« Personne ne l'a vue. Elle a dû être effrayée parle battage
médiatique sur ses conditions d'accueil. Ici, on n 'aime pas les
passe-droits », a indiqué une source municipale sous le couvert de
l'anonymat.
*
La milliardaire kleptomane
(AP - 03 mai 2000)
Décidément, Alyson Harrison n'en rate pas une ! La blonde
sulfureuse a été arrêtée hier après-midi pour le vol de plusieurs
milliers de dollars de vêtements dans une boutique huppée de
Beverly Hills. Son père a déjà annoncé qu'il aurait recours à Jeffrey
Wexler, l'un des ténors du barreau, pour assurer sa défense.
*
Alyson relaxée !
(AP - 08 juin 20.00) *
*
Steve et Alyson : c'est fini
(Online - 18 déc. 2000)
*
Alyson Harrison accusée de délit de fuite !
(The Telegraph - 03 janv. 2001)
Être milliardaire ne donne pas le droit d'être au-dessus des lois.
Selon le site Internet QMZ.com, Alyson Harrison s'est enfuie après
un accrochage qui n'a heureusement pas fait de victime. Une
infraction qui serait restée sans suite si un passant n'avait filmé la
scène sur son téléphone portable. Contrainte de reconnaître les
faits, Alyson a fait appel à l'avocat Jeffrey Wexler pour trouver un
accord à l'amiable avec le propriétaire du véhicule.
*
Alyson Harrison a un nouveau petit ami
(Online-12fév. 2001)
La mondaine qui est séparée du rocker Steve Glenn s'est consolée
dans les bras du héros de la série télé Pacific Pallissad, l'acteur
Austin Tyler, qu'elle a rencontré sur le tournage d'une publicité.
*
Alyson Harrison se ruine pour Roxy !
(AP-06 mars 2001)
L'héritière multiplie les folies vestimentaires pour habiller
élégamment son... chien. Collier serti de diamants, « garde-robe »
dessinée par les plus grands couturiers, séances chez un
psychologue canin : rien n'est trop beau pour Roxy, le chien chinois
à crête qu'elle trimbale partout avec elle. « À la différence des
hommes, je sais que Roxy ne me quittera jamais », a affirmé la
mondaine pour justifier ses dépenses.
Une vidéo hot d'Alyson sur le Net !
(Online - 20 juill. 2001)
Après le vol de son téléphone portable dans une boîte de nuit de
Miami, l'héritière craignait une exploitation malveillante des
données conservées sur son cellulaire. Outre un carnet d'adresses
des membres de la jet-set, celui-ci contenait également de
nombreuses photos et vidéos personnelles.
L'une d'entre elles, un petit clip de deux minutes mettant en scène
Alyson et son boy-friend dans une torride partie de jambes en l'air,
vient de faire son apparition sur Internet. * Je suis choquée que
mon intimité soit ainsi exposée, a déclaré Alyson. Je voudrais
m'excuser auprès de mes amis et de ma famille. » Une fois
passé ce premier moment d'embarras, la mondaine n'a pas été
longue à retrouver son aplomb : « Il est naturel de faire l'amour,
je refuse de me sentir coupable de quoi que ce soit », a-t-elle
affirmé.
*
Alyson Harrison lance sa propre ligne de lingerie
(AP - 6 août 2001)
Ses créations seront disponibles uniquement dans les magasins
Green Cross.
*
Alyson Harrison à nouveau célibataire ?
(Online - 28 août 2001)
*
Alyson adepte de la Kabbale
(Reuters - 9 sept. 2001)
Comme nombre de ses semblables à Hollywood, la blonde
excentrique s'est déclarée adepte de la Kabbale, la dernière
religion à la mode chez les célébrités. « Je ne me sépare jamais
de mon bracelet en fil rouge. Il m'aide à éloigner la malchance
et me permet de rester en contact avec ma force spirituelle. »
*
Un parfumsigné Alyson
(AP-29 sept. 2001)
C'est au tour de l'héritière Harrison de sortir un parfumà son nom.
La jeune femme s'est associée à une prestigieuse marque de
parfum(possédée par son père !) pour développer sa fragrance
qui devrait être disponible pour Noël.
*
Alyson Harrison, déjà recasée ?
(Online - 28 oct. 2001)
*
Alyson Harrison voudrait faire du cinéma
(Imdb.com - 20 nov. 2001)
*
D'un sportif à l'autre...
(Online - 5 déc. 2001)
Alyson Harrison est décidemment très intéressée par le sport.
Après le footballeur Dave DeLaluna, c'est au tour du champion
olympique de natation John Aldreen d'être pris dans les filets de la
blonde héritière.
*
Le parfumd'Alyson fait un bide
(AP-8janv. 2002)
*
Alyson Harrison arrêtée pour conduite en état d'ivresse
(Reuters - 12janv. 2002)
La starlette et figure de la jet-set Alyson Harrison a été arrêtée
dans la nuit de samedi à dimanche à Los Angeles pour conduite en
état d'ivresse, a-t-on appris de source policière. L'arrestation s'est
produite à deux heures quinze à Beverly Hill après que les motards
de la police eurent remarqué que la voiture de la jeune femme
zigzaguait dangereusement sur la chaussée.
Les policiers n'ont pas été longs à trouver une bouteille de tequila
déjà bien entamée sur la banquette de la voiture.
Un test d'alcoolémie a démontré que Mlle Harrison, vingt-deux
ans, présentait un taux bien au-delà de la limite autorisée.
C'est désormais au parquet de déterminer quand elle devra
répondre de l'infraction devant la justice.
*
Alyson condamnée !
(Reuters - 24 fév. 2002)
Alyson Harrison a été condamnée aujourd'hui à une amende de
mille dollars et à une suspension de permis de conduire pour une
durée de six mois après son contrôle positif pour conduite en état
d'ivresse le 12 janvier dernier. L'héritière sera également contrainte
de suivre un programme sur les dangers de l'alcool au volant.
10
Dans l'avion
Confronté à une épreuve, l'homme ne
dispose que de trois choix :
1 ) combattre ;
2 )ne rien faire ;
3 ) fuir.
Henri LABORIT
Aujourd'hui
25 mars 2007 - dix heures du matin
Aéroport de Los Angeles LAX
« Mesdames et messieurs, le capitaine McCarthy et son équipage
sont heureux de vous accueillir sur cet Airbus A380 à destination
de Londres via New York.
Nous vous demandons de gagner votre siège et d'attendre notre
décollage.
Shangri-La Airlines vous souhaite un vol très agréable. »
Au moment d'embarquer, Mark ne put s'empêcher d'être surpris
par le gigantisme de l'avion. L'Airbus s'étendait le long d'un double
pont intégral qui pouvait accueillir plus de cinq cents passagers.
