The words you are searching are inside this book. To get more targeted content, please make full-text search by clicking here.
Discover the best professional documents and content resources in AnyFlip Document Base.
Search
Published by Yannick Jolliet, 2019-09-20 19:23:18

Les employées (théatre)

Les employées (théatre)

LES EMPLOYEES

Gilbert JOLLIET

Sur un quai de gare.
Deux employées devant leur machine à écrire.
Elles tapent d'une manière qui ressemble à une partition musicale et rythmique.

qu'au cliquetis ordinaire
Personnages:
A secrétaire
B secrétaire

A
C’est l’heure?

B
Pas encore.

A
J’entends des pas. Il doit être l’heure!

B
C’est un homme.

A
Qu’est-ce qu’il veut?

B
Il avance.

A
Tu es sûre que ce n’est pas l’heure?… Alors, c’est quand même l’heure.

B
Peut-être, on ne peut pas savoir.

A
On devrait quand même pouvoir regarder l’horloge de temps en temps… C’est ce qui me
coûte le plus de ne pas savoir l’heure.

B
Moi aussi.

Un train passe A
Tu as vu? B
Quoi?

A
Je ne sais pas ce que c’était.

B
C’est pour ça que tu me déranges?

A
Je ne voulais pas te déranger. Je voulais seulement savoir si tu avais vu.

B
Eh bien, je n’ai rien vu.

A
Dommage! On aurait peut-être pu causer. Il y a tellement longtemps qu’on ne se dit
rien...mais dans le fond, on peut aussi causer comme ça, pour rien. Pour se passer le
temps… Tu n’es pas d’accord?… ça soulage tu sais.

B
Peut-être mais ça ne fait pas avancer les choses, alors autant se taire.

A
Bon, je me tais. Mais dans un moment, c’est toi qui parleras parce que tu ne supporteras
plus le silence. Parce que tu auras…

B
Tais-toi! Il faut être prudent avec les mots.

A
Écoute!… on dirait qu’on nous appelle.

B
Je n’entend rien.

A
Mais si, écoute bien.

B
C’est le silence comme d’habitude.

A

Mais non! Il y a un chant dans le lointain.
B

Dans le lointain?
A

Oui, un chant.
B

Il n’y a pas de chant!
A

Si, c’est un visage.
B

C’est le silence. Il chante quelques fois.
A

Pourquoi chanterait-il?
B

Pour se distraire.
A

… Écoute, je l’entend encore.
B

Tu es trop fatiguée, repose-toi un peu!
A

Tu n’as pas d’ordre à me donner. Je n’ai pas sommeil.
B

Alors, laisse-toi aller, fais semblant. Je te ferai signe quand il y aura du nouveau.
A

Il y a des choses dans ma tête… il y as le hasard, le soleil… il y a un homme...le hasard
abandonne l’homme dans la plaine… une plaine monotone, comme un tapis de terre
rouge tout brûlé, tout fissuré de soleil… comme une toile de sang que le temps craquèle…

comme l’image d’un miroir brisé… juste au-dessus de la plaine il y a le ciel… un ciel sans
profondeur, sans poids, simplement là...tiens! c’est comme un couloir qui n’aurait pas de
murs… ou plutôt c’est deux disques superposés avec de l’air entre-deux, un plafond et un
plancher avec une lampe trop forte pour les yeux… le soleil tombe sur l’homme… il écrase
sa tête et creuse un cercle d’ombre autour de ses pieds… il n’y a pas de vent… il fait
chaud, très chaud dans la colonne de lumière… l’homme s’enlise lentement dans son
ombre… il imite une étoile maintenant… il tend ses bras de côté, mais c’est fatigant… il
s’enfonce encore…

B

Fais-moi aussi rêver!

A

Il marche maintenant… il avance comme un visiteur dans une église… Le soleil
l’accompagne. Le cercle d’ombre aussi… il regarde autour de lui… il s’arrête. Tout est
comme avant… La terre est toujours sévère. Le ciel est toujours absent…

B

Laisse-moi voir!

