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Published by velvet-verveine, 2024-01-11 15:34:53

[D&C] Je suis moi parce que je me tiens toujours de travers

Livret par Alice, Morgane et Laureen

Je suis moi parce que je me tiens toujours de travers


5 décembre. 22:04. Paris.


( 1 ) Je suis dans ma chambre et le moment arrive. J’arrive pas à dormir !!! J’écris pour rendre la chose plus vraie. Parce que j’ai beau réfléchir, rien de tout ça ne me semble vrai. Je réalise toujours trop tard. (Parce que j’ignore les signaux que m’envoie mon corps ? Y serai-je plus sensible, d’ailleurs, après l’opération ? J’ai appris le mot récemment : intéroception.) Le médecin a été clair mais ce qui est sûr c’est que je ne sais pas. Personne ne peut prédire ce qu’il va advenir si on lui retire son identité gestuelle.


Que t’écrire ? Que te raconter ? Es-tu toujours la même personne d’ailleurs ? Qu’as-tu gardé de nous si tu as oublié comment nous bougeons toi et moi ? As-tu gardé mes souvenirs ? Ce que notre corps a vécu ? Les plaisirs comme les horreurs ? J’ai peur de n’être plus accrochée à ce monde. De ne plus rien éprouver, de ne plus aimer la vie. Je veux me rappeler de cette enfant de cette envie de cette pulsion qui fait bouger mon corps à chaque battement de cœur. Je pourrais te raconter une version saine de nous, pour que tu ne saches que le bon, que ce qui nous fait du bien. Je pourrais te raconter uniquement comment tu aimes te voir et que les autres te voient. Mais je n’y arrive pas. Surtout je ne peux pas. Ce serait te manquer d’honnêteté et me manquer de respect. Alors je vais te raconter le tout, du mieux que je le peux.


Mais avant ça : qu’est-ce que j’écoute ? Là tout de suite qu’est-ce que j’ai envie d’écouter ? Si ce n’est toute la musique qui me fait vibrer, qui me fait bouger. RESSENTIR. J’ai peur de ne plus vivre ma vie, de ne plus sentir. J’évite le regard de mes colocataires. C’est dur mais là j’ai peur. Très peur. Qu’est-ce que j’écoute ? Alessandro Cortini - Scappa. Je veux qu’elle dure sans s’arrêter. Que je vive, que mon corps se laisse à jamais traverser par ces vibrations. En boucle je la mets. Mais ce choix implique de renoncer à toute une part de moi. Déjà. Ça a déjà commencé. Je n’ai plus le temps de tout écouter. J’écoute avec mon corps. Je m’exprime en embrassant les musiques qui me façonnent. Le son. Mais pourquoi je parle du son. Je vais les garder mes oreilles. Je vais continuer d’écouter, d’entendre, la résonance du monde. Mais pas celle de mon moi.


( 2 ) Ton corps est sorti d’un autre corps par une incision. La première trace de ton existence est celle laissée sur le ventre de ta mère. Elle porte encore sur elle aujourd’hui la marque de ton passage. Toi qui es-tu ? Qui est ton corps ? Je suis cette fille qui a eu une scoliose, qui a porté un corset la nuit pendant toute son adolescence. J’ai eu la sensation d’être différente. De ne pas avoir de chance. D’être mal tombée. L’entrée à l’adolescence, le sentiment de rejet au collège et à la maison, ta faible estime de toi ont posé les prémisses d’un corps en repli. Tes épaules qui se referment vers l’avant, tes petites respirations. Bien sûr tu es grande par rapport aux autres, alors tu te fais plus petite.


Ce corset je ne le déteste pas mais il est toujours avec moi. Je ne me tiens toujours pas droite mais j’y peux rien je crois. Ma posture, elle s’est érigée par rapport à celle des autres. J’ai choisi de me courber plutôt que de regarder les autres de haut quand la différence de taille l’exigeait. C’est vrai que j’aimerais me tenir droite. Qu’est-ce que cela dit de moi ? Je suis moi parce que je me tiens toujours de travers, parce que mon corps quand il est sur une chaise, il remonte un genou, se met en tailleur, coince ses jambes sur la table, mais au grand jamais il reste le dos le long du dossier de la chaise. On n’est pas né pour être collé à une chaise où bloquer debout comme des sardines à retenir notre souffle. Inspiration. Expiration. Flexion. Extension.


