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Aissa Joud: un artiste face à son avenir

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Published by abdelrhaffar souiriji, 2020-05-18 10:24:52

Jean François Clément

Aissa Joud: un artiste face à son avenir

Aïssa Joud
Un artiste face à ses avenirs

Jean-François Clément

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Aïssa Joud, qui est né en 1992, a commencé très jeune à dessiner et à peindre ou à faire de petites
sculptures analogues à celles que produisait son père. Lui aussi les vendait aux touristes de 10 à 20
DH. En 2005, il doit quitter son village pour aller, comme interne, au collège d’Ouarzazate.
Comme il ne se plaît pas dans cette ville, il échafaude le projet d’aller faire des études à l’École
des arts appliqués d’Agadir. Mais il apprendra plus tard que le fonctionnaire chargé de transmettre
son dossier ne l’a jamais fait et il doit continuer ses études au lycée d’Ouarzazate pour finir par
échouer deux fois au baccalauréat.
Ce n’est qu’après l’obtention de ce diplôme qu’il décide de rejoindre l’Institut des arts
traditionnels installé dans le quartier industriel d’Ouarzazate afin d’y apprendre les techniques du
fer forgé. Au bout d’un an, en 2014, il part faire des études de menuiserie à l’Institut des arts
traditionnels de Marrakech, ville dans laquelle il commence aussi des études de philosophie.
L’année suivante, il rejoint l’Institut des arts traditionnels de Casablanca afin d’y apprendre la
calligraphie arabe classique. Il exposa alors pour la première fois à Fès puis à Rabat. Il en restera
des traces dans quelques œuvres ultérieures.

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Mais il abandonne ces études et loue un local dans le Qsar des Aït ben Haddou pour y vendre des
dessins.

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Aïssa Joud est devenu sculpteur ou peintre sur pierre comme son père. On remarque que le jeune
homme s’inspire d’une peinture murale d’Hendrik Beikirch, située à Marrakech en face de la gare.
Et c’est aux Aït ben Haddou qu’en avril 2017, Aïssa Joud rencontre Abderrahman Ouardane, le
dynamique créateur de l’association casablancaise Arkane qui avait pris la décision d’organiser
une résidence pour une vingtaine d’artistes dans ce village touristique.

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Abderrahman Ouardane invite aussitôt Aïssa Joud à Casablanca dans le Centre de développement
humain pour l’art et la culture qu’il a créé dans l’ancien quartier industriel des Roches noires.

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Les ateliers et la résidence d’artistes du
Centre de développement humain pour l’art et la culture de Casablanca.
Et c’est le choc, en très peu de temps, en octobre 2017, Aïssa Joud assimile les principes de l’art
moderne, en particulier en regardant les portraits de Mahassine Oussama construits en couleurs
vivaces autour un chaos apparent épuré. On voit donc, dans le fond, des traces très peu lisibles de
textes ou de séries de chiffres comme le faisait à Casablanca le peintre irakien Quraish. Il y a aussi
souvent des jets de peinture, des lignes structurantes également qui feront vivre l’œuvre. Aïssa
Joud y ajoutera des formules de physique ou des éléments d’équation, ce qu’il appelle les
« mathématiques ».
Et, en fonction de ses fantasmes personnels qui apparaissent dans ses photographies personnelles,
il choisit de nouveaux thèmes. Il y aura tout d’abord celui des musiciens, ce qui rappelle la
première passion d’Aïssa Joud avant ses vingt ans.

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Le joueur de rebec (rbab) et le saxophoniste.
Puis il y aura le thème de l’enfance. Ce sont des enfants en mouvement, qui courent ou qui font de
la planche à roulettes, tous noirs. Parfois on voit une bande de copains. Mais il n’y a aucune petite
fille. Souvent les corps sont dépixellisés, ce qui est un des effets esthétiques de Photoshop. C’est
ce que les infographistes appellent l’effet océan avec des contours accentués autour de couleurs
devenues des aplats.