A

Le ciel et la terre sont de couleur violette… on dirait qu’ils vont se confondre… Il va y avoir
des étoiles… Le vent va se mettre à souffler. Il apportera… non. Rien de tout cela...le
silence est plus opaque.

B

Je ne vois pas bien. Explique mieux!

A

L’homme se redresse. Il gonfle sa poitrine. Il serre les poings. Il va crier. Il va chanter. Il va
déchirer l’air… Il crache un son rauque, une espèce de gomme sonore de la forme d’une
boule… et la boule roule à ses pieds… elle grandit le fossé. l’homme s’affaisse…

Le haut-parleur de la gare annonce: attention, entrée sur la voie 6 du train direct 614 pour
Berne, Bâle. Mannheim, Frankfort, Cologne, sans arrêt jusqu’à Berne. Voitures de
première classe et wagon-restaurant en tête de la composition.

B

Je t’ai suivie un moment, mais je n’arrivais pas à tout voir… tu décrivais pas bien…
pourquoi est-ce que tu ne décrivais pas comme d’habitude? tu le faisais exprès? tu ne
voulais pas partager?… tu oublies que nous avons conclu un pacte!

A

Non. Je tiens toujours ma promesse, mais cette fois ce n’était pas comme d’habitude. Il y
avait des couleurs différentes. J’ai l’impression que j’ai de nouveau passé une marche tu
comprend?

B

Bon! (elle recommence à dactylographier)

A

Qu’est-ce que tu fais?

B

Je fais rêver ma machine. Laisse-moi!
«Un long couloir. Sombre. Étroit comme un rayon de lumière. Un homme comme un
homme, habillé de noir... Un bruit de pas, comme un bruit de pas d’un homme comme un
homme dans un couloir étroit comme un rayon de lumière. Une porte comme une porte -
ni entrée, ni sortie -simplement un passage. Une frontière entre 2 choses parfaitement
semblables. Même couloir. Même homme. Même bruit de pas. Même porte… Même
couloir. Même homme. Même bruit de pas. Même porte… Tout est parfaitement semblable
à tout… Tu crois que…

A

Peut-être.

B

Qu’est-ce qui pourrait se passer?

A

Quelque chose.

B

C’est vague.

A

Pas plus que toi. Pas plus que moi. Pas plus que nous… on a vraiment de la chance, tu
ne trouves pas ? On peut rêver. C’est grand ça. On est libre dans notre tête. Ou presque.
C’est une chance non?… Je suis bien quand je rêve.. Tout à fait bien. Ou tout à fait mal
quelquefois.

B

Tu aimes rêver?

A

Bien sûr puisque je suis bien.
B

Mais tu dis que tu es mal quelquefois.
A

C’est pareil. Bien ou mal, je suis.
B

Tu n’es pas d’habitude?
A

Qu’est-ce que ça veut dire d’habitude?
B

Dans la vie courante. Quand tu fais ton travail.
A

Maintenant, quand je tape je commence à me sentir. Mais au début pas du tout… c’est
trop carré. C’est comme un cadre. On peut pas être dans un cadre. On fait tableau. On fait
décor. On fait utile peut-être. On fait rien souvent.
Le train s’arrête: les passagers débarquent, les conversations d’usage: comment ça va?
vous avez fait bon voyage? laissez-moi prendre vos bagages, etc)

B
Tu comprends ce que disent les gens?

A
Qu’est-ce qu’ils disent?

B
Je ne sais pas exactement. Je ne comprend plus ce qu’ils disent.

A
Est-ce qu’ils parlent quelquefois?

B
Je crois qu’ils s’attachent plutôt aux choses. Mais jamais globalement. Et quand ils parlent
un peu. j’ai l’impression qu’ils emploient une autre langue que la nôtre.

