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Ce texte et le fruit de mon enquête d'ethnographie menée en 1991 dans le cadre de ma maîtrise d'Ethnologie. Je rends compte de ma rencontre avec des alchimistes de la France de l'Est. C'est une sorte d'état des lieux des pratiques alchimiques en cette fin du XXème siècle.

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Published by Michel Nachez, 2020-05-14 09:17:38

Alchimie et Modernité

Ce texte et le fruit de mon enquête d'ethnographie menée en 1991 dans le cadre de ma maîtrise d'Ethnologie. Je rends compte de ma rencontre avec des alchimistes de la France de l'Est. C'est une sorte d'état des lieux des pratiques alchimiques en cette fin du XXème siècle.

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L'ALCHIMIE AUJOURD'HUI

Au stade de mes connaissances actuelles, il existe des
groupements - "Les Philosophes de la Nature"43,
"Spagy-Nature" - qui se sont donné comme objectif de
permettre aux personnes intéressées d'aborder le
monde alchimique sans trop de mal. Ce sont des
associations qui proposent des stages et des cours -
théoriques et pratiques - afin de faciliter l'accès à
l'alchimie. Mais ce sont également des groupes de
recherches qui étudient les textes et les pratiques
anciennes afin d'en comprendre le sens, perdu par

43 - Leur publication mensuelle est Le Petit Philosophe de la Nature.

- 51 -

suite de rupture de la tradition alchimique, du fait du
changement de mentalités et de croyance, et de
l'avènement de la science.

Nous sommes à une époque où la crédibilité de la
science est parfois remise en cause, et où le rêve d'un
"paradis terrestre", gagné grâce aux sciences
appliquées, s'effrite.

L'on peut donc comprendre un certain "retour aux
sources", un nouveau développement de pratiques que
l'on croyait mortes, et dont il était - et est encore - de
bon ton de se gausser.

Le retour à ces sources s'exprime dans une activité
intense. Dans le présent sujet, il est intéressant de
relever le fait que ce ne sont pas seulement des
personnes nostalgiques de l'ancien temps (où alchimie,
astrologie et magie étaient encore des piliers de la
Connaissance), qui s'y intéressent. On rencontre des
médecins, pharmaciens, biologistes, physiciens, qui,
pour des raisons diverses, se penchent sur cet art

- 52 -

hermétique. J'ai en effet, lors de mon enquête, assisté
à deux réunions annuelles d'alchimistes. J'y ai
rencontré des personnes issues de ces milieux. Vu le
caractère spécial de ces rencontres, il ne m'a pas été
possible d'interviewer longuement ces personnes, mais
j'ai quand même pu converser avec elles.

J'ai ainsi appris que l'alchimie était avant toute chose
une pratique, nécessitant un laboratoire et des
instruments de laboratoire. L'alchimie vise, à travers
diverses manipulations, à modifier la matière dans des
buts qui lui sont propre : soigner, guérir, évoluer
spirituellement...

Il ressort de ces contacts que l'intérêt des professions
médicales et paramédicales pour l'alchimie est clair :
l'alchimie permettrait de "fabriquer" des élixirs,
capables non seulement de soulager les malades, mais
aussi de les guérir. Ces élixirs seraient des produits
puissants, dont la fabrication serait extrêmement
longue : de plusieurs mois à un an, ou plus, ce qui ferait

- 53 -

de cette médecine une médecine élitiste, réservée
seulement à quelques privilégiés.

Cette médecine alchimique - interdite en France,
Ordres des Médecins et des Pharmaciens obligent -
existe en Allemagne, où des laboratoires spécialisés, en
tenant compte des contraintes spécifiques à l'alchimie,
produisent tout de même des remèdes "grand public".
Je pourrai citer, à ce titre : Laboratoire Soluna,
Laboratoire Staufen-Pharma, Solaris Laboratorium.

Il existe donc une médecine alchimique. Ceci suppose
que des médecins, au moins en Allemagne, utilisent ces
remèdes et diagnostiquent les maladies d'après les
méthodes de l'alchimie : le principe de similitude ré-
énoncé par Paracelse - le semblable guérit le semblable
; ou, "l'astre est guéri par l'astre" -. Ainsi, les
alchimistes s'occupent aussi d'astrologie, laquelle leur
permettrait, en étudiant les positions planétaires d'un
individu, de déterminer les remèdes à utiliser.

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Ce que font de l'alchimie les médecins et les
pharmaciens français qui s'y livrent, je ne le sais. Mais
ce que personne ne peut leur interdire est de se
soigner eux-mêmes, et d'utiliser l'alchimie dans une de
ses autres optiques : l'évolution spirituelle.

C'est ce que fait cette dame d'une quarantaine
d'années, biologiste de profession, également
rencontrée lors d'une de ces réunions annuelles. Elle
m'a expliqué qu'elle n'avait pas beaucoup de place
dans son appartement : elle a installé son appareillage
dans sa cuisine, en attendant de trouver une autre
solution, voire de déménager. Ses acquis
professionnels lui facilitent, m'a-t-elle dit, son approche
du point de vue de la pratique. En effet, pour tout ce
qui concerne les manipulations de laboratoire, son
savoir-faire professionnel lui permet d'éviter toutes les
erreurs inévitables au néophyte, et de gagner ainsi un
temps précieux dans les longues opérations
alchimiques. Mais, à part cela, son savoir théorique de
biologiste, ne lui sert guère.

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J'ai encore pu dialoguer avec un physicien, qui s'est dit
"scientifique peu orthodoxe", et qui porte un haut
intérêt à l'alchimie. Lui, en tant que spécialiste, est
surtout intéressé par les transmutations. L'alchimie
n'opèrerait pas seulement la transmutation du plomb
en or, mais il existerait de multiples autres
transmutations. Et c'est cela qui le fascine. Car, ce qui
est supposé impossible en physique est possible en
alchimie44. Puis, il m'a avoué avoir été surpris par
certaines choses dans son milieu professionnel : le fait,
par exemple, de ne pas trouver la formule de l'"eau
régale" (un acide) dans ses livres de chimie, alors qu'il
en a besoin pour sa pratique professionnelle au CNRS,
et de devoir la rechercher dans des traités plus anciens.
La raison de cela ? Simplement le fait que cette

44 - Dans la mesure où les physiciens atomiques qualifient certaines
manipulations atomiques de transmutations, certains alchimistes
seraient favorables à l'utilisation d'un autre terme - encore à
découvrir. La transmutation en alchimie recouvre un processus
différent de la transmutation des physiciens, disent-ils.

