé
résiste – comme Jeanne devant l’idée de la mort de son mari – alors
Madame Flora sort le jeu du Petit Cartomancien ou Petit Lenormand, et il
sortira bien une vilaine carte annonçant la mort. Le tout est de faire
admettre aux ensorcelés qu’ils sont sous la menace et qu’il faut batailler.

Exemples. Le neuf de pique du Petit Lenormand, dont il sortira bien,
représente le squelette de la Mort avec sa grande faux. « Mais regardez-moi
ce que vous m’avez mis là, et vous me le remettez encore ici ! » Une fois le
patient rétif recadré dans sa peur, Madame Flora peut interpréter la mort, ce
qu’elle n’a pas fait du tout jusque-là. Quelle mort ? Celle du sorcier ? Et si
c’était la mort de l’ensorcelé qui ne cherche pas à se défendre ? Bref, la
désorceleuse désamorce ce qui menacerait de trop près ses patients.

Le Grand Tarot de mademoiselle Lenormand représente des scènes issues
des mythologies gréco-latine, toujours accompagnées d’une figure de carte
à jouer et d’un signe astrologique dont Madame Flora ne tiendra aucun
compte. Ce qui l’intéresse, ce sont les images, auxquelles mademoiselle
Lenormand a donné des titres. Le cheval de bois entrant dans Troie par la
grande porte devant une garde de soldats troyens ; Achille triomphant sur
son char traîne le corps d’Hector sous les remparts de Troie ; les trois
Parques tissant et dévidant le fil du Temps… Le dessin des figures est
gauche, mal fichu ; les bras et les jambes sont très mal détaillés ; les
couleurs sont criardes ; l’ensemble a l’allure d’un manège pour enfants.
Mais pour Madame Flora, qui méconnaît radicalement les sujets antiques,
ce sont des images en couleur qu’elle interprète selon sa stratégie.

Exemple : le cheval de Troie, dont rien dans le dessin ne signale qu’il est
en bois et que c’est une statue, devient un cheval emballé renversant tout
sur son passage devant des soldats impuissants, tant l’animal est fou.
L’ensorcelé devient la porte grande ouverte du château-fort par où
s’engouffre le cheval. Ou encore : Achille sur son char devient le sorcier,
qui reste en équilibre malgré ses chevaux emballés, et traîne derrière lui
l’ensorcelé, mort. Commentaire de Madame Flora devant la représentation
des trois Parques : « On veut couper le fil de votre vie. » Quand l’image
représente le dieu Pan qui, voulant échapper à un géant, commence à se
transformer en Capricorne, Madame Flora voit le sorcier dans « une chèvre
dans le ciel, avec deux jambes » – car il est vrai que, dans ce Grand Tarot-
là, on aperçoit encore les jambes nues du dieu Pan tandis que sa tête est déjà
celle d’une chèvre – et, bizarrement, Madame Flora néglige le dangereux
géant dont le corps encombrant menace le dieu Pan.

Les cartes représentant des mélanges entre l’homme et l’animal désignent
obligatoirement le sorcier, qui n’est plus tout à fait humain : c’est le cas de
« la chèvre dans le ciel », du centaure endormi qui devient « une tête
humaine avec quat’ pattes de bête ». À quoi s’ajoute une étrange inversion
des cartes de couleur.

Comme d’habitude, le Mal est noir, le Bien est rouge. Soit. Mais,
étrangement, la sorcière est toujours la dame de carreau rouge – exception
au Bien – et la dame de pique représente l’ensorcelé en noir – exception au
Mal. Cette interprétation croisée entre le rouge et le noir ne fonctionne que
si l’épouse de l’ensorcelé vient seule à la consultation, généralement à la
troisième consultation chez Madame Flora. Sinon, en présence de l’époux
ensorcelé, son épouse est une dame de pique sans aucun commentaire.

Madame Flora ne se lance dans l’action décisive que lorsque l’épouse du
chef de famille se présente sans lui. Quid du roi de carreau et du roi de
pique ? Ils ne sont jamais inversés et demeurent, pour le roi de carreau,
l’ensorcelé du côté du Bien, et pour le roi de pique, le sorcier du côté du
Mal. Chacun sa couleur, le rouge et le noir. Que signifie cette bizarre
inversion entre la dame de carreau et la dame de pique ?

Elle permet à l’officiante d’accoupler le roi de carreau rouge, l’ensorcelé,
avec la sorcière-dame de carreau rouge et de même, elle accouple le roi de
pique-sorcier noir avec l’épouse de l’ensorcelé noire. Dès qu’apparaît la
dame de carreau rouge – qui devrait normalement représenter le Bien
puisqu’elle est de couleur rouge –, Madame Flora y va d’un lot d’insultes,
« la féline, la sale voisine, la salope », ou « cette rempâtée salope », de sorte
que personne ne s’y trompe : la dame de carreau rouge est bel et bien la
sorcière. L’action décisive se trouve dans ce torrent d’injures.

C’est du côté de la dame de pique que se déroule l’essentiel de
l’inversion. L’épouse de l’ensorcelé est venue seule. Tout l’effort de
Madame Flora consiste à exalter l’ego de l’épouse, dame de pique : « Vous,
vous êtes forte, vous ! », sous-entendu, pas comme votre mari qui ne sait
pas se défendre. À l’horizon de la dame de pique, il y a : « Vous, vous
deviendrez veuve », plus forte que votre mari. Vous survivrez. Vous lui
survivrez.

Dans les petites sociétés rurales du Bocage pendant les années 60, la
ferme et ses propriétés appartiennent au chef de famille. La femme n’a à
l’époque pas le droit d’avoir un chéquier à son nom – mariée en 1960,
j’atteste que cela est vrai. Dans la répartition des rôles, l’époux gouverne,

l’épouse s’occupe. Et elle s’occupe notamment des menus travaux de la
ferme, dont fait partie, en cas d’envoûtement, l’attirail de prières,
d’amulettes, de protection d’eau bénite sous le lit avec son charbon de bois.
L’époux délègue l’attirail à sa femme.

Les patients ne repèrent pas l’inversion des deux dames pendant la
consultation, car le phrasé intarissable et rapide de Madame Flora rend ce
repérage impossible (Jeanne elle-même n’a rien vu sur le coup). Mais elle
agit, l’inversion maléfique, elle transmet du pouvoir. Elle donne à l’épouse
forte encore plus de vigueur pour entraîner son mari, faible roi de carreau,
dans l’évolution thérapeutique du désensorcellement. C’est une sorte de
coup d’accélérateur dans la thérapie. Madame Flora aurait fait une
admirable scénariste de série télévisée américaine.

Évidemment, sa voix fait le travail. « Ce qui fait l’unité profonde de la
séance, dit Jeanne, c’est la voix de Madame Flora, qui “prend” le consultant
dès l’arrivée et ne le lâche plus une seconde : elle couvre tous les registres
imaginables (le drame, la familiarité, la tendresse, la férocité) mais surtout
elle passe de l’un à l’autre avec une souplesse sans pareille et sans jamais
laisser le consultant abandonné à lui-même. Cet enveloppement généralisé
du “malade” par la voix de la thérapeute constitue un élément essentiel du
“soin” qu’elle prodigue à ses consultants. »

À propos de l’efficacité symbolique de la voix, j’ai déjà eu l’occasion de
signaler que, pendant la Seconde Guerre mondiale, des psychologues
américains avaient travaillé sur la voix d’Adolf Hitler et constaté avec
surprise qu’elle allait jusqu’aux ultrasons. Pendant les ultrasons des
discours du Führer, au plus fort de la voix poussée aux extrêmes, les
femmes sanglotaient et les hommes aboyaient. Je ne pense pas que la voix
de Madame Flora allait jusqu’aux ultrasons, mais à coup sûr sa voix « y
faisait », comme celle des cantatrices qui nous arrachent des larmes à
l’opéra .(33)

Mais tout cela, selon Jeanne, ne fonctionne qu’à une seule condition :
tandis que la désorceleuse occupe le rôle officiel de thérapeute, il faut que
l’épouse accepte de jouer le rôle officieux dans la thérapie désensorcelante.