A
Tu connais Jean Beauclair?

B
Non.

A
Il est intéressant.

B
Dans quel sens?

A
Il parle.

B
Il parle ou il cause?

A
Il parle de la vie.

B
Tu le connais toi?

A
Non.

B
Alors pourquoi tu en causes?

A
Je voulais t’en parler.

B
Tu n’as pas parlé.

A
Non, tu as raison… J’ai causé. mais c’est difficile de parler.

B
Tais-toi, on se comprendra mieux.

A
On va arriver!… Tu sais qu’on va arriver?

B
Où?

A
Nulle-part!

B
Alors pourquoi dis-tu qu’on va arriver?

A
Je le sens. On va arriver à quelque chose. Attends. c’est bientôt le moment… dans
quelques années ou dans très longtemps, mais on va arriver tu verras!

B
On aurait dit…

A
On aurait dit une forme avec de la couleur.

B
Oui, avec de la couleur. C’était une odeur.

A
Une odeur?

B
Oui. Une odeur avec de la couleur.

A
Mais il y avait une forme.

B

Elle n’était pas distincte. Ça n’était pas tout à fait une forme. C’était plutôt une tache de
couleur.

A
Elle sentait bon.

B
Qu’est-ce que c’était au juste?

A
Un homme-vapeur peut-être. Il tirait quelque chose.

B
Un sachet d’odeur.

A
Et de couleurs.

B
… tu as vu une corde toi?

A
Non il n’y avait pas de corde. Il n’y avait rien pour tirer.

B
Alors il ne tirait pas.

A
Non. Il ne tirait pas.

B
C’était peut-être autre chose.

A
Je crois aussi que c’était autre chose.

B
Alors on est d’accord. On se comprend!

A

On se comprend!…
B

C’est rare!
A

Exceptionnel!
A et B

Merveilleux!
A

Si on se racontait une histoire puisqu’on s’entend bien!
B

Il était une fois un homme qui était venu de très loin…
A

Pour voir quelque chose…
B

Un chou, un train, le soleil ou les étoiles…
A

Ça n’a pas d’importance. On lui avait dit d’aller voir et il était venu pour voir…
B

C’était un homme ordinaire…
A

Tout à fait ordinaire, mis à part qu’il était aveugle…
B

Mais on ne peut pas dire que cette infirmité lui donnait quelque chose qui ne soit pas
ordinaire…

A
Il portait un chapeau et des lunettes…

B
Il avait des gants et de la mémoire…

A
Il avait aussi une canne…

B
Parce qu’il était aveugle…

A
Et un chien…

B
Toujours à cause de ses yeux…

A
Il portait des sandales romaines…

B
Et il marchais lentement…

A
On lui avait dit de ne pas oublier et il n’oubliait pas…

B
Il avait de la mémoire et il répétait toujours ce qu’on lui avait dit… :

A
N’oubliez pas monsieur que vous n’êtes pas…

B
Il marchait dans la ville…

A
S’arrêtait de temps en temps devant les vitrines…

B
Mais tu as dit qu’il était aveugle!

A
Et alors, c’était un homme ordinaire et les hommes ordinaires s’arrêtent de temps en
temps devant les vitrines.

B
Quel âge avait-il?

A
Il n’avait pas d’âge, il était chauve, il est allé où il devait aller. Il à regardé ce qu’il devait
voir, il n’a pas bien compris.

B
C’est normale puisqu’il était aveugle.

A
Et il est retourné chez lui par le même chemin.

B
C’est fini?

A
Oui… Tu crois qu’elle est vraie cette histoire?

B
Pourquoi pas?

A
J’ai tout inventé tu sais.

B
Moi aussi.

A
Tu crois qu’elle est quand même un peu vraie?

B
Elle est tout à fait vraie.

A

Même si c’était un aveugle et qu’on disait toujours qu’il voyait?
B

Qu’est-ce que cela fait?
A

J’ai inventé quelque chose de vrai! Moi, toute seule! Mais tu sais, l’homme n’avait pas de
nom.