- 56 -

formule, n'étant pas comprise par les scientifiques, n'a
plus sa place dans la science : elle est éliminée des
manuels de chimie. Il m'a raconté cette anecdote avec
un sourire qui en disait long...

Pour les alchimistes ou iatrochimistes présents, ces
rencontres avec des représentants des sciences exactes
sont importantes. Car l'alchimie actuelle ne rejette pas
la physique, la chimie, et d'autres disciplines. Elle se
sert de leurs acquis pour mieux comprendre les
phénomènes alchimiques.

Cette enquête a montré l'ouverture des alchimistes et
des iatrochimistes contemporains vers le monde actuel.
Il semble, et cela est mon sentiment personnel
découlant de mon contact avec cet ethnos, que
l'alchimie prenne un nouvel essor. Et que, tout en
restant dans l'ombre - car ces cercles sont plus ou
moins fermés - elle fasse preuve d'un bouillonnement
qui peut augurer d'une vitalité croissante. Ce qui est le
cas pour d'autres pays, déjà cités.

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Combien peut-il y avoir d'alchimistes et de
iatrochimistes pratiquants en France ? D'après les
informations dont je dispose, ils seraient environ deux
cent cinquante, dont une dizaine dans l'Est. En ne
comptant pas les personnes qui s'y intéressent d'un
point de vue purement intellectuel ; dans ce cas, les
chiffres grimpent.
Comme vu plus haut, il y a différentes écoles et
différentes pratiques. Comme partout, une certaine
concurrence existe.
Les personnes qui m'ont aidées lors de mon enquête
reflètent cela. Et pour mieux le faire comprendre, il est
temps de les présenter.

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LES INFORMATEURS

Mon enquête s'est concentrée sur quatre personnes,
dont j'ai obtenu plusieurs entretiens prolongés.

Je ne les ai pas rencontrées en même temps. C'est
Pierre que j'ai rencontré en premier. Cela s'est passé
pendant l'hiver 1990. Je l'ai vu six fois en tout, le soir,
moment propice à de longs échanges.

Puis j'ai rencontré Jean, ami de Pierre. Il habite dans les
environs de Metz. Avec lui, le contact a été
particulièrement bon. Aussi, ai-je pu être présent lors
d'opérations alchimiques, et pu comprendre de visu ce
qu'impliquait cette démarche. Grâce à lui, j'ai pu

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participer aux deux réunions annuelles, l'une en mai
1990, l'autre en avril 1991. Là, j'ai rencontré d'autres
personnes, comme évoqué plus haut.

Jean m'a beaucoup appris. Les techniques spagyriques,
entre autres. Jean est un homme aimable, gentil,
serviable, ouvert. Sa femme Odile également, plus
discrète mais non moins efficace. Je suis allé sept fois
en Lorraine, en week-end entre mars 1990 et avril
1991, sauf la première fois, où j'ai passé deux heures
pour entrer en contact.

Jean m'a parlé de Diane, et m'en a donné les
coordonnées. C'est une dame qui habite dans les
Vosges. Le contact a été difficile.

Je l'ai vue quatre fois à ce jour - en 1990 -, chaque fois
pendant un après-midi. Je n'ai jamais pu entrer dans
son laboratoire. Il me semble que, de toutes les
personnes que j'ai vues, elle est sûrement la seule qui
puisse pratiquer dans des conditions optimales :
disponibilité, isolement, espace...

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Quant au quatrième personnage, Basile, c'est aussi un
ami de Pierre. Il vit à Strasbourg et il n'y eut aucune
difficulté majeure pour entrer en contact avec lui. Je l'ai
vu cinq fois - entre juin 1990 et février 1991. Le contact
a été bon, nous avons très vite sympathisé.

Faisons plus ample connaissance avec ces personnes.

Jean et Odile :
Jean a 43 ans. Il est guérisseur et alchimiste praticien, il
possède son propre laboratoire, chez lui. Il y mène ses
expériences, et est aidé en cela par sa compagne, Odile
(38 ans). Il partage son temps entre son activité de
thérapeute et celle d'alchimiste. Il vit à proximité de
Metz où il habite une maison avec jardin et
dépendances, toutes choses utiles dans ses activités. Il
ne mêle pas l'alchimie à son activité professionnelle,
dit-il.

Pour Jean, c'est une expérience mystique ayant eu lieu
dans sa jeunesse, à 7 ans, pendant un office religieux,

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qui a tout déclenché. Mais cette expérience est restée
pendant longtemps enfouie à l'intérieur de lui-même.
En effet, il s'est très vite engagé dans l'armée où il a fait
carrière - par nécessité -. Il a terminé son contrat dans
les îles, où il a été en contact avec les expérimentations
nucléaires, ce qui l'a porté à une réflexion profonde sur
la matière et ses pouvoirs. Puis il a pris sa retraite très
tôt, vers 35 ans. Ce n'est que là que son expérience de
jeunesse est revenue à sa conscience, et où il a réalisé
l'importance que revêtait pour lui cet évènement. Il
"s'est découvert des dons de guérison", de
magnétisme, et a décidé de s'installer professionnel-
lement, il y a 7 ans, afin de faire profiter les gens de ce
don du Créateur, comme il aime à le dire. Au début,
ayant sa retraite de militaire, il ne demandait pas
d'argent pour ses consultations. Si les gens le voulaient,
ils pouvaient faire un don. Maintenant, il demande une
somme modique. C'est un homme pour qui les choses
ne se font pas sans l'accord du Créateur. Jean ne
cherche pas d'explications fumeuses et des théories
compliquées, il fait, et cela agit. Tout en pratiquant le

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magnétisme en cabinet, il s'est engagé sur le "chemin
hermétique" dans un but d'évolution spirituelle il y a 5
ans de cela. Accompagné en cela par sa compagne,
Odile. Ils travaillent ensemble dans le laboratoire, se
partagent les tâches et avancent petit à petit sur ce
chemin. En ce qui concerne l'alchimie, il applique le
même principe : il met l'expérience en route, et c'est le
Créateur qui permet sa réussite. Ses techniques :
méditation, recueillement et don de soi.