Administrativement, pour le fisc, l’épouse est une « aide familiale non
rémunérée et sans qualification professionnelle particulière ». En un temps
où les pensions de retraite des femmes d’agriculteurs ou de petits
commerçants sont encore très loin de l’égalité qu’on peut attendre, si
quelque chose change dans le désenvoûtement, c’est certainement le degré
d’implication de l’épouse ou bien, compte tenu de la désaffection générale
pour la cérémonie du mariage, du compagnon et de la compagne.

Que reste-t-il dans nos campagnes ?
Pratiquement rien, nous dit Jeanne. Pour le prouver, elle s’appuie sur un
gros livre de Jules Lecœur, un folkloriste sérieux, auteur des Esquisses du
Bocage Normand, deux volumes parus en 1883 et 1887, avec observations
remontant jusqu’en 1850. C’était la belle période de l’agriculture paysanne,
l’« apogée de la civilisation paysanne », selon Maurice Agulhon.
Le monde rural est-il encore christianisé ? En apparence, oui, comme
nous l’avons vu avec les nombreuses apparitions de la Vierge Marie. Mais
lorsque Jean Delumeau, historien du christianisme, réfléchissant sur la
déchristianisation de la France, va jusqu’à se demander si la France fut
jamais christianisée, on est en droit de s’interroger. Pour Jean Delumeau, la
christianisation des seizième et dix-septième siècles en France ressortit
entièrement à la crainte du péché et à la « pastorale de la peur ».
Une fois cette peur disparue et l’esprit critique en marche, le
christianisme changea profondément, mais cet esprit critique tant admiré au
siècle des Lumières était lui-même d’origine chrétienne, quand Luther
réfléchit et conteste, par exemple. « Le bilan, dit Jean Delumeau dans son
cours inaugural au Collège de France en 1975, n’est donc pas simple :
rapportée à un état antérieur de “chrétienté” – l’âge classique –, la
déchristianisation apparaît d’abord et surtout comme un phénomène
quantitatif : la déflation du nombre des “pratiquants”, une fois révolu le
temps des obligations, du conformisme et même, de plus en plus
maintenant, celui du christianisme héréditaire. Elle se révèle aussi comme
l’effacement de la religion de la peur, et enfin comme une décléricalisation

et une sécularisation. Doit-on outrepasser ce constat et conclure à la mort
prochaine du christianisme ? La déchristianisation est-elle plus et autre
chose que le dépérissement d’un modèle de christianisme qu’un autre est en
train de remplacer sous nos yeux ? »

La chaire qu’inaugurait Jean Delumeau au Collège de France s’appelait
« Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne ». Il y
pointait résolument l’abondance des sources d’une « religion quasi
clandestine ». « Statuts synodaux, mandements épiscopaux, récits de
mission, manuels de confession, cathéchisme, sermons, ouvrages consacrés
aux superstitions et à la démonologie, procès, édits, voire traités de police
constituent cette littérature qui dévoile une culture rurale et magique que les
autorités considéraient avec suspicion. »

En outre, comme Jules Lecœur dans son ouvrage de folkloriste, Jean
Delumeau insiste sur ceux qui ont toujours été déchristianisés par leur statut
social, les « délocalisés » du christianisme. Mendiants, bergers, colporteurs,
comédiens ambulants, gens de cirques et de foires, soldats, émigrants et
sous-prolétariat en perte d’emploi en temps de crise économique échappent
au catéchisme de la peur, et d’ailleurs inspirent eux-mêmes une peur que
l’on voit aujourd’hui encore à l’œuvre avec les gens du voyage. Or c’est par
eux, les « trimardeurs », que se passent de main en main les secrets du
désensorcellement : le sel qui protège, les prières conjuratoires, la
fabrication des amulettes, le cernage du feu, toutes choses qui ne sauraient
en aucun cas avoir été enseignées par le christianisme officiel.

C’est aussi ce qui permet de comprendre un étrange paradoxe : Le
Marteau des sorcières fut interdit par l’Église catholique en 1490, soit trois
ans après sa publication. Oui ! La chasse aux sorcières contenait des
énoncés hérétiques qui furent déclarés faux par différents conciles avant
l’an mille. Ainsi, il est faux d’affirmer que les démons peuvent susciter des
catastrophes naturelles. Qui l’aurait cru ? On est toujours la sorcière de
quelqu’un.

Ont disparu de la Mayenne des années 60 des faits que Jules Lecœur
décrit dans son travail. Exemple : le « cordeau au beurre », ou comment

faire tarir le lait de la vache du voisin, en se l’appropriant : « Arracher
quelques poils de la vache convoitée, les tresser en cordeau avec des nœuds
rendus magiques par “les paroles voulues”. Attacher le cordeau à la patte
arrière de sa propre vache et la faire circuler de bon matin sur les chemins
fréquentés par la vache à tarir. » Jeanne Favret-Saada a parfois entendu
parler de poils de vache, mais avec réticence et des « repentirs », ça en avait
bien l’air du poil de vache, mais… Ou bien, autre exemple mentionné par
Lecœur, comment faire mourir quelqu’un de langueur : « Arracher un
cheveu de la victime, l’enfiler dans le chas d’une aiguille et le faire passer
“entre cuir et chair avec des paroles secrètes”. » Le cheveu était supposé
pousser dans le corps de la victime, jusqu’au cœur qu’il enserrait
mortellement. Disparu des observations de Jeanne. Tous les moyens qui
ensorcellent, au demeurant très flous, se passent par le regard et le serrage
de main.

Comment désorceler en 1887 ? « Faire sortir la famille, s’enfermer avec
un solide garçon et la victime affectée. Le garçon écoutera les bruits venus
de l’extérieur. Prendre un cœur de bœuf, le suspendre à la crémaillère, et le
percer de mille traits en prononçant les paroles secrètes, jusqu’à entendre
des gémissements affreux de l’autre côté de la porte. Quand on l’ouvre, le
sorcier gît sur le sol, vidé de son sang. »

Version 1969-1972 : même procédé mais en présence de la famille.
Résultat imparfait : selon l’observation de Jeanne recueillant les dires des
paysans, le sorcier du Bocage au vingtième siècle a mal au ventre. Il est pris
par le « mal des aiguilles », et s’en tire le jour même avec une amputation
de l’intestin. Le mal des aiguilles ne tue plus.