Pour éviter les bouchons, l'accès aux cabines se déroulait sur deux
passerelles qui menaient chacune à un niveau différent. Tenant
fermement Layla dans ses bras, Mark mit dix minutes pour trouver
leurs places, tant la taille de l'avion était démesurée.
Après quelques retards de livraison, la compagnie singapourienne
Shangri-La Airlines avait été la première à exploiter le gros-
porteur européen et n'avait pas lésiné sur les moyens pour
aménager luxueusement l'intérieur de l'appareil. Avec ses larges
hublots et ses sièges espacés les uns des autres, même la classe
économique était lumineuse et confortable.
Mark et sa fille avaient deux places côte à côte, à l'arrière du pont
inférieur.
Lorsqu'ils gagnèrent leur rangée, une jeune fille d'une quinzaine
d'années, aux cheveux sales et filasse, sommeillait déjà dans le
siège accolé au hublot. Sur ses genoux reposait un sac à dos
fatigué avec une étiquette : Evie Harper
Layla s'installa sur son siège entre son père et Evie. Elle avait mis le
tee-shirt rose aux couleurs d'Alice au pays des merveilles que
Mark venait de lui acheter dans une boutique de duty free. Follow
the white rabbit... conseillait un slogan sous l'image d'un lapin
halluciné, sanglé dans une redingote et qui portait à bout de bras
une énorme montre à gousset.
— Ça va ? demanda Mark, sans attendre vraiment de réponse.
La petite fille le regarda avec douceur. Il sentit son cœur se serrer,
mais réussit à tenir l'émotion à distance. Il farfouilla dans un sac à
l'enseigne d'une librairie et en sortit un bloc à dessin, un paquet de
feutres, ainsi que deux livres : un albumpour tout-petits et le
premier tome d'Harry Potter.
— J'en ai pris deux parce que... je ne sais même pas si tu sais lire,
avoua Mark en étalant ses achats sur la tablette. Il y a cinq ans,
c'est moi qui te lisais tes histoires avant d'aller dormir, tu te
souviens ?
Il prit une gorgée d'eau minérale dans la petite bouteille posée
devant lui et continua son monologue sur le ton de la confidence.
— Tu sais, chérie, je n'ai pas la moindre idée de ce qui t'est arrivé.
J'ignore qui s'est occupé de toi pendant tout ce temps. J'imagine
que tu as souffert et que tu as eu peur. Terriblement peur. Je sais
aussi que tu as dû te sentir seule, perdue, et que tu as sûrement
pensé qu'on t'avait abandonnée, maman et moi.
Mais ce n'est pas vrai. Pas une seule seconde nous n'avons cessé
de penser à toi et nous aurions tout donné pour te retrouver.
Attentive, la bouche ouverte, la petite fille regardait son père avec
intensité.
— Je ne sais pas si tu te souviens de mon métier, mon ange...
Lorsque tu m'avais demandé ce que je faisais, je t'avais répondu
que j'étais docteur, mais un docteur un peu spécial qui soignait les
blessures de l'âme. C'est difficile à expliquer : les gens viennent me
voir lorsqu'ils souffrent à l'intérieur. Ils souffrent parce qu'ils ont
subi des épreuves qui leur laissent des plaies au cœur. Ce sont des
douleurs difficiles à soigner...
Le médecin sembla chercher ses mots avant de poursuivre :
— Souvent, ces personnes se sentent fautives de quelque chose,
même si elles ne sont coupables de rien. Mon métier, c'est de les
convaincre qu'on peut renaître de sa souffrance. Aucune blessure
n'est irréversible. J'en suis profondément convaincu : on peut
transformer ses meurtrissures en force. Ce n'est pas quelque chose
de magique. Ça prend du temps. Souvent, on ne guérit pas
totalement. La douleur ne disparaît jamais vraiment. Elle reste tapie
au fond de nous, mais elle nous laisse revenir à la vie et continuer
notre chemin.
Je sais que ce n'est pas facile à comprendre, mais tu es une petite
fille intelligente.
Mark fit une nouvelle pause avant de terminer :
— Si je te raconte cela, c'est pour te dire que je vais tout faire
pour te protéger et t'accompagner, mais tu dois me laisser t'aider,
chérie. Lorsque tu seras prête, il faudra que tu me parles, que tu
me racontes ce que tu as vécu. Je peux tout entendre, tu sais. Pas
parce que je suis médecin, mais parce que je suis ton papa. Tu
comprends ?
En guise de réponse, Laya esquissa un léger sourire.
Puis elle examina les deux livres avec intérêt avant de se décider
pour Harry Potter.
Mark la regarda attentivement pendant plusieurs minutes : elle lisait
vraiment.
Elle sait lire, pensa-t-il. Quelqu'un lui a appris à lire...
Mais qui ?
Alors que Layla tournait consciencieusement les pages de son
roman, Mark faisait son possible pour masquer son angoisse. Dans
sa tête, pourtant, mille questions sans réponse s'entrechoquaient :
qui avait enlevé sa fille ? Pourquoi l'avait-on relâchée au bout de
cinq ans ? Pourquoi persistait-elle dans ce mutisme effrayant ?
Comment expliquer l'épisode du portique de sécurité ?
Avait-on réellement placé un corps étranger sous la peau de Layla
? Sans doute, mais de quelle nature ? Une puce, peut-être... Pour
la localiser ? Pour la suivre à la trace ? Mais dans quel but ? Et
Nicole... Pourquoi avait-elle disparu à son tour, comme si elle avait
quelque chose à se reprocher ? Sans parler de ce journaliste au
courant de la réapparition de Layla alors que le FBI ne l'avait pas
rendue publique. Pourquoi l'avait-il mis en garde : « Vous ne
connaissez pas la vérité ! Ni sur votre femme ni sur votre fille ! »
Vous ne connaissez pas la vérité...
*
Au même moment, à l'avant du pont supérieur, une agitation
soudaine s'empara des hôtesses et des stewards. Tous avaient le
regard scotché sur Alyson Harrison qui venait d'apparaître dans le
salon des première classe, un espace cosy regroupant une
soixantaine de fauteuils design à commande électronique.
Une hôtesse élégante et affable conduisit Alyson jusqu'à son siège.
— Bienvenue sur Shangri-La Airlines, mademoiselle. Toute notre
équipe se tient à votre disposition et vous souhaite un très agréable
voyage.
Lunettes de soleil vissées sur le nez, Alyson s'écroula dans son
fauteuil. Les endroits publics la mettaient désormais mal à l'aise.
