le journal de l’art contemporain, déc. 2016 - avril 2017
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Documentaire,
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couverture : Jean-Benoit Lallemant
Birth of a Nation, Al-Qaeda Islamic Maghreb Organizational Wall Chart v1.1 (2010), 2014
1 toile de lin, MDF, 230 x 360 cm
La République, medio tutissimus ibis by Président Vertu : Villa du Parc - Centre d’art contemporain, Annemasse
© Mauve Serra
Édito
Dans le contexte actuel, que l’on sait caractérisé par une présence de l’image (photographie et vidéo) comme moyen de cette
généralisée des images, tout semble avoir été photographié et représentation. Tout en créant un regard engagé sur le monde
mis à disposition sur Internet. Des lectures alarmistes pointent une dans lequel ils vivent, ils examinent la façon dont ils le donnent à
prolifération étouffante qui annulerait toute possibilité d’analyse percevoir dans un contexte déjà saturé par le flux des images.
Dans
et de compréhension. Face à ce constat, retentit une clameur ce numéro d’horsdoeuvre les auteurs ont ainsi cherché à savoir
enthousiaste : avec la possibilité accrue de produire et de diffuser comment se renégocie la portée documentaire dans les images
par soi-même des photographies et des vidéos émerge un véritable artistiques à l’ère d’Internet. Comment l’omniprésence du web
usage « démocratique » de l’image. Plutôt que de naviguer à vue affecte-t-elle les artistes dans leur démarche documentaire ? Quelles
entre deux extrêmes campés dans des positions immuables, nous alternatives peuvent-ils proposer au sein d’un monde traversé
proposons d’envisager la pratique généralisée de l’image, qui de flux d’images ? Quelles perspectives offrent-ils alors dans la
engendre toujours plus de représentations, comme l’outil même compréhension du monde qui nous entoure ?
Le genre documentaire
de compréhension de ce champ proliférant. Et nous partons du prend sa dimension artistique dans son incessante redéfinition. Ses
postulat que parmi les images, celles relevant de l’art offrent des déplacements et ses reformulations, particulièrement redynamisés
terreaux particulièrement fertiles à cette expérience, car l’œuvre par le nouveau régime des images, rendent délicate mais stimulante
offre par nature le regard singulier de l’artiste et ainsi la possibilité sa lecture. La diversité des démarches artistiques analysées et des
d’une vision inédite ou renouvelée chez celui qui la regarde.
Nous angles d’approches empruntés par les auteurs de ce numéro rendent
nous intéressons ici aux artistes qui tendent aux spectateurs une manifeste la richesse du champ.
représentation du réel à travers une démarche documentaire et qui
s’interrogent simultanément sur le rôle, la légitimité et l’efficience Julie MARTIN
Le documentaire à l’ère (Walid Raad, The Atlas Group, 1989-2004). Mais cet élargissement des frontières
de l’omni-visibilité est aussi bien souvent ce qui confère à ces œuvres une valeur artistique, dans la
du réel mesure où il ouvre la pratique documentaire au champ de l’expérimentation, de la
construction et de la recherche formelle. Se faisant, celles-ci tendent à s’écarter
Le documentaire – ancré à la fois dans la tradition du cinéma direct et celle de d’une logique représentative de reproduction du réel dans le champ du visible, au
l’anthropologie visuelle –, s’est longtemps proposé, au moyen de la représentation, profit d’une logique plus proprement performative, qui prend acte que le réel n’est
de ramener dans le champ du visible un réel éloigné de nos regards ; opération par pas spontanément visible mais doit être rendu visible, qu’il n’est pas immédiatement
laquelle il s’est fait un puissant outil, non seulement d’information et de connaissance signifiant mais à signifier ; écarts qui supposent médiations et travail de l’art.
– du commun, du proche –, mais aussi d’exploration et de découverte – de l’autre, Autre travail de l’art recoupant parfois en partie le précédent : celui qui consiste à
du loin. déconstruire au moyen de la pratique documentaire le régime de visibilité médiatique et
Mais les temps ont changé et le documentaire n’est plus aujourd’hui, loin s’en faut, dominant du réel. La pratique documentaire se tourne moins alors vers la production
la principale voie d’accès à des images du monde que sans lui nous n’aurions jamais d’images spécifiques que vers l’utilisation à des fins critiques d’un corpus existant,
vues. La part visible du réel, à la faveur des nouveaux médias numériques et canaux à même de faire ressortir la puissance signifiante et idéologique de ces images qui
de diffusion associés, n’a cessé de s’étendre à tel point, qu’aujourd’hui, aucune part ont façonné nos esprits et envahi nos imaginaires. Celle-ci peut même parfois se
de la réalité ne semble invisible. Ces derniers, en outre, génèrent d’autres types de tenir dans les rets du seul montage de found footage, retendant ainsi le fil entre
représentations élaborés par de nouveaux acteurs – imagerie satellitaire, formes cinéma documentaire et cinéma expérimental (Johan Grimonprez, dial H-I-S-T-O-R-Y,
brutes, low tech, issues de professionnels ou d’amateurs… –, instantanément mises 1997 ; Otolith Group, The Radiant, 2012). S’attaquer aux formes de représentation
en ligne, renforçant le sentiment que le réel est bien par essence visible et défile dominantes et déconstruire dans une visée critique le langage médiatique, revient
sous nos yeux. également à déconstruire une certaine esthétique du documentaire élaborée aux
Toutefois, dans le temps même où il est devenu visible et immédiatement accessible, confins du reportage télévisuel. À cet égard, Peter Watkins est celui qui a le mieux
notre monde mondialisé s’est dématérialisé et complexifié. Les échanges se mis à jour ce lien endémique entre ces deux langages et dont le travail, en la matière,
sont intensifiés, et les phénomènes qui structurent nos vies continuent de est le plus abouti.