Jules Lecœur, le savant folkloriste, signale également ce qui avait disparu
avant 1850, date du commencement de ses observations : le sabbat –
personne n’en parle plus –, la transformation en loup ou en cheval, le don
de pouvoir donner la « danse de Saint-Guy », ou la possibilité de rendre
l’autre fou, ou encore de transformer l’autre en animal à quatre pattes,
comme Circé avec les compagnons d’Ulysse. Les nouveaux enchanteurs du
Bocage ne savent plus « mener les nuées » ou « monter les orages »,

envoyer la vermine sur leur ennemi, marcher sous la pluie sans être
mouillés, mais ils savent encore, entre 1969 et 1972, faire tomber leur
ennemi en grave dépression, faire avorter les vaches, leur faire accoucher de
veaux mort-nés, bloquer les tracteurs, empêcher le pain de lever, et le beurre
de beurrer, la crème de crémer, et surtout, ils sont capables d’entendre à
distance ce qu’on dit d’eux…

De l’aménagement perpétuel de la pensée sorcière
Jeanne conclut en 2009 que la sorcellerie du dix- neuvième siècle étudiée
par Jules Lecœur a presque entièrement disparu, malgré l’inventivité des
thérapeutes désorceleuses à expérimenter des thérapies pour le chef de
famille, sa femme et leur groupe familial. Elle souligne que l’existence
d’une sorcellerie rurale en Europe a toujours été niée par les anthropologues
anglo-américains, qui n’en parlent jamais qu’au passé, comme d’une
matière morte. Bien obligés, puisqu’il s’agissait d’établir une distance entre
« eux », les rebouteux, sorcières et autres magiciennes, et « nous », les
sachants, appartenant à des pays riches et industrialisés, « nous »,
l’ensemble des ethnologues qui ne doivent plus « croire » tant ils sont
convaincus, depuis l’ordonnance générale de 1682 en France, que « nous »
ne pouvons plus croire en quoi que ce soit de sorcier.
Tant que Jeanne Favret-Saada relevait de ce « nous » méprisant pour la
sorcellerie paysanne, personne ne lui a rien dit. Mutisme généralisé. « Les
paysans bocains refusèrent obstinément de jouer avec moi au Grand
Partage, sachant bien où cela devait aboutir : j’aurais la bonne place (celle
du savoir, de la science, de la vérité, du réel […]) et eux, la mauvaise. La
Presse, la Télévision, l’Église, l’École, la Médecine, toutes les instances
nationales de contrôle idéologique les mettaient au ban de la nation dès
qu’une affaire de sorcellerie tournait mal et donnait lieu à un fait divers. » Il
est vrai qu’en lisant au début des Mots, la Mort, les Sorts les recensions de
journaux et d’enquêtes des années 60 consacrés soit à la sorcellerie au
Bocage, soit aux travaux de Jeanne, on demeure interdit devant une telle
masse de stupidités.

« Eux » ne lui ont parlé qu’à partir du moment où ils ont eu la certitude
que Jeanne elle-même était « prise ». Il est frappant de constater que
Madame Flora ne s’est jamais formalisée de la présence d’un
magnétophone qui l’enregistrait, ni du livre qui, elle le savait, finirait par
sortir des mains de Jeanne. L’essentiel, c’est que Jeanne soit « prise » et
participe à sa thérapie.

« […] mon expérience de terrain, écrit Jeanne Favret-Saada en
conclusion de Désorceler, parce qu’elle faisait place à la communication
non verbale, non intentionnelle et involontaire au surgissement et au libre
jeu d’affects dépourvus de représentations, m’a conduite à explorer mille
aspects d’une opacité essentielle du sujet à lui-même. Cette notion est
d’ailleurs vieille comme la tragédie, et elle sous-tend, depuis un siècle, toute
la littérature thérapeutique. Peu importe le nom donné à cette opacité
(“inconscient”) : le tout, en particulier pour une anthropologie des thérapies,
est de pouvoir la postuler et la mettre au centre de nos analyses. »

Présentée comme sa « conviction », la sorcellerie dans le Bocage telle
qu’elle l’a connue, affirme Jeanne, « n’existe sans doute plus – si même elle
existe ». En Mayenne, je ne sais pas, mais en Anjou, la magie subsiste.

Le 7 août 2019, comme je demandais à des amis angevins si les tireuses
de cartes existaient encore dans la région, leur réponse a fusé à deux voix,
celle de la femme et celle de l’homme. Mais bien sûr, il y a madame
Pleuchard à Baugé, mais alors pour obtenir un rendez-vous, il faut être
drôlement recommandé. Et que fait madame Pleuchard de Baugé ? Elle
« machine ». Elle magnétise. Elle dit l’avenir. Et surtout, elle soigne. « Pas
moi, a dit la dame. J’avais le sang trop fort. » (Jeanne aussi fut perçue et
considérée comme puissante désorceleuse parce que, outre les mains qui
tremblent, elle avait le « sang fort ».)

Ce qui, manifestement, a changé depuis les années 1969-1972, c’est que
le parler paysan, si présent dans deux des ouvrages de Jeanne Favret-Saada,
a disparu. Personne ne dit plus « bein » pour « bien » ; on ne parle plus en
Anjou avec le talent créatif de Madame Flora pour imaginer une « rempâtée
salope ».

Je doute que la sorcellerie « blanche », celle qui est pour le Bien, s’efface
jamais de la planète. Et comme la « blanche » ne peut pas exister sans son
ennemie la « noire », celle qui est pour le Mal, il est probable que les
moyens magiques changeront, mais pas le transfert de quelqu’un qui va mal
sur une guérisseuse non déclarée à la Sécurité sociale, un peu transgressive
mais pas trop, une bonne sorcière en dehors du « système ».

C’est pourquoi il était si capital que Madame Flora s’intitule
« couturière ». Déclarée couturière – l’a-t-elle jamais été ? –, apparemment
anodine, Madame Flora ne peut soigner ses envoûté(e)s qu’en se situant
délibérément hors système.

À quoi s’ajoutent, de toute évidence, l’urbanisation et surtout
l’immigration. S’agissant de la France, les Africains immigrés, quelle que
soit la régularité de leurs présences sur le sol français, qu’ils soient « droit
d’asile », « clandestins », ou « français depuis deux générations », sont tous
arrivés avec leurs dieux – je reprends les mots de Tobie Nathan, pour qui la
guerre entre les dieux est la principale menace qui pèse sur le monde.
Comme autrefois les esclaves pendant l’interminable période de la traite
négrière, les malmenés du monde n’arrivent pas sans leurs bagages
psychiques. Or, si le personnage de la sorcière est loin d’être universel, la
sorcellerie, elle, existe sous tous les climats.

Choses vues dans les lointains

Je l’ai vue de près en vivant à Dakar, malgré toute l’ambiguïté du statut
de « toubab » (blanche) qui était le mien à l’époque. Les techniques
thérapeutiques contre l’effet des malins génies, les « rab » ou les « djinns »,
n’ont nullement disparu, bien au contraire. Dans la ville de Dakar, c’est en
plein cœur de la médina, donc du quartier considéré comme « indigène »,
que j’ai assisté à un N’doeup.

Cette longue cérémonie qui soigne presque exclusivement des femmes
comporte le sacrifice d’au moins un « bœuf » – entendez un taureau –, sans

compter les coqs et béliers. Le sang des bêtes sert d’onction divine –
entendez par « divine » la puissance surnaturelle des êtres qui
n’appartiennent à aucune religion monothéiste en vigueur au Sénégal : ni le
christianisme ni l’islam. Et les ensorcelées, encadrées par des prêtresses
aguerries, entrent en transe chaque jour (sauf les jours de sacrifice) pendant
deux ou trois heures, au rythme de plusieurs catégories de percussions dont
l’infernal tambour d’aisselle au son vrillant les tympans. Chaque femme
engagée dans le N’doeup a son génie propre, voire plusieurs. Exactement
comme à Loudun en 1632 mère Jeanne des Anges, la prieure des Ursulines,
avait sept démons dans le corps, les possédées de Dakar miment sur le
cercle de sable, répandu à cet effet, les figures de leurs génies : le caméléon,
le serpent, le soldat français ivre, le piroguier. Et elles aussi sont d’autant
plus puissantes pour guérir qu’elles cumulent leurs génies.