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Deux peintures des expositions d’Arkane-Africa
(à gauche, une œuvre de Mahassine Oussama).

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Deux peintures d’enfants d’Aïssa Joud.

Les autres thèmes sont les figures d’adultes, surtout d’hommes. La plupart sont des Marocains
adultes, âgés mêmes, aux traits ravagés par le temps. Leur regard est d’une grande tristesse quand
il ne se porte pas dans le vide. Tous sont représentés de manière mimétique sauf d’un d’entre eux
dont le crâne, composé d’un ensemble de maisons, est en train d’éclater et répand partout du sang.
Il y a peu de femmes, certaines franchement noires, ce qui n’est pas le cas des hommes. Il y a un
étroit parallélisme entre les photographies que prend l’artiste et ses tableaux. Cette absence des
jeunes adultes, de personnages hilares ou simplement heureux est un choix.

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Trois couples seulement, l’un montrant une personne handicapée, l’autre l’attirance d’un jeune
adulte marocain en jellaba pour une touriste en habit européen (les photographies de rencontres
entre jeunes hommes marocains et femmes touristes abondent). Dans un autre tableau, la femme
n’est plus qu’une esquisse, mais elle est alors totalement nue.

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Le traitement de la libido avec l’apparition du thème du couple mixte

ou du rural souhaitant épouser une citadine.

Comme il se prépare alors, en raison de la réorientation de la politique étrangère marocaine vers
l’Afrique noire, ce qui touchera aussi la Biennale internationale de Casablanca en octobre 2018,
Arkane monte en 2017 l’opération Arkane Africa pour les médiathèques de Casablanca et de
Khouribga, Aïssa Joud rencontrera, à cette occasion, de nombreux artistes africains avec lesquels il
va immédiatement exposer (Tahina Rakotoarivony , Modupeola Fadugba , Tegene
Kunbi , Nzongo Afreeka , Niyonkuru Canda Bruce, etc.).

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Puis ce seront les expositions collectives de Settat, d’El-Jadida, toujours avec Arkane, l’exposition
collective, Éclectique à la Galerie Le Chevalet de Casablanca. Il voit ainsi des portraits d’enfants
noirs dont il va immédiatement s’inspirer.

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Puis ce seront les trois premières expositions individuelles à la galerie de la Fondation de la
mosquée Hassan II de Casablanca, à la Galerie Le Chevalet et à la Galerie 3020

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Les trois premières expositions personnelles d’Aïssa Joud.

On est bien sûr stupéfait de la rapidité avec laquelle le jeune homme assimile une façon
entièrement nouvelle pour lui de peindre. Mais là n’est pas l’essentiel. Le jeune peintre,
« autodidacte » d’un point de vue occidental qui ignore ce que furent les procédures
d’apprentissage dans l’artisanat marocain, opère un autre changement comme s’il avait vu les
œuvres de Ghany Belmaachi, un important peintre marocain installé aux États-Unis après avoir eu
son atelier en Chine. Aïssa Joud, comme s’il avait connu à distance les futuristes italiens du siècle
précédent, Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Gino Severini et Luigi Russolo, abandonne aussi la
peinture frontale et statique pour rendre non le mouvement, mais également la lutte qu’entreprit
jadis la danse classique occidentale contre la gravité.
Pour rendre le mouvement, Aïssa Joud s’empare de deux sujets, la danse des Gnawâs ou des Masaï
Mara, des danses africaines et la break dance ou la danse contemporaine occidentale.

8!