Elle ne s'y sentait plus en sécurité. Il y avait toujours des dizaines
d'yeux fixés sur elle et un paparazzi amateur prêt à dégainer son
téléphone portable dans l'espoir de revendre son cliché à un site de
gossip qui en ferait des gorges chaudes.
Le problème, c'est qu'elle ne se sentait plus en sécurité nulle part.
Depuis quelques années, son existence était devenue une suite sans
fin d'errances et d'excès qui la détruisaient chaque jour davantage,
et le milliard de dollars dont elle venait d'hériter ne changerait rien à
l'affaire.
Dans la vie, les choses qui ont le plus de valeur sont celles qui n'ont
pas de prix.
Alyson avait mis longtemps à le comprendre.
Trop longtemps.
*
L'énorme long-courrier arriva en début de piste et marqua une
pause avant de prendre son élan.
— Décollage dans une minute, prévint le commandant. Avec ses
cinq cent soixante tonnes et ses deux ponts superposés, l'appareil
tenait plus du paquebot volant que du simple avion de ligne.
Comment un truc pareil peut-il parvenir à s'élever dans les
airs ? se demanda Evie en regardant à travers le hublot. C'était
seulement la deuxième fois qu'elle prenait l'avion et elle détestait ça.
Le pilote mit les gaz et le quadriréacteur prit son élan le long de la
piste.
Evie commença à se ronger les ongles.
Bon, alors, tu décolles... lança-t-elle mentalement.
Elle regarda autour d'elle avec anxiété, mais personne ne semblait
s'inquiéter du temps que mettait l'avion pour prendre son envol.
Ça serait vraiment trop bête de crever maintenant, juste avant
d'avoir accompli sa vengeance.
*
L'avion roulait, roulait, roulait toujours...
Depuis le pont supérieur, la vue sur la piste était saisissante. À plus
de douze mètres de hauteur, les passagers dominaient l'immense
voilure et semblaient toiser la piste.
Y a un problème, remarqua Alyson, ce putain de truc devrait
être déjà dans le ciel. Pourtant, la perspective d'un accident
n'arrivait pas à l'effrayer. Après tout, la mort était peut-être la
solution : la fin de la souffrance, de la honte et de la culpabilité. La
fin de la peur qui rongeait son ventre en permanence. La fin de
tout...
Plusieurs fois déjà, elle avait cherché à en finir, mais il y avait
toujours eu quelque chose pour s'opposer à son projet : un
mauvais dosage de médicaments, des veines que l'on tranche dans
le mauvais sens, des secours que l'on prévient trop vite...
Jusqu'à présent, elle n'était pas parvenue à ses fins.
Jusqu'à présent.
*
Mark sentait avec angoisse la piste qui vibrait sous les vingt roues
du train principal. Se racontait-il des histoires ou est-ce que l'avion
mettait un temps fou à décoller ?
Dans le vide-poche devant lui, la brochure technique de l'appareil
rappelait pourtant fièrement que la puissance des turboréacteurs
équivalait à celle de six mille voitures.
Si tu es si puissant, qu'est-ce que t'attends pour décoller ?
Le regard inquiet de Mark croisa celui de la jeune fille assise près
du hublot au bout de la rangée. Elle non plus n'avait pas l'air
rassurée. Seule Layla, assise entre les deux et plongée dans sa
lecture, restait imperméable à ce qui l'entourait.
Décolle ! Décolle !
*
Arrivé en bout de piste, le géant des airs sembla hésiter un moment
avant d'arracher ses cinq cent soixante tonnes du sol, provoquant
un « ouf ! » de soulagement de la part des voyageurs.
*
Dans un silence monacal, l'appareil atteignit en moins de six
minutes le premier palier de quinze mille pieds.
Agité et fiévreux, Mark se tortillait sur son siège. Ses mains
tremblaient, des gouttes de sueur perlaient sur son front et coulaient
le long de son dos. Une migraine terrible lui barrait la tête, comme
si son cerveau venait d'être essoré.
Mark connaissait la cause de ce malaise : le sevrage alcoolique. Il
n'avait plus pris une goutte d'alcool depuis trente-six heures et cela
commençait à lui peser. Hier soir, puis ce matin, il avait eu une
envie irrépressible de vider le minibar de la chambre d'hôtel. Tout à
la joie d'être de nouveau avec sa fille, il avait su se maîtriser, mais
la rue avait fait de lui un alcoolique. Il était certain de pouvoir sortir
tout seul de cet enfer, mais cela prendrait du temps. Dans sa
carrière, il avait déjà suivi des alcooliques en période de sevrage et
il savait à quoi s'attendre s'il ne buvait pas : une désorientation, un
délire, une crise convulsive, des hallucinations visuelles ou
auditives.
À côté de lui, Layla leva les yeux de son livre et le regarda avec
circonspection.
Pour faire bonne figure, Mark tenta un clin d'œil suivi d'un sourire
rassurant, mais quelque chose lui disait que sa fille n'était pas dupe
de son état de santé.
— Vous allez bien, monsieur ?
C'était la jeune fille près du hublot qui avait posé la question. Mark
la regarda attentivement : mi-femme, mi-enfant, des cheveux sales
et décolorés, une tenue gothique recherchée mais froissée, une
lassitude dans le regard qui trahissait une expérience éprouvante de
la vie malgré son jeune âge.
— Ça va, assura-t-il. Comment tu t'appelles ?
Elle hésita à lui répondre. Toujours cette méfiance chevillée au
corps. Mais quelque chose en Mark lui inspirait confiance. Une
chaleur dans le regard qui lui rappelait ce médecin qu'elle avait
croisé trois mois plus tôt, la veille de Noël, et qu'elle n'avait pas
oublié. Elle avait essayé de ne pas le montrer, pendant le peu de
temps où ils étaient restés ensemble, mais elle s'était sentie
étrangement proche de lui. Souvent, dans ses moments de doute et
de solitude, elle se surprenait à penser à lui. Alors, la peur se faisait
moins violente et un espoir encore confus d'une vie plus douce lui
traversait l'esprit.
— Je m'appelle Evie, répondit-elle.
— Moi, c'est Mark Hathaway, et voici ma fille, Layla.
— Salut, Layla, dit Evie en se penchant vers la petite fille.
— Elle ne... elle ne parle pas, expliqua le médecin. Evie regarda les
mains de Mark.
— C'est le manque d'alcool ?
— Quoi ?
— Vous essayez d'arrêter de boire ? C'est pour ça que vous
tremblez...
— Non ! mentit le médecin, soudain un peu honteux. Pourquoi dis-
tu cela ?
— À cause de ma mère : elle était comme vous.