Et de même qu’à Loudun tous les médecins pouvaient constater que les
possédées gardaient un pouls régulier et arboraient un calme visage après
les séances d’exorcisme, à Dakar, dans la médina, j’ai été frappée par le
bonheur irradiant des ensorcelées guéries après avoir « dansé ».

« Danser » c’est le mot de la transe. On danse avec les rab et les djinns
comme on fait l’amour avec l’autre. Les ensorcelées de la médina de Dakar
exprimaient ce bonheur avec des phrases d’amour : « Je suis très reposée,
j’ai bien dansé hier soir », et la passion du repos qui suit l’effort psychique
et physique : « Je me sens reposée, j’ai rencontré mon rab, il m’attendait. »

Les désorceleuses de Dakar étaient-elles toujours des femmes ? Pas du
tout. À l’amour de la transe et du désordre rythmé s’ajoutaient les
bénédictions des travestis, trans et autres « non binaires », pourvu qu’ils
soient en femmes. Un célèbre guérisseur de N’doeup des années 70
apparaissait avec un tutu rose ; mais je l’ai vu vieilli, dans l’une de ses
dernières séances thérapeutiques, vêtu d’un simple boubou ; il initiait une
femme puissante à ses côtés.

À Paris, on ne compte plus les petits tracts signalant l’existence d’un
magicien venu d’Afrique (un marabout) savant en matière de tracas de la
vie, particulièrement pour le « retour d’affection ». Or ce n’est pas céder à

l’irrationnel que de s’en féliciter. Pourquoi ? Le trésor thérapeutique des
immigrés, d’où qu’ils viennent, pourra sans doute nous aider à vivre mieux
les inévitables contraintes dues au changement climatique.

Nous n’échapperons sans doute pas à des rationnements, analogues à
ceux que j’ai connus après la Seconde Guerre mondiale. Peut-être pas pour
le pain, mais pour l’eau ; peut-être pas pour le lait, mais pour l’électricité.
Le principe de la sorcellerie résidant dans une petite transgression, un peu
mais pas trop, les sorcières et les désensorceleurs nous aideront à vivre avec
les nouvelles règles, en les contournant, un peu mais pas trop.

À bonne distance entre le clandestin et le régulier, entre la désobéissance
et l’obéissance, entre l’interdit et l’autorisé.

Sorcières, le sel de la terre

Les Vierges du fond du trou

Dans le village de Zugarramurdi, au Pays basque espagnol, on visite
encore la grotte des Sorcières où se seraient déroulés en 1610 les fameux
sabbats que le conseiller parlementaire Pierre de Lancre n’a jamais vus,
mais dont il atteste l’existence parce qu’on le lui a dit. Là où sont les
grottes, sont les sorcières, les fées, les lutins, les dragons. Les Pyrénées en
sont truffées. La fameuse grotte de Massabielle, avant les apparitions de la
« Chose en blanc » sous les yeux en extase de Bernadette Soubirous,
s’appelait la « Tute aux cochons », lieu impur où l’on menait boire les
cochons, et cela ne sentait pas bon. Où sont les grottes, sont les ordures, les
contrebandiers, les gens en fuite, les migrants et les malheureux.

Nos ancêtres païens savaient, eux, que dans l’ordure se niche le divin.
Qu’y avait-il au fond des grottes ? Une fois la crainte de l’impur surmontée,
on y trouva la plus haute culture, l’art pariétal, le trait sûr, vivant,
énigmatique de mains qui, parfois, avaient laissé leurs empreintes sur les
parois comme une signature préméditée. Des salles souterraines refermées,
silencieuses, l’air suspendu dans le vide. Or, surprise ! le geste artistique le
plus ancien du monde se découvrit presque en même temps que les Vierge
Marie apparaissaient aux yeux des enfants éblouis .(34)

Née de l’impureté même, l’Immaculée Conception qui fait jaillir l’eau de
la terre et pose ses pieds sur des roses fraîches écloses représente l’exacte
inversion de la Sorcière. Est-ce encore une femme ? Ce n’est pas certain.
Conçue et née sans péché, la Vierge des apparitions du sanctuaire de
Lourdes n’appartient plus au commun des mortels. Si la Sorcière est
entièrement impure, sa figure à l’envers est trop pure pour le genre humain.
Où sont les grottes, sont désormais des statues de la Vierge à visage humain,
aux pieds nus.

Aujourd’hui, on peut aisément visiter la grotte des Sorcières de
Zugarramurdi, y rester plusieurs heures à rêver, y pique-niquer. Pas très
grande, cette grotte-là ne comporte aucun bison dessiné sur ses flancs. On
peut y aller. Avec les bisons, tout bascule.

On a souvent remarqué que les grandes découvertes de l’art pariétal en
Europe ont suivi le même chemin mystique que les apparitions de la Vierge
Marie, à quelques dizaines d’années près, et souvent dans le même paysage,
près des Pyrénées où l’on parle occitan.

En 1868, dans le nord de l’Espagne, un chasseur suivant son chien
découvre la grotte d’Altamira. Don Marcelino Sanz de Sautuola commence
l’exploration du site en 1896 et, trois ans plus tard, Maria, sa fille, huit ans
et demi, s’enfonce dans un goulot qui débouche sur une grande salle, lève
son chandelier et crie : « Toros ! Toros ! » Dessinés sur les parois, ce sont
les célèbres bisons polychromes d’Altamira.

1895. Quatre jeunes garçons descendent dans la grotte de la Mouthe et
s’enfoncent en rampant dans un boyau débouchant sur un bison gravé.
Maria, la fille de don Marcelino, a toujours suivi de près les découvertes
préhistoriques pour réhabiliter son père que personne n’avait cru.
Enthousiaste, elle interprète le bison gravé : il vient d’être découvert tout
simplement parce qu’elle se marie, en l’absence de son père mort de
chagrin. En avant, la possession pariétale !

1906. À Niaux, dans les Pyrénées, le commandant Mollard cartographie
une grotte avec ses deux fils, Paul et Jules, lorsque Paul s’avance dans la
caverne avec difficulté. À sept cents mètres de l’ouverture, il crie : « Des

dessins ! Des dessins ! » Dessinés au charbon de bois, voici des bisons, des
chevaux, des mammouths et, au sol, des traces de pieds humains. Paul
Mollard vient de découvrir le « Salon noir » de Niaux.

1912. Trois jeunes garçons, mandatés par leur père, le comte Henri
Begouën, préhistorien, entreprennent avec un copain l’exploration des
grottes ariégeoises situées sur le terrain familial, non loin du manoir. Eux
aussi rampent difficilement dans un boyau dont ils fracassent les stalagmites
et découvrent d’abord les bisons modelés de la grotte des Trois-Frères, puis
l’étrange silhouette mi-humaine mi-animale qu’on appellera le « dieu
cornu » ou le « chamane dansant ».

1940. Au début de l’année, trois lycéens de Nîmes découvrent des
éléphants dessinés à l’ocre. Le 12 septembre 1940, Marcel Ravidat, dix-huit
ans, Jacques Marsal, Simon Cuencas, quinze ans, et Georges Agnel, seize
ans, plongent dans le trou laissé par un arbre déraciné, tombent, rampent et
découvrent la grotte de Lascaux et « de grandes figures animales ».