Le tableau d’Aïssa Joud et la photographie qui l’a inspiré.
Aïssa Joud représente le mouvement en détruisant la linéarité des figures et en créant donc du flou
analogue créé par les appareils photo qui ne sont pas assez rapides. De plus, comme dans la bande
dessinée, il y a des lignes qui sont extérieures aux corps représentés et qui peuvent indiquer d’où
ils viennent et où ils pourraient aller. Elles sont alors symboliques du temps qui s’est écoulé et qui
va advenir. Si un organe est en mouvement, ce sera une courbe qui montrera son déplacement dans
l’espace. Les mouvements ne sont donc jamais montrés, ils sont délicatement suggérés. Autre
procédé immédiatement intégré, la suppression de la symétrie dans la représentation de la figure
ou le recours à la contre-plongée. Les couleurs et leur dissolution sont un autre procédé. Bref, c’est
la maîtrise des multiples tensions créées qui rend possible la perception du mouvement.
Cela rapproche le travail d’Aïssa Joud de celui de plusieurs peintres qui ont cherché à rendre les
mouvements des danseurs gnawâs comme Moulay Youssef el Kahfaï, Mohamed Douah, Omari,
Azdine Bendra, Rachida Abdrebbi et bien d’autres.

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Représentation picturale de Gnawâs

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(la source de l’inspiration vient du Festival d’Essaouira de 2009).

Toutes ces images ont comme origine des photographies dont le fond a été éliminé pour être
remplacé par un autre décor entièrement culturalisé. Ce qui était la vie ou la présence de la nature
est remplacé par un vide qui est rempli avec des jets de peinture, voire par des formules de
physique ou de mathématiques, on trouve même du papier à musique. Les couleurs elles-mêmes
ont cessé d’être naturelles et les formes sont toutes devenues incertaines.
Il n’y a toutefois pas que la peinture qui disparaît, c’est aussi les éléments culturels également qui
peuvent être effacés, ce que le peintre fait par l’usage de l’obscurité et de très puissants contrastes
d’ombres et de lumières. On est alors renvoyé au caravagisme.

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La série caravagesque d’Aïssa Joud.

Toute la complexité des formes et des couleurs des peintures précédentes disparaît alors. Comme
le Caravage, Aïssa Joud est musicien, poète, écrivain également de prose, et peintre. Et comme lui,
il tente ici de simplifier les images en les débarrassant de leurs fonds avec la multiplicité de traits
et de couleurs. Ne reste plus de la forme centrale que ce qui est encore visible en fonction de
l’emplacement de la lampe. Sont ici dans l’ombre, comme chez le Caravage, des hommes venus de
milieux pauvres ou qui vivent dans des territoires où l’électricité ne parvient pas. Ces êtres vivent
dans les ténèbres. Souvenir possible de la longue dépression qu’Aïssa Joud a connue après n’avoir
pas pu aller à l’école de ses vœux à Agadir, ravivée par les échecs au baccalauréat.
Et puis, il y eut cette rencontre avec des artistes venus d’ailleurs. Ce qui donne cette lumière
directe et non diffuse et ténue. On assiste alors au retour du corps humain, vu de près ou de face en
raison de la lumière toujours placée à l’avant de l’homme, mais à l’intérieur du tableau. La palette
est alors extrêmement réduite. Bien évidemment, la personne n’est plus en mouvement rapide.
Sans le savoir, le peintre devient un des nouveaux Tenebrosi comme le furent les Andalous José de
Ribera ou Mattia Preti.
Pourquoi ce choix également d’un système d’une représentation devenue très minimaliste ? Face à
l’optimisme d’un monde en mouvement où sont montrés les principaux pas de la danse classique,
le grand plié en position préparatoire ou un échappé en cinquième position, bien d’autres positions

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également, y compris de la danse contemporaine, on revient ici sur terre, en cessant d’être le héros
mis en valeur par un jet de lumière ou par un éclairage partout présent.
Aîssa Joud propose, se propose, une autre conception de la beauté. On voit la vie quotidienne des
gens de peu, celle à laquelle il a pu échapper sans perdre quoi que ce soit de son humilité. On est
devant un choix, l’envol vers le ciel ou la marche incertaine dans les obscurités de ce monde qui
demeure en partie figé. C’est une question personnelle qui est posée là par ce clair-obscur. Peut-
être aussi une question politique essentielle. Ces hommes, surgis de nulle part, viennent vers nous.


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