Je suis cette enfant qui monte le volume de la radio et danse sur le plan de travail de la cuisine, qui crie à travers son corps. Aurai-je toujours l’envie de m’exprimer ?


( 3 ) Dès tes premières années, ton visage se marque de deux expressions faisant souvent surface : ton énorme sourire relevant tes pommettes pointues et tes sourcils qui se rapprochent en leur centre à la moindre contrariété. Ce sourire c’est ton réflexe dès que tu croises le regard de quelqu’un. Qu’il te soit familier ou un simple inconnu croisé dans la rue. Quand tu es en colère ou triste, tu lui laisses toujours une petite place même s’il apparaît un peu pincé. Avec le temps, ce sourire s’est un peu déformé. La forme de ton visage modelée par les différents blocages, la chute à cheval vers tes 12 ans réduisant un côté en bas de ta lèvre, et tes dents forcées à se rapprocher de nouveau malgré les bagues que tu as portées pendant 3 ans. Tu as appris à sourire, à partir du lycée, avec ta langue postée juste derrière tes dents de devant, je ne sais toujours pas pourquoi. Tes sourcils, eux, se froncent toujours de temps en temps.


En entrant dans l’adolescence, ils donnaient un regard triste à ton visage. Le reflet de ce que tu vivais intérieurement. Un jour tu as complexé de ces sourcils qui faisaient descendre tes paupières sur leurs yeux, alors tu les as relevés, tous les jours. Tu en forçais même le trait devant les photos. Il n’y a pas que tes sourcils qui réagissent quand tu es contrariée. Ta bouche et ses mouvements en disent beaucoup sur ton état. Quand tu es triste et vide elle est complètement relâchée. Quand tu réfléchis ou que tu es embêtée, tu la balances des deux côtés, rentrant tes lèvres l’une après l’autre. Ta bouche et tes sourcils ne sont pas les seuls à construire ton visage. Tes doigts et tes mains lui rendent souvent visite. En frottant le dessous de ton nez, le dessous de tes yeux. Ils servent aussi souvent de support à ton visage, le massant, ou remplaçant tes cheveux, ta frange si tu en as une.


90% de la communication est non verbale. Oui, je sais plus qui l’a dit mais c’est beaucoup trop. Beaucoup trop pour que cette opération ne m’effraie pas. Je veux courir, crier. Qui suis-je si je dois me réapproprier mon corps ? Les complexes, ça, ça bouge pas. Je me pose beaucoup la question, au quotidien, en fonction de ce qui est perçu. (J’ai écrit perdu ; quel genre de lapsus ?) (Et je remarque mon habitude de tenir mes petits doigts en l’air, surtout le droit : restera-t-elle ?) Je me demande qui je veux être gestuellement, donc, en fonction du regard extérieur qui sera posé sur moi. Performance. Qu’en est-il de mon être-au-monde ?


J’avais besoin du froid et du vent contre ma peau. Je suis sortie. Pas longtemps, pas très loin. Juste dans la cour. Les gestes sont si faciles, et il faudra tout réapprendre : mettre le manteau, enfiler les chaussures, ouvrir la porte. Marcher. Certains sont plus faciles que d’autres. Mes baskets ont des lacets que je ne prends jamais la peine de faire ou défaire, je compte sur les lacets juste assez serrés pour tenir le pied à la chaussure sans qu’il faille les dénouer pour l’enfiler. Mon premier réflexe a été de regarder le ciel. Je ne sais pas si c’est “moi” ou un réflexe tout naturel, cet élan vers le ciel. C’était nuageux ce matin mais maintenant il n’y a que le noir à peine troué d’étoiles. La ville étouffe leur lumière en étalant les siennes. J’ai voulu me filmer un peu, mes pas, mon visage, des gestes bêtes qui bientôt auront disparu (sous cette forme précise du moins). J’ai croisé quelqu’un, ce qui m’a donné un peu honte, j’ai aussitôt mis un masque de nonchalance pour donner le change.