Qu’ont-ils tous en commun ? La joie qu’eux-mêmes qualifient
d’indescriptible, de délirante, voire de sauvage, ils l’ont tous exprimée, sauf
Maria. Car Maria aura d’abord connu les soupçons de malhonnêteté : c’est
facile de dessiner soi-même avec le bout d’un bâton et de faire semblant de
découvrir, non ? La joie extrême, Maria la connaît avec retard, en 1902,
lorsque les plus sceptiques préhistoriens de Toulouse tombent à genoux,
saisis par l’émotion, devant les dessins d’Altamira qu’elle éclaire de sa
lanterne.

Hormis Maria, ce sont tous des garçons, entre cinq ans (le jeune Gaby
pour la grotte de la Baume Latrone) et dix-huit ans, assez sveltes pour se
glisser dans les boyaux du monde souterrain. Une fois passé l’ère du
scepticisme, se construit la Légende dorée de l’« apparition pariétale ». Il y
faut des enfants porteurs d’un regard neuf, imprégné d’innocence, de petits
héros capables d’avoir bravé l’interdit de l’obscurité avec courage pour se
glisser dans les entrailles de leur mère la Terre.

Mais pourquoi affuble-t-on du nom d’« enfants » des gars de dix-huit
ans ? En exagérant, parce que c’est nécessaire. C’est « à cause de leur part

d’enfance » que les jeunes découvreurs ont trouvé les merveilles, c’est
encore cette enfance en eux qui fait jaillir l’allégresse : « Notre joie était
indescriptible ; une bande de sauvages faisant la danse de la guerre n’aurait
pas fait mieux », écrit Marcel Ravidat, l’un des « vieux » découvreurs de
Lascaux. Ou encore, en 1922, sous la direction de l’abbé Lemozi, André
David découvre la merveille de la grotte du Pech Merle (des mains blanches
sur ocre rouge, des griffes d’ours, un mégacéros, entre autres animaux, des
ponctuations rouges, et des « femmes-bisons ») et il raconte : « En
attendant, je commence l’exploration de la salle et bientôt apparaissent sous
mes yeux émerveillés les “femmes-bisons” ainsi que la main rouge. Ma joie
devient délirante – un pareil saut dans le temps ! C’était absolument
extraordinaire. Lorsque toute la troupe est descendue, nous partons
ensemble à l’aventure le cœur battant d’une émotion poignante… Quelques
mètres plus loin apparaissent des mains noires entourant des chevaux. Notre
joie devient indescriptible tant ces mains paraissent vivantes, éclairées par
la flamme de nos bougies. » Un seul enfant, Gaby Enjolras, cinq ans, fut
photographié à la Baume Latrone sortant d’une massive ouverture comme
un nouveau-né de la vulve de sa mère. Daniel Fabre, à qui j’emprunte ces
citations, écrit : « La photographie que prit l’abbé Glory à la Baume
Latrone, où l’on voit le jeune Gaby sortant d’une massive forme osseuse par
une ouverture aussi ronde que sa bouille, ne traduit-elle pas en images sans
parole cette involution matricielle et cette renaissance, associées à
l’innocence retrouvée du regard qui prélude à toute découverte
préhistorique (35) ? »

Que ces formes soient célestes ou souterraines, elles suscitent d’abord
l’incompréhension, voire la vindicte : souvenez-vous des coups de bâton
administrés à Bernadette Soubirous au premier jour de son récit. Tout se
passe comme s’il était inadmissible aux yeux des adultes que des enfants
jouissent de pareils privilèges.

Que les apparitions soient des Vierges éblouissantes ou des toros géants
sur des parois d’argile, les enfants, même maltraités, sont l’objet du regard
de tous. Pour ceux de l’en dessous, ce pouvait être la fonction de guide

puisque, à l’époque, les grottes préhistoriques connurent de fréquentes
visites, voire un intense tourisme. Tout le monde voulait voir les grands
animaux au fond du trou.

Résultat : les premiers visiteurs de la grotte de Lascaux, après avoir payé
l’entrée à deux des jeunes découvreurs, gravaient leurs initiales sur les
parois. Ce n’était qu’un début. Entre 1948, date de l’ouverture du site, et
1963, un million de visiteurs passèrent dans la grotte, altérant profondément
l’air si longtemps immobile. En 1960, la « maladie verte », des moisissures
dues au dioxyde de carbone de la respiration des visiteurs, envahit les
parois. En 1963, André Malraux, ministre de la Culture, ferme Lascaux. En
2000 apparaissent des champignons blancs. En 2007, des taches noires,
autres champignons qui se nourrissent… des détritus des précédents
traitements antifongiques. En 2016, la présence humaine dans la grotte est
limitée à deux cents heures par an. Pour le reste, le public peut voir les
merveilles dans les fac-similés sur place ; on en est déjà au quatrième.

Tel serait le scénario pour les petites filles et les « petits garçons »,
rajeunis s’il le faut : apparition d’une merveille, doute des sachants, foule
des fervents, qui la détruisent. C’est le schéma de Lascaux. On n’en est pas
là pour Lourdes, encore que la lutte territoriale ait été rude entre le clergé
catholique et les préhistoriens qui s’occupaient d’art pariétal à Lourdes.

En évoquant les « Vierges du fond du trou », je n’utilise pas de
métaphore : les nombreux abbés préhistoriens qui participèrent aux
découvertes, l’abbé Lemozi, l’abbé Glory et l’abbé Breuil, le plus connu,
adoptèrent pour nommer les salles un vocabulaire religieux. L’abbé Lemozi
nomma « temple » la grotte du Pech Merle ; l’abbé Breuil nomma dans
Lascaux une « nef » et une « abside » avant de s’inspirer de Joseph
Déchelette, qui appelait Altamira la « chapelle Sixtine du magdalénien »,
pour adjuger définitivement l’expression de « chapelle Sixtine de la
préhistoire » à Lascaux.

Et c’est l’abbé Glory qui, le premier, découvrit dans une grotte
« sa »Vierge préhistorique, dans l’Ariège : « […] sous une espèce de
gloriette, un gros massif de stalactites détaché par son propre poids est

couché en travers sur le sol. Une dame blanche est posée sur son extrémité
[…]. Cette Vierge de cristal qui scintille de mille feux par la multitude des
facette rhomboèdres tient un enfant dans ses bras. »

L’abbé Lemozi, curé de Carterets à partir de 1919, installa un oratoire en
l’honneur de la Vierge à trois cents mètres de l’entrée de la grotte du Pech
Merle. Il la baptisa Notre-Dame-des-Voyageurs, et installa avec elle l’enfant
Jésus, poitrine barrée du Cœur Sacré en rouge.

L’abbé Breuil a une vision. En 1943, il étudiait des images d’une peinture
pariétale découverte en Namibie et représentant de longs marcheurs au pas
léger. Pourquoi l’abbé Breuil invente-t-il que parmi les marcheurs se trouve
sa « Dame blanche » ? Ni dame ni blanche, le marcheur dont s’éprend
Breuil est sans doute un Africain au pénis infibulé et pourtant sa Dame
blanche s’impose.

Le plus inattendu des découvreurs est sans doute Paul Vaillant-Couturier,
connu pour être l’un des jeunes fondateurs du Parti communiste au congrès
de Tours, et qui mourut pacifiste en 1937, quelques mois après avoir été
blessé dans un attentat. Non signalé dans sa bibliographie, en 1946 paraît un
livre de mémoires, Enfance, préfacé par Aragon. Le neuvième chapitre,
intitulé « Nos ancêtres préhistoriques », relate de bien étranges découvertes.

La maison Vaillant-Couturier attire les curés de la région par sa bonne
table et sa réputation de maison protestante. L’un d’eux, l’abbé Clarac,
emmène Paul, quatorze ans, explorer les grottes du Plantaurel.