Le laboratoire est installé dans la cuisine, assez vaste.
Une longue table, encombrée de matériel de
laboratoire et d'appareils de construction personnelle,
occupe le tiers de la cuisine. Sous la table, un four à
émaux, des bonbonnes pour récupérer les liquides de
distillation. Une dépendance, à l'extérieur de la maison,
sert à stocker les élixirs, et à les maintenir hors de
portée des "étrangers". Un réfrigérateur, transformé en

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couveuse, sert à faire circuler45 les élixirs en cours de
préparation. Un jardin est attenant à la maison dont
une partie sert aux opérations nécessitant l'extérieur
(récupération, de la rosée, d'eau d'orage, four
spécialisé dans l'extraction de l'antimoine, calcination
des plantes en grande quantités...).

Si Jean et Odile sont des alchimistes, ils sont de
mauvais astrologues. Ils n'ont aucune affinité avec
l'astrologie et ne savent utiliser un thème astrologique
de manière suffisamment correcte afin de déterminer
les meilleurs moments pour commencer une opération.
C'est donc la méthode des heures planétaires46 qui est

45 - Nous verrons, plus loin, le détail des principales opérations
spagyriques.

46 - Il s'agit d'une méthode fractionnant la journée en douze heures
diurnes et douze heures nocturnes. C'est le lever du Soleil et son
coucher qui détermine la durée du jour. Puis, chaque jour
commence par sa planète : la première heure du lundi est l'heure
de la Lune, la première heure du mardi est celle de mars... Les
planètes des heures du jour se suivent ensuite selon un ordre
immuable : Lune, Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure, et

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utilisée. Cette méthode, qui ne nécessite aucune
connaissance particulière en astrologie, impose tout de
même quelques calculs, mais très simples. Il est très
courant de voir des alchimistes, ou même des mages et
sorciers, incapables de se servir de l'astrologie.

Jean est un homme proche de la terre, d'une foi
profonde. Il a confiance dans le Créateur, qu'il préfère
appeler ainsi par profond respect. Parfois il l'appelle
aussi "Grand-Père". On sent en lui une profonde
affection pour tout ce qui touche à la nature. Ses
paroles sont toujours sages et mesurées, pleines de
tolérances. On a du mal à l'imaginer comme militaire,
et pourtant... Jean voit le monde comme une grande
famille où tous les membres sont liés les uns aux autres
par des liens profonds. Ainsi, quand il magnétise une

ainsi de suite jusqu'au jour suivant où l'on commence de nouveau
par la planète du jour. En pratique, si le iatrochimiste désire
travailler sur une plante régie par Mars (cela fait référence à la
théorie des signatures), il devra commencer son travail dans une
heure du jour ou de la nuit régie par Mars.

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personne, magnétise-t-il un frère. Quand il manipule,
du minerai pour ses expériences, c'est également son
frère qu'il manipule. Les plantes sont ses soeurs...
L'univers, pour lui, est un tout, une unité, une grande
famille...

Pierre :
Pierre est un érudit. Il a 42 ans. Son domaine de
prédilection est l'alchimie dont il connaît
profondément la philosophie, les pratiques, la
littérature. Il s'intéresse également à la magie
cérémonielle d'Occident et aux sociétés secrètes
occidentales. Car, pour lui, les techniques et pratiques
orientales ou africaines sont faites pour les peuples qui
les ont mises au point. Ce qui correspond aux
structures mentales de l'homme d'Occident est ce qui a
été élaboré en Occident. Il se réfère à la culture judéo-
chrétienne et à son courant ésotérique.

Il ne possède pas de laboratoire, préférant la
"méditation philosophique" à l'aspect pratique. Son
activité professionnelle se situe dans le social. Il est

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marié, mais son épouse ne participe pas à son intérêt
pour l'hermétisme. Ils vivent dans la banlieue de
Strasbourg, dans une petite maison.

Ce n'est que grâce à une sympathie mutuelle que j'ai
pu entrer dans "son monde". Il connaît beaucoup de
langues mortes : araméen, copte, latin, grec, égyptien,
hébreux. Il les lit dans le texte, et adore décrypter les
traités anciens, particulièrement ceux de magie et
d'alchimie. C'est sa passion. C'est ainsi qu'il a acquis
une connaissance approfondie des courants
alchimiques et magiques. Ce n'est pas un praticien de
laboratoire, il n'a pas assez de sens pratique pour cela.
C'est un érudit, un homme pour qui le savoir est une
voie spirituelle. Un homme qui pense que les Anciens
avaient une profonde connaissance de l'univers, et
qu'ils ont transmis cette connaissance aux générations
futures. À elles de savoir suivre le fil d'Ariane, et de
déchirer le Voile d'Isis.

Pierre a toujours été attiré par le secret. C'est un
personnage introverti, passionné par les livres. Il est

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titulaire d'un DEA en théologie protestante. Pour lui,
l'homme, s'il veut avancer sur le chemin de la
Connaissance, doit apprendre à organiser son monde
intérieur. La mémoire doit être entraînée à stocker une
multitude d'informations. Pour cela, il faut procéder
par associations d'idées, et imbriquer les données les
unes avec les autres. Utiliser les symboles et les
correspondances, ramifier les sujets, comme les
branches d'un arbre. Car il ne faut rien oublier, il faut
savoir se remémorer chaque concept, chaque détail. Ce
n'est qu'à ce prix que l'adepte peut avancer sur le
chemin. D'autre part, ce travail sur soi-même, sur les
symboles, doit permettre de développer l'intuition, le
contact avec l'Invisible. Ce que Pierre appelle l'Invisible,
est une notion assez floue. Il le décrit comme un plan
d'existence où agissent des forces naturelles, que
certaines personnes verraient sous forme de gnomes,
d'elfes, de trolls... créatures attachées à un élément
(terre, air, eau, feu) et qui agiraient uniquement dans le
domaine qui leur échoit. Ces forces seraient
manipulables par l'initié, à condition qu'il ait acquis une