fondamentalement échapper à notre regard : flux financiers, abstraction des La redistribution des modes d’énonciation apparaît également comme un des modes
échanges économiques, virtualisation des relations interindividuelles… autant de d’interrogation de l’image. Les modes monstratifs (mimétiques dans la tradition de
manifestations qui se soustraient à la perception sensible et à l’expérience directe et la dramaturgie classique, descriptifs dans celle plus spécifique au documentaire)
qu’aucune image ne semble pouvoir véritablement incarner 1. Cette omni-visibilité du tendent à s’effacer au profit de modes plus proprement narratifs (d’ordre directement
réel 2, dans un temps où parallèlement les choses importantes du monde semblent verbal ou verbalisable, relatif à l’histoire, aux événements, aux caractères, aux
ne plus pouvoir faire image, doit nécessairement entraîner un repositionnement de pensées...). Ce nouveau partage, qui affecte l’agencement entre le visible et le
la pratique documentaire. L’enjeu est peut-être désormais d’interroger, tout médium dicible, se manifeste globalement dans un retrait du visuel au profit de stratégies
confondu, ces nouveaux modes de représentation du réel, pour précisément discursives opérant la mise à distance de ce dernier. Ce glissement du showing vers
tenter d’identifier en quoi ces flux d’images renseignent (ou non) notre réalité, le telling témoigne en effet d’une certaine suspicion à l’égard des images, et plus
tout en construisant, en marges de ces visibilités dominantes, d’autres modes de spécifiquement à l’égard d’un régime visuel du réel – pensé comme simple transfert
représentation. de réalité dans l’image –, tout en traçant une issue possible quant au régime
Est-ce là une des principales raisons pour lesquelles bon nombre d’artistes issus représentatif que celles-ci imposent. Cette remise en question de l’image au sein
de différents champs s’emparent aujourd’hui de la forme documentaire ? Toujours même de la construction documentaire peut parfois impliquer la disparition de toute
est-il qu’on constate depuis ces quinze dernières années un regain des formes image au profit du seul récit (cf. les conférences performées de Till Roeskens). Elle
documentaires – qu’on qualifie désormais de « tournant documentaire » de/ dans peut également s’incarner dans la mise en avant de l’instance d’énonciation, faisant
l’art –, lequel se traduit par un profond renouvellement, tant des formes que des valoir de façon critique – à l’encontre de toute omniscience et supposée objectivité –
manières de faire, construisant un régime critique de ces nouvelles visibilités du réel. le lieu depuis lequel images et discours apparaissent (Emmanuel Carrère dans le
Premier pas de côté dans l’approche documentaire – si l’on se réfère au mode champ des littératures factuelles est sans nul doute celui qui systématise cette
observationnel du cinéma direct qui enjoint de ne jamais interférer en aucune méthode). Elle peut enfin, souvent de façon concomitante au procédé précédent,
manière sur la matière filmée –, celle qui vise, de façon pleinement assumée, à conduire à la mise en avant d’une certaine subjectivité documentaire (Avi Mograbi).
non pas reproduire le réel mais à le fabriquer au travers de dispositifs 3. Ceux-ci Ces quelques exemples, rapidement esquissés, donneront un aperçu de la richesse
impliquent, le plus souvent, le recours à des procédés formels qu’en toute rigueur des procédés esthétiques mais aussi éthiques et politiques, par lesquels les artistes
une pratique documentaire devrait s’interdire. Les détours fictionnels et le jeu avec aujourd’hui s’emparent d’un matériau documentaire et lui donnent une forme éloignée
les personnages (Laurent Cantet, Entre les murs, 2008 ; Olivier Zabat, Zona Oeste, de tout mimétisme. Plus que jamais, il s’agit de ne pas chercher à coller au réel,
2000) ; le recours à des acteurs pour incarner un matériau documentaire [Andrea mais, à l’heure du tout image, de tenter d’en produire une représentation distanciée.
Geyer, Evidence (Criminal Case 40/61), 2010] ; le re-enactment d’événements Aline CAILLET
passés (Jeremy Deller, The Battle of Orgreave, 2001), ou encore la manipulation
de documents, laquelle peut parfois aller jusqu’à la fabrication de fausses archives 1. Que nous dit des jeux boursiers une photographie de Wall Street ? Sur ces sujets, la fiction est parfois plus
forte pour rendre compte de phénomènes complexes et dématérialisés. Cf. par exemple l’excellent Margin
Call (J.C. Chandor, 2011), figurant la chute (fictionnalisée) de Lehman-Brothers.
2. Par omni-visibilité du réel, nous n’oublions pas le fait que subsistent de nombreuses poches d’invisibilité
et que demeure le double impératif éthique et politique de les porter aux yeux et à la connaissance de tous.
Citons dans l’actualité récente, Fuocoammare, par-delà Lampedusa (2016) de Gianfranco Rosi. Simplement,
cette part invisible s’est réduite et assigne au documentaire, plus que jamais, une mission de décryptage des
images en circulation, dont le présent article entend rendre compte.
3. Sur la notion de dispositif dans le documentaire, cf. Aline Caillet, Dispositifs critiques. Le documentaire du
cinéma aux arts visuels, Presses Universitaires de Rennes, 2014. La plupart des œuvres citées dans cet
article y sont analysées plus en détails.
2
La Trahison des images, ou
Ceci n’est pas un Levine (1936, 1941, 1981, 2001, 2008)
En 1981, Sherrie Levine expose une série de vingt- Ce double rapport de valorisation / dévalorisation est une faisant, il prend littéralement les photos d’Evans et de
deux photographies intitulée After Walker Evans 1. Les conséquence ou une lecture possible du jeu de Levine. En Levine. Prendre une photo ici gagne en sens propre mais
photographies ont été prises 45 ans plus tôt, en 1936, tous les cas, l’opération de Sherrie Levine change le statut de perd son sens figuré.
par Walker Evans. Sherrie Levine les a, à son tour, l’œuvre originale. En se soumettant totalement à un mode de En prenant en photo, Levine changeait le statut de l’original.
photographiées à partir d’un livre dans lequel elles étaient représentation, à savoir utiliser la photographie d’un autre, AfterSherrieLevine.com a un sérieux goût d’ersatz de
imprimées. Les photos de Levine sont des reproductions elle le subvertit. Elle fait du « Même », un « Autre ». Un autre Levine mais réussit, à son tour, à faire de l’œuvre de
de photos originales. L’artiste s’est approprié l’œuvre. qui n’est qu’un supplément, détaché de son origine. Levine un document qui atteste de l’authenticité de l’œuvre
Le principe de création qui la guidera désormais repose de Mandiberg, à moins que cette dernière ne vienne
sur la répétition et la reproduction. Ce principe a Juste retournement des choses, en 2001, Michael seulement documenter, ou commenter en 2001, une œuvre
pour fonction et conséquence de remettre en cause les Mandiberg s’approprie l’œuvre de Sherrie Levine. Il de 1981 ?