Et puis, il y a eu la chorégraphie du “bonjour”. Vingt-trois ans et je ne sais toujours pas quand je dois le dire, si seulement je dois, et avec quelle voix ? Pas que je contrôle très bien la mienne, de toute manière. Encore quelque chose que j’espère changer. Je me dis que ces notes, si je les lis au réveil, auront un peu valeur de testament. Sans doute ne pourrai-je pas agir sur chaque aspect, mais tout de même : Ce que je voudrais garder. Et jeter. Aïe. J'entends la sirène des pompiers. Fun. J’ai de la malchance ou de la chance d’avoir à imaginer de nouveau mon identité corporelle. Peut-être que je vais oublier de froncer les sourcils, de faire d'étranges grimaces faciales. Si je perds mon identité gestuelle. C’est vrai ça arrive. Bordel. C’est une mort. J’ai l’impression qu’on me retire mon identité. Car même si mon état conscient n’est pas impacté, comment vais-je me rencontrer ?


J’ai pris quelques minutes pour me maquiller devant la caméra. Ce sont des gestes de l’intimité que moi seule connais, cette peinture du visage (ornement ? masque ?) dont je me pare (arme ?) presque toujours pour sortir. J’apprends encore ce que j’aime, et j’ose finalement assez peu. Un peu de mascara avec une insistance sur les cils du bas, de la couleur sur les lèvres et les joues (sous-tons orangés plutôt que roses). Du contraste pour structurer la pâleur. Surtout si je dois être photographiée ou filmée ; je me fais alors les sourcils plus fournis, sans quoi ils sont quasi inexistants dans les traces que je laisse de mon image. J’ai toujours voulu me teindre les cheveux, rose lavande roux rouge. Comment faudra-t-il changer les gestes, alors ?


( 4 ) Demain. Demain. J’avance doucement vers une perte de cette identité corporelle. Le temps file et je dois te parler de tellement de choses qui font de toi, de nous, qui nous sommes. J’ai bougé un peu. C’est parti d’une douleur dans la voûte plantaire droite, que je chasse comme je peux en étirant le muscle avec une arête suffisamment épaisse : le barreau d’une échelle, l’assise d’une chaise… Et finalement je me suis mise à bouger de manières tirées, sans aucun doute, de la GR. Et de mon propre corps, qui a ses règles de souplesse bien à lui, peut-être parce que plus “naturelles”...


L’école de danse (de mouvement) m’importe peu, je n’ai pas à réapprendre les codes qui m’irriguent depuis l’enfance, même si cela me changerait sans doute beaucoup. Mais on peut d’ores et déjà virer l’hypersexualisation (mais comment me donner cette consigne de manière claire ?) Même maintenant, assise sur une chaise, le dos droit, je me tords les pieds. Sans y mettre de force : juste la position. C’est moi. C’est mon passé qui hante encore le présent, une compensation pour ce que j’ai perdu. Un doudou (geste transitionnel). Et pourtant je me dis : peut-être que ça serait bien, de perdre ça. Peut-être qu’il vaudrait mieux ne pas reprendre ce geste une fois réveillée. Tabula rasa, un retour à la case départ qui me permet de partir dans une meilleure direction. Dit comme ça, je ne suis pas sûre de prendre la chose avec assez de gravité. Et en même temps il y a quelque chose de profond dans cette question : qui veux-je être, gestuellement ?


Au lycée, le vide commence à apparaître dans ton corps, mais les pleins sont tellement forts et remplis de sens que tes expériences sont multiples. En découvrant certaines pratiques comme le yoga et la méditation, tu expands ton expérience corporelle, sensorielle et spirituelle. Tu en ressens les différentes couches, dans le contrôle comme le non-contrôle. Je te vois sur le sol de ta chambre, ton refuge du 2e étage, parfois dépassée par tes pensées et tes souffrances, prête à vomir ce “trop”, parfois dans des transes inexplicables et révélatrices. Ces postures, tu les as encore aujourd’hui dans différents cas de figure. Prête à vomir tes émotions comme tous ces soirs où tu hurles ta douleur, où tu la craches sur le papier, ou au contraire ces fois où tu trouves ce point de bascule, te permettant cette connexion extrême avec ton propre corps, tes sens, et ce (ceux) qui t’entoure(nt). Tu rencontres à ce moment-là ton premier amour. Un amour qui t'ouvrira à un espoir. Un amour remplissant ton cœur comme ton corps. Plus tard, tu découvriras aussi d’autres corps, d’autres façons de ressentir et de donner du plaisir. Tu