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certaine maîtrise de ces éléments. De nombreux
moyens sont utilisables pour entreprendre cette tâche :
de nombreuses cultures de par le monde les utilisent.
Pour Pierre, l'homme d'Occident dispose de différents
outils pour manipuler ces forces : la magie, la
sorcellerie et l'alchimie. La magie et la sorcellerie en
manipulant des symboles. Et l'alchimie en manipulant
la matière. Car symboles et matière sont énergie ; et
l'énergie, bien maîtrisée et canalisée par l'adepte,
produit l'effet escompté. Cet effet se manifeste d'abord
dans l'Invisible, puis dans le monde physique.
Évidemment ces pratiques ne sont pas sans dangers,
des risques existent, qui peuvent mettre en question la
santé de l'officiant, que ce soit du point de vue mental
ou physique. Aussi des étapes doivent être respectées.
D'où la notion de secret. Car le secret sert à protéger
l'ignorant contre lui-même, contre les dangers qui le
guettent par une utilisation inadéquate de certaines
forces. Aussi, les traités sont-ils codés, les étapes de
l'Oeuvre alchimique dévoilées petit à petit, par rêves
ou intuitions provenant de l'Invisible. C'est en quelque

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sorte l'arbre séphirotique qui montre les passages
initiatiques. Chaque séphiroth correspond à une
planète ou à une opération du Grand Oeuvre. L'on doit
passer de Malkuth (la Terre) au plus haut niveau,
Kether. Schématiquement, voici la structure de l'arbre
séphirotique (voir figure page suivante) :

- Au plus bas le monde physique, Assiah, représenté
par Malkuth, monde dans lequel l'homme prend
connaissance des choses à travers ses sens physiques.
Élément terre.

- Puis, Yetzirah (création), ou monde astral. Trois
séphiroth y sont liés : Netzach (Vénus), Hod (Mercure),
Yesod (Lune). Elément eau. Ce monde est ouvert par la
Pierre Végétale. Seule l'alchimie métallique permet
d'atteindre le monde suivant :

- Briah, le monde des idées créatrices. Elément air.
Trois séphiroth également : Tiphereth (Soleil), Geburah
(Mars), Chesed (Jupiter). C'est la Pierre au Rouge qui
ouvre la porte à ce monde.

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- Atziluth, monde d'énergie pure, composé également
de trois séphiroth : Kether, Chokmah, Binah. Elément
feu. La Pierre Philosophale ouvre cette dernière porte.

Chaque séphiroth correspond en l'homme à un centre
séphirotique ou énergétique qui doit être activé par un
certain type d'élixir, et pour les quatre plans par une
Pierre appropriée.

Voilà donc le cheminement initiatique alchimique tel
que le conçoit Pierre.

Sa vision du monde se calque sur ce schéma de l'arbre
des séphiroth. Les dix séphiroth correspondent à dix
plans d'existence qui doivent être passés un à un. Le
plus bas, Malkuth, est notre monde ; le plus, haut,
Kether, est le monde divin. Les autres correspondent à
différents plans d'existences où se manifestent des
forces cosmiques ou énergétiques. Ces plans peuvent
être "visités", à condition de se mettre dans un état de
conscience adéquat. C'est ce que pratique Pierre par
l'alchimie intérieure. Pierre utilise également une

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symbolique aux multiples correspondances. Les dix
séphiroths correspondent à des plans d'existences, à
des centres énergétiques du corps humains, aux dix
planètes, etc. ; leurs relations symbolisent les chemins
initiatiques, les couloirs énergétiques en l'homme (à
l'image des méridiens d'acupuncture), des portes
d'accès aux différents mondes de l'univers...

Basile :
Basile travaille dans la création publicitaire et vit à
Strasbourg, dans un appartement. Il a 44 ans. Il
pratique ce qu'il appelle la magie verte, qui est une
forme dérivée de la spagyrie. Son domaine est la
pratique, ce qui relève de la théorie ne lui sied guère, il
préfère expérimenter et utiliser "ce qui marche".

Basile a été tout jeune attiré par la nature. Il s'est
beaucoup intéressé aux plantes. Il a fait beaucoup
d'herbiers, des collections d'insectes... En grandissant,
il s'est orienté vers un métier qui lui permettrait de

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vivre. C'est ainsi qu'il a délaissé pendant un moment sa
passion. Mais un jour, en lisant un article sur la spagyrie
dans une revue ésotérique, son intérêt s'est à nouveau
réveillé. Mais cette fois, pour la manipulation des
plantes, et non plus seulement la cueillette. Il avait
découvert la spagyrie. Il dit avoir longtemps étudié,
longtemps médité, longtemps expérimenté.
Aujourd'hui, il affirme ne plus avoir besoin de médecin,
il est capable de se soigner tout seul. Pour lui, la nature
a tout donné à l'homme : tous les remèdes. Et bien
plus, la manière de les préparer pour en tirer des élixirs
prodigieux. Pour cela, il suffit d'être à l'écoute de la
nature et de son for intérieur, par où s'expriment les
esprits de la nature, et les anciens.

Basile voit en la magie verte un art dérivé de la
spagyrie. C'est vrai, dit-il, que la spagyrie l'intéresse,
mais les secrets de la nature le passionnent encore
plus. Pour me donner une idée de cela, il m'a proposé
d'imaginer une rose fraîchement coupée, sa beauté,
puis, avec le temps, sa flétrissure, puis son déclin. Que

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faire pour garder cette beauté ? Il faut calciner la fleur,
me dit-il, la réduire en cendres gris-blanc, puis y ajouter
une eau spéciale. Après diverses manipulations, on
filtre, et on expose aux rayons solaires, lunaires,
stellaires, et on évapore le tout. Ce qu'on recueille est
un produit cristallin que l'on enferme dans un flacon de
verre. Ensuite, à chaque fois que l'on chauffe le verre,
on voit apparaître une rose fraîche et colorée, comme
celle que l'on a cueillie. Dès que le flacon refroidit, la
rose disparaît. On peut recommencer autant de fois
que l'on veut. C'est ce qu'il appelle de la palingénésie.
L'art qui permet de ressusciter les êtres, qu'ils soient
végétaux, animaux ou humains. L'idée de base de la
palingénésie est que l'âme reste attachée à ses
constituants nobles, et les procédés spagyriques
permettent de les isoler, de les purifier et d'augmenter
leur taux vibratoire. Appliquée aux êtres vivants - cette
technique utilise leur sang -, animaux et humains
peuvent donc être réanimés de cette façon. Si le sang47

47 - On comprend mieux, ici, pourquoi les pratiques alchimiques

- 74 -

appartient à un être mort, il s'agit alors d'une opération
nécromantique. Les applications sont diverses, et vont
de la médecine jusqu'à la manipulation des êtres48. La
magie verte, dont la palingénésie est une branche,
serait donc une technique tenant à la fois de l'alchimie
et de la magie.