notions de nouveauté, d’auteur, d’originalité, d’unicité et scanne les mêmes clichés, et crée deux sites web en miroir,
d’authenticité de l’œuvre d’art. Levine s’approprie des AfterWalkerEvans.com et AfterSherrieLevine.com, sur « Il y a œuvre lorsqu’il y a inscription dans le temps du
œuvres en détournant les modes habituels mais intimes lesquels il propose de télécharger et d’imprimer des images présent, ce qui la rend par conséquent ontologiquement
de création plastique que sont l’emprunt et la copie, pour de Evans/Levine en haute définition accompagnées d’un active, et entraîne une expérience pour le spectateur, alors
les revendiquer comme des modes de création légitime. certificat qui authentifie l’acquisition d’une œuvre de... qu’il y a document lorsque le contenu renvoie à un temps
Ceci s’avère particulièrement subversif quand elle frôle et Michael Mandiberg. Au-delà d’une simple réappropriation révolu, du passé, qu’il se retrouve inactif (ou stabilisé) et qu’il
dépasse les frontières de l’art qui déterminent l’original et de Levine ou d’Evans, au-delà du jeu ou de l’opportunisme, dirige le comportement du spectateur vers une consultation
la copie, le vrai et le faux, la propriété, la valeur. Pour cela, le site de Mandiberg propose in fine une réflexion sur le d’archives. » 5
elle sera qualifiée d’« appropriationniste », au même titre flux d’informations qui circulent sur la toile. Quelles sont
que Louise Lawler, Richard Prince ou Sturtevant. les sources des informations ? Quelle est l’origine des Je laisse au lecteur le soin d’utiliser cette réflexion de
documents que nous manipulons ? D’une manière plus Bertrand Gauguet pour définir le statut du site internet de
Pour faire sienne l’œuvre d’un autre, elle n’a pas choisi générale, l’authenticité est-elle encore un critère sur lequel Mandiberg. En tous les cas, le procédé, qui, avec Levine,
Walker Evans au hasard. Pionnier de la photographie s’appuyer ? avait un impact certain et créait un précédent, s’inscrit,
documentaire, il sait se rendre apparemment absent de avec Mandiberg ou Zschiegner, dans un mouvement
ses propres clichés en jouant d’une neutralité supposée : Le 24 Juillet 2008, Hermann Zschiegner fait une recherche perpétuel. Au-delà des After de Sherrie Levine, que les
photographies froides, impersonnelles, qui jouent sur la sur Google image en utilisant les paramètres suivants : œuvres de Mandiberg ou Zschiegner fassent date ou non,
frontalité, la qualité descriptive et la sérialité. Regroupées +walker evans +sherrie levine. Il collecte ainsi 26 images elles réitèrent à notre regard cette trahison des images 6
dans le livre Let Us Now Praise Famous Men, 1941 (Louons de la célèbre photographie de Allie Mae Burroughs prise contre laquelle Magritte tentait ironiquement de nous
maintenant les grands hommes), elles sont aujourd’hui par Walker Evans et les imprime dans un livre. La taille du prémunir en 1929, mais qui n’en est pas moins aujourd’hui
considérées comme le principal témoignage sur les pauvres fichier, le format des pixels et l’URL de chaque image lui une donnée avec laquelle nous devons composer. Ceci
de l’Amérique rurale de la grande dépression qui suit la servent de légende et c’est seulement en lisant cette légende n’est pas...
crise de 1929 aux USA. À ce titre, et bien que ce soient que l’on peut savoir si l’image reproduite est une œuvre de
des œuvres à part entière, elles sont devenues de véritables Sherrie Levine ou de Walker Evans 3. Ici, pas de prise de Bertrand CHARLES
documents. photo, juste une collecte.
Si l’Histoire de l’art est jalonnée d’œuvres qui ont été Aujourd’hui, avec Internet, le principe même de la re- 1. Lire, du même auteur, « Sherrie Levine et l’appropriation : imposture
reprises par d’autres, il serait tentant de démontrer que photographie apparaît sinon inutile ou archaïque, au ou acte créateur ? » in Pour de faux ? Histoire et fiction dans l’art
l’appropriation est un principe récurrent, or l’appropriation moins sans fondement, puisque l’image, ou plutôt le contemporain, Sociétés & Représentations 33, Paris : Publications de la
de Sherrie Levine (et de ceux qui suivent) n’est pas seulement fichier informatique, circulant sur la toile « librement », est Sorbonne, 2012, pp. 129-142.
un procédé ou une méthode pour faire œuvre, elle en imprimable à l’envi. Dans l’Internet, l’œuvre et l’original ont 2. Vincent Descombes, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de
constitue la finalité. Comme les images qui constituent After tendance à se perdre dans le document. Rappelons ici que philosophie française (1933-1978), Paris : Éditions de Minuit, collection
Walker Evans sont des photographies de photographies, « le sens premier du mot “document”, qui se réfère au départ Critique, 1979, p. 170
elles sont en tous points identiques à l’original : même à l’idée d’enseignement [documentum : ce qui sert à instruire 3. L’installation Levine & Walker a été présentée à l’édition 2011 des
médium, même matière, même format. Se substituant (docere)], mais aussi à l’idée de preuve et de témoignage, Rencontres d’Arles dans l’exposition From Here On (commissaires :
totalement aux clichés originaux, elles deviennent, de fait, s’est aujourd’hui étendu à “un fichier informatique créé à Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr et Joachim
de nouveaux originaux. De « uniques », elles font passer les l’aide d’une application, d’un logiciel”. [...] Aussi dès lors Schmid).
photographies d’Evans au rang de « premières », celles de qu’elle est publiée sur Internet, l’œuvre rejoint de facto le 4. Bertrand Gauguet, « Sur quelques pratiques du document dans les
Levine étant les secondes : statut de document, mais un document qui appartient cette pratiques artistiques sur internet », in Ouvrir le document, Enjeux et
« Ainsi donc le premier ne parvient pas à être le premier fois à la dimension du virtuel technologique et dont le statut pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Anne
par ses seules forces, par ses propres moyens : il faut que le ontologique est modifié. » 4 Bénichou (ed.), Dijon : Les presses du réel, collection Perceptions, 2010,
second l’aide de toute la puissance de son retard. C’est par pp. 169-184
le second que le premier est le premier » 2. Le bouleversement qu’engendre l’œuvre de Levine en 5. Bertrand Gauguet, ibid
1981 ne peut trouver d’équivalent chez Mandiberg qui 6. René Magritte, La Trahison des images (Ceci n’est pas une pipe), 1929,
Non seulement, passer du statut d’unique et d’original à celui ne fait que reprendre un procédé éculé. Il réalise des huile sur toile, 60.33 x 81.12 x 2.54 cm, Los Angeles County Museum of
de premier pourrait être considéré comme une dévalorisation, scans des photographies d’Evans à partir de la même Art. Magritte, La Trahison des images, exposition du 21 septembre 2016
mais en plus, la seconde photographie acquiert (ou usurpe ?) source qu’a utilisée Sherrie Levine, à savoir le catalogue au 23 janvier 2017, Mnam-Centre Pompidou.
une valeur puisque c’est elle qui « fabrique » la première. d’exposition Walker Evans: First and Last, 1978. Ce
Michael Mandiberg, Untitled (AfterSherrieLevine.com/2.jpg), 2001, http://afterwalkerevans.com/2.jpg - JPEG Image - 3.5MB - 3250 x 4250 Pixel
3250px x 4250px (at 850dpi) in Hermann Zschiegner, +walker evans +sherrie levine, auto-édition, 2008, 30 p.
