The words you are searching are inside this book. To get more targeted content, please make full-text search by clicking here.
Discover the best professional documents and content resources in AnyFlip Document Base.
Search
Published by , 2017-06-19 23:07:57

La Dolphopédie ou le signe du dauphin

La Dolphopédie ou le signe du dauphin

La Vallée Bleue

Un homme tombé sur le trottoir et des dizaines de passants pressés, ne tournant même pas la
tête, rendaient difficile la juxtaposition dans le même espace.

A côté de son père, Claude attendait le feu vert tout en se demandant s’il n’avait pas
d’hallucinations. L’homme recroquevillé sur le trottoir, un peu à l’écart, près d’un mur, comme pour
ne pas déranger, n’attirait que des regards indifférents et fugitifs. Tache d’anormalité fâcheuse dans
le paysage. Pourtant, l’homme continuait de rester immobile, dans une position de fœtus fatigué
d’attendre, d’être expulsé d’un utérus hétéroclite et indifférent.

Claude voulut s’approcher, mais son père lui siffla à voix basse de se mêler de ses affaires
plutôt que de se laisser impressionner par le spectacle vulgaire d’un mendiant, assurément ivre mort.
Le garçon obéit mais sa haine ​contre s​ on père devint plus farouche encore, même si une autre
pensée se frayait une place dans sa tête : « Il paraît que dehors il y a des clones de mon père, il n’est
pas le seul monstre/salaud du monde ». Amère consolation pendant que ses yeux s’emplissaient de
l’image crue de l’impuissance dont personne ne voulait et qui offensait l’ordre des choses.

(Claude avait dix-huit ans et des souffrances d’un prisonnier à tort. Il avait appris à s’évader de
sa geôle tout en restant là. )

Une fois rentré, le jeune homme s’enferma dans sa chambre, fixa les écouteurs sur les oreilles
et se mit devant son ordinateur, configuré de manière à ce que personne, même pas son père, ne
puisse jamais en pénétrer le labyrinthe. S’il avait jeté un coup d’œil sur un site de faits divers ou
d’actualités, il aurait vu la suite de l’incident de la rue : un inconnu non encore identifié,
apparemment mendiant, était décédé dans la rue, à cause d’un stop cardio-respiratoire. Mais le
monde du dehors n’était pas sa priorité quand il la sentait rôder, cette sacrée nausée, contre laquelle
il n’y avait qu’une thérapie : la Vallée.

Il s’était penché pour ramasser des cailloux lisses, aux reflets dorés. On aurait dit de petits
globes d’ambre, seules reliques d’une mer secrète dont lui parlait souvent son grand-père. Il n’y
avait jamais cru, comme il ne le croyait maintenant non plus, pourtant il s’abandonnait à la légende
comme le plongeur cède à l’ivresse des profondeurs.

Il ne s’expliquait pas du tout cette passion soudaine pour les rocs, d’autant plus qu’il n’en savait
rien de rien et qu’à défaut d’une révélation géologique, archéologique et de toute autre nature
scientifique, la récolte déjà impressionnante de pierres de toutes sortes lui procurait une émotion
inexprimable, jamais éprouvée auparavant. Heureusement, il habitait seul. Il n’y avait donc
personne qui s’en plaigne.

Si Nathalie l’avait vu, elle lui aurait souri, comme d’habitude. Il ne connaissait personne de
plus tolérant que Nathalie. La fée des circonstances atténuantes. « T’en fais pas. Il suffit de si peu
pour jouer. A moins qu’on le veuille. » « Malgré soi, aussi ? » « Ah, surtout ça ».

Leurs petites conversations sur des riens dont la candeur pouvait effacer les cris du monde. S’il
avait eu une sœur comme Nathalie, il aurait su traverser l’enfance sans canot de sauvetage. Une
sœur comme Nathalie, mais pas Nathalie. Si, au moins, il savait comment lui dire.

Ces cailloux dorés devant lui, ovales et si bien polis qu’ils semblaient sortis d’un atelier
mystérieux lui attirèrent aussitôt l’attention. Quand il en toucha un, le paysage s’émietta et le matin
disparut. Claude éprouva pour la première fois la dislocation provoquée par le vertige.

« Claude ! »

L’écho de la voix de son père s’accrochant aux arbres, près de lui. Du paysage, il en restait le
vent, soufflant comme son père.

« Tu n’as rien lu cette semaine ! Tu m’entends ? Des écrivains o-bli-ga-toires ! »

« Mais, mon père, ne faudrait-il pas pouvoir choisir ? S’ils deviennent obligatoires, les écrivains
ne se distinguent plus des dictateurs ! »

« Ne joue pas avec les mots ! Devrais-je te rappeler qu’avant de faire le spirituel avec moi, il
faut que tu le deviennes vraiment ? Alors ? Déjà quatorze ans et des lectures tellement …
quelconques !»