Basile m'a semblé très pris par cela. Il parle souvent de
recherche, semblant vouloir dire que ces techniques
sont perdues et qu'il lui faut les retrouver. Dans quel
but, trop de résistances et de méfiance de sa part à ce
sujet ne m'ont pas permis d'approfondir. Par certains
côtés, c'est un être fuyant. Il semble pourtant que ce
soit par curiosité.

Ce n'est pas un personnage très patient. Il est toujours
pressé d'obtenir un résultat, les choses ne vont jamais

reposant sur le sang sont occultées. Elles semblent présenter un
danger, non seulement pour la victime, mais aussi pour l'officiant.

48 - Je n'ai pas pu lui faire préciser ce qu'il entendait par là. Cela
semble lui être également assez flou.

- 75 -

assez vite. Aussi, lors de ses opérations de laboratoire,
accélère-t-il le processus, comme j'ai pu l'observer à
plusieurs reprises. Ici, la théorie et la pratique
s'entrechoquent. Peut-être sa méthode suffit-elle pour
lui permettre de se maintenir en bonne santé. Vis à vis
des autres personnes rencontrées, il semble manquer
de la patience nécessaire à la bonne marche des
opérations de laboratoire. Le rêve semble l'emporter,
chez lui, sur la réalité. Et les contradictions foisonnent.

Il fabrique des élixirs sur demande pour des
connaissances. À plusieurs reprises, j'ai pu être présent
lors de certaines de ces opérations. Il semble être
moins attentif aux opérations commandées qu'aux
siennes propres, et auxquelles je n'ai pu assister.

Basile croît aux forces de la nature. Pour lui, elles ne
sont ni mauvaises, ni bonnes. Le Bien et le Mal sont
relatifs, ce sont plutôt des notions humaines,
culturelles. Aussi, il ne trouve rien de choquant à
utiliser des techniques comme la palingénésie. La
nature a été donnée à l'homme afin qu'il en prenne

- 76 -

soin. Dieu est, pour lui, un concept abstrait, c'est plutôt
un principe, le programme de l'univers, en quelque
sorte, les forces qui le régissent. Il croit en l'existence
de différents plans, des plans astraux, où l'on peut
entrer en contact avec les énergies naturelles et en
tirer des informations. Ce qu'il entend exactement par
énergies naturelles, il n'a pu me le préciser, me
répondant par : "Ce sont des forces, c'est un peu
comme si tu te branches sur une banque de données,
tu peux pirater (...)".

Il semble faire peu de cas de l'alchimie classique. Pour
lui le Grand Oeuvre, "c'est beau dans les livres". Il
préfère les "bonnes teintures bien balancées...".

Diane :
Diane - 67 ans - est à la retraite, autrefois
commerçante. Elle vit seule dans une maison isolée
dans la région de St Dié. Elle y a installé un laboratoire
dans une vaste pièce de sa maison. Elle passe la

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majeure partie de son temps à expérimenter. Elle
pratique l'alchimie minérale et métallique. Elle cherche
la Pierre Philosophale.

Diane est une personne difficile à cerner. Pendant
toute la période où elle exerçait une activité
professionnelle, elle a fréquenté les milieux ésotériques
de différentes obédiences - elle n'a pas voulu préciser -.
Elle a l'air d'avoir du mépris pour ces gens : le culte du
maître, les "grands initiés invisibles", les adeptes
manipulés... C'est une des raisons pour lesquelles elle
s'est retirée. L'autre raison, et c'est la plus importante,
est qu'elle désire étudier la voie hermétique en s'y
consacrant à plein temps. Elle vit seule apparemment,
et semble avoir une vie sociale restreinte, d'après ce
qu'elle m'a laissé entendre. Mais il semblerait tout de
même qu'elle rencontre de temps en temps d'autres
alchimistes. Dans quelles conditions, je ne sais. Le
silence a souvent suivi les questions à ce propos.

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C'est une expérimentatrice qui se donne pour but la
Pierre Philosophale en suivant la Tradition au plus près,
dit-elle.

Je n'ai pas eu un très bon contact avec elle. Aussi ne
m'a-t-il pas été possible de bien dialoguer avec elle. J'ai
souvent ressenti un "froid". Elle n'avait pas envie de
perdre son temps précieux avec un "profane". J'ai fait
au mieux.

Si je l'évoque tout de même dans ce mémoire, c'est
qu'elle m'a paru être la seule qui pratique l'alchimie
dans une optique traditionnelle. Pour elle, l'électricité
et tout ce qui est moderne ne peut convenir à
l'alchimiste. Elle dit se lever la nuit pour faire des
opérations, travailler au charbon et au bois, utiliser les
anciennes techniques, les anciens ustensiles, les
fabriquant elle-même ou les faisant fabriquer (où, elle
n'a pas voulu me le dire).

Pour elle, un alchimiste n'est pas alchimiste s'il est
incapable de montrer l'humilité et la patience

- 79 -

nécessaire à l'opus. Aussi, suivre la voie des anciens
est-elle la meilleure - et l'unique - car elle apprend
patience, humilité, respect de la matière et de soi...
C'est un renoncement au monde futile de cette fin de
millénaire. Ça ne l'intéresse pas. Un alchimiste est un
solitaire, dit-elle, aussi doit-il le rester.

Elle a pourtant une voiture. C'est pour mes
déplacements, m'a-t-elle répondu d'un ton sec.

Quand j'ai souhaité m'informer sur sa vision du monde,
elle m'a renvoyé à l'"excellente littérature alchimique".
Elle n'avait apparemment pas envie de perdre du
temps à m'exposer ce qu'elle estimait aller de soi.