1936
Walker Evans photographie des familles de fermiers, dont la
famille Burroughs, pour la Resettlement Administration (future FSA)
et le magazine Fortune
1941
Les photographies de Walker Evans sont publiées dans le livre Let
Us Now Praise Famous Men (Boston : Houghton Mifflin, 1941)
avec des textes de James Agee
1981
Sherrie Levine crée sa série After Walker Evans en photographiant
des reproductions des clichés de Walker Evans à partir du
catalogue Walker Evans: First and Last (New York :
Harper & Row, 1978)
2001
Michael Mandiberg scanne dans le catalogue Walker Evans:
First and Last les portraits de la famille Burroughs par Walker
Evans et les met en ligne sur les sites AfterWalkerEvans.com et
AfterSherrieLevine.com
2008
Hermann Zschiegner collecte sur Internet 26 images de la célèbre
photographie de Allie Mae Burroughs, issues soit de Walker Evans
lui-même, soit de la réappropriation par Sherrie Levine du travail
du photographe ; puis les publie dans l’ouvrage +walker evans
+sherrie levine (auto-édition, 2008)
3
5
© ida tursic & wilfried mille - édition interface, dijon - 2016
Doug Rickard : A New American Picture
Doug Rickard, #82.948842, Detroit, MI (2009), 2010, photographie tirage jet d’encre pigmentaire qualité archive pour de nombreux américains » 6. Les noms de MLK Boulevard, MLK Street, MLK avenue
© Doug Rickard, Courtesy Yossi Milo Gallery, New York sont en effet le plus souvent une assurance de se situer dans les quartiers les plus pauvres et
criminogènes des États-Unis. A New American Picture révèle ainsi le hors-champ sombre et
Doug Rickard 1 est le créateur en 2008 des très populaires sites internet American Suburb X sans artifice de l’économie la plus riche du monde, qui s’apparente davantage à un pays
(ASX), consacré à la photographie contemporaine, puis de These Americans (T.A.), scission du Tiers-Monde : bâtiments délabrés, rues et trottoirs hachurés de fissures, magasins fermés.
d’ASX et collection personnelle d’images trouvées qu’il juge essentiel de mettre en lumière La nature dégradée des images, les angles déformés et les visages floutés des personnes
et d’archiver. Ces deux sites en croissance constante reflètent ses goûts pour l’histoire et la ajoutent une impression de froide étrangeté : « C’était presque comme si le monde était gelé
sociologie ainsi que pour une tradition photographique sociale-documentaire. Intérêts qu’il et que je naviguais à travers... » 7 commente Rickard. Les individus floutés sont réduits à
manifeste à travers les catégories dans lesquelles il classe ses images sur T.A. : Los Angeles, leurs profils symboliques : sexe, tranche d’âge, couleur de peau, classe sociale ; la plupart
crime, sex, prison, race, etc. sont noirs, observant avec suspicion les neuf caméras directionnelles fixées sur le toit des
véhicules Google. En effet, la hauteur du dispositif (2.50 mètres), tout en permettant de
En 2009, Rickard prépare A New American Picture, un nouveau projet élaboré à partir créer l’uniformité d’un panorama à 360°, évoque évidemment le point de vue des caméras
d’images extraites de Google Street View, lancé par Google deux ans auparavant. Rickard de surveillance. « Quand j’ai commencé ce projet, explique Rickard, je voulais observer
explore alors virtuellement les rues et quartiers oubliés de villes américaines et capture les l’état du pays dans ces zones où la prospérité est inexistante et où tout est en panne. D’une
images qu’il estime importantes en les rephotographiant à l’aide d’un appareil photo pointé part, les images de Google Street View accentuent cette impression parce que les caméras
sur son écran d’ordinateur. Il les retravaille ensuite en choisissant délibérément d’effacer renforcent le sentiment d’aliénation, mais d’autre part, il s’agit bien de la réalité...» 8. Doug
les marqueurs de propriété de Google, soucieux d’attirer l’attention sur les images elles- Rickard dresse de la sorte un tableau de l’Amérique profonde, de sa violence latente et de
mêmes plutôt que sur leur provenance. « La chose essentielle, dit-il, c’est que même si j’ai ses contradictions identitaires qui révèle, de son point de vue, « l’inverse du rêve américain ».
utilisé Google, ce n’est pas un projet sur Google, c’est un projet à propos de l’Amérique » 2.
Subsistent quelques indices : trame de l’écran, zones pixelisées, lumière blafarde, visages Florian BOURGEOIS
floutés, etc. Les titres de chaque photographie contiennent plusieurs éléments d’information :
la première série de chiffres est un code Google contenant les coordonnées géographiques 1. Doug Rickard est né en 1968 à San José, en Californie ; il vit et travaille aujourd’hui à Sacramento. A New
du lieu de la prise de vue, suivi du nom de la ville en question et de l’État. Deux dates sont American Picture a été présenté pour la première fois en 2010 lors de l’exposition Anonymes – L’Amérique Sans
ensuite mentionnées, la première se réfère à l’année où la photographie a été prise par Nom: Photographie et Cinéma, au Bal à Paris ; puis en 2011 au Musée d’Art Moderne de New-York et lors de la
Google, la seconde à celle de la capture de l’image par Doug Rickard. Il a amassé ainsi 42ème édition des Rencontres d’Arles. Doug Rickard est représenté par la galerie Yossi Milo à New-York.
près de dix-mille photographies qu’il a inventoriées et stockées. À partir de ce répertoire, il 2. Doug Rickard, in The Sunday Times Magazine, 12 novembre 2011
n’en a retenu que quatre-vingts pour A New American Picture. 3. Google Street View a notamment fait l’objet d’appropriation dans le travail de plusieurs autres artistes tels que Jon
Rafman, Julien Levesque, Aram Bartholl.