B
Ça ne change rien.

A
J’ai inventé quelque chose de vrai! Quelque chose de vrai! Oh! Je suis contente. Moi toute
seule! J’ai inventé quelque chose de vrai. Tu te rends compte? Quelque chose de vrai!…

B
Où est la clé?

A
Comment?

B
Où as-tu mis la clé?

A
Sous le paillasson, devant la porte.

B
Et si quelqu’un la volait?

A
Je n’y avais pas pensé.

B
Et si le voleur entrait chez nous?

A
On lui dirait que c’est chez nous et qu’il doit sortir.

B
Et s’il dit que c’est aussi chez lui?

A
Alors il faudrait essayer de s’expliquer. Je suis sûre qu’on pourrais s’arranger. Il ne faut
pas dramatiser. On a bien pu s’arranger les deux… Il faudrait conclure un contrat dans le
genre de celui qu’on a fait, je suis sûre que…

B
Pourquoi tu ne m’as pas attendue?

A
Quand?

B
Tout à l’heure.

A
Il faisait froid.

B
Ce n’est pas une raison.

A
C’est une excuse.

B
Pourquoi tu ne m’as pas attendue?

A
J’avais froid.

B
Non!

A
Tu ne comprendrais pas!

B

Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas?
A

C’est personnel.
B

Tu as peur de moi?… alors dit-le!
A

Tu ne comprendrais pas! Tant pis: je ne t’ai pas attendue parce que j’avais les pieds sales.
Tu comprends?

B
J’essaierai.

A
Où vas-tu?

B
Dans ma tête. Laisse-moi!
Un employé de la gare s’approche des secrétaires sans prendre garde à elles; il porte un
émetteur-récepteur. Il communique des instructions de service dans le langage des
employés de gare.

A
Monsieur! s’il vous plaît monsieur, est-ce que vous savez?

L’EMPLOYÉ
C’est à moi que vous parlez mademoiselle? Excusez-moi je ne vous ai pas bien comprise.

A
Je vous demande si vous savez?

L’EMPLOYÉ
Pourquoi est-ce que vous me demandez ça? Je ne suis qu’un employé.

A
Vous donnez l’impression de savoir.

L’EMPLOYÉ

Je ne vous comprends pas bien mademoiselle. Qu’est-ce que je devrais savoir?
A

Nous cherchons.
L’EMPLOYÉ

Et qu’est-ce que vous cherchez?
A

C’est ce que je vous demande monsieur.
L’EMPLOYÉ

Mais mademoiselle, si vous ne me dites pas ce que vous cherchez, je ne peux pas vous
répondre.

A
… Ça ne vous gêne pas qu’on croie quelque chose de faux sur vous-même?

L’EMPLOYÉ
Comment?

A
Vous donnez l’impression de savoir et vous ne savez pas. Vous donnez une fausse image
de vous.

L’EMPLOYÉ
Je n’y avais jamais pensé. Je fais mon travail mademoiselle, comme on me le demande
et…

A
Votre masque!

L’EMPLOYÉ
Quel masque? Ah! Vous voulez dire mon chapeau.

A
Pourquoi ce masque?

L’EMPLOYÉ

C’est ma tenue de travail, mademoiselle.
A

Et ces gants!
L’EMPLOYÉ

Ce sont les miens. Ils servent à me protéger les mains du froid et du vent. Je ne vois pas
où vous voulez en…

A
Vous les avez achetés?

L’EMPLOYÉ
Les gants? Non, on me les donne chaque matin, quand je prends mon service.

A
Qui?… qui vous les donne?

L’EMPLOYÉ
Vous êtes bien curieuse mademoiselle, mais ça je ne peux pas vous le dire.

A
On vous l’interdit?