Le rêve qu'elle m'a raconté (voir plus loin, page 54)
donne quand même des indications sur sa philosophie.
Cela semble être une voie initiatique à l'écoute de ses
rêves, de ses intuitions... À l'image des anciens, comme
elle m'a dit.

- 80 -

Conclusions sur les informateurs
Rien, de l'extérieur, ne distingue ces quatre personnes
rencontrées - Jean, Basile, Pierre et Diane - des
hommes et des femmes que l'on rencontre tous les
jours. De la même manière que d'autres pratiquent le
Yoga ou le Zen, ils pratiquent ce qu'ils appellent un "Art
Hermétique" - avec conviction -.

Ils présentent des divergences certaines les uns vis-à-
vis des autres, et reflètent diverses tendances qui
existent dans ces pratiques.

Pierre fait partie de ceux qui, de tout temps, ont choisi
la voie spirituelle. Tels ces taoïstes chinois pour qui
l'alchimie est intérieure. À la différence qu'il ne
pratique pas l'alchimie sexuelle, mais utilise la magie
occidentale pour potentialiser ses opérations internes.

Jean et Odile sont plutôt tournés vers la spagyrie,
l'élaboration de remèdes et élixirs spagyriques, qu'ils
disent utiliser pour leur santé et leur évolution
spirituelle.

- 81 -

Basile semble s'être approprié les techniques
spagyriques à des fins moins élevées : il désire la
maîtrise de processus naturels pour des raisons assez
floues. Le fait que des scientifiques commencent à
parler de recréer des espèces disparues - végétales ou
animales - à l'aide d'ADN âgé de millions d'années le
fascine. Il aimerait tellement en faire autant, persuadé
que la science des anciens en était capable.
Diane, elle représente le côté classique de l'alchimie
traditionnelle.

Après cette présentation des personnes sur lesquelles
j'ai enquêté, il me faut présenter brièvement les stades
du travail alchimique, afin de replacer ces personnes
dans ce contexte.

- 82 -

L'ALCHIMIE VUE PAR LES INFORMATEURS

L'alchimie est une discipline complexe, qui regroupe
plusieurs niveaux. En gros, on peut la diviser en trois
parties, consacrées aux trois règnes :
- Alchimie végétale
- Alchimie métallique et minérale
- Alchimie animale.

Prenons la moins connue d'abord.
L'alchimie animale est très secrète. La littérature n'en
fait mention que de manière allusive, ainsi que me l'a

- 83 -

rapporté Pierre. D'après les informations recueillies
jusqu'à présent, elle ne serait pas pratiquée pour des
raisons d'éthique (elle utiliserait le sang, des matières
animales et même humaines). Parmi mes informateurs
Diane n'a pas pu ou voulu me donner d'informations
supplémentaires à ce sujet, Jean ne s'en préoccupe pas,
et Pierre n'y voit qu'expérimentations sans lien direct
avec le Grand Oeuvre. Basile semble s'être penché sur
la question, et y voit une branche de l'alchimie menant
à la palingénésie, comme vu plus haut.

Il est à noter qu'un alchimiste contemporain allemand,
Ulrich Jürgen Heinz, utilise le sang dans sa pratique. En
tant que iatrochimiste, le sang lui sert de technique de
diagnostic de l'état des "patients". Dans la spagyrie
classique, ce diagnostic est établi à l'aide de l'astrologie
et de la théorie des signatures. Pour Heinz, les cristaux
parlent. Ainsi, cristallise-t-il le sang, puis compare ces
cristaux à des cristaux de plantes. Lorsque le type et la
forme des cristaux correspondent, il utilise cette plante
comme base d'un remède spagyrique. Heinz assoit sa

- 84 -

technique sur la théorie spagyrique traditionnelle, tout
en utilisant des techniques modernes : microscope
électronique (observation des cristaux), photographies
(des images des cristaux issues du microscope
électronique), ordinateur (banque d'images de cristaux
facilitant la comparaison et le diagnostic). Pour Heinz
cette technique tend à éliminer le côté imparfait du
diagnostic des médecines classique et homéopatique.

L'alchimie minérale ou métallique est pratiquée par
Diane et Jean. Elle nécessite un équipement lourd. Les
gros fours sont à l'honneur, et ils doivent être
suffisamment efficaces pour fondre les métaux. Des
appareils de distillation spécifiques sont nécessaires
également, pour distiller du mercure, par exemple.
Dans l'histoire de l'alchimie, nombre d'opérateurs ont
succombé, soit aux vapeurs toxiques dégagées par les
manipulations, soit aux explosions. Diane dit être bien
équipée, bien qu'elle n'ait pas voulu me montrer son
laboratoire. Elle avoue que, de temps en temps, un

- 85 -

incident se produit. Jean, lui, entame seulement le
travail métallique, il n'est pas encore bien équipé, il
expérimente beaucoup, tente de mettre au point un
four qui lui permettra de parfaitement extraire
l'antimoine. Diane utilise les méthodes des anciens :
elle soutient que l'alchimie ne peut être pratiquée en
dehors de son contexte, et que les ustensiles sont tout
aussi importants que les manipulations et les attitudes
mentale et sipirituelle.

L'alchimie végétale est en quelque sorte une alchimie
qui prépare aux travaux plus poussés sur les minéraux
et métaux. Bien que très peu évoquée dans les
ouvrages d'alchimie49, elle fait partie du Grand Oeuvre.
Elle représente la voie d'introduction, celle qui initie

49 - Des alchimistes contemporains développent ce sujet et ont édités
des manuels pratiques. Ulrich Jürgen Heinz et Manfred Junius,
pour les allemands ; Les Philosophes de la Nature et Spagy-Nature
pour les français.

- 86 -

aux principes alchimiques. Elle permet, en outre, de se
familiariser avec les manipulations sans trop de danger.
Ce n'est qu'après une parfaite maîtrise de la pratique
végétale, que l'adepte peut entamer la voie minérale et
métallique, plus dangereuse, mais plus puissante. Jean
et Basile, m'en ont longuement parlé. J'ai pu suivre des
expériences et voir comment on traite les plantes de ce
point de vue.