Rickard n’est assurément ni le seul, ni le premier artiste à travailler à partir d’images extraites 4. Doug Rickard, in Blouin Artinfo, 6 janvier 2015
d’autres médias et aujourd’hui d’Internet 3. Comme d’autres, il s’est approprié cet outil et le 5. Nicolas Bourriaud, Postproduction, Dijon : Les presses du réel, 2004
volume exponentiel de contenu qui y est disponible pour produire autre chose. « Richard 6. Doug Rickard, in The Sunday Times Magazine, 12 novembre 2011
Prince travaillait à partir de magazines papiers, précise-t-il. Les artistes ont maintenant 7. Doug Rickard, ibid
un million d’images, en plus de ces magazines. Tout se trouve désormais sur le net. Si 8. Doug Rickard, ibid
vous regardez Tumblr, Instagram, et la plupart des réseaux sociaux, l’appropriation
devient de facto un mode d’expression pour la plupart des gens, qui y remixent des © Doug Rickard, A New American Picture : Yossi Milo Gallery, New York, 18/10 - 24/11/2012 - Courtesy Yossi Milo Gallery, NYC
images en permanence » 4. A New American Picture souligne aussi par-là la façon dont
nous sommes de plus en plus conditionnés à éprouver le monde à travers les écrans. En
2004 Nicolas Bourriaud examinait dans Postproduction les pratiques de réutilisation
d’œuvres d’art préexistantes ou de produits issus d’autres champs culturels : « Il ne s’agit
plus de faire table rase ou de créer à partir d’un matériau vierge, mais de trouver un mode
d’insertion dans les innombrables flux de la production. […] La question artistique n’est
plus : «que faire de nouveau ?» mais plutôt : «que faire avec ?» » 5. Tout en confrontant la
photographie documentaire américaine à cet avènement des nouveaux médias, A New
American Picture s’inscrit dans la filiation et l’esthétique de séries comme The Americans de
Robert Frank, American Photographs de Walker Evans et American Surfaces de Stephen
Shore. Rickard a sillonné virtuellement presque tous les quartiers défavorisés des grandes
métropoles américaines telles que Detroit, New Orleans, Atlanta, Houston, Los Angeles,
et aussi de plus petites villes comme Camden, Durham et Waco. Pour cibler les secteurs à
explorer il s’est intéressé à des statistiques sociodémographiques sur le logement, la pauvreté
et la criminalité. Parfois il s’est contenté de taper les initiales de Martin Luther King dans
la barre de recherche de Street View : « J’utilise les initiales MLK pour trouver les aspects
les plus désespérés de la société américaine, dit Rickard. Il y a une sorte d’ironie tragique
là-dedans car Martin Luther King a été une grande lueur d’espoir et un véritable héros
6
Jean-Benoit Lallemant, les images blanches
Il existe des moments charnières de l’histoire durant lesquels une innovation
technique, née d’un contexte précis, bouleverse la nature et le fonctionnement
d’une société dans son ensemble. Ce déterminisme technologique se synthétise
dans la formule de Karl Marx « donnez-moi le moulin à vent et je vous donnerai la
société féodale ». Celle-ci, à laquelle on ajoute parfois « donnez-moi la machine à
vapeur et je vous donnerai le capitalisme », annonce le fait technologique comme
vecteur essentiel de grandes mutations sociétales. Aujourd’hui, on peut considérer
l’Internet comme le moulin à vent du Moyen-âge ou la machine à vapeur du XVIIIeme
siècle, le web est le facteur d’une mutation en profondeur des différentes strates
qui composent la société : nouvelle économie, nouveaux rapports sociaux, nouvelle
organisation du travail, mondialisation, nouvelle culture, nouvel accès à l’information,
nouvelles formes de guerres… L’Internet redéploie des modèles structurants et
rebat les cartes des rapports humains et des comportements. Cette transformation
en profondeur influence naturellement la création contemporaine et l’accès à la
ressource infinie du monde a permis l’émergence d’œuvres reprenant à bras le
corps la question de l’archive, mais cette fois à l’échelle d’un réseau mondial et dans
la temporalité de l’instant.
À certains égards, le travail de Jean-Benoit Lallemant se détermine à partir de la Jean-Benoit Lallemant - Richard Louvet, DDoS, Distributed Denial of Service attack, Place de la Bastille, 2015
richesse inépuisable de ce corps numérique, mais ce qui singularise sa pratique et Carton Invercote G 260 g/m2 - 10 000 x (10 × 10 cm)
marque dès lors son intérêt, c’est sa capacité à concevoir des œuvres qui s’appuient
sur l’expérience de l’espace et du geste pour mettre en question cette mutation le vocabulaire de la peinture et à travers des gestes de sculpture : par le pli (DDoS,
technologique. Il ne faut donc pas s’attendre à l’attirail multimédia, à la luminescence Distributed Denial of Service attack, Place de la Bastille, 2015 - en collaboration avec
de l’écran, à l’overdose d’images, de textes informés et de commentaires, pas Richard Louvet), le tissage (Birth of a Nation), le grattage (Materialism, 2016), la
davantage d’exhibition d’un savoir « wikipédique »... L’œuvre de Jean-Benoit Lallemant, compression (Fundamentalism, 2014 et 2016)... comme pour réinscrire la donnée
si elle prend racine dans la toile, regarde ailleurs, du côté de l’histoire de la peinture dans la réalité matérielle du monde. C’est un rapport équivoque que l’artiste entretient
(voire de la peinture d’histoire 1) ou de l’artisanat notamment. au web, conscient que le temps de la ressource pour tous et de l’émancipation
Birth of a Nation (depuis 2014) est une œuvre qui se compose de dizaines de toiles collective traîne avec lui de nouvelles formes de pouvoirs, il s’attelle à produire un art
de lin non apprêtées et vierges, tendues sur de petits châssis de différentes tailles comme un contre-point.
reliés entre eux directement dans la fibre par des fils cousus, et qui accrochés au À l’image des diagrammes sans visage de Birth of a Nation, c’est aujourd’hui la
mur dessinent un diagramme complexe. Il y a plusieurs versions de cette installation, gestion de la donnée plus que la donnée en soi qui est devenue un enjeu. « Même
chaque fois le titre s’augmente d’une information qui vient éclairer la nature de ses si vous regardez la même information que Google, Google en retire beaucoup plus
organigrammes changeants, 2014 Birth of a Nation, Al-Qaeda Islamic Maghreb de pouvoir que vous », déclare l’essayiste, techno-utopiste et pionnier de la réalité
Organizational Wall Chart v1.1 (2010), 2015 Birth of a Nation, Al-Qaeda Arabian virtuelle Jaron Lanier. Les firmes privées organisent la gestion du savoir humain
Peninsula (AQAP) Organizational Wall Chart v1.4, 2016 Birth of a Nation, web et commercialisent des profils comportementaux d’une extrême précision. « C’est
connections, cyberjihad_links_Malaysia_and_Indonesia… comme cela que Google est devenu si riche », continue Lanier, « les gens qui paient
La variable du titre indique l’origine de la structure réseau qui s’étale sur plusieurs Google peuvent obtenir un tout petit peu de modification du modèle de comportement.
mètres. Puisque l’Internet a su générer une économie propre, il n’est plus vraiment C’est un système géant de modification comportementale » 3. « Donnez-moi l’Internet
étonnant de pouvoir acheter du renseignement pour quelques dollars sur des sites et je vous donnerai bien plus que du temps de cerveau disponible », pourrait-on
spécialisés 2 ; pas plus d’ailleurs que de se faire livrer chez soi une carte de la ajouter. « Donnez-moi l’Internet et je vous donnerai un nouveau théâtre d’opération ! »
taille d’un poster explicitant, photos à l’appui, les liens d’hommes et de groupes rétorquerait Jean-Benoit Lallemant.
vivant clandestinement à l’autre bout du monde. Ces renseignements, Jean-Benoit Guillaume MANSART
Lallemant les donne à voir dans une version expurgée de noms et d’images de
toutes sortes. Le retour à la seule matérialité de la toile répond formellement au 1. Voir à ce propos la conférence et le texte de Jean-Marc Huitorel, accompagnant l’exposition de Jean-
dépouillement de l’information. Ces surfaces de lin livrent une cartographie sans Benoit Lallemant au Presbytère, Saint-Briac-sur-Mer (2016). Consultable en ligne sur le site de l’artiste.