« Tout ça, c’est difficile à lire… crois-moi ! De vrais despotes, ces écrivains ! Si, pour
comprendre, on a besoin d’une armée de critiques littéraires et de commentaires, de professeurs qui
découvrent et qui s’émeuvent, que je suspecte, d’ailleurs, d’obédience absolue, pendant que moi, je
ne découvre rien et je ne m’attendris pas, à quoi bon continuer ? »

La gifle lourde de son père sur sa joue. Il avait osé lever un regard étonné et la seconde gifle,
sifflante, avait déchiré l’air avant de toucher l’autre joue. La gifle, plus lourde que la boule de neige
endurcie, reçue en pleine figure quand il faisait, tout petit, de la luge. Une boule sale lancée par un
gamin effronté. La joue brûlante, la main sur la joue ayant attrapé la lentille qui tombait. Ses
lunettes d’habitude embuées. Et la voix de son père qui trouvait toujours les mots justes, après avoir
si clairement révélé les fautes : « Tu aurais dû les enlever auparavant, tes lunettes, comment vas-tu
te débrouiller maintenant ? Le temps d’en procurer d’autres, comment feras-tu tes leçons ? Et toi ?
s’était-il tourné vers sa femme. Tu l’as laissé sortir à la luge avec ces écervelés ? Pourquoi avec les
lunettes ? Avait-il au moins fini ses devoirs ? Qui de vous paiera ces sacrées lunettes, hein ? Les
mensualités, les impôts, les factures ? Les miracles, fini le stock ! Ça c’est épuisé depuis longtemps,
vous ne le saviez pas ? »

Ses questions naissaient les unes des autres sur un bruit de portes claquées, de vitres ébranlées.
Une fois jetée la première, le reste venait en vagues successives et se brisaient contre la falaise
érodée et grise de ses oreilles Les mains de sa mère sur ses joues brûlantes et il ne savait pas
toujours ce qui était plus chaud, son visage à lui ou ses larmes à elle, ce qui le berçait davantage, le
sommeil où il se réfugiait ou ses bras à elle le serrant pour l’empêcher de tomber quand il descendait
dans le sommeil.

Il ouvrit les yeux et mit du temps à comprendre ce qu’il cherchait là, au pied de la colline, assis
sur une pierre rougeâtre, son sac sur la ronce, à côté. Il se rappela la crispation des doigts sur les
petits cailloux, blottis dans la poche du veston. Dans l’autre poche, le bout de papier fin, plié en

quatre. Le billet de Nathalie. Un monde à découvrir, à lui seul. Tout cela, parce qu’il n’avait pas su
comment lui dire.

Il se leva, scruta la vallée et se décida.

Libérée du brouillard et se découvrant au soleil par petits tours de magie, La Ronde eut l’air d’un
animal fabuleux tombé, en plein sommeil, de nulle part. « A moins que cela dure… ». Claude
descendit la pente escarpée, après avoir jeté un dernier coup d’œil derrière lui.

Il avait douze ans quand il avait vu pour la première fois la vallée. Malgré lui et à l’insu de tout le
monde. Il en avait si bien caché le secret, que souvent cette image lointaine se confondait avec les
rêves qui, chaque nuit depuis, avaient fini par jalonner sa biographie secrète.

Son père l’avait quand-même averti :
- Ne t’éloigne pas ! D’ailleurs, on va rester très peu, on va juste casser la croûte, se reposer,

prendre quelques photos de ces superbes montagnes…
Rigoureux, comme toujours, son père qui planifiait les joies de chacun, les parties du relief qui
devaient plaire ou non

- Alors, tu ne mettras pas les pieds dans la vallée, compris ?
- D’accord, j’ai compris.
Il aurait eu envie de désobéir, uniquement pour savourer la rage qui se serait emparée de son père,
si facile à vexer, mais il n’a pas risqué. Sa chance était venue du côté du carburateur. Devant le
désastre, son père avait invectivé pendant quelques minutes comme s’il s’était agi d’une
conspiration et avait fini, selon la règle, par incriminer sa femme : « Si tu ne m’avais pas assommé
avec cette histoire de tuyaux et de fuite d’eau, j’aurais eu le temps de vérifier ce maudit carburateur
avant le départ, à moins que ce ne soit que ça !… »

Il s’était mis au travail tout en maugréant, manches retroussées et des outils tout autour.
Désemparé, le gamin s’était assis sur l’herbe. Comme d’habitude, mieux valait garder le silence
pendant de tels moments. Il n’arrivait pas à se débarrasser d’une pensée tenace : « Et si je me
laissais glisser l​ à-dedans​ ? »


Click to View FlipBook Version