— Écoute, c'est compliqué, commença Mark. Il marqua une pause
avant de demander :
— Ta mère, qu'est-ce qu'elle est devenue ?
— Elle est morte.
— Ah !... je suis désolé.
Le signal fasten seat belt venait de s'éteindre, indiquant aux
passagers la permission de se lever. Evie proposa :
— Si vous voulez aller vous rafraîchir, je peux surveiller votre fille.
— Merci, mais ça ira, répondit Mark, soudain méfiant à son tour.
— Je pense que si vous ne buvez pas vite quelque chose, vous
allez vous sentir très mal.
Mark considéra la chose de façon rationnelle. C'est vrai qu'il se
sentait de plus en plus mal. En quelques heures, il avait subitement
abandonné sa vie de SDF, mais il peinait à retrouver ses anciens
repères. Surtout, il avait sous-estimé les conséquences de son
sevrage brutal avant d'embarquer dans cet avion.
Il regarda Layla. Pouvait-il la laisser seule quelques minutes avec
cette Evie qu'il ne connaissait pas ? Comment allait réagir sa fille ?
D'un autre côté, s'il voulait être capable de l'aider, il avait besoin
d'un ou deux verres pour retrouver une contenance.
— Écoute, chérie, papa va revenir dans cinq minutes, Alors, tu vas
m'attendre ici, tranquillement, avec cette jeune fille, d'accord ?
Il se tourna ensuite vers Evie.
— Il y a un bar au milieu du pont supérieur. Si tu as le moindre
problème avec Layla, tu viens me chercher immédiatement,
compris ?
Evie acquiesça de la tête.
Mark se leva et se dirigea d'abord vers les toilettes. La gorge
sèche, le visage brûlant, il était à la fois déshydraté et ruisselant de
sueur.
Il entra dans la petite cabine toute de chrome, de céramique et de
miroir.
Même dans cet endroit particulier, un large hublot offrait une
ouverture sur le ciel ! Les toilettes étaient luxueuses et immaculées,
à l'exception d'un tag élaboré : un pochoir à la bombe qui occupait
une bonne partie du mur. Mark reconnut les « trois singes de la
sagesse » qu'il avait eu l'occasion de voir dans les temples
bouddhistes lors d'un séminaire au Japon. Avec ses mains, le
premier primate se couvrait les yeux, le deuxième les oreilles et le
troisième la bouche. Une phrase résumait la gravure : Ne rien voir,
ne rien entendre, ne rien dire. Selon la croyance, à celui qui
suivait ce précepte, il n'arriverait que du bien.
Tout en considérant cette étrange maxime, Mark retira sa montre,
se lava les mains et s'aspergea le visage d'eau fraîche, en évitant de
se regarder dans la glace posée au-dessus de la vasque.
Il passa ses mains sous le séchoir automatique et quitta la petite
pièce. Il était à peine sorti qu'il se ravisa : il avait oublié sa montre
sur la tablette. De retour dans les toilettes, il la récupéra et
s'apprêtait à partir lorsqu'il s'arrêta net.
Ce n’est pas possible...
Sur le mur, le dessin des trois singes avait disparu pour être
remplacé par une longue frise qui avait quelque chose d'effrayant et
de morbide. Elle réunissait plusieurs symboles qu'il avait déjà
rencontrés au cours de ses études de psychologie : d'abord, un
sablier, une faux, et des ossements : autrement dit, le temps qui
passe et que l'on gaspille, la mort inéluctable et soudaine, la
poussière vers laquelle nous retournerons. Ensuite, une passerelle,
longue et périlleuse : le pont du jugement, symbolisant la difficulté
du passage dans l'audelà. Pour finir, une échelle, l'échelle du salut,
symbole universel de l'ascension de l'âme près de laquelle attendait
un homme à la tête de loup : Anubis, le guide des morts, censé
accompagner l'homme après son trépas pour le conduire dans les
méandres de l'au-delà.
Surmontant cette peinture, une phrase posée comme un mantra :
RIEN N'EST À CRAINDRE,
TOUT EST À COMPRENDRE
Mark resta pétrifié. Il n'avait quand même pas rêvé ! Hypnotisé
par la frise, il n'arrivait pas à quitter les toilettes. Ce qu'il voyait le
faisait souffrir, bien qu'il n'en mesurât pas clairement le sens exact.
Il dut se faire violence pour sortir, mais à peine avait-il refermé la
porte qu'il ne put s'empêcher de la rouvrir pour découvrir encore
un nouveau tag à la place du précédent ! Cette fois, un oiseau
flamboyant déployait ses ailes immenses sur toute l'étendue du mur
: le Phénix, oiseau fabuleux qui renaît toujours de ses cendres.
Surmontant ce symbole de résurrection, une phrase :
UN HOMME, ÇA PEUT ÊTRE DÉTRUIT,
MAIS PAS VAINCU
Cette fois, Mark s'inquiéta vraiment. Ça y est, je délire !
Les hallucinations qu'il redoutait à cause de son sevrage alcoolique
se matérialisaient d'une façon angoissante. Tout son corps le
brûlait. Il ne pouvait empêcher ses doigts de trembler, sa fréquence
cardiaque d'exploser.
Il aurait eu besoin d'être réhydraté, de prendre des tranquillisants et
des vitamines. Mais il n'avait rien de tout ça sous la main. Tout ce
qui lui restait était sa volonté. Il ferma les yeux et jeta ses dernières
forces dans un combat intérieur pour retrouver un peu de sérénité.
Tout ce que tu vois est faux. Tout se passe dans ta tête. Il n'y a
pas de tags.
Ces images de mort et de résurrection, ce sont tes angoisses et
tes peurs : les séquelles de deux ans de vie dans la rue. Tu ne
dois pas t'inquiéter. Layla est avec toi et tu vas bientôt
retrouver Nicole. Tu vas parvenir à reconstruire ta famille et
tout redeviendra comme avant.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, toute trace du tag avait disparu. Le mur
avait retrouvé son aspect immaculé.
— Bon, alors, vous la faites, votre commission ? cria un type qui
s'impatientait de l'autre côté de la porte.
Un peu ragaillardi par sa petite victoire sur lui-même, Mark
s'empressa de quitter la cabine, en se promettant toutefois de ne
plus y mettre les pieds de tout le voyage.
*
Prenant au sérieux son rôle de « grande sœur », Evie veillait sur
Layla sans jamais la quitter des yeux. Toujours muette, la petite fille
s'était emparée d'un feutre et gribouillait sur son bloc-notes des
formes abstraites comme le font les très jeunes enfants. Evie la
regardait avec compassion, à la fois émue et fascinée par son
mutisme.