L’EMPLOYÉ
Je ne crois pas. Mais sincèrement je ne peux pas vous le dire. Je ne sais pas. Je ne vois
jamais sa tête. Il nous tend les effets par un petit guichet et il se retourne tout de suite pour
servir les collègues. Depuis que je suis là ça a toujours été comme ça.

A
Et avant?

L’EMPLOYÉ
Ma parole, c’est un interrogatoire.

A
Non, surtout pas. Disons que c’est de la curiosité féminine si vous voulez.

L’EMPLOYÉ

Avant, je ne sais pas comment ça se passait. Il faudrait demander à mes collègues, mais
je pense que c’était pareil.

A

Il y a longtemps que vous êtes là?

L’EMPLOYÉ

J’ai fêté mes 35 ans de service à la fin de l’année passée, mais c’est le premier jour que je
travaille sur le quai.

A

35 ans, c’est long.

L’EMPLOYÉ

Non, ça paraît très court.

A

C’est vous qui le dites.

L’EMPLOYÉ

Mes collègues le disent aussi. Vous savez, les journées passent vite quand on aime son
travail. On a vite fait une quinzaine. Et de quinzaine en quinzaine…

A

Parlez-moi de votre travail!

L’EMPLOYÉ

D’ordinaire je ne le fais pas mademoiselle. Pas pendant mon service. Ou alors seulement
en de rares occasions.

A

On vous l’interdit?

L’EMPLOYÉ

Non. Le règlement n’en parle pas. Pas que je sache en tous cas. C’est une attitude que
j’ai prise… avec l’existence.

L'employé répond à une communication de service

L’EMPLOYÉ

Vous êtes secrétaires?

A
Employées!

L’EMPLOYÉ
Et qu’est-ce que vous tapez là?

A
Des lettres!

L’EMPLOYÉ
C’est important?

A
Certainement.

L’EMPLOYÉ
A voir la longueur du papier… Ah! Vous écrivez sur un rouleau de papier. Alors, ce n’est
pas une lettre.

A
Je vous ai dit que c’était des lettres.

L’EMPLOYÉ
C’est curieux.

A
Pas plus qu’autre chose.

L’EMPLOYÉ
Tout de même, travailler sur un quai de gare.

A
Vous travaillez aussi à la gare!

L’EMPLOYÉ
Qui est cette jeune fille là-bas?

A

Je ne la connais pas.

L’EMPLOYÉ

Pourtant, vous parliez ensemble tout à l’heure.

A

Pardon. Nous ne parlions pas. Nous échangions. Ou plutôt nous nous échangions, c’est
différent.

L’EMPLOYÉ

Excusez-moi, je ne vois pas la différence.

A

Je comprends!… Il faut que vous sachiez que c’est ma sœur.

L’EMPLOYÉ

Votre soeur! Elle ne vous ressemble pas beaucoup, elle est grande, brune…

A

C’est ma sœur spirituelle, nous communiquons par osmose, autant que possible, mais il
arrive que l’échange soit difficile et c’est ce qui se passe en ce moment.

L’EMPLOYÉ

Elle est aussi secrétaire?

A

Employée, oui.

L’EMPLOYÉ

Vous travaillez toutes les deux pour le même employeur?… Si ma question vous gêne,
vous n’êtes pas obligée de répondre… je suis curieux, n’est-ce pas… mais vraiment,
j’aimerais bien savoir pour qui vous travaillez… si c’est possible, bien sûr… mais vous
êtes attachée…

A

Ma sœur aussi.

L’EMPLOYÉ

Avec des chaînes!… c’est une plaisanterie mademoiselle… une farce?…. non, je sais , un
charriage d’étudiants. Vous avez peut-être perdu un pari… mais vous portez des chaînes
partout: les pieds, les mains, la taille, le cou, tout est lié… essayez de bouger!….

regardez-moi… tournez la tête! Tournez la tête! Vous ne pouvez pas? Ah! c’est qu’il y a
des barres qui vous cernent les tempes. Alors, c’est sérieux… vous êtes attachée pour de
bon… mais pourquoi mademoiselle?