affect, des images blanches qui opposent au flux de la représentation la complexité 2. http://store.intelcenter.com
structurelle (ici des réseaux djihadistes du Proche Orient ou d’Afrique). Birth of a 3. Jaron Lanier, « L’internet ruine la classe moyenne », publié le 22 octobre 2013 sur Big Picture, le blog de
Nation est autant un portrait de groupe qu’un vecteur, une force invisible qui se libère Corinne Lesne correspondante du Monde à San Francisco : http://clesnes.blog.lemonde.fr/2013/10/22/
de l’image pour se saisir de l’espace. jaron-lanier-linternet-ruine-la-classe-moyenne/
L’œuvre de Jean-Benoit Lallemant s’intéresse à l’Internet comme lieu de débordement, Jean-Benoit Lallemant, Birth of a Nation, Al-Qaeda Islamic Maghreb Organizational Wall Chart v1.3 (2013), 2014
comme symptôme d’une époque. Faisant d’incessants aller-retours, elle opère avec Toile de lin brute, MDF - 300 x 500 cm - source : http://store.intelcenter.com/
Vue de l’exposition Les franchises de fictions, Friche de la Belle de Mai, Marseille, 2014 - © Jean-Christophe Lett
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Taryn Simon : Contraband, 2010
La série à l’ère des bases de données
Taryn Simon (1975-), assistée de son équipe, Unis par des voyageurs ou par des envois postaux arrivent à elle indépendamment de sa volonté. La
est demeurée nuits et jours dans les locaux des ont été photographiées à la chambre, sur un fond collection induit une idée de conservation et de
douanes américaines de l’aéroport John F. Kennedy neutre, dans un studio monté pour l’occasion, dans cumul dont Contraband ne relève pas non plus, par
à New York, du 16 au 20 novembre 2009. L’artiste la plus pure tradition de la photographie de studio. la nature éminemment temporalisée et parcellaire
américaine y a méthodiquement réalisé les clichés des En exposition, les tirages sont réunis par types de ce qui a été enregistré. En effet, consciente
1075 objets confisqués par le service gouvernemental d’objets représentés, à l’intérieur de compartiments du caractère ininterrompu et non maîtrisable du
pendant ce laps de temps. en plexiglas, non sans rappeler le traitement flux des marchandises illicites, de la rapidité des
L’accumulation des photographies obtenues opère muséographique des collections entomologiques. échanges en ce début de XXIème siècle, Taryn Simon
un puissant retournement. Destinés à traverser Chaque regroupement est complété d’une brève ne prétend pas réaliser un inventaire intégral des
les frontières à l’insu des douaniers, les objets ont description précisant la nature des produits ainsi trafics illégaux et restreint l’exhaustivité à une période
toutefois été perçus par les regards auxquels ils que la raison de leur proscription. Le projet de Taryn rigoureusement circonscrite. Elle réalise ainsi un
devaient précisément se soustraire. Le travail de Simon a parallèlement abouti à l’édition d’un livre « snapshot », c’est-à-dire un instantané, un état des
l’artiste redouble cette divulgation en leur donnant une d’artiste dans lequel les images des objets sont lieux provisoire d’un système en constante évolution.
nouvelle visibilité par le biais de la photographie. Si le présentées selon la même nomenclature, ordonnée En empruntant ce terme à la sphère numérique, il
geste de l’artiste manifeste ostensiblement l’existence alphabétiquement. Si la démarche documentaire de s’agit ici, explicitement, de souligner la parenté du
de transactions secrètes et de transferts dissimulés, Taryn Simon semble ainsi des plus classiques, elle n’en travail de Taryn Simon avec cette dernière.
il révèle plus implicitement d’autres phénomènes est cependant pas moins révélatrice de la condition Une résurgence du modèle informatique est
invisibles en esquissant, à travers l’image des objets actuelle de la photographie, marquée par la révolution également perceptible dans l’arrangement des images
interdits, une liste des désirs, des dangers et des digitale. La mise en perspective de son travail avec entre elles, qui apparente ici la série photographique
appréhensions à travers le monde. celui, antérieur, de photographes guidés eux aussi par à une base de données. Le classement typologique
En portant son attention sur le phénomène de la une volonté documentaire, est, en effet, significative par sujet photographié est déjà en germe chez Karl
contrebande, Taryn Simon démontre aussi l’ambiguïté de cette position. Blossfeldt 1 (1865-1932) puis chez les artistes
de notre époque ; si celle-ci est caractérisée par Le portraitiste allemand August Sander (1876-1964) du style documentaire 2 comme August Sander 3
une dématérialisation des données et la traversée ambitionnait dans les années 1920 de dresser une et Berenice Abbott 4. Mais chez Taryn Simon la
de flux invisibles (ceux de la communication et de cartographie de la société allemande de son temps en circulation au sein de la série est marquée par
la finance en premier lieu), elle n’en demeure pas capturant les visages de toutes les catégories sociales un mode de lecture supplémentaire induit par
moins marquée par l’appétence pour les objets qui composaient son époque. Berenice Abbott (1898- la présence de mots-clés proches des tags. En
et la consommation de marchandises résolument 1991), avec Changing New York, entreprend en 1930 effet, dans Contraband, Taryn Simon regroupe
matérielles. l’ambitieux projet de sauvegarder photographiquement typologiquement ses photographies d’articles confisqués
À l’heure d’une fluidité des images et d’une l’ensemble des mutations de la ville américaine. La par la douane ; Alcohol, Alprazolam/Xantax, Anabolic
dématérialisation des informations, les choix série est chez ces artistes l’instrument de création steroïd, Animal corpse... sont les premiers items de
plastiques de l’artiste sont pris dans cette même d’une collection photographique, c’est-à-dire d’un geste son classement. Elle propose une deuxième circulation
dialectique matériel/immatériel et viennent souligner de sauvegarde aspirant à l’exhaustivité. dans le corpus en ajoutant les mots clés Prohibited,
davantage cette dualité constitutive de notre société. Au contraire, Taryn Simon ne crée pas une collection Counterfeit, ou Illegal. C’est par ce procédé que
Les marchandises introduites illégalement aux États- dans le sens où elle ne choisit pas les objets, qui la série s’approche, en termes de lecture, d’une
base de données. En effet, celle-ci ne constitue
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita,
le Vrai du Faux
À une époque où notre espèce n’a jamais été aussi abreuvée d’images journalistiques qui a un rapport poussé avec la fiction : les joueurs évoluent dans un monde créé de
qui fondent notre rapport au monde, l’interrogation du genre documentaire semble toutes pièces, les raëliens et les millénaristes fondent une nouvelle cosmogonie et une
cruciale. Selon la vision commune, le documentaire se présente comme une version autre façon de raconter l’histoire, les Japonais tombent amoureux de personnages de
« neutre » de la captation animée du monde, et se place sur l’échelle de la vérité jeux vidéo (Les nouvelles femmes de Tokyo, 2016). Toutes ces personnes bien réelles
au plus haut point d’adhérence au réel, là où le cinéma s’en éloignerait le plus. Le nous racontent les événements et les sentiments bien réels qu’ils ont vécus dans
documentaire agirait comme une « concrétion », une synthèse filmée du réel, alors des univers fictionnels. Les pratiques cinématographiques, esthétiques, narratives,
que le cinéma, et la fiction en général, n’en serait qu’une abstraction lointaine, ne employées par les deux artistes, nous permettent paradoxalement d’appréhender
proposant qu’une forme de réel diégétique 1. Le documentaire serait concret, inscrit au mieux les sujets, les personnes et leur complexité. Un petit mensonge pour faire
dans la réalité, et la fiction fantasmatique, uniquement projetée. éclater une grande vérité. C’est en poussant le curseur au plus près du faux qu’ils
Dès l’origine, la filmographie d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita se concentre sur parviennent à une meilleure adhérence au réel.