Dix minutes s'étaient écoulées depuis le départ de Mark lorsque
Layla leva les yeux de son dessin.
Elle ouvrit la bouche, et c'est alors que le miracle se produisit :
— Dis, de quoi elle est morte, ta maman ? demanda Layla à
l'adolescente.
11
Evie
Premier flash-back
Las Vegas, Nevada
Un début de soirée du mois d'octobre
Deux ans plus tôt
Un terrain vague recouvert de mauvaises herbes et de détritus,
quelque part dans la banlieue de Las Vegas, loin des paillettes et
des néons du Strip.
Sur ce terrain, une quarantaine de caravanes, la plupart délabrées
avec leurs vitres cassées, leurs cloisons défoncées et leurs toits qui
s'affaissent. Le dernier palier avant la rue pour une population
hétéroclite : des travailleurs aux revenus modestes, des malheureux
ruinés au poker ou à la roulette qui pensaient n'être là que pour
quelques jours, « juste le temps de se refaire », mais qui n'étaient
jamais sortis de cet enfer du jeu.
Au fond du terrain, une caravane un peu mieux entretenue,
surmontée d'un auvent de tôle ondulée et entourée d'un début de
clôture qui donne à la roulotte de faux airs de maisonnette. Sous
l'auvent, une table en formica sur laquelle reposent une pile
impressionnante de livres, un vieux poste de radio branché sur une
station country ainsi qu'un petit aquariumoù tourne sans fin un
poisson rachitique.
Assise à la table, Evie, treize ans, mordille un moment son stylo
avant de rédiger d'un trait le dernier paragraphe de la fiche de
lecture qu'elle doit rendre à son professeur le lendemain.
Soudain, une voix l'interpelle, en provenance d'une caravane
mitoyenne :
— Date prisa, Evie, vamos a llegar tarde al trabajo !
— Ya voy, Carmina, dame dos minutos. L'adolescente fait un
aller-retour express dans la caravane et, tout en se brossant les
dents, se dépêche de relire son travail, corrigeant par-ci par-là
quelques fautes qui traînent. Allez, grouille-toi !
Miguel, le manager de l'équipe de nettoyage de l'hôtel Oasis, n'était
pas commode. Evie avait dû le supplier pour qu'il accepte de
l'embaucher quelques nuits par semaine malgré son âge. Un boulot
ingrat, payé au noir cinq dollars de l'heure.
La jeune fille attrape la canette entamée qui traîne sur la table et se
rince la bouche avec un mélange inédit de Coca light et de
dentifrice qu'elle recrache dans une jardinière. Puis elle range ses
affaires scolaires dans son sac à dos avant de retourner dans la
caravane pour dire au revoir à sa mère.
— Bon, j'y vais, m'man.
Teresa Harper est allongée au niveau inférieur d'un lit superposé.
Elle a trente-quatre ans, mais en paraît vingt de plus à cause de
l'hépatite chronique qu'elle traîne depuis des années et qui a évolué
vers une cirrhose puis vers un cancer. Quelques mois plus tôt, une
opération lui a retiré les trois quarts de son foie - bouffé par une
tumeur - et elle supporte de moins en moins les effets secondaires
de son traitement : fièvre, nausées, fatigue extrême, courbatures.
Teresa attrape sa fille par la main.
— Fais attention, chérie.
Ça fait près d'un an qu'elle a quitté son travail et que les deux
femmes ne vivent plus que grâce à l'argent gagné par l'adolescente
et à une aide sociale dérisoire.
— T'en fais pas, répond Evie en se levant.
Elle referme doucement la porte de la caravane et file chez sa
voisine, Carmina, qui travaille avec elle dans l'équipe de ménage de
l'hôtel Oasis.
*
Evie monte dans la voiture de Carmina, une vieille Pontiac aux
sièges défoncés dont le pot d'échappement crache une fumée
noire. Carmina est une Mexicaine volumineuse et austère. Elle a
trois enfants et un bon à rien de mari qui est la plupart du temps au
chômage. Comme elle n'aime pas parler pour ne rien dire, elle
n'ouvre pas la bouche de tout le trajet, ce qui ne gêne pas Evie.
La jeune fille a fermé les yeux. Elle est très angoissée par ce qu'elle
a appris quelques jours plus tôt : le propriétaire du terrain sur
lequel est parquée leur caravane a décidé de le vendre à un
promoteur qui doit y monter un parc d'attractions. Elle n'en a rien
dit à sa mère pour ne pas l'inquiéter, mais elle se demande ce
qu'elles vont devenir si on les expulse. Depuis trois ans, malgré la
maladie de Teresa et la précarité de leur quotidien, les deux
femmes ont retrouvé un semblant de répit après une période
misérable. Alcoolisme, drogue, prostitution... Teresa a traversé les
années 1990 comme un long couloir sombre, partageant
fréquemment son matériel de défonce - seringues, coton, pailles
pour sniffer - avec d'autres paumés, héritant ainsi au passage d'une
sale hépatite.
À l'époque, Teresa était traquée par les services sociaux qui
voulaient lui retirer sa fille afin de la placer dans une famille
d'accueil. Pour ne pas être séparée de sa mère, Evie avait
développé très tôt des compétences étonnantes d'autonomie et de
maturité. Aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle avait toujours été le
véritable adulte de la famille. C'est à elle que Teresa, dans ses
moments de lucidité, remettait une partie de sa paye pour éviter de
tout claquer en héroïne. C'est elle qui faisait les courses, payait les
factures, réglait les problèmes de voisinage, elle qui, au bout du
compte avait réussi à sortir sa mère de l'enfer de la drogue.
Elle qui, finalement, était devenue la mère de sa mère...
*
— On arrive, prévint Carmina en secouant Evie. Prends tes
affaires.
Evie ouvre les yeux et attrape son sac sur le siège arrière.
La voiture roule sur Las Vegas Boulevard. À présent, il fait tout à
fait nuit.
Dans une profusion de néons, les hôtels aux façades rutilantes
rivalisent de gigantisme. La silhouette immense de l'Oasis brille de
mille feux et avale l'antique Pontiac qui va se garer dans le parking
souterrain réservé aux employés.
Avec ses trois mille chambres, ses quatre piscines et sa galerie
marchande, l'hôtel est pharaonique. Ici, tout est démesuré : le
jardin intérieur, complanté de mille palmiers, traversé par une petite
rivière, la plage de sable fin, le zoo où s'ébattent des lions et des
tigres blancs, la banquise reconstituée où souffrent des pingouins
obèses ainsi que l'aquariumde cent mille litres pouvant accueillir
des dauphins.