Ces grottes sont bien connues des garçons du coin qui y jettent des
cailloux pour faire sortir les « petites fadettes », de petites fées aux pattes
d’oie. L’abbé Clarac a décidé de consacrer la grotte à la Vierge de Lourdes.
Il y a installé sa statue et il dit : « En consacrant une telle grotte, je n’ai fait
que reprendre la vieille politique des églises primitives qui ne manquaient
jamais d’utiliser à leurs fins les lieux sacrés du paganisme. » Une autre fois,
l’abbé obtient le privilège d’aller fouiller la grotte du Mas d’Azil, déjà
explorée par l’abbé Breuil. Et Paul tombe dans un trou. Il atterrit couché
sous une petite gloriette, saisit la bougie que lui passe l’abbé et découvre
une biche et une main.

Daniel Fabre conclut : « Agir et penser, entre 1890 et 1950, en faveur de
l’art pariétal préhistorique serait devenu possible en sollicitant les deux
registres d’apparitions qui manifestent deux genèses cruciales, à
harmoniser, ou […] à disjoindre tels un envers et un endroit symétriques
mais inverses. »

Soit une grotte, dont l’étymologie signifie « cacher ». Elle est pleine de
sorcières et de fées qui se cachent la nuit pour de joyeux sabbats réservés à
l’Impur, et qui, une fois révélées ses parois merveilleuses par des enfants au
regard innocent, sera sanctifiée par la Vierge Marie, la Pure.

Développement personnel et cure de désenvoûtement

Qu’est-ce donc qui plaît tant aux jeunes femmes d’aujourd’hui dans
l’appellation « sorcière » alors qu’en général, « sorcière » est une injure ?

Version écologique illuminée : de puissants pouvoirs magiques reliés à la
Terre (majuscule obligée), avec retours supposés aux vieux savoirs
reconstitués hardiment, comme celui des druides. Version jeux vidéo : le
goût du secret et celui de la Nuit, une mythologie indéracinable en
Occident. Version féministe années 70 : une violente rébellion contre les
puissances institutionnelles, dont le patriarcat, puissance absolue de
l’homme sur la femme, est de toute évidence l’incarnation supposée
millénaire.

À cette dernière et tenace version de la sorcière, on ajoutera la
substitution de la lutte des sexes à la lutte de classes, comme le fait
Monique Wittig dans sa violente dénonciation de La Pensée straight, ainsi
que l’effacement de tout sorcier de sexe mâle et la quête militante de
l’effacement des sexes eux-mêmes, jusqu’au « non binaire » qui, mieux que
les trans, tente de contourner le chiffre deux, pour l’instant nécessaire à la
reproduction.

Pensée simpliste, mais matérialiste : peut-être le mot « sorcière » évoque-
t-il le frottement du fameux balai contre la vulve de celles qui croient

s’envoler ? J’aimerais bien. Ou alors le frottement du balai dans le vagin,
autre possibilité sérieusement évoquée par les nouveaux sorciers de la
Wicca.

Selon ces démonologues des temps modernes, l’envol serait dû aux
propriétés psychoactives d’un onguent passé sur la surface du corps. Que
contenait cet onguent pour hypnotiser les sorcières par leurs pores ? Graisse
humaine, sang d’enfant nouveau-né non baptisé, hérisson pilé semblent être
des futilités à côté de plantes traditionnelles comme la belladone, la
stramoine, la jusquiame, le tabac, l’opium, la racine de mandragore qui, à
l’état d’onction, font pénétrer leurs substances psychoactives par les pores,
et plus facilement encore par les muqueuses du vagin et de l’anus. L’« herbe
aux sorcières » dominante demeure la datura (stramoine), dont les
propriétés hallucinogènes sont connues.

Considéré comme surnaturel, l’onguent sorcier est le contraire exact de
l’onction royale qui confère au souverain le droit divin de guérir les
écrouelles. Mais depuis déjà longtemps, les onguents, philtres, baumes ont
été récupérés par les boutiques bio, dans un univers où se mélangent
harmonieusement la gemmologie, le yoga, le taï-chi, les tarots, le feng shui,
les rites celtiques et bien entendu l’astrologie, fondamentale en France,
comme l’a brillamment démontré Arnaud Esquerré dans Prédire :
l’astrologie en France au XXIe siècle .(36)

On a le droit d’ajouter à ce très plaisant univers les nombreuses théories
du développement personnel, inventées à coups de formations accélérées
pour « enrichir » la personnalité, lui permettre de « s’épanouir » et
d’accéder à la maturité, de rejeter les pensées négatives, de se sentir plus
fort – idéal commun à toutes les thérapies de l’âme. Ce vaste ensemble de
bricolages thérapeutiques conçus pour la plupart aux États-Unis
d’Amérique me rappelle la psychanalyse américaine des années 50, faite
pour adapter le patient à l’american way of life, et pas du tout pour le libérer
de ses profonds conflits. Jacques Lacan la critiqua et la rejeta avec violence,
mais que dirait-il aujourd’hui ?

Devant l’abondance des méthodes de développement personnel, dont par
exemple l’ingestion de poudre d’iboga, une liane venue d’Afrique
particulièrement hallucinogène, ou toute autre pratique chamanistique,
délocalisée pour affoler le patient, ou encore le coaching qui supervise les
pratiques du sport et celles du « management », le coaching holistique qui
repose sur la Vie et l’Énergie, l’hypnothérapie dont certains se servent pour
n’aller puiser dans l’inconscient, au lieu des traumatismes négatifs, que les
ressources positives, pour « guérir du patriarcat », que penser ? On se dit
qu’on est retourné à la fin du dix-huitième siècle, au moment précis où le
brillant exorciste Gassner pliait l’échine devant le jeune magnétiseur
Mesmer.

La sorcellerie, dans ce bouillon de culture, prend l’allure d’une vieillerie
charlatanesque, alors qu’en pratiques de développement personnel comme
en cures de psychanalyse, les charlatans sont véritablement légion. Lacan
les appelait les « canailles ». Dont acte.

À force de vivre en Inde, j’ai souvent lu dans la partie « faits divers » de
la presse anglophone indienne les mésaventures judiciaires des gourous
venus de l’Inde pour former des disciples en Californie. Rien d’étonnant :
en Inde, les gourous sont souvent d’excellents psychothérapeutes,
magiciens expérimentés par ailleurs, mais délocalisés aux États-Unis,
surveillés par des disciples jaloux, ils se font régulièrement piéger par le
fric, les grosses voitures, les trahisons, et s’en retournent au pays la queue
basse. Pour ses gourous comme pour les étrangers, l’Inde est puissamment
toxique en matière de mondialisation du développement personnel.

Cela ne date pas d’hier. La très extravagante fondatrice de la Théosophie,
Helena Blavatsty, se vantait d’avoir été initiée par des Grands Sages
tibétains, et celle qui lui succéda, Annie Besant, féministe militante anglaise
mais aussi indépendantiste indienne, installa la Société de théosophie à
Madras (aujourd’hui Chennai) en 1907. L’histoire de son projet illustre les
naïves ambiguïtés des penseurs occidentaux, toujours colonialistes, face à la
réalité indigène. Elle choisit un bel enfant de la caste supérieure des
brahmanes du sud de l’Inde et l’éduqua en futur sauveur de la planète,

comme un nouveau Messie. À sa majorité, le jeune homme décida de
tourner le dos au destin qu’on lui avait prévu et devint simplement
philosophe ; c’était Krishnamurti, le Messie contrarié.