connaîtras de nombreux corps de tous genres confondus. Tu ressentiras ton corps successivement et à répétition comme empli d’amour, comme meurtri, troué, utilisé, aimé, adoré, envié, désiré, léché, roué de coups internes, maltraité, vidé, agressé, violé. Il a été sujet et objet, consentant ou pas, et a eu beaucoup d’orgasmes en étant respecté. Tout ça par des personnes différentes ou des mêmes personnes. Mon identité corporelle, elle évolue beaucoup avec mes rencontres. Les styles de danse qui ont traversé ma danse. J’ai déconstruit le corps classique qui s’est d’abord ancré en moi. J’ai découvert d'autres danses qui m’ont appris que c’est toujours l’écoute.


demo Zs7 : mon amoureux, est-ce que je serai toujours capable de ressentir sa musique ? Il reste la question de l’espace : je ne me rends pas assez dans des endroits où je peux bouger. Faudrait-il que je choisisse un logement sur ce critère, quitte à en sacrifier d’autres ? Mais je me sens souvent à l’étroit, et je ne m’autorise pas trop de grands mouvements. Ceci dit, intégrer un club de danse (ou autre) pourrait m’aider aussi. Les studios sont faits pour ça. Avec une note importante : je ne veux pas qu’on me dise trop comment bouger. J’ai déjà fait ce chemin avec la GR, avec une école du mouvement où j’étais notée sur une manière précise d’exécuter les mouvements. Et dans tous les possibles qui s’ouvrent à moi, je ne veux pas de celui-là. Car m’en détacher m’a pris trop de temps, me trouver moimême m’a pris trop de temps.


( 5 ) Alors que tu pratiques plusieurs sports depuis petite, tes genoux sont de plus en plus douloureux. Tu es contrainte d’arrêter toute activité sportive, y compris la danse que tu pratiquais toutes les semaines depuis plusieurs années. Tu avais toujours du mal et une appréhension avant d’y aller, alors qu’à la fin tu étais aux anges ne voulant plus t’arrêter. C’est à cette période que tu commences à faire du sport dans ta chambre avec des exercices trouvés sur internet, demandant à ta mère de t’acheter des poids. Depuis le lycée, tu as compris que le mouvement était la clef de tout. Cette révélation que tu as ressentie dans ton corps a été paradoxale. Elle est encore un moyen de te faire du mal, comme une punition culpabilisante envers toi-même. Ces punitions involontaires sont aussi des mécanismes


de survie pour certains, des comportements autodestructeurs pour d’autres. Que ce soit lorsque tu mangeais très peu et te faisais vomir, laissant certaines séquelles, en t’empêchant de faire du sport pendant des mois, ou en en faisant tous les soirs, tellement que tu manquais de t’évanouir, ou encore ces périodes où tu sortais et buvais jusqu’à en perdre connaissance. Il faut dire qu’aujourd’hui l’expression de mon corps signifie beaucoup alors que pendant bien longtemps mon corps pour moi c’était un outil, il fallait se relever et c’était normal la souffrance parce que la douleur c’est une forme de sensation, plus ou moins grande mais qui prouve qu’on existe. Alors j’y crois toujours mais avec une nuance. Les cicatrices elles témoignent d’une existence mais il ne faut pas les provoquer. Il faut écouter son corps. À garder : la manière dont on peut, progressivement, aller vers une posture difficile sans se faire mal. La beauté de voir(sentir) son corps qui se met plus à