l’interrogation des pratiques cinématographiques et plus particulièrement sur celle
du documentaire. Par l’emploi de protocoles spécifiquement déterminés pour chaque Par ricochet, le spectateur est amené à s’interroger sur la frontière supposée entre
sujet, les artistes cherchent à tirer l’essence de celui-ci, en passant sciemment et de réel et fiction, entre objet et représentation. Si la tradition philosophique occidentale
façon assumée par une artificialisation du processus. veut, depuis Platon, que fiction et représentation procèdent du réel et de l’objet,
D’aucuns penseraient que le documentaire est un genre qui vise au neutre, où l’expérience semble nous indiquer que cette transition est beaucoup plus complexe.
l’usage de la caméra délaisse l’esthétisation et la narration pour mieux adhérer au À la lumière de ces récits artificiels de personnes vivant dans des réalités fictives
réel. De fait, le documentaire se concentre sur des faits et des personnes réelles (qui nous font cependant accéder à des vérités premières sur la condition humaine,
qui racontent de première main leur propre histoire, là où le cinéma invente le plus puisqu’il est finalement toujours question de solitude, du rapport à l’autre, de la
souvent l’histoire et les personnages. difficulté d’être à notre époque), le regardeur peut légitimement se demander si lui-
Kinoshita et Della Negra lèvent le voile sur cette imposture. Tout documentaire est même ne vit pas dans une forme de fiction, et si ce qu’il nomme réel, n’est pas au
une construction orientée, qu’il s’agisse de l’approche du documentariste, qu’elle fut fond qu’un amas de conventions socialement et chronologiquement déterminées.
pratique ou sociologique, du discours des sujets, et bien sûr de l’apriori du spectateur. Nos ancêtres vécurent heureux et confiants dans un monde plat, le soleil tournant
Les deux artistes s’intéressent le plus souvent à des communautés spécifiques : autour. Ces ridicules aïeuls verraient certainement d’un œil amusé et effrayé notre
joueurs assidus de Second Life (The Cat, the Reverend and the Slave, 2009), façon de vivre. Au fond, les films d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita sont moins des
raëliens (Bonheur Académie, 2015), millénaristes (Les Mutants, 2014), hippies explorations des marges de l’Humanité qu’un inépuisable testament de la diversité
(How much rain to make a rainbow, 2013), etc. Toutes ces communautés sont des existences, et de la fragilité de l’édification du réel.
considérées à la marge de la normalité et leur position sociale rend le rapport à la
caméra fragile. La communauté peut être méfiante envers le médium, voire interdire Nicolas-Xavier FERRAND
son emploi. C’est ainsi que pour Bonheur Académie (image ci-contre), l’impossibilité
de filmer les rituels raëliens, du fait de la grande suspicion de ceux-ci à l’égard 1. Tel que Souriau le définit dans son Vocabulaire d’Esthétique (2010), le réel diégétique est le monde créé
de leur représentation par un tiers, a exigé des auteurs de devoir retourner les à l’intérieur d’une fiction.
scènes en dehors de leur cadre originel, sous la forme donc de mises en scènes. De
même, le spectateur peut avoir une forme de condescendance, voire de mépris (les
joueurs assidus sont considérés comme socialement inaptes, les raëliens comme
possiblement dangereux, etc.). Afin de contrer l’illusion d’un rapport direct entre le
sujet et le spectateur, Kinoshita et Della Negra accentuent dans un premier temps la
fictionnalisation de ce rapport : les entretiens peuvent être pris devant un fond vert ;
certaines scènes peuvent être scénarisées et jouées par des acteurs professionnels ; ou
encore, plus simplement mais tout aussi efficacement, les auteurs cachent le sujet
réel de leur recherche au regardeur, qui évolue pendant plusieurs minutes dans un
état d’incertitude, écoutant attentivement ces entretiens, sans savoir au fond ce qu’il
doit y trouver, et l’empêchant d’avoir un jugement immédiat sur les émetteurs.
Il est à noter que Kinoshita et Della Negra choisissent, à chaque fois, une communauté
© Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, Bonheur Académie, 2016, 70 min. 8
Taryn Simon, Contraband, Almine Rech Gallery, Bruxelles, 2010
Courtesy Almine Rech Gallery - © Photo : Isabelle Arthuis
pas une simple accumulation de données mais un […], une manière nouvelle de structurer l’expérience Fredric Jameson écrivait déjà, à propos du
ordonnancement proposant plusieurs circulations, que nous avons de nous-mêmes et du monde. En postmodernisme, que « les ruptures radicales
qu’un système d’indexation vient rendre possibles. Les effet, si […] le monde nous apparaît comme un entre les époques n’entraînent généralement pas
mots clés Prohibited, Counterfeit ou Illegal, apposés ensemble illimité et non-structuré d’images, de de changements complets mais la restructuration
aux images (sur un cartel ou une fiche de salle dans textes et autres archives de données, il est tout à d’éléments préexistants : des espaces subordonnés
les expositions, sur chaque page au-dessus des fait normal que nous soyons incités à le modéliser dans un état intérieur du système deviennent dominants
reproductions dans l’édition), facilitent le repérage sous la forme d’une base de données. » 5 Avec et d’autres, de dominants redeviennent secondaires » 6.
et la consultation des photographies, permettent Contraband, Taryn Simon offre une vision organisée En faisant migrer un modèle de présentation des
de les situer dans un ensemble, et d’opérer des d’un phénomène qui se soustrait à la visibilité et données fondamentalement numérique au sein d’une
rapprochements entre elles en dehors de la typologie à la rationalisation. Par le contrôle des images pratique plus matérielle de la photographie, Taryn
opérée par l’artiste. (même format, fond neutre) et son organisation Simon souligne combien notre époque inlassablement
Selon Lev Manovich, théoricien des nouveaux (classement, liens), elle propose une structuration qualifiée de dématérialisée, est en réalité plus complexe,
médias, « à la suite de l’historien de l’art Ervin permettant de visualiser un monde insaisissable où et que le monde se démultiplie sous des différents
Panofsky qui analyse la perspective linéaire en tant peuvent se côtoyer, sans aucune logique, produits régimes d’existence qui coexistent, la dématérialisation
que « forme symbolique » des temps modernes, dopants, fruits exotiques, cigarettes, polos Lacoste n’annihilant pas la matérialisation. Enfin, elle montre
nous pourrions même voir dans la base de données et sacs à mains Vuitton contrefaits, animaux qu’un des moyens du documentaire pour interroger
une nouvelle forme symbolique de l’ère informatique ou parties d’animaux taxidermisés, pilules pour ce monde pluriel est d’incorporer conjointement ces
l’érection et faux dvd de fitness. différents régimes d’existence.