Dans les chambres, du marbre du sol au plafond, un décor design
conçu sur les principes feng-shui et des écrans plasma jusque dans
les toilettes.
Pour fonctionner correctement, cette machine requiert des milliers
d'«
invisibles » : femmes de chambre, laveurs de carreaux, personnel
d'entretien en tout genre...
Evie fait partie de ces invisibles. Chaque nuit, elle reçoit une
affectation différente. Ce soir, elle accompagne l'équipe de
Carmina, chargée du nettoyage des escaliers de service. Un boulot
ingrat : trente étages, le dos courbé et la serpillière collée à la main
pendant des heures...
*
Deux heures du matin
Evie prend une courte pause de dix minutes sur le toit de l'hôtel.
D'ici, à près de cent mètres de hauteur, elle domine Las Vegas et
son fleuve de lumières qui coule le long du Strip.
Elle est née dans cette ville qu'elle déteste, tout comme elle méprise
cette faune de touristes venus faire un mariage minable ou claquer
leurs dollars dans les casinos. Elle n'a jamais compris ce que les
gens pouvaient bien trouver à ce parc d'attractions gigantesque où
tout n'est que toc, verroteries et faux-semblants.
À Las Vegas, on ne peut pas faire trois pas sans tomber sur une
machine à sous. Il y en a partout, dans les stations-service, dans les
supermarchés, les restaurants, les bars, les laveries. Mais il est
difficile de trouver un endroit où acheter des livres.
Les livres, c'est pourtant ce qu'Evie aime par-dessus tout, surtout
les romans et la poésie. C'est une de ses profs à l'école qui lui a fait
découvrir la littérature et, depuis, c'est devenu son jardin secret,
son passeport vers Tailleurs, un moyen inattendu pour sortir de la
médiocrité dans laquelle la vie l'a engluée.
Dans l'une des nombreuses boutiques de prêteurs sur gages que
compte la ville, elle a trouvé un lot de romans d'occasion soldé à
deux dollars : Cent ans de solitude, Le Bruit et la Fureur, Crime
et Châtiment, Des souris et des hommes, L'Attrape-Cœurs, Les
Hauts de Hurlevent, Le Bûcher des vanités.
Garcia Marquez, Faulkner, Dostoïevski, Steinbeck, Salinger,
Brontë, Wolfe, pour le prix d'un paquet de chips...
*
Quatre heures du matin
Frotter, frotter, frotter...
Il lui semble maintenant que ses habits empestent l'eau croupie. Elle
a le dos cassé et tombe de sommeil. Pour tenir, elle pense à
l'avenir et à sa mère.
Teresa est inscrite sur la liste d'attente pour bénéficier d'un nouveau
foie. Mais les organes sont rares et Evie n'a qu'une crainte : que sa
mère ne vive pas jusque-là.
Il faut qu'elle tienne, s'angoisse-t-elle, il faut qu'elle tienne
encore quelques mois.
Mais, dans le même temps, elle se sent coupable d'attendre avec
espoir la mort d'un donneur d'organes.
*
Six heures du matin
Evie récupère sa paye en liquide auprès du contremaître et quitte
l'hôtel Oasis.
Plus bas, sur le boulevard, un petit coffee-shop sert ses premiers
clients du matin. Evie aime s'installer au fond de la salle, un peu
isolée, à l'une des tables donnant sur la rue. Là, elle dispose d'une
heure avant de prendre le bus qui la conduira à son école. Une
heure bien à elle, le seul moment de la journée où elle s'accorde du
temps pour faire ce qu'elle aime vraiment : lire et écrire.
Ce matin-là, elle commande un chocolat chaud et sort de son sac à
dos un ouvrage relié qui la passionne. Elle l'a récupéré l'autre nuit,
sur la table de chevet de l'une des chambres de l'hôtel. Sans doute
un client qui l'avait oublié.
Pour une fois, ce n'est pas un roman ou un recueil de poésies, mais
plutôt un essai écrit par un neuropsychiatre de New York.
Un certain Connor McCoy.
Son livre s'appelle Survivre.
Et c'est comme s'il avait été écrit pour elle.
Il lui parle exactement de ce qu'elle a vécu, de cette nécessité de
s'endurcir pour rester vaillante face au pire, de cette armure
inviolable qu'elle s'est patiemment construite au fil des années et qui
lui permet de ne pas sombrer.
Mais, au détour des chapitres, Evie a également trouvé une mise en
garde, une chose dont elle avait déjà eu l'intuition sans pouvoir la
formuler clairement : il ne faut pas trop se protéger, sinon on ne
ressent plus rien. Notre cœur devient de glace, on n'est plus qu'un
mort vivant et la vie perd à jamais toute saveur.
C'est pour cette raison qu'elle essaye de se ménager une sorte de
jardin intérieur, une petite capsule d'espoir et de légèreté qu'elle
garde enfouie, semée au fond d'elle-même, prête à éclore le jour
où...
Son avenir ? Elle aime parfois à se rêver écrivain ou bien
psychiatre pour aider à son tour les gens qui souffrent. Pourtant,
elle sait pertinemment qu'elle ne fera jamais d'études. L'université,
ce n'est pas pour une fille de junkie vivant dans une caravane et
obligée de travailler la nuit pour pouvoir se payer juste de quoi
bouffer.
Evie prend une gorgée de chocolat chaud et griffonne quelques
mots dans un carnet à spirale. Souvent, elle se sent seule. Si seule.
Elle voudrait bien partager ses pensées avec quelqu'un qui la
comprenne.
Mais comme elle n'a personne, c'est à son journal qu'elle confie ses
doutes et ses secrets.
À la fin de son carnet, elle a dressé une liste. Celle des dix choses
secrètes qu'elle aimerait voir se réaliser dans sa vie. Elle sait bien
qu'il y a peu de chances que ses vœux soient un jour exaucés, mais
il faut bien rêver parfois, parce que sinon...
N°1 : que ma mère reçoive un nouveau foie et qu’elle
guérisse.
N°2 : qu’on trouve un nouveau logement pas trop cher.
N°3 : que jamais plus ma mère ne touche à la drogue ou à
l'alcool.
N°4 : que jamais de la vie je ne sois tentée par la drogue ou
l'alcool.
N°5 : qu’on parte quelques jours en vacances loin de Las
Vegas.
N°6 : que j'aille faire des études à New York.
N°7 : que je sache un jour qui est mon vrai père.
N°8 : que je sois toujours consciente qu'il y a aussi des
choses belles
dans la vie.
N°9 : que je rencontre un jour quelqu'un qui me comprenne.