l’aise (je pensais initialement “qui se rend”, mais ce n’est pas une victoire de l’esprit sur le corps, c’est une collaboration avec lui), et ainsi, peu à peu, arriver à me plier en trois, un origami humain, pas encore au point où je pourrais en faire une sculpture d’une minute à la Erwin Wurm, mais au moins trente bonnes secondes, je pense. Ce moment est filmé, je crois, mais cela dit-il tout ? Étape 1 : Debout, je me penche en avant. Je plie le bassin(?) et je laisse pendre mes bras. Pas besoin de forcer : se laisser porter par la gravité, osciller de gauche à droite, en petits cercles… Par moments, tester la limite, sentir comment ça tire dans l’arrière du genou, ne pas se faire mal, juste aller au bout, gentiment. Revenir à la position de confort. Osciller encore, et puis revenir à la limite. Faire ça plusieurs fois. Insister un peu, de plus en plus, pour faire bouger la limite. Étape 2 : S’allonger. Mobiliser les abdos et faire passer les pieds, les jambes, par-dessus la tête. Je ne


plie pas les genoux d’abord (ce sera plutôt pour la fin) mais je tends les jambes autant que possible, et généralement il se passe quelque chose au niveau de la nuque. Se rallonger, recommencer. Le secret est de beaucoup recommencer, pour toutes les étapes. Étape 3 : Peu à peu, et je sens quand, mais je ne saurais pas l’expliquer : je plie les genoux. L’objectif est de les poser par terre, et même, à terme, que l’intégralité de mon tibia soit étendu sur le sol(tapis, préférablement). Ce n’est jamais (parce que je ne la pratique pas assez ? parce que les poumons sont oppressés ?) une position pleinement confortable, mais elle l’est suffisamment, après quelques répétitions, pour que j’y demeure un peu. C’est là que je suis satisfaite. Fais-en ce que tu veux, moi du futur.


Le temps file et je réalise que je voudrais encore tant noter. Tant faire. Évidemment qu’il est impossible de tout faire rentrer en quelques heures. C’est mieux que rien, je suppose. Je suis un peu surprise (mais heureuse, reconnaissante) de ne pas avoir été davantage paralysée par l’immensité de la tâche. Là encore : c’est parce que je ne réalise pas vraiment. Demain, face à l’imminence de la situation, je parie que je fondrai en larmes. C’est toujours comme ça. J’entends mes colocs travailler à l’ordi la chance d’exister à travers son corps Notre corps c’est plus que notre outil c’est la maison, le gardien qui garde notre cœur.


( 6 ) Mes blessures qui m’ont valu un suivi médical je crois que je les comptes sur les doigts de la main. Alors que tous les petits bleus dont mon corps s’est couvert, ils sont inquantifiables. Je vais toujours avoir mes règles. Avoir un bleu quand je tombe. Sentir le sommeil. Devoir me couper les ongles encore plus ceux de la main gauche si je veux gratter le baryton. Et vais-je savoir taper à l’ordinateur. Ça nous a pris combien de temps pour être, pour exister ? Je suis aussi un peu maladroite. Je vais vite. Je réfléchis à comment je vais atterrir Aïe, à toutes les fois où je suis tombée Cette fois-là en vélo où j’aurais pu être stérile, où j’ai pleuré.


Ma cheville droite, elle craque tout le temps. Ma cheville droite, elle a pris cher au double pas au basket. 2 ou 3 entorses mais surtout l’attribution du surnom de biche. La danse me collait dans le corps même quand j’essayai de mettre des paniers. Et au foot, je sentais un dégagé propre à la danse classique s’exécuter pour attraper le ballon entre les jambes d’un adversaire. Flex. Pointe. Tu as désappris à respirer en apprenant différentes techniques. Tu as maintenant une ordonnance pour réapprendre à respirer naturellement. Cela t’a valu des peurs de mort imminentes aux moments de dormir, dans des périodes d’angoisses profondes. Surtout, surtout : noter les réflexes pour l’asthme qu’il me faudra recouvrer au plus vite. Car il n’y a que moi qui sais, qui ai toujours su. Car il me faut me défendre face aux injonctions extérieures, avec ce que je sais être bon pour moi.