La Pierre Philosophale n'est pas la seule pierre que
prépare l'alchimiste. La Pierre Végétale en est une
autre. Jean, justement, y travaille, et m'a confié qu'il
avait déjà entamé son élaboration, sans succès. Il en
est à sa deuxième tentative. Ce qui montre, me dit-il,
que même si certaines personnes considèrent le
"végétal" comme une voie facile, tout est relatif. Car
cette étape, comme toute opération alchimique,
demande des soins attentifs, une attitude mentale
spécifique, et une patience à toute épreuve. Aussi,
ajoute-t-il, n'est-il pas étonnant que la plus petite

- 87 -

erreur mette en danger tout le travail accompli
jusqu'alors.

Deux grandes distinctions se dégagent, m'explique
Pierre : la voie spagyrique ou iatrochimique et la voie
purement alchimique. La spagyrie a comme objet la
préparation de remèdes sur les bases de la science
d'Hermès. La iatrochimie utilise aussi bien des plantes
que des minéraux, des métaux, ou des parties animales
(comme l'homéopathie, d'ailleurs). L'alchimie est une
voie spirituelle dont le but réside en l'accomplissement
du Grand Œuvre. L'adepte doit donc tendre à élaborer
la Pierre Philosophale qui lui donnera tout un tas de
résultats dont : l'Illumination, la longue vie, la faculté
de transmuter du plomb en or, de guérir n'importe
quelle maladie - car la Pierre des Philosophes est l'Élixir
Universel, qui non seulement guérit toutes les
maladies, mais confère la vie éternelle... -. On peut
comprendre que les adeptes ayant choisi cette voie,
dédaignent les iatrochimistes, trop matérialistes à leur

- 88 -

goût. D'autant plus que les iatrochimistes seraient
incapables de percer les secrets de la nature, de
parfaire son travail, et, par voie de conséquence, de
réaliser des transmutations. C'est l'avis de Diane.
Pierre donne toute son importance à cette voie
spirituelle. Et la pratique de l'alchimie intérieure serait
la voie la plus pure, dit-il, celle où le dédale de la
matière ne peut avoir prise.

- 89 -

LES BUTS DE L'ALCHIMIE
D'APRES MES INFORMATEURS

On peut en dénombrer plusieurs :

- L'amélioration de la santé. Le but ultime est
l'allongement de la vie. Cependant, avant d'en arriver
là, il faut remettre le corps humain en état. Guérir les
maladies, améliorer la résistance aux infections,
stress... Il existe donc une pratique alchimique
thérapeutique. Cette pratique est décrite comme
efficace, reposant sur une vision de l'"énergétique
humaine" différente de celle de la médecine officielle.

- 90 -

On peut plutôt la décrire comme une vision holistique
de l'homme. Elle se différencie aussi d'autres
techniques telles l'homéopathie, l'acupuncture, la
phytothérapie, etc... Tous mes informateurs sont
d'accord sur ce point.

- Une autre des finalités de l'alchimie est de percer les
secrets de la nature et les secrets de la vie pour
accélérer et transcender les processus naturels.
L'alchimiste veut parfaire le travail de la nature pour la
sacraliser, en conformité avec les lois divines (l'or est la
substance la plus parfaite, d'après Diane). A l'inverse,
de la science moderne qui veut dominer la nature,
percer ses secrets pour la supplanter.

- L'alchimie peut aussi être une pratique d'évolution
spirituelle (pas à la portée de toutes les bourses
toutefois, puisque le matériel de laboratoire est
onéreux). La transmutation des métaux vils en or n'est,

- 91 -

là, qu'un élément du Grand Oeuvre dont le but est la
transmutation spirituelle de l'alchimiste. Cette
transmutation des métaux n'est pas, ainsi, un but en
soi, mais seulement une étape (Pierre, Jean, Diane).

Les buts de Jean, sont au premier abord, dévolus à son
évolution spirituelle. En écoutant son discours,
toutefois, on se rend compte, qu'il est plus intéressé
par les propriétés curatives de ses élixirs. Il se défend
de les utiliser dans son activité de guérisseur. Par
contre, il en fabrique un grand nombre, avec l'aide de
sa compagne. Ils leur servent, disent-ils, à se soigner, à
équilibrer leur corps et leur mental, afin de se préparer,
physiquement, psychologiquement et spirituellement,
à l'initiation alchimique. Ces élixirs, en préparant le
corps, "permettront à l'âme de s'ouvrir à des niveaux
de conscience plus élevés, à percevoir les données d'un
monde vibratoire plus subtil", et d'y puiser l'inspiration
pour la poursuite des travaux alchimiques.

Basile, on l'a déjà vu, dit utiliser la spagyrie pour se
soigner. En fait, son discours laisse transparaître un

- 92 -

instinct de puissance larvé. En effet, Basile cherche à
dominer la matière. Il désire "immortaliser les plantes,
garder leurs substances les plus pures, afin de leur
éviter de mourir". Une utopie, qui cache peut-être sa
peur de la mort.

Pierre voit dans l'alchimie un moyen d'évolution
spirituelle. Pour lui, point n'est besoin de laboratoire.
Un oratoire peut suffire, car, comme les anciens
taoïstes, Pierre préfère une alchimie intérieure, basée
sur la méditation des anciens textes. De son point de
vue, le corps humain est un laboratoire alchimique en
tant que tel. À chaque instant, le corps transmute des
substances : il transmute l'air que nous respirons, les
aliments que nous ingérons, l'énergie subtile qui nous
traverse (le Ki des chinois, ou le Ka des Égyptiens). Les
pensées peuvent être contrôlées pour provoquer des
transmutations psychiques. C'est ainsi que Pierre
pratique, dans le silence, avec les Anciens comme
guides spirituels.

- 93 -

Diane laisse transparaitre, dans son discours, la volonté
d'arriver à percer le secret de la Pierre Philosophale
dans cette vie-ci. Ses buts sont clairs : évolution
spirituelle, oui ; maitrise de la matière, oui aussi.
Pouvoir, puissance, longue vie, sont des thèmes qui
reviennent souvent dans son discours. Sans toutefois
qu'il soit possible de savoir si ce discours est stéréotypé
ou s'il est sincère. Ou alors, a-t-elle estimé préférable
de me raconter une belle histoire qui "colle" avec
l'image des alchimistes ? Je ne sais. Le fait qu'elle n'ait
pas voulu me laisser visiter son laboratoire laisse
supposer que des personnes "profanes" ne peuvent y
entrer. Les substances sont en effet sensibles aux
"vibrations" et aux pensées des êtres vivants, humains
ou animaux (l'accès à un laboratoire alchimique est en
principe interdit à tout animal et à tout humain non-
initié).