Pour le n° 10, c'est plus compliqué. Elle avait marqué quelque
chose, puis elle a eu honte et elle l'a effacé. Mais si on y réfléchit
bien, ça pourrait être :
N°10 : qu'un jour, quelqu'un tombe amoureux de moi…
12
Mark & Alyson
Tout est cousu d'enfance.
Ce n'est pas nous qui disons les mots
Ce sont les mots qui nous disent.
Witold GOMBROWICZ
Aujourd'hui Dans l'avion
Onze heures quarante-cinq
L'A380 continuait son vol à vitesse régulière, fendant les nuages
qui planaient dans le ciel au-dessus des Rocheuses.
Mark emprunta l'escalier monumental qui reliait les deux étages. Il
gagna le milieu du pont supérieur où était situé le Floridita, le
lounge-bar qui faisait la fierté de la compagnie aérienne. Musique
relaxante, éclairage sophistiqué, fauteuils clubs, canapés en cuir
capitonné : tout concourait à créer une ambiance feutrée et
tamisée. Dans cet espace luxueusement aménagé, il était facile
d'oublier qu'on se trouvait dans un avion.
Mark s'installa sur l'un des hauts tabourets disposés en cercle
autour du bar.
Derrière le comptoir, un Black moustachu arborait une coiffure
afro à la Jackson Five qui faisait de lui un sosie presque parfait
d'Isaac, le barman de La croisière s'amuse.
— Un double whisky sans glace, commanda le médecin.
Déjà, il se sentait mieux. La simple perspective de boire avait
presque suffi à l'apaiser.
Aussi, lorsque Isaac posa devant lui sa consommation, Mark se
paya le luxe d'en retarder la première gorgée.
Il regarda autour de lui. Les passagers étaient de plus en plus
nombreux à affluer vers le bar. À côté de lui, une jeune femme un
peu provocante venait de prendre place. En attendant de passer
commande, Alyson ondulait la tête au rythme de la musique, un
mélange d'électro et de bossa.
— Qu'est-ce que je vous sers, mademoiselle ? demanda le
barman.
— Un daiquiri, s'il vous plaît. Sans sucre, mais avec un trait de jus
de pamplemousse.
Alyson posa les yeux sur Mark et croisa son regard.
— Ça s'appelle un Hemingway's spécial, précisa le médecin.
— Pardon ?
— Le cocktail que vous venez de commander, le daiquiri amer : il
a été inventé par Ernest Hemingway.
Comme Alyson restait sans réaction, Mark se crut dans l'obligation
de préciser :
— Hemingway, l'écrivain.
— Je sais qui est Hemingway, merci !
— Désolé, s'excusa Mark. Je ne voulais pas vous mettre mal à
l'aise.
— Non, c'est moi, c'est juste que...
Sous le coup d'une émotion mal maîtrisée, Alyson s'interrompit
dans ses explications et détourna la tête.
Intrigué, Mark la regarda plus attentivement : cheveux couleur
suicide blonde, silhouette élancée, allure de call-girl...
Lorsqu'elle se pencha pour ramasser son sac, il remarqua le début
d'un tatouage au creux de ses reins et reconnut le symbole
bouddhiste de la roue de la loi :
— Vous allez bien, mademoiselle ? s'enquit-il.
— Ça va, assura Alyson. C'est juste votre référence à Hemingway
: c'était l'écrivain préféré de mon père.
Elle regarda Mark droit dans les yeux et se sentit étrangement bien.
Il émanait de cet homme un drôle de magnétisme, fait de chaleur et
d'humanité, qui la mit en confiance et la poussa à continuer :
— Mon père est mort il y a quelques jours, poursuivit-elle. Il s'est
suicidé.
— Je suis navré.
— Un coup de fusil de chasse, comme...
— ...
comme
Hemingway,
termina
Mark.
Alyson
approuva
silencieusement de la tête.
— Je m'appelle Mark Hathaway.
— Alyson Harrison.
Après plus d'une minute d'hésitation, Mark osa enfin poser la
question qui le turlupinait :
— Pourquoi la moitié des personnes dans cet avion vous
dévisagent-elles, Alyson ?
La jeune femme avoua, embarrassée :
— Ces dernières années, on m'a beaucoup vue dans les journaux.
Enfin, les journaux, c'est un grand mot...
— Ah ?
— Je parie que vous êtes déjà tombé sur une photo de moi dans la
presse.
Sinon, vous seriez bien le seul.
— Je n'ai pas ouvert un journal depuis cinq ans, affirma le
médecin.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Alyson regarda Mark avec curiosité.
Le médecin la regarda à son tour et sentit que la jeune femme avait
besoin de se confier.
—Alors, Alyson, dites-moi ce que j'ai manqué depuis cinq ans.
13
Alyson Deuxième flash-back
Cinq ans plus tôt
Alyson Harrison arrêtée à Dubaï pour possession de drogue
(AP-11 sept. 2002)
La célèbre héritière a été arrêtée à l'aéroport de Dubaï où elle
venait de passer quelques jours de vacances. Mlle Harrison sera
jugée la semaine prochaine. Elle a reconnu avoir sur elle de la
cocaïne qu'elle destinait à son usage personnel, mais elle a assuré
ne pas en avoir consommé sur le territoire des Émirats arabes unis.
Ce n'est pas la première fois que la sulfureuse héritière défraie ainsi
la chronique et, jusqu'à présent, chacun de ses écarts de conduite
s'était réglé par l'intervention de son père et le versement de
quelques milliers de dollars. Mais l'affaire actuelle, située en dehors
du territoire américain, pourrait bien ne pas avoir le même
dénouement. Rappelons que Dubaï, important centre d'affaires et
région touristique en pleine expansion, a l'une des législations sur
les stupéfiants les plus sévères du monde.
*
Alyson Harrison condamnée
à 3 ans de prison à Dubaï
pour 2 grammes de cocaïne !
(AP- 18 sept. 2002)
La fille du businessman Richard Harrison a été condamnée ce
matin à trois ans de prison. Le tribunal l'a reconnue coupable
d'avoir introduit et possédé de la cocaïne sur le territoire des
Émirats arabes unis.
*
Bloomberg TV
... le puissant homme d'affaires Richard Harrison, fondateur des
supermarchés Green Cross a pris l'avion ce matin pour Dubaï où il
devrait...
*
Dernière minute : Alyson Harrison
finalement graciée à Dubaï
(AP-19 sept. 2002)
Rebondissement dans l'affaire Harrison : seulement quelques
heures après avoir été condamnée à une lourde peine de prison,
Alyson Harrison vient d'être graciée ce matin par le gouverneur de
Dubaï. À peine la grâce prononcée, la blonde héritière a quitté les
Émirats arabes unis pour retourner aux États-Unis dans le jet
affrété par son père.