Développer une écoute des plus attentives. Il faut que je puisse sentir quand m’arrêter. Si la respiration siffle, si j’ai mal aux poumons : stop. Si la douleur persiste et que j’ai l’impression de saigner des poumons : le mal est déjà fait (ne pas l’empirer). Et si j’ai une crise, si respirer devient impossible : plaquer contre ma bouche les mailles d’un gilet, pull, écharpe… Des mailles aussi épaisses que possible (mais il faudra faire avec). Respirer avec la bouche, à travers une couche, pas plus, du maillage (pas de pull-gilet-écharpe en boule). Je ne sais pas pourquoi ça marche, ni comment je l’ai appris. Personne ne me l’a dit. Mais j’ai porté avec moi ce réflexe pendant vingt-trois ans, et ça a sauvé plus que ma vie. (Je songe soudain, parce que j’ai un peu mal au dos : j’ai la colonne vertébrale tordue, il me faudrait des semelles. Autant m’y habituer aussi vite que possible dans mon “après”.)


Je n’arrive pas à réaliser ce qui va se passer. J’ai une petite boule d’angoisse dans le ventre, oui, mais pas si grosse, pas si serrée : c’est une perte et une opportunité à la fois.


( 7 ) Oh, non Maintenant il est trop tard et j’ai peur d’avoir oublié trop de choses qu’il aurait fallu ne pas oublier. Je voudrais te parler de tellement de choses encore, de choses positives surtout. Mais le temps passe. Je voudrais te parler de la sensation de sérénité qui te remplit le corps ces derniers mois. De ce besoin de paix et de ralentir que tu n’as jamais ressenti avant. Ma première pensée est pour l’herbe que je voudrais sentir sous mes pieds. Je n’aurai pas ce luxe ce soir, en ville, à moins de marcher beaucoup et de risquer de me “ridiculiser”. (Encore des histoires de performance) Mais, quand je le peux, à l’avenir, je veux autant que possible marcher dans l’herbe. Et dans la terre. Sentir le monde sous mes pieds nus.


Ma deuxième pensée est venue en écrivant : je me suis interrompue pour m’étirer. Et je ne le fais pas de la manière la plus simple, mais avec des petites fioritures, des mouvements de poignets, et beaucoup de craquements plus ou moins volontaires. Je viens de passer 25 minutes à dessiner. Je ne l’avais pas fait depuis longtemps : je ne sais pas faire grandchose d’autre que des portraits de face (et pas grandchose d’autre ne m’intéresse), et les gestes deviennent vite répétitifs, lassants. Mais ce soir je suis triste de dessiner “pour la dernière fois”. C’est un geste crucial pour moi, presque fondateur. Pas seulement parce que ce fut un trait important de ma personnalité jusqu’au lycée, valorisé au moins jusqu’à la fin du collège (et moins, après, ou différemment, puisque j’ai développé une habitude, pas tout à fait un style, de dessin et que j’ai prêté cette “galerie de portraits” à Aglaé)... Mais parce que, je l’ai réalisé récemment, ce geste fait partie de ma manière d’appréhender le monde, il a modélisé mon


écoute en cours jusqu’à l’entrée à la fac, jusqu’à l’ordinateur portable pour prendre plus de notes, plus vite… Parce qu’aujourd’hui encore c’est quelque chose de méditatif et cognitif et c’est presque un muscle, c’est presque une amputation qui s’opère en m’enlevant ça. J’espère pouvoir réapprendre, mais j’ai vraiment peur que ce bout-là de moi disparaisse pour de bon. Car je n’ai plus le même temps, le même cadre que dans l’enfance… Et un apprentissage plus formel donnerait quelque chose, je crois, de très (trop) différent… (Si je n’arrive plus à dessiner, je pourrais apprendre à peindre ?) Il fait nuit et j’ai peur de ne pas me reconnaître. D’avoir oublié ce qui fait de moi qui je suis. La musique galvanise mon expérience de vie.