Voyons maintenant quelles ont été les difficultés de
l'enquête parmi ces personnages.

- 94 -

LES DIFFICULTÉS DE L'ENQUÊTE

- Tout d'abord, il s'est surtout agi, pour moi, d'un
problème de connaissances. Il m'a fallu me familiariser,
non seulement avec le "jargon" alchimique (pierre
végétale, spiritus vini, solve coagula, élixir, teinture,
menstrum...), mais aussi avec des détails pratiques
concernant des procédés de laboratoire (qu'est-ce
qu'une distillation, une extraction, une putréfaction,
une imbibition...), et des objets (qu'est-ce qu'un ballon,
une cornue, un soxhlet, une sphère de Kjedahl...).

- 95 -

Une fois ces données à peu près claires, j'ai dû les
ordonner, de manière à pouvoir comprendre le
discours des alchimistes. Cela a pris du temps.

- Une autre difficulté : arriver à convaincre, à mettre
suffisamment en confiance pour qu'on me parle et
qu'on me permette de voir certaines choses. Pour
certains (Jean, Pierre et Basile), cela n'a pas été trop
difficile. Certainement parce que ce qu'ils m'ont dit et
montré ne portait pas à conséquences et ne devait pas
interférer trop dans leurs travaux.

En fait, je pense n'avoir pas encore pu observer un
véritable travail alchimique, dans les conditions
spécifiées par les Anciens. J'ai vu des opérations, dont
certaines m'étaient présentées comme réelles (chez
Jean et Basile), et d'autres dont il était clair qu'elles
n'étaient que des démonstrations (Jean).

Parmi ces opérations réelles, il est toujours possible
qu'elles n'aient été, en fait, que des démonstrations.

- 96 -

Sachant l'énorme importance, en alchimie, de
l'équation personnelle de l'opérateur, ma présence
pouvait être un facteur d'incertitude quant à la réussite
de l'opération. En ce sens, bien que Jean (car il s'agit
d'opérations effectuées par lui), m'ait assuré que cela
ne pouvait pas être dans ce cas particulier, je ne puis
écarter le doute. Toutefois, juger de cela est en dehors
de mes compétences à l'heure actuelle. Le seul moyen
d'acquérir des éléments de réponse est d'entrer dans la
pratique réelle. D'un autre côté, il est dit (Pierre) que
l'équation personnelle joue assez peu dans les
opérations purement spagyriques, alors qu'elle est
d'une importance capitale, dès qu'on entame le
premier degré de l'Oeuvre proprement dit.

- Autre difficulté : la mémoire. Ce sont des personnes
qui attachent beaucoup d'importance à la mémoire.
Aussi, j'ai pu écouter, voir, prendre des notes. Mais je
n'ai pu photographier ni enregistrer. Aussi, ai-je dû
faire un effort supplémentaire pour mémoriser un

- 97 -

maximum de choses. Mes outils étaient donc le papier,
le crayon, ma mémoire et mon sens de l'observation. Il
ne m'a donc pas été possible de rétablir les interviewes
dans le texte originel, d'où le peu de citations littérales
de mes informateurs.

- Le problème du secret : j'ai constaté que la sympathie
ne suffit pas. Le secret existe bel et bien (telle ou telle
attitude envers moi pendant les réunions annuelles, un
signe de connivence entre Jean et Odile, un silence de
Pierre, un signe ou un regard profond de Diane...). Je
n'ai pu percer ce voile. Bien sûr, il est relativement
facile d'avoir accès à une certaine somme de
connaissances. Après tout, beaucoup de choses sont
publiées, et je n'ai pas eu de difficultés majeures à
entrer en contact avec les personnes de mon enquête -
à part avec Diane -.

- 98 -

Pour être sûr des résultats obtenus, il faut soi-même
pratiquer, me dit-on. Car, en fait, le but est atteint
grâce à l'expérience de l'opérateur. Tout le reste, livres,
manuels, conseils..., ne représentent qu'une somme de
guides. D'après Pierre, c'est l'intuition qui avertit
l'adepte du fait qu'il est sur la bonne voie. Jean a une
vision similaire des choses. Diane parle de rêves, elle
m'en a raconté un (noté in extenso) :

"J'avais rendez-vous avec un groupe de chercheurs en
alchimie. La journée était splendide, un soleil
magnifique. Arrivée à l'adresse indiquée, j'entre dans
un jardin luxuriant, ma mallette avec les documents
concernant mes dernières expériences à la main.
J'appelle, rien. Peu après, la porte du jardin s'ouvre
(c'est une porte métallique), et une jeune femme
souriante, m'invite à la suivre. Nous traversons une
petite cour, et entrons dans une maison. Je n'arrive pas
à en estimer la grandeur. Nous entrons par une porte
étroite et blindée. Derrière la porte, une grande pièce,
sorte de cuisine, où se trouvent plusieurs personnes :

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ce sont tous les membres de la famille (le groupe
d'alchimistes s'est transformé en une famille). La jeune
femme fait les présentations : le fils, spécialiste des
plantes ; la fille, excellente cuisinière ; la grand-mère,
plus ou moins sorcière ; et, dans un coin de la pièce, le
"vieux", grand alchimiste, sombre et silencieux ; elle-
même, spagyriste confirmée. Je veux entamer la
conversation et parler de mes travaux, j'ouvre ma
mallette pour en sortir les documents. À ce moment, le
"vieux" se lève et, autoritaire, me demande de le
suivre. Ce que je fais sans discuter. Il me mène dans de
nombreuses pièces de la maison, en maintenant le
silence. Puis, nous arrivons dans un long couloir, large,
dont les murs sont couverts d'étagères remplies de
bocaux divers et variés renfermant des substances
étranges et exotiques. À ce stade, le "vieux" s'arrête, et
se met à me commenter le contenu de certains bocaux,
les uns contiennent des fragments minéraux nageant
dans des liquides de couleurs fantastiques, d'autres des
matières indéfinissables, d'une beauté à couper le
souffle. Il y en a des milliers, côte à côte sur les

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