A

Pour dompter le grand magma.

L’EMPLOYÉ

Il y a longtemps que vous êtes là comme ça? On dirait que vous ne souffrez pas, vous
n’êtes pas marquée en tout cas. Qui vous a attachée? Qui vous a attachée? Vous ne
voulez pas le dire?… Votre patron je suppose… Vous vous rendez compte de votre
situation…

B (elle rêve)

… une espèce d’homme… un animal traqué, qui court vers la montagne, entre deux
falaises abruptes… qui cernent le chemin… l’homme poursuit ce chemin rapide qui
descend de la neige en même temps qu’un torrent… il cours vers le glacier qui bloque
l’horizon… il n’en finit pas de courir dans le paysage...et quant l’homme arrive à la hauteur
du paysage, le paysage ne lui dit rien parce que les falaises se couchent… le chemin
s’élargit, le torrent s’évapore, sans laisser de trace… pas même une cicatrice dans la
terre… L’homme a soif… il s’arrête… Il se retourne… Des chaises et des squelettes sont
alignés en bordure de la route… Il repart, comme une bête à l’agonie…

L’EMPLOYER

C’était un beau rêve?

B

Pardon monsieur! Qui êtes-vous?

A

C’est un employé de la gare. Je discutais avec lui quand tu t’es mise à rêver.

B

Alors tu ne m’as pas suivie?

A

Si. Si. Les cloches ont sonné d’une manière sombre et au troisième coup, l’équilibre s’est
rompu et tout a disparu.

L’EMPLOYÉ

Votre rêve était bien étrange.

B

Pas du tout. C’était un rêve ordinaire. N’est-ce pas Mireille, il était vrai.
L’EMPLOYÉ

Vous vous appelez Mireille? C’est un jolie nom. Et vous comment vous appelez-vous?
B

Mireille
L’EMPLOYÉ

Vous vous appelez toutes les deux Mireille. C’est pour ça je pense que vous vous êtes
rencontrées?

A
Non, pas du tout.

L’EMPLOYÉ
Je veux dire que puisque vous avez le même nom, ça vous a aidé à devenir sœurs.

A
Ça n’a vraiment pas d’importance.

L’EMPLOYÉ
… Mais dites-moi, est-ce que vous rêvez en couleurs?

B
On dirait que vous n’avez jamais rêvé.

L’EMPLOYÉ
En effet, mademoiselle Mireille, je ne rêve pas souvent. Avec mon travail, vous
comprenez, je n’ai pas tellement le temps de me laisser aller. J’ai des responsabilités vous
savez et dans une situation comme la mienne il ne serait pas bon que…

A
Qu’est-ce qu’il dit?

B
Il cause.

L’EMPLOYÉ

Mais j’aimerais bien pouvoir rêver une fois comme vous. Ça doit être agréable.
B

Vous voulez essayer?
A

Qu’est-ce qu’il veut?
B

Rêver.
A

Il peut le faire tout seul.
L’EMPLOYÉ

Mais je ne sais pas comment faire mademoiselle Mireille.
A

Nous connaissons une méthode très simple, qui ne demande pas d’efforts.
B

Et surtout elle donne des résultats séduisants.
L’EMPLOYÉ

Je voudrais bien essayer une fois, si cela n’est pas dangereux.
A

Mais vous ne risquez rien. Vous avez déjà rêvé n’est-ce pas?
L’EMPLOYÉ

Comme tout le monde, oui, la nuit.
A

Ce sera pareil, avec des couleurs plus vives et un peu plus de force. On peut essayer tout
de suite si vous voulez.

L’EMPLOYÉ
Volontiers, si ça n’est pas trop long.