La sorcellerie est devenue une pratique officielle sous le nom de Wicca
dans les années 30, grâce à Gerald Gardner, son fondateur. Reconnue
comme une religion aux États-Unis et au Canada, la Wicca, aux débuts très
stricts avec de rudes initiations, est un retour au paganisme, celtique ou
gréco-latin. La Wicca d’origine s’est scindée en un archipel de Wiccas dont
une qui initie par correspondance au tantrisme sexuel, une autre qui se dit
« éclectique », une autre pour les féministes écologistes et une autre pour
les hommes gays, et une française, la Wicca luciférienne.

Au fond, ce qui plaît, c’est encore et toujours la figure puissante et idéale
inventée au dix-neuvième siècle par un historien romantique, l’auteur de La
Sorcière ».

À un détail près. La sorcière inventée par Michelet est une paysanne
opprimée par le châtelain, une femme qui vit très pauvrement. Parce qu’elle
est misérable, elle consent à se laisser aider par un charmant lutin balayeur
de poussière, ramasseur de champignons, doué pour la lessive et le ménage.
Parce qu’elle veut un peu, oh, juste un peu, profiter de la vie, elle laisse le
lutin bercer son enfant, la câliner au passage, elle n’en peut mais si le
mignon lutin se transforme en diable adulte et elle signe d’une croix au bas
d’un parchemin. Ensuite elle engraisse et s’habille d’une robe verte, couleur
du diable. Elle est perdue, devient farouche, sauvage, persécutée, vouée à la
lande ou au bûcher…

Or en France au vingt et unième siècle, la petite bourgeoisie intellectuelle
ne grille pas toute vive sur les bûchers et, si elle est appauvrie à coup sûr,
elle ne vit pas dans la misère.

Cette misère, justement, on la retrouve ailleurs qu’en Occident, là où
existent encore de vraies sorcières, traquées, battues à mort, et en Inde du
Nord (au Bihar, au Chattisgarh) brûlées vives – on ne mesure pas combien
l’Inde raffole de la chair féminine en proie aux flammes. En Afrique de
l’Ouest, particulièrement au « pays des grands hommes » (Burkina-Faso),

de vieilles femmes furent souvent chassées du village sous accusation de
sorcellerie ; aujourd’hui, ce sont des enfants supposés sorciers que l’on
chasse.

La magie tue très vite en Afrique, je le sais pour avoir vu en 1998 lyncher
deux humains à peau noire d’origine inconnue accusés de voler les pénis
des hommes qu’ils croisaient dans les rues de Saint-Louis, au Sénégal,
autrefois capitale coloniale. À l’époque, le phénomène commençait. Il
devint si flagrant dans toute l’Afrique que Julien Bonhomme,
anthropologue, dans la tradition d’un Edgar Morin travaillant sur la rumeur
d’Orléans, prit la peine d’écrire Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une
rumeur africaine .(37) Africaine ? Seulement africaine ? Voyons le scénario,
qu’il décrit ainsi : « Tout commence par un contact entre deux inconnus
dans un lieu public […]. Celui qui est touché ressent alors comme un choc
électrique au niveau du bas-ventre. […] La victime alerte alors les passants
alentour et accuse l’autre personne d’avoir fait disparaître ses organes
génitaux. Une foule se forme très vite et s’en prend violemment au présumé
coupable. Elle le bat pour le faire avouer et lui faire restituer le sexe volé –
le traitement de la victime et la punition du coupable coïncidant. À moins
d’une intervention de la police (généralement impuissante), le malheureux
est lynché, parfois à mort. » Voici revenue la peur panique devant la
disparition subite du « membre viril », objet de tous les soins des deux
dominicains de l’Inquisition en 1486, une cinquantaine d’années après que
Jean Ier du Portugal eut conquis la ville de Ceuta sur la côte du Maroc.
Ceuta : première porte ouverte sur les Grandes Découvertes, et aujourd’hui
barrière autonome espagnole payée par les pays européens pour limiter
l’immigration.

Existe-t-il en Afrique aujourd’hui une rumeur équivalente sur les femmes
voleuses de sexe ? Oui. Mamy Wata, la sirène africaine sortie des eaux du
fleuve répond à la définition, et devient à partir des années 80 Mamie
tueuse, ou Maman Martha. Elle demande un verre d’eau, comme on fait
d’habitude en Afrique où ce verre et cette eau potable sont un devoir

d’hospitalité. Si on répond à la demande de la femme qui s’approche, on
meurt mystérieusement. Quelle précaution prendre contre Mamy Wata ? Lui
offrir un verre d’eau salée imbuvable. Les inquisiteurs n’y avaient pas
pensé.

Aux évidences de l’angoisse de castration présente chez les mâles, et des
pathologies de l’image du corps qui ne le sont pas moins, Julien Bonhomme
ajoute l’essentiel. Ces rumeurs sont récentes et elles concernent les
villes. Dès les années 1950, observe Julien Bonhomme, Georges Balandier
annonce que “la fabrique de la nouvelle Afrique, c’est la ville, pour le
meilleur ou pour le pire”. La rumeur des voleurs de sexe nous introduit ainsi
au cœur même de cette fabrique humaine du social. »

Lagos, 21 millions d’habitants ; Dakar, 3 300 000 ; Abidjan, 4 500 000 ;
Yaoundé, 1 900 000… Et dans la tradition africaine, on ne se touche pas
(notamment par une poignée de main) sans de longues salutations répétées
de part et d’autre – comment va ton père comment va ta mère et la famille
et les enfants… Cette distance a priori, poétique et ritualisée, ne résiste pas
aux bousculades des villes, au frôlement des boubous, à la beauté de la
dame qui demande un verre d’eau…

Il en va de même pour le cannibalisme et l’anthropophagie assumés par
des coupables en mal de pénitence. Dans une grande partie de l’Afrique,
notamment au Cameroun, l’anthropophagie relève des accusations banales
dans les querelles de famille : mais à rebours des magies qui tuent, ce
cannibalisme-là n’entame en rien la chair fraîche. « Elle m’a mangé cette
nuit, il me mange la nuit ! » s’écrie un parent mal en point. S’il disait à la
place : « Elle me bouffe mon temps, il me pourrit la vie ! » avec des mots
presque semblables, on comprendrait que le « elle » ou le « il » lui occupe
l’esprit, l’obsède, lui prend son énergie vitale.

C’est d’ailleurs en ces termes que s’exprimaient devant Jeanne Favret-
Saada les chefs de famille de Mayenne qui se sentaient « pris », et
cherchaient dans les désorceleuses « ce qui y ferait », désignant de façon
latente l’épouvante qui les persécutait. Il faut que les mots manquent pour,
surtout, ne pas nommer le Mal. Jeanne avait remarqué que personne, chez

les « pris » par un sort, ne nommait les désorceleurs ou désorceleuses par
leur nom propre. Il y avait ainsi la « femme d’Izé », dite Madame Marie
(sans son nom propre, Javodain), ou l’« homme de Lenain », et la « femme
de Taron », c’est-à-dire Madame Flora. Les nommer par leur nom propre
serait peut-être dangereux, car tel est le pouvoir des mots qu’ils savent tuer
s’il le faut.

Apparemment métaphorique, l’accusation d’anthropophagie dans la
parentèle africaine exige un traitement thérapeutique collectif devant un
tribunal symbolique dont l’accusée (souvent une fille) sortira lavée de tout
soupçon, désorcelée, de nouveau reliée à la famille. On trouvera ce scénario
en Afrique centrale, de même qu’on verra, en Afrique de l’Ouest, sur le
bord du golfe de Guinée, un traitement passant obligatoirement par l’art
sacré de la divination, Ifa pour le peuple Yoruba, et Fa pour le peuple Fon,
divinité représentée par un enfant aux grosses joues qui dit la vérité. C’est,
comme le dit souvent Tobie Nathan, « un invisible » qui s’exprime avec des
cauris ou des osselets par le truchement d’un thérapeute.

