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Published by Yannick Jolliet, 2019-09-20 18:41:26

1 LETTRE D'OUESSANT (avec couverture)

1 LETTRE D'OUESSANT (avec couverture)

LETTRE D'OUESSANT

Gilbert Jolliet

I

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

A Sylvie Eschbach

Je t'écris du balcon du phare dont j'ai oublié le nom.
Tu t'en souviens, soeur-amour, ma retraite n'avait pas de nom, pas de
lieu non plus quand on se disputait nos vacances. J'évoquais
simplement une escale, un port intermédiaire.
Ce pouvait être dans la forêt, un repaire; dans les montagnes, un
refuge; un mirador dans les marais. Mon besoin était de silence. J'en
ignorais la couleur.
Tu t'es méfiée de ce phare quand il s'est dressé dans mon évidence. Tu
as craint pour moi. Je te donne raison. L'océan est un aimant
éblouissant quand on l'écoute.
Dans cet ultime escalier qui tournoie sous le ciel, il n'y a que la
lumière qui palpite. Toute évasion s'interdit.
L'immense est tellement immense et la solitude si dense que la
moindre mémoire s'essouffle, les plus minces plus tard n'ont plus de
poids. On reste à l'ancre.
Voilà pourquoi, soeur-amour, je n'ai pas ouvert l'écrin de nos
souvenirs. Je n'ai pas inventé non plus d'autres trésors à partager.
Même la pièce de théâtre que je me proposais d'écrire reste et restera
le miroir d'un espace innommable. Ni réplique, ni décor.
Une évanescence. Rien d'autre.

II

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

Le temps s'attarde ce matin. Le jour diffuse un mohair humide et
l'écran de laine efface les horizons. Heureuse pèlerine qui me laisse à
te parler.
Car la nuit fut terrifiante. Le géant tremblait. Toutes les gueules de
l'enfer se sont acharnées contre son arrogance et quelques assauts ont
suffi pour saper les vanités du guetteur.
Tu l'as sans doute connue, soeur-amour, dans tes murs tragiques ou
dans tes vastes blancheurs, cette effroyable délivrance qu'on éprouve à
être démuni. La puissance des rafales nous fascine, nous laisse à la
merci des cauchemars et nous force à veiller, les yeux exorbités.
Fureur et folie! Au plus fort de la tempête, j'ai même vu l'île rompre
ses amarres.
Les démons se sont déchaînés sans relâche, jusqu'à la charnière du
vide. Alors, aux confins du visible, une presque lueur, à peine
bleuâtre, puis bleu clair, puis douce. Alors, une lisière ardente s'est
avancée à la tête d'un continent.
La frontière de feu devait embraser tout le vide qui se pressait derrière
les nuages et bientôt l'incendie a sublimé les ombres et le monde est
venu, limpide.
Maintenant que les champs lucides occupent tout l'espace, j'y baigne.
Cette stèle de granit, censée battre la mesure pour les peuples du large,
aura été tout à la fois ma tombe et mon berceau.

Je ne sais si ces confidences te parviendront. Peut-être jamais, à cause
des chemins de retour.

III

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

Entre les cimes rocheuses que tu tentes d'atteindre et la plaine éruptive
que je surplombe, il y a certes un écho: l'horizon nous lie, les vents
nous éreintent, le soleil nous accable. Mais toi, si haute dans les
rochers, tu côtoies les neiges éternelles, tu peux boire aux sources, tu
te signes peut-être à l'eau vive des glaciers. Tandis qu'ici, je me saoule
d'éphémère.
Tout est provisoire dans les terres océanes: les hautes plaines dérivent
du hasard au fuyant; la ligne indicible s'estompe, se rapproche,
s'éloigne; les rochers se noient et les langues de la mer effacent les
pas.
C'est à ce point que tout acte de la main, toute liberté du pied, toute
esquisse de pensée tombent en poussière dans les degrés du silence.
Seule, une braise grave son empreinte dans les yeux brûlés.

Si, par magie, j'apparaissais dans tes parois fissurées, me
reconnaîtrais-tu, soeur-amour? Appartiendrais-je encore au cercle de
tes bras? Saurais-je lire ton visage et le caresser après tes sourdes
marches dans le vif et dans le froid?
Te perdre serait mourir. Mais si l'ankou te surprenait dans les plis
d'une crevasse, si la faux devait rompre ta corde au long d'une paroi
nord, puis-je te l'avouer, ton hiver serait aussi nos fiançailles.
Tu l'as dit pour chacune de tes ascensions: il faut du courage pour
quitter les séductions du prisme; il en faut davantage pour suivre
l'appel des cimes et plus encore pour s'inscrire dans le vertige.
Mais il y a pire épreuve: rejoindre la plaine; pire effort: remettre ses
prothèses.

IV

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

C'est bien l'autre bout du voyage qu'il faut redouter.

S'éteindre dans la lumière ou revenir ...

Lequel de nos fils pourrait perdre son élan, si le père s'inclinait? Eux
sont à bâtir. Ils se plaisent vent debout.
Quelle absence pourrait affecter le sourire de notre fille? Elle est toute
à sa famille et son Jonathan rêve dans ses yeux.
J'aimerais, soeur-amour, que tu accueilles mon séjour outremer
comme le pèlerin son étape, dans la joie douloureuse d'une obéissance
accomplie.
Si nos enfants ou nos amis s'inquiètent à comprendre, dis-leur ceci:

"vivre est un libre devoir".
Dis-leur aussi que j'ai aimé la vie. Dis-leur enfin que le bleu, intense et
mystérieux, sera ma demeure.

A nos arpèges. A nos résonances.

le 18 août 2006

V

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

L'édition originale de LA LETTRE D'OUESSANT est constituée de 7
exemplaires sur papier 100 % coton, numérotés de I à VII et signés
par l'auteur, tous exemplaires augmentés d'une création numérique
signée NOWAN et insérés dans une enveloppe pur coton.

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006

VI

LA LETTRE D'OUESSANT - © Gilbert Jolliet 2006


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