B

Une toute petite minute dans la réalité, mais un siècle dans la vérité.
L’EMPLOYÉ

Alors, d’accord.
A

Il vous faut déposer votre appareil, sinon vous serez gêné. Voilà. Respirez! Profondément!
Comme ça. Fermez les yeux. Respirez encore. Encore.

B
Tendez vos bras au ciel. Tendez-les davantage.

L’EMPLOYÉ
Mais j’aurais l’aire ridicule.

B
La vérité est à ce prix monsieur. Respirez encore. Très profondément.

A
Vous voyez quelque chose?

L’EMPLOYÉ
Ça vient. Des couleurs. Rouge. Jaune. Vert… Des couleurs toute rondes.

A
Respirez! N’oubliez pas de respirer.

L’EMPLOYÉ
Je vois un chant, très mélodieux… avec des violons qui boitent… les violons sont
suspendus aux nuages par des cordes… les cordes font des dessins dans le ciel…

A
N’oubliez pas de respirer!

L’EMPLOYÉ
Les fleurs dansent… je me sens léger… on me bouscule dans le dos… c’est le vent…

A
Respirez!

L’EMPLOYÉ

Je suis tout à fait léger… il me semble que je deviens grand… je suis grand… je vais
voler… un miroir s’avance vers moi… énorme… je vole… le miroir est en face de moi…

A

Respirez!

L’EMPLOYÉ

Il y a un tronc dans le miroir… un tronc qui n’a pas de racines et pas de branches… je ne
comprends pas comment il tient debout… il est tout tordu… plein de nœuds… il a six gros
nœuds… il n’est pas beau… je le touche… je le redresse un peu…

A

Respirez! Respirez!

L’EMPLOYÉ

J’ai déjà vu cet arbre quelque part… il me sourit… il me reconnaît… je le reconnais… je
l’embrasse… oh! Il est pourri. Son écorce me reste dans les mains… des grands
morceaux d’écorce tombent sur les fleurs… il saigne… le vent gèle…

LE HAUT-PARLEUR

Attention, dans quelques instants, passage sur voie 6 de l’express 642, Genève-Zurich.

L’EMPLOYÉ

Qu’est-ce qui se passe?… Où suis-je?… j’ai la tête qui tourne… j’ai mal à la tête...j’ai m’a
au ventre… j’ai envie de vomir… ah! Ça tourne dans ma tête… cet arbre m’a donné la
nausée… je ne veux plus le voir…

A

Attention! Monsieur, attention! Le train!…

L’employé est happé par l’express. Les deux secrétaires hurlent

A

Il est parti.

B

Tu as vu?

A

C’était en dehors de mes yeux.
B

Je ne l’ai pas vu non plus, mais je comprend les chaînes maintenant.
A

Moi aussi.
B

C’est à cause du miroir. Il fait tourner le tête.
A

Au début seulement. Quant on n’a pas l’habitude.
B

Tu te rappelles les première fois, c’était insupportable.
A

J’avais peur.
B

Je voyais toujours une fleur, ou plutôt une tige avec un bouton…
A

Il pleuvait dans le puits…
B

A moitié fané…
A

Je nageais toute nue…
B

La tige était dure comme du bois…
A

Ça sentait mauvais…
B

Sans feuilles…
A

On marchait sur ma tête…
B

Sans épines…
A

Je me noyais dans les algues…
B

Sans calice…
A

Je criais…
B

Le vase n’avait pas d’eau…
A

Je mangeais mes excréments…
B

Une toile d’araignée entourait le bouton…
A

Je ne pouvais plus crier, j’étais bâillonnée…
B

La cave était sombre… noire…
A

On me flagellait… avec du blé… j’avais mal… j’avais du plaisir… je pissais… on me sciait
les doigts… un à un… et je hurlais de joie…
Je croquais ma langue… je la mâchais comme de la gomme. Elle était salée… on me
pendait par les pieds. Je léchais mon sang et je demandais qu’on n’arrête pas…

B
Tu as la tête qui tourne?

A
Non plus maintenant.