En ce sens, le truchement du thérapeute des dieux vodun n’est pas sans
rappeler le truchement par une désorceleuse comme Madame Flora, qui
n’utilise pas de cauris, mais des cartes et des tarots. « La divination, écrit
Tobie Nathan dans Psychothérapies, que l’on pourrait prendre comme une
forme primitive de diagnostic, est en vérité le noyau même du diagnostic,
car elle expulse le malade hors du champ de bataille, lui qui se trouve réduit
au rôle de messager, de porteur de signe, elle définit les êtres sur la scène du
drame thérapeutique, les divinités, les esprits, les morts, les sorciers
cannibales, etc., elle installe le thérapeute dans la position du seul médiateur
possible avec les auteurs réels du message. »

« Cannibalisme », « anthropophagie » sont des mots de la langue
française héritée du colonialisme, et volontiers associés à la sorcellerie. Le
sachant, je n’en menais pas large le jour où, puisque j’avais écrit sur ce
sujet, je fus invitée à parler de l’histoire de la sorcellerie en France devant le
cercle des guérisseuses et guérisseurs de Fatick, dans le pays sérère, au
Sénégal. M’exprimant en français devant une centaine de guérisseurs

parlant wolof ou bien sérère, j’éprouvais un vrai malaise à parler d’histoire
dans la langue qui, certes, est une langue nationale au Sénégal, mais qui,
dans mon esprit, reste aussi, de façon indélébile, la langue de la colonisation
française.

Il me fut demandé de commencer par une sourate du Coran et,
naïvement, je fis erreur sans le savoir en commentant un hadith qui n’est
pas dans le Coran : « Il faut pouvoir aller chercher le savoir jusqu’en
Chine. » Personne ne m’en tint rigueur ; j’avais un coran sous le bras, des
éditions de l’Arabie saoudite immédiatement reconnaissables à leurs
dorures de couverture, en vente dans les rues à tous les carrefours de la ville
de Dakar ; c’était le sésame nécessaire. Mais il ne faut pas s’y tromper :
l’harmonie entre cet islam bénisseur et les pratiques sorcières est profonde
en Afrique, comme en Inde dans la quarantaine de sanctuaires soufis qui
servent aussi d’hôpital de jour pour gens en dérangement mental.

Dans le groupe des guérisseurs se trouvaient deux « sorcières »
immensément respectées, car au Sénégal les relations des femmes avec le
surnaturel sont reconnues, parfois craintes, rarement méprisées.

Appelées Saltigués, ces deux-là avaient le pouvoir de prédire l’arrivée de
la pluie, aussi indispensable en Afrique de l’Ouest qu’en Asie ; au Sénégal,
on appelle les pluies de mousson, de juin à octobre, « hivernage », ainsi
nommé parce que les tornades contraignent les humains à se confiner chez
eux bien que ce soit la saison la plus humide et chaude. Les cultures en
dépendent, notamment l’agriculture liée religieusement à la très importante
confrérie des Mourides : celle de l’arachide. Mais en dépendent aussi les
cultures de mil, de fonio, de riz. Voilà pourquoi mes deux dames d’âge mûr,
enveloppées de plusieurs épaisseurs de coton si fin qu’il était transparent,
me regardaient d’une étrange façon.

Elles étaient toutes deux dans la transe, les yeux mi-clos, un demi-sourire
à leurs belles lèvres, ponctuant l’histoire que je leur racontais de
gémissements effarés. Brûler des sorcières en Europe ? Non mais vous êtes
vraiment sûre ? (Sous-entendu : ces Blancs sont encore pires que ce qu’on
croyait.) Mais quelle horreur ! Pendant si longtemps ? Mais alors en même

temps que le château de Versailles ? Comment peut-on faire partie des êtres
humains et allumer des bûchers pour des sorcières ?

Il était clair qu’elles connaissaient le mot « sorcière », sans doute à cause
de la mythologie anthropophage qui leur montait aux lèvres si aisément,
mais jamais ce mot n’avait été lié à une exécution capitale, surtout par le
feu. Ces sauvages féminicides dont l’Occident s’est rendu coupable si
longtemps ne les avait jamais non plus effleurées. J’emploie le mot
« sauvage » à dessein, car je pensais constamment aux récits des
missionnaires sur la « sauvagerie » africaine, notamment cannibale ; j’étais
dans la position inverse. Les sauvages ? C’était nous, avec notre grande
gueule de droits humains.

La semaine suivante, mes deux annonciatrices étaient consultées par la
presse sénégalaise sur les dates de l’arrivée des pluies. Elles ne se trompent
presque jamais. Je ne nourris aucune illusion sur le rouleau compresseur de
la globalisation, capable d’araser toutes les singularités de l’univers, mais
qu’au tournant de l’an 2000, dans la plus vieille démocratie d’Afrique, les
annonciatrices des pluies saisonnières aient encore une fonction prédictive
et sacrée, voilà qui m’avait rassurée. Les graves menaces du réchauffement
climatique dans lequel nous sommes installés pour longtemps me font
penser que les annonciatrices de pluie en région désertique, et la transe dans
laquelle elles vivent et prédisent, auront leur rôle à jouer aux côtés des
météorologistes.

Les porte-flambeaux de l’effet « waouh »

Aux côtés. Sur les marges. Au point de non-retour climatique où nous
sommes aujourd’hui, les marginaux de toutes catégories occuperont une
place décisive.

Réfléchissant sur le mana, ce terme magique de l’océan Pacifique, par
définition indéfinissable, qui pourrait être de nos jours traduit par
« waouh », voire « waouhissime » comme je l’ai entendu sur France Inter

pour exprimer un étonnement émerveillé, Lévi-Strauss observait que dans
toute culture se trouve un terme vague, un « signifiant zéro » prêt à
s’appliquer à toute nouveauté. Les marginaux de toutes les cultures
occupent la place du signifiant zéro ; ils ne cadrent pas. Ils ne s’accordent
pas, sinon ils ne seraient pas marginalisés. En tête, les migrants quand ils ne
meurent pas en voulant nous rejoindre, et les fous, délocalisés dans leur
propre société, mais aussi et de plus en plus souvent, la masse discrète qui
veut vivre hors « système » : nomades, solitaires, rebelles, zadistes,
constructeurs de cabanes et même les « geeks », ces nouveaux ermites de la
religion technologique.

Ces porteurs et porteuses de « waouh » encore indéfini qui pointent le
nez à chaque alerte sur l’évolution du monde, Claude Lévi-Strauss les
jugeait suffisamment nécessaires pour leur attribuer une fonction
primordiale : constituer, partout et pour chaque peuple, « une réserve de
signifiants » capables de renouveler la langue, mais aussi tout le champ
symbolique .(38) Là, dans ces lieux encore broussailleux, se planquent les
sorcières des temps nouveaux. Parce qu’elles sont toujours hors cadre, elles
seront inestimables en termes de renouvellement. Nous aurons besoin des
marges et je crois qu’elles vont se renforcer.

Puissantes parce qu’elles sont inassimilables, les sorcières se sont
toujours tenues dans cette rébellion marginale qui, sans aucune
revendication totalisante ni goût du pouvoir, a fait d’elles le sel de la terre et
celui de la vie.


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