Julie MARTIN
1. Enseignant à l’École des Arts Appliqués de Berlin, Karl Blossfeldt
créait des photographies en gros plan qu’il rassemblait sur des
planches en fonction de leur parenté formelle.
2. Olivier Lugon, Le style documentaire. D’August Sander à Walker
Evans, 1920-1945, Paris : Macula, 2004, 114 p.
3. Pour son projet inachevé Les hommes du XXème siècle, August
Sander voulait classer ses photographies en sept groupes : le paysan,
l’artisan, la femme, les catégories socioprofessionnelles, les artistes,
la grande ville, les derniers hommes.
4. Pour Changing New York (1930), Abbott prévoyait en effet trois
parties : une section consacrée aux édifices, une autre traitant des
métiers, des moyens de transports et de communications, et une
troisième sur les habitants.
5. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Dijon : Les
presses du réel, 2010, pp. 394-395.
6. Fredric Jameson, « Postmodernism and Consumer Society »,
in The Cultural Turn: Selected Writings on the Postmodern, 1983-
1998, London : Verso, 1998, p. 18.
Capturer « La vie moderne »
Documenter notre époque à l’heure d’internet et du numérique peut sembler intangible voire qui s’affichent en masse sur les réseaux : les posts Instagram. En sélectionnant soigneusement
illusoire tant les canaux de diffusion des images se multiplient chaque jour. Pourtant, certains les images, ce qui n’était auparavant qu’un flux se matérialise pour devenir une œuvre et
artistes parmi ceux présentés à la Biennale de Lyon 2015 se sont emparés des possibilités même une exposition à part entière. Utiliser la création de contenu web instantané pour
offertes par le web, qui constitue à la fois un outil, une plateforme, un lieu virtuel et une l’immortaliser constitue en soi un acte d’ancrage de l’image documentaire. À partir, certes,
banque d’images, pour illustrer l’ère dans laquelle nous évoluons. C’est notamment le cas de la création des internautes, mais cela pose d’autres problématiques qui relèvent du droit
de Katja Novitskova, Jon Rafman, Hannah Hurtzig et Yuan Goang-Ming. Les visiteurs de la d’auteur.
Biennale étaient, quant à eux, encouragés à « capturer #laviemoderne sur Instagram » 1, un
geste qui peut faire écho au travail de Richard Prince, exposé quelques mois plus tôt à la C’est donc entre réel et virtuel que ces cinq artistes construisent leurs images documentaires.
foire d’art contemporain Frieze à New York. En tant que matière première, outil, orchestration de la vie quotidienne, métalangage ou
œuvre à part entière, le numérique offre le recul nécessaire à la définition d’un point de vue,
Katja Novitskova utilise dans un premier temps les images d’internet comme une source d’une compréhension du monde et d’une mémoire qui façonnent la vie moderne.
d’archives. Ses installations consistent à introduire dans le monde physique des éléments
virtuels qu’elle modélise. Ces symboles du net (graphiques, photomontages), qui nous Marie-Pierre BAUDIER
sont aujourd’hui communs mais qui deviendront demain obsolètes, lui servent de matière
première. Ils suscitent un questionnement dérangeant sur le flou entre les mondes, en étant 1. Voir http://www.biennaledelyon.com/home/participer/capturez-laviemoderne-sur-instagram.html
ancrés dans une dimension réelle qui n’est pas la leur mais dans une époque que leur 2. Nine Eyes of Google Street View, 2014,
compilation d’images de Google Street View exposée au MAC de Lyon
virtualité caractérise pourtant pleinement. durant la Biennale 2015
3. Leçon de nuit n°2, 2015, vidéo en boucle de 47’ produite par Mobile Academy Berlin, exposée à La Sucrière de
Une ère numérique et des extensions qui permettent le tour de force de l’omniscience partielle. Lyon durant la Biennale 2015
Google Street View, parfois perçu comme un Big Brother des temps modernes, constitue un 4. Before Memory, 2011, œuvre avec 4 écrans en croix entourant le spectateur (alternance de plans larges,
outil d’images à 360° inouï pour la capture documentaire. L’artiste montréalais Jon Rafman vues aériennes et sous-marines, flashes lumineux et obscurité totale), exposée au Musée des Confluences durant la
se l’est approprié pour produire la série 9-Eyes 2 qui change notre point de vue sur la société Biennale 2015
et ses habitudes grâce à la géolocalisation. Au moyen de cette technologie, l’artiste a monté
des « safaris virtuels » où le focus n’est pas mis sur l’identité des individus mais sur un Katja Novitskova, Pattern of Activation (on Mars), 2014, installation
environnement d’ensemble, sélectionné à un instant t. Ce système de redéfinition du temps Courtesy de l’artiste et Kraupa-Tuskany Zeidler - © Katja Novitskova
et de l’espace met le doigt sur la création de communautés virtuelles parfois ironiques,
souvent improbables ou abstraites, à travers des images qui gardent pourtant leur aspect
documentaire.
Ces lieux, ces territoires, ces villes, Hannah Hurtzig en utilise les récits pour susciter des
dialogues visuels ou sonores. Déconnectée du flux d’images permanent, l’artiste capte les
moments de vie de tous les jours pour les mettre en scène. Hurtzig construit un théâtre
de la vie quotidienne, qu’elle choisit de faire filmer dans des lieux communs tels que la
cuisine dans Night Lessons2 3 produite pour l’édition 2015 de la Biennale. À l’heure où les
images de mort se succèdent dans les médias, la confrontation à ces scènes de notre vie
moderne paraît presque surréelle alors qu’elles s’inscrivent naturellement comme témoins qui
composent notre mémoire.
Une mémoire qui semble aujourd’hui impossible, selon les mots de Yuan Goang-Ming,
rapportés sur le site internet de la Biennale de Lyon. Dans son installation vidéo 4, l’utilisation
de l’image documentaire qu’il crée devient une forme de métalangage sur la question. En
capturant des résidences abandonnées de Taipei aux côtés d’édifices en cours de construction
et de ruines de mines de cuivres, seuls témoins de la colonisation de Taiwan par le Japon
au XIXème siècle, l’artiste souligne le trop plein de technologies qui dépasse maintenant la
capacité de l’homme à s’approprier des images et à les mémoriser...
Si le travail documentaire paraît facétieux à l’heure du numérique car les sources proviennent
d’un multicanal, Richard Prince (artiste hors Biennale 2015) n’aura pas manqué d’y trouver
une valeur immédiate dans la reproduction avec agrandissement des clichés des internautes
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