— Alyson, tu m'écoutes ?
Richard Harrison est assis dans le jet en face de sa fille.
C'est un homme de corpulence moyenne. Il porte des lunettes de
myope, un pull à col roulé, un pantalon de velours et de grosses
chaussures. Depuis longtemps, il a pris l'habitude de se cacher
derrière une allure de plouc, mais, dans le milieu des affaires, c'est
un homme redoutable et redouté.
— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie ?
La jeune femme, qui s'était recroquevillée sur son siège, le menton
posé sur ses jambes repliées, se rebiffe à ces mots.
— Tu oses me demander ce qui ne va pas, après ce que tu as fait
?
— Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour ton bien, répond son père d'un
ton las, et, crois-moi, je m'en serais bien passé.
— J'aurais dû me débrouiller toute seule... Silence.
— On ne pourra pas revenir en arrière, reprend Richard, mais tu
dois te reprendre en main car je ne serai pas toujours là pour te
tirer de tes mauvais pas.
— Je m'en fiche, j'aurai ton fric.
Bien que blessé, son père ne se laisse pas démonter :
— Il faut que tu arrêtes la drogue et que tu t'investisses dans
quelque chose, plaide Richard : un projet qui aurait du sens pour
toi. Tu pourrais diriger la fondation que ta mère a créée...
— Laisse maman où elle est !
— Je cherche seulement à t'aider.
— Alors, fous-moi la paix ! Richard encaisse le coup sans ciller.
— Cette agressivité envers toi-même et envers les autres, cette
volonté de blesser et d'être méchante : je sais que tu n'es pas
comme ça au fond de toi, Alyson. Je sais que tu es intelligente et
sensible. Tu traverses seulement une période difficile. Si je t'ai fait
du mal, je te demande pardon mais, je t'en conjure, ne t'enfonce
pas davantage car sinon, tu ne pourras plus jamais t'en sortir.
Pas de réponse.
*
Ma souffrance est ma vengeance contre moi-même.
Albert Cohen.
*
Alyson en désintox
(Online - 04 janv. 2003)
L'héritière de l'empire Green Cross s'est rendue spontanément
aujourd'hui à la clinique Coolidge de Malibu pour combattre son
addiction à la drogue et à l'alcool. « Mlle Harrison a décidé de
prendre des mesures drastiques pour son bien-être et celui de
sa famille », a déclaré Jeffrey Wexler, son avocat, dans un
communiqué.
*
Alyson rechute !
(Online - 14 août 2003)
Alyson Harrison s'est vu interdire l'accès à un avion de United
Airlines en raison de son état d'ébriété avancé.
Attendant son vol pour Los Angeles à l'aéroport de Miami, la
jeune femme aurait bu plusieurs cocktails au bar de l'aéroport
avant d'en ressortir en titubant.
Le personnel de la compagnie aérienne a refusé de la laisser
embarquer.
« Mlle Harrison n 'a pas tenu de propos injurieux à notre
encontre, a précisé une employée de United
Airlines. Elle était juste ivre, ce qu’elle a elle-même reconnu. »
*
Richard Harrison donne
les trois quarts de sa fortune
à des organisations caritatives
(Reuters - 28 oct. 2003)
Le milliardaire Richard Harrison vient d'annoncer son intention de
verser dix milliards de dollars à plusieurs fondations caritatives et
humanitaires.
Ce montant qui porte sur près des trois quarts de sa fortune sera
réparti entre diverses organisations, dont la Shania Foundation qu'il
a lui-même créée il y a plus de vingt ans avec sa première femme
(décédée en 1994) et qui est dirigée aujourd'hui par son actuelle
épouse : Stéphanie Harrison.
*
Février 2004
Une chambre à coucher aux couleurs pastel dans une nouvelle
clinique de désintoxication. A travers la fenêtre, on aperçoit les
montagnes enneigées du Montana. Alyson est en train de faire sa
valise. Richard ouvre la porte et la regarde tristement.
— Je viens de parler au directeur. Il ne veut plus de toi. Il prétend
que tu mets en danger les autres pensionnaires.
— C'est des conneries tout ça ! La seule personne que je mets en
danger, c'est moi.
Richard tente maladroitement de l'aider à plier un pull, mais sa fille
le lui arrache des mains brutalement. Sans se démonter, l'homme
d'affaires attrape sa sacoche en vieux cuir pour en sortir une
brochure plastifiée et un billet d'avion.
— Écoute, on m'a parlé d'une nouvelle institution en Suisse. Ce
n'est pas exactement une clinique, plutôt un endroit où tu pourrais
te reposer...
— J'en ai ma claque de tous ces endroits, papa.
— Reviens à la maison, alors.
Sans prendre la peine de répondre, Alyson passe dans la salle de
bains et allume son sèche-cheveux.
Richard insiste, haussant la voix pour couvrir le bruit du séchoir :
— Écoute-moi, Alyson...
Il débranche la prise de l'appareil pour obtenir l'attention de sa fille.
— Il y a un nouveau médecin que j'aimerais que tu ailles consulter
à New York : le Dr Connor McCoy, un franc-tireur dans le monde
des psys. Il expérimente des méthodes innovantes et je crois qu'il
pourrait t'aider.
—Tu sais quoi, papa ? Je vais rentrer toute seule en taxi.
— Lis au moins son livre, propose-t-il en lui tendant l'ouvrage du
neuropsychiatre.
Comme Alyson ne réagit pas, Richard range le livre dans la valise
de sa fille : Survivre, par Connor McCoy.
Il y joint une carte de visite avec les coordonnées du médecin, puis
ramasse sa sacoche et s'apprête à quitter la pièce. Avant de partir,
il se retourne une dernière fois vers Alyson.
— Il y a encore une chose que je voulais te dire. Je préfère que tu
sois au courant avant que la presse ne l'annonce.
Soudain inquiète, Alyson est sortie de la salle de bains. Elle a senti
d'instinct que c'était important.
— Quoi ?
— Je vais mourir bientôt.
*
Richard Harrison souffre
de la maladie d'Alzheimer
(CNN.com - 15mars 2004)
L'homme d'affaires Richard Harrison, soixante et onze ans, est
atteint de la maladie d'Alzheimer, a annoncé hier matin son porte-
parole, l'avocat Jeffrey Wexler.
« Richard est effectivement atteint de cette maladie, a confirmé
Maître Wexler. Les premiers signes se sont déclarés il y a deux
ans, mais Richard reste très actif Malgré quelques absences, il
est tout à fait conscient de ce qui lui arrive et continue de se
lever tous les matins pour aller travailler. »