Je bouge de plus en plus comme une danse, ces dernières années, particulièrement ces derniers mois. C’est quelque chose à nourrir, à développer même, il me semble. Babylon, Narnia, tous les jeux inventés pour mettre son corps autrement pour le pousser à exister autrement. Assieds-toi par terre, sur la table, n’aie pas de limites. Bien sûr que ton corps à des limites. Ne fais surtout pas le grand écart (si tu sais toujours le faire) sans t’être échauffé avant. Sinon c’est l’élongation qui te guette. Mais ne te contente pas d’imiter ou d’exister par le corps que pour agir de façon utile. Amuse-toi. Plonge dans les autres. Et, pour le reste, voir ce qui vient comme cela vient. Diversifier le plus possible ? M’autoriser le plus possible, en tout cas. La musique te guide, cherche-toi, trouve-toi dans ton écoute. Chacun a un rythme et tu as le tien.


Quand on parle de musicalité c’est être dans le moment présent, tendre l’oreille, prêter attention, take care à toi, à ton souffle. Toujours pleine d’énergie Stimulée. Réceptive aux éléments. Dopamine Ptn, c’est vivant. Se défouler sur la musique, danser à gorge déployée sans que rien ne m’arrête. Quand je suis dans mon corps c’est MAINTENANT. C’est les moments où je m’appartiens vraiment. Un pur instant où je navigue dans un espace en écoutant. Celui où je me sens connectée avec moi. Ou avec les autres. Nul besoin de la parole ou de tous ces mots que je suis en train d’écrire. Seul le moment compte. Je m’exerce seulement à ressentir l’espace, l’autre et le moi.


Étire-toi. Continue à prendre le temps de t’étendre et de détendre tes muscles Apprends à jongler. Tu les as les balles, fais-le. Fais des acrobaties. (J’aimerais réapprendre à courir) N’oublie pas de faire plus que de juste marcher. Invente et laisse tes pulsions guider ta manière de traverser la vie. Dans ton exploration des sens, tu iras jusqu’à apprendre à reconnaître les douleurs des autres en passant tes mains sur leur peau.


( 8 ) Mais cela tu le découvriras par toi-même. Quelle chance que tu as de redécouvrir cette sensibilité. On te parlera sûrement de tes problèmes de santé. Plein de réflexes ont été façonnés par eux et par ce que je t’ai raconté. À toi de décider ceux que tu veux garder et chérir, et ceux que tu préfères honorer mais laisser au passé. Tu hérites de mon corps et de mon histoire, mais c’est à toi de construire la suite avec tes propres expériences. Rendez-vous de l’autre côté, qui que je sois. Il faudra cueillir des gestes à mesure. Je vais vivre. Et je vais devenir, peu à peu. Ça va aller.


Ce qui compte le plus : des frissons, du cœur qui bat, des larmes qui montent quand tu es émue, quand tu es émerveillée, quand tu ressens fort, quand tu écoutes de la musique, quand tu danses, quand tu fais l’amour, quand tu apprends, quand tu fais. Étire-toi. Continue de t’étirer même que tu seras détachée de toi. Étire-toi. Tout le monde : étirez-vous ! Muscle ton corps. Continue de muscler ton cerveau mais vas-y mollo c’est pas lui qui ressent. Mon cerveau il va continuer de cogiter, d’avoir des questions sans réponses et d’avoir soif de savoir; mais il faut que ton corps vive et ressente.


Demain je saurai toujours communiquer mais j’aurai perdu mon vocabulaire. J’espère que c’est “au revoir”, mais pas “adieu”. Et sinon… Tant pis. Merci.


(1) Les peurs (2) Les performances (3) Les postures (4) Déconstruction, reconstruction (5) Douleur et limites de l’in/confort (6) La santé (7) Le corps comme outil et moyen (8) Ce qui compte le plus


Et si tu perdais soudain ton identité gestuelle ? Et si tous les acquis de ton corps, tout ce que tu as appris et qui fait de toi un être unique, de ta démarche à ta diction, en passant par tous les petits tics et jusqu’à ta respiration… S’il ne te restait pas plus d’une journée avant de tout oublier, que ferais-tu ? Seul·e ou en groupe, tu peux te plonger dans l’exercice le temps de deux ou trois heures. Bouger. Éprouver. Noter ? Et, qui sait ? peut-être qu’une fois la fiction terminée, quelque chose dans ton corps aura bel et bien changé.


2023 - Alice, Morgane, Laureen


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