B
On a déjà avancé alors.

A
Lentement oui.

B
Ça me chauffe les mains d’y penser.

A
Je commence à me sentir. Depuis quelques minutes je me sens de l’intérieur. C’est
agréable.

B
Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse?

A
Je pensais que ça t’intéresserait.

B
Pourquoi?

A
Ça pourrait te donner du courage.

B
Du courage!

A
Ça aide.

B
Quand on va, on n’a pas besoin de courage. Il en faut seulement pour partir.

A

Tu mens!

B

Moins . Beaucoup moins.

A

Beaucoup trop.

B

Tu parles comme un piège.

A

Attention il arrive.

LE GARDE

Silence!
… Il y a eu un accidents tout à l’heure. A cause de vous. Le patron n’est pas content. Vous
devez comprendre mesdemoiselles qu’on ne badine pas avec ces choses-là. Il en va de la
survie de notre expérience. Imaginez que vous répétiez votre action. Il se produirait alors
chaque fois un accident. Et si ce n’était pas le train, ce serait le suicide, vous le savez.

A et B

Oui monsieur.

LE GARDE

Je vous ai déjà dit de ne pas répondre oui monsieur. Je ne suis pas un monsieur. Oui
simplement, ça suffit. Compris?

A et B

Oui.

LE GARDE

Le patron m’a chargé de vous communiquer ceci: à l’avenir, si un tel fait se reproduit, la ou
les responsables sera ou seront détachées et privées de leur machine à écrire. Elle sera
ou elles seront laissées à l’errance parmi les ombres. Compris?

A et B

Oui.

LE GARDE

Présentez-moi votre travail!

B

432 lignes.

LE GARDE

C’est bon. Et vous?

A

412 lignes.

LE GARDE

Ça va!… mais qu’est-ce que c’est que ça? a.s.

A

A.s.

LE GARDE

A.s. Ça fait as. Ça veut dire quelque chose as, n’est-ce pas?

A

Oui.

LE GARDE

Vous voulez relire le contrat s’il vous plaît!

A (LISANT)

Devant l’inconfort chronique de la situation, et pour mieux échapper à la condition
insensée, nous nous engageons à fournir, pour un inconnu ci-dessous nommé homme, un
travail inutile et parfaitement absurde, à savoir: dactylographie au hasard de textes
inconsistants, avec respect de la présentation, de la ponctuation, de l’illusion des mots,
des phrases et du sens général…

LE GARDE

Lisez la note!

A

Note: Par dactylographie au hasard de textes inconsistants il faut comprendre l’expression
spontanée de l’énergie digitale, sans intervention de quelque ordre que ce soit des
facultés humaines, à l’exception de ce qui suit: lorsque le hasard juxtaposant les lettres en
mots donne un sens à l’un ou l’autre de ces mots, la conscience interviendra pour
supprimer ce fâcheux effet…

LE GARDE
C’est clair, non!

A
Mais vous avez dit une fois qu’on pouvait laisser les mots de deux lettres qui signifiaient
quelque chose.

LE GARDE
Je voudrais que dès maintenant vous évitiez aussi les mots de deux lettres. Compris?

A
Oui.

LE GARDE
Et vous?

B
Oui

LE GARDE
Je vois que vous avez assez de papier pour ce soir. Je vous ferais apporter deux
nouveaux rouleau demain, Bonsoir.

A et B
Bonsoir.
Le garde s’éloigne;

B
… Maintenant, on devrait…

A
Comme tu dis… on devrait... si on pouvait!… j’en ai envie…

B
Pour moi c’est presque un besoin maintenant.

A

Oui, une nécessité… dans le fond, les mots trahissent toujours, même si on les utilise le
moins possible… quand on commence à être, il faut se taire, se gorger de silence pour
mieux parler…

B

On essaie?

A

Il le faut… d’accord, jusqu’à demain.

15.11.1973
FIN


Click to